Complots
Ils avaient galopé toute la journée et force était d'admettre qu'avoir les cuisses crispées sur une selle laissait une douleur amère à la jeune Isil. Elle qui n'avait que très rarement monté à cheval -et encore moins dans ces conditions- regrettait presque de ne pas avoir pris la fuite à pied. Alors, quand le soleil avait commencé à décliner et que les elfes avaient décidé d'arrêter leur voyage pour permettre à leurs montures de se reposer, la jeune créature avait salué la nouvelle avec un vif enthousiasme -qu'elle avait bien évidemment maitrisé pour garder un visage totalement impassible. Elle avait laissé les elfes monter un campement de fortune -de toute façon elle n'aurait pas su quoi faire de ses dix doigts et c'était éloignée un peu pour s'asseoir au bord d'un petit ruisseau. Elle ne s'était toujours pas remise des évènements de la matinée et ne pouvait s'empêcher de ressasser avec colère et tristesse. Si seulement elle avait été plus prudente, plus intelligente. Si seulement elle avait fait attention, n'avait pas été tant curieuse et avait continué de suivre les indications de dame Thilda. Rien de tout cela ne se serait produit et elle serait encore, à l'heure actuelle, en train de profiter de la chaleur d'un foyer.
Emmitouflée dans sa cape de voyage, recroquevillée sur elle-même, la jeune Isil dû s'y reprendre à plusieurs fois pour chasser les sombres pensées qui entravaient son esprit. Les yeux pleins de larmes, le cœur en morceau, elle tenta de chercher du réconfort dans le paysage qui s'offrait à elle, mais rien ne vint. La forêt dans laquelle ils se trouvaient lui semblait horriblement inhospitalière. En plus de cela, ses oreilles, cachées sous un épais tressage de cheveux, commençaient à nouveau à la faire souffrir. Elle aurait tout donné pour pouvoir détacher ces derniers et libérer ses pauvres oreilles en lambeaux. Mais avec les elfes aux alentours, c'était trop risqué. Avec les religieux de Mi'lan toutefois, peut-être serait-elle un peu plus libre.
« -Elle doit avoir de la valeur si les religieux de Mi'lan sont prêts à l'accueillir. »
Cette voix, un faible chuchotis, c'était celle d'un elfe du groupe. Elle ignorait son nom. Mais elle savait parfaitement mettre un visage sur une telle intonation. Le fait qu'elle l'entende, alors qu'il semblait prendre des précautions pour ne pas être surprit, ne l'interpella pas. Isil avait toujours eu une ouïe particulièrement fine.
« - Ne dit pas les choses de cette façon, nous valons mieux que des revendeurs d'humains. »
Cette autre voix, c'était aussi celle d'un elfe. Était-elle tout simplement en train de surprendre une conversation ? Est-ce qu'elle devait s'éloigner pour éviter d'avoir à entendre tout cela alors qu'elle semblait être leur sujet de conversation ? Encore une fois, ça curiosité la perdrait probablement. Elle resta assise, faisant comme si de rien était, alors que l'échange entre les deux elfes allait bon train
« -Ce n'est pas ce que je voulais dire. Je souligne simplement le fait que les religieux ne sont pas n'importe qui et que, pour qu'ils connaissent une aubergiste et sa fille aussi loin, c'est que cela cache quelque chose dont nous ignorons tout. »
Les elfes étaient des créatures perspicaces. Dame Thilda n'avait cessé de le répéter à Isil durant toute son enfance et toute son adolescence, cependant, la jeune femme demeurait surprise par leur sens de déduction. En plus d'émettre des hypothèses, il s'avérait qu'ils visaient juste. Elle allait devoir redoubler de prudence si elle ne voulait pas se retrouver très vite dans une situation plus qu'inconfortable.
« - Cela ne nous concerne pas, trancha une troisième voix s'ajoutant visiblement à la conversation. Contentons-nous de l'y amener et de poursuivre notre quête.
- Tout de même, les religieux… Est-ce qu'il en reste ? »
Bonne question. Isil avala sa salive avec appréhension. Dame Thilda lui avait toujours dit que les religieux n'attendaient que son retour. Et si elle ignorait bien pourquoi -pas faute d'avoir demandé à l'aubergiste, qui avait toujours éludé la question- Isil s'était reposée sur l'idée qu'ils l'attendaient bien sagement, quelque part.
« - Mon père m'en parlait parfois, quand le roi se rendait encore au marché lui-même, mais c'était il y a tellement longtemps… »
Isil savait peu de choses sur ce monde, mais l'âge des elfes, et leur bonne mémoire, ça aussi, l'aubergiste lui en avait beaucoup parlé. C'est pour ça qu'elle avait toujours pris soin de la tenir loin d'eux, lorsque quelques-uns s'arrêtaient à l'auberge. Les elfes vivaient longtemps, très longtemps, et durant cette longue période, il était bien rare qu'ils oublient un visage. Le marché de Mi'lan était une pratique ancestrale, mais les elfes, contrairement aux hommes, avaient la chance de pouvoir y participer aux moins deux fois dans une vie.
Elle ferma les yeux un court instant. Des bruits de pas, dans sa direction, la forcèrent pourtant à revenir dans le monde réel. Légolas, à quelques pas d'elle, accroupi, la toisait avec mutisme
« - Vous semblez bien pensive. »
Elle plissa les yeux un bref instant et se contenta de le regarder sans rire dire. Pensive. C'était le terme le plus approprié à cette journée. Tout c'était précipité tellement vite dans son esprit qu'elle avait du mal à s'en remettre. Son cœur balançait entre la colère, la tristesse, la peur, l'indignation et une foule d'autres sentiments. Et puis, elle ne pouvait tout simplement pas avouer à l'elfe qu'elle s'était mise à écouter la conversation ô combien intéressante de ses camarades. Doucement, Isil secoua la tête, tentant de trouver une excuse
« - Pardonnez-moi. Je ne suis pas très douée pour gérer mes émotions. »
Peut-être Legolas n'accorda-t-il pas le moindre crédit à ses propos, toutefois il se garda bien de le lui faire savoir, se contentant de hocher la tête. D'un regard et d'un signe de main, il désigna le petit campement qu'ils avaient monté pour la nuit
« - Rester à l'écart ne vous aidera probablement pas à vous remettre des évènements passés. Se tenir près d'un feu réchauffe toujours le cœur. »
La jeune femme ne put retenir une grimace. Aller avec les autres ? Affronter des regards emplit de jugement et d'interrogation ? Elle n'était pas certaine d'en avoir envie. Rester dans son coin, a l'abris des regards, lui semblait être la meilleure option qui soit. Il fallait qu'elle trouve un moyen d'éluder rapidement l'invitation, avant d'être contrainte d'accepter
« - Vos compagnons ont l'air plus que sceptiques à mon sujet et je ne voudrais pas les incommoder. »
L'elfe se mit à sourire avec amusement et se redressa, lui tendant une main pour l'inviter à le suivre. Visiblement, malgré tous ces efforts, Isil n'y échapperait pas, elle devrait faire face aux autres. Diantre, quelle situation agaçante !
« - Venez. »
Trop polie pour refuser, lentement, Isil glissa sa main dans celle de l'elfe et se releva. Bien qu'il fût bref, ce touché entre eux provoqua quelque chose dans l'estomac de la jeune femme. Quelque chose qu'elle ne sut pas identifier et qui, bien que pas forcément désagréable, la laissa quelque peu pantoise. Il ne fit pas le moindre commentaire sur ce contact physique, mais elle était intimement persuadée qu'il avait vécu le même évènement dérangeant qu'elle. Toutefois, comme il ne pipait mot, elle décida d'en faire autant, et, le suivant, elle finit finalement par s'asseoir non loin du feu. Et forcément, les regards se posèrent sur elle.
« - Vous vous appelez Isil, c'est cela ? Demanda un elfe dont elle ignorait le nom. »
Isil hocha la tête, doucement. Légolas lui tendit une grappe de raisin et elle s'en saisit, décidant de focaliser toute son attention sur cette dernière dans l'espoir que tout le monde finisse par l'oublier. En vain.
« - D'où vient un tel prénom ? Les humains ne se nomment pas ainsi d'habitude. »
« - Je l'ignore, répondit-elle simplement. Thilda m'a toujours appelée comme ça. Et d'après elle, les religieux de Mi'lan aussi. »
« - Vous êtes née dans la cité interdite ? Demanda un autre elfe, qu'elle avait entendu chuchoter plus tôt. »
La cité interdite. Visiblement cette question fit l'effet d'une bombe dans le petit groupe. Les autres s'agitèrent et elle senti Légolas se raidir à côté d'elle. Cet interrogatoire poli commençait à devenir quelque peu désagréable et il fallait absolument qu'elle trouve le moyen d'éluder d'autres questions.
« - Non je ne pense pas. Ils ont dû me trouver pendant leurs pèlerinage. Je sais simplement que j'étais orpheline et qu'ils m'ont confiée à Thilda alors que j'étais encore un nourrisson. »
- Et pourquoi retourner vers eux ? Demanda une voix plus loin. »
Décidemment ! Ils étaient trop curieux ! Elle pouvait comprendre que son comportement et l'attitude très secrète que dame Thilda et elle avait eu puisse éveiller quelques soupçons, cependant elle ne s'était pas attendue à ce que ce voyage avec eux se transforme en un interrogatoire. Mal à l'aise, elle ramena ses jambes contre elle, comme pour se protéger de leurs trop nombreuses questions
« - Je l'ignore. »
Et c'était vrai. Thilda n'avait jamais rien dit d'autres que ce qu'elle leur racontait en ce moment même. Sa naissance, son existence avant que l'aubergiste ne la prenne sous son aile, les religieux, tout ça n'était que néant pour Isil qui devait se contenter de faire confiance aveuglement à celle qui l'avait élevée.
« - Vous avez le teint blême, observa l'un des elfes. »
Voilà une très bonne analyse. Isil se mordit l'intérieur de la joue pour se rappeler à l'ordre. Pas question de faire preuve de cynisme, surtout en ce moment. Elle devait faire profil bas et adopter une attitude exemplaire le temps de leur trajet commun.
« - Thilda dit que je suis de faible constitution. »
A nouveau, un silence s'installa. Isil découvrait peu à peu que les elfes étaient du genre songeurs, ils réfléchissaient toujours avant de prendre la parole et étaient bien moins passionnés dans leurs émotions que les hommes, par exemple. Petit à petit, il lui semblait qu'ils dévoilaient d'autres aspects de leurs personnalités, et ça n'avait plus rien à voir avec les nombreuses mises en garde de dame Thilda.
« Les gens de faible constitution n'ont pas la voix des astres, murmura celui juste à côté de Legolas et donc à deux ou trois mètres d'elle seulement. »
Même s'ils étaient tous songeurs, la réflexion de l'un des leurs sembla les tirer de leurs rêveries. A nouveau Isil sentit se poser sur elle des regards inquisiteurs et elle n'appréciait pas vraiment ça. Il fallait absolument qu'elle se mette en sécurité auprès des religieux avant que les elfes, décidemment trop futés, ne se mettent à poser des questions ou faire des déductions trop gênantes.
« - Des astres ? Demanda-t-elle. »
- C'est vrai que maintenant que tu en parles Taniel… commença Legolas en observant à son tour la jeune femme.
- Tu as la voix chantante et douce. Les humaines n'ont pas ce timbre-là. Les elfes n'ont plus. Les hauts-elfes s'en approchent, mais c'est rare. A t'entendre on pourrait croire que tu es de noble descendance. »
Se mordant l'intérieur de la joue, Isil haussa doucement les épaules. Ils commençaient désormais à déduire des chose qu'elle-même ignorait totalement sur sa propre condition et ça la mettait plus que mal à l'aise. Pourvus que cette conversation prenne fin, et rapidement !
« - Je ne sais pas, fit-elle comme si quelqu'un attendait une quelconque confirmation de sa part.»
Mal à l'aise, elle gigota légèrement sur elle-même, tentant de se faire plus petite qu'elle ne l'était déjà. A côté d'elle, Legolas sembla comprendre son malaise et orienta le sujet sur leur périple commun et sur sa hâte de se rendre au marché de Mi'lan. Intérieurement, Isil lui envoya toute sa gratitude et les laissa discuter sans jamais intervenir, se contentant d'observer le feu autour duquel ils s'étaient tous rassemblés et dont les braises crépitantes sautillaient parfois jusqu'à ses pieds. Une seule fois elle s'autorisa à toiser l'elfe à côté d'elle pour découvrir qu'il la regardait également, avec curiosité. Lorsqu'il comprit qu'elle l'avait percé à jour, Legolas lui adressa un sourire qui se voulait rassurant et tenta d'être amical avec elle
« - Nous serons à Mi'lan demain dans l'après-midi. Nous questionnerons les religieux.
- Si nous parvenons à en trouver, acheva ledit Taniel. »
