Chapitre 10 – La lune et ses filles.
Sans grande conviction j'ouvris les yeux. Nous étions au beau milieu de l'après-midi et j'avais probablement plus dormi qu'il ne le fallait. Autour de moi, il faisait sombre et il n'y avait pas le moindre bruit. Ma grand-mère était sans doute déjà partie vadrouiller dans une autre ville depuis longtemps et j'étais seule dans la grande maison. A l'extérieur je percevais parfois le bruissement de la rivière si j'étais suffisamment attentive. Tout aurait pu prédire une journée absolument parfaite si dans mon esprit, tout n'avait pas pris une tournure tout à fait désagréable la veille au soir.
Ma mère avait décidé d'appeler ma grand-mère alors même que nous étions en train de dîner et que je confiais à cette dernière que j'avais quelques vues sur un garçon. Son interruption, forcément volontaire, avait rendu le repas plus froid, plus terne. Et malheureusement, pour réchauffer l'ambiance, ma grand-mère avait cru bon de dévoiler à ma mère que j'étais d'humeur légèrement frivole. Cette dernière n'avait rien dit devant ma grand-mère, mais elle avait ensuite laissé un message lourd de sens sur mon répondeur dans lequel elle avait exprimé son étonnement quant au fait que quelqu'un daigne bien s'intéresser à moi. J'en avais pleuré toute la nuit. Probablement avais-je été un peu trop émotive, certes, mais j'avais de plus en plus de mal à supporter la méchanceté et ma mère et ses répliques cinglantes était loin de me laisser de marbre. Et plus le temps passait sans que je ne sois à son contact et plus je réalisais à quel point elle semblait avoir beaucoup de rancune à mon égard.
Avec lenteur et difficulté je quittais mon lit pour faire un rapide passage pas la salle de bain dans laquelle j'enfilais un vieux legging et un t-shirt long. Puis, malheureusement, mon regard croisa mon reflet dans le grand miroir en face de moi. A vingt-six ans -désormais- j'étais une fille on ne peut plus banale. Grande d'un mètre soixante, j'aurais pu être ce que les gens qualifient de jeune femme petite et mignonne. J'avais le teint clair, presque blême car bien trop fragile à la lumière du jour pour supporter des heures passées au soleil. Mon visage était orné de tâche de rousseur que ma mère comparait souvent à des petites crottes disséminée. De ce fait, j'avais très vite appris à les détester à tel point que désormais, je refusais de les considérer comme un signe de beauté, que ce soit chez moi ou chez quelqu'un d'autre. Au sommet de mon crâne, des cheveux raides, ternes et blonds qui tombaient sur mes épaules. Mes yeux étaient bleus, mais n'avait rien d'enviable à ceux des grandes actrices, Eux aussi, j'avais appris à les détester. Le reste de mon visage semblait tout aussi fade à mon sens.
« - Triste fille. Tu fais peine à voir. »
Mon corps, dans la continuité, était à lui tout seul une blague de la création. Même si j'étais de taille tout à fait normale, je ne pouvais m'empêcher de me considérer constamment comme petite -et mes deux parents dépassant de loin le mètre quatre-vingt-dix ne m'aidaient absolument pas à reconsidérer la chose. A cela, il fallait ajouter les quelques kilos en trop qui s'étaient nonchalamment déposés sur mes hanches avec le temps, me donnant l'allure d'une poire. Mon regard s'arrêta un moment sur mes veines, bleues, qui étaient parfaitement visibles au travers de la peau de mon avant-bras. Mes yeux remontèrent lentement pour caresser le tatouage de cerf au creux de mon bras, puis il glissa jusqu'à mon épaule, mon cou, pour redescendre sur ma poitrine -que ma mère trouvait vulgaire car très bien formée. Je grimaçais en observant mon ventre, enrobé, ainsi que les quelques kilos que je trouvais ''de trop'' qui semblaient s'abattre sur mes hanches pour les élargir à l'extrême. Mes cuisses étaient tout aussi hideuse. Blanches, grasses, flasques, elles n'étaient en rien un atout à mon physique si disgracieux. Je soupirais doucement de dépit :
« - Avec un peu moins de gras tu serais probablement un peu plus jolie. »
Il n'en fallut pas plus pour que mon esprit sombre davantage dans des pensées plus sombres et effrayantes. J'étais laide, c'était un fait et, si je craquais sur Embry, lui ne pourrait jamais voir plus en moi que la prof de Collin.
Je fronçais les sourcils, me sentant totalement stupide d'avoir pu espérer quoi que ce soit. Puis, prise d'un excès de colère, de fatigue et de tristesse, je commençais à farfouiller dans la salle de bain. J'arrêtais finalement mon choix sur des lames dans une petite boites transparente. Mes yeux, comme attirés par cette dernière, m'obligèrent à la fixer avec intensité pendant un long moment avant que, finalement, je ne me décide à l'ouvrir pour en sortir une lame.
Me couper n'avait rien de drôle. Je ne faisais pas non plus cela pour suivre un effet de mode glauque et débile. En fait, cela faisait même quelques mois désormais que je n'étais plus passée à l'acte, n'en éprouvant pas réellement le besoin pour me sentir à l'aise. D'ailleurs, si j'avais pu, j'aurais probablement préféré ne jamais avoir besoin de commencer, car aujourd'hui, je me sentais incapable de faire sans. J'étais comme accroc aux sensations procurées, un peu comme de la cigarette ou de l'alcool. Mais en beaucoup plus dangereux sur le long terme. C'était devenu maladif mais aussi cruellement secret. Personne ne le savait et personne ne le saurait jamais, c'était ma règle d'or.
Lentement, j'appuyais la lame contre ma peau. La première plaie ne tarda pas à saigner, m'arrachant un soupir de satisfaction. J'étais comme une droguée qui trouvait subitement une petite dose pour aller mieux. Et ce n'était pas vraiment mon sang qui partait, mais plutôt toute ma rage, ma tristesse et mes peurs qui prenaient la fuite rapidement. Je me sentais vide, comme déchargée de toute émotion et ça me faisait énormément de bien. J'entrepris de commencer à dessiner un second trait lorsqu'il me sembla qu'au rez-de-chaussée, on venait de sonner. Je frémis, interdite, et redressais la tête.
« - Merde. »
Je restais immobile quelques secondes, pas vraiment certaine de ce que j'avais entendu. Le temps de comprendre la situation, je réalisais à quel point je venais de me mettre en difficultés. Je devais agir vite pour ne pas éveiller le moindre soupçon chez qui que ce soit. Je devais donc me dépêcher d'aller ouvrir cette fichue porte.
« - Putain, merde, merde, merde. »
Moment d'inquiétude. Il fallait que je me dépêche de bander ma plaie pour stopper le saignement. Qui pouvait donc rendre visite à ma grand-mère à une heure pareille ? Un vent de panique souffla en moi alors que je laissais brusquement retomber la petite lame de rasoir sur le rebord du lavabo alors que mes mains tremblantes s'empressèrent de faire couler l'eau sur mes deux petites plaies. Je grimaçais sous la douleur que m'arracha cette sensation alors que du regard, je fouinais dans l'armoire à pharmacie juste à côté à la recherche d'un pansement ou d'un bandage de fortune à me faire. On sonna à nouveau et mon cœur s'emballa davantage dans ma poitrine. J'attrapais les premières compresses que je trouvais, les déballais avant de me les coller sur l'avant-bras et d'entourer le tout d'un sparadrap. Puis je coupais l'eau et m'assurais d'être présentable dans le miroir en face de moi avant de quitter la pièce et de traverser ma chambre à la vitesse de l'éclair. C'est alors que je me souvins que j'avais donné quelques devoirs à faire à Seth et qu'il pouvait très bien venir pour me les rendre.
« - T'as pas choisi l'bon moment Seth putain. »
Je dévalais les marches de l'escalier à la vitesse de l'éclair et me précipitais sur le gilet de ma grand-mère pour l'enfiler rapidement. Il fallait absolument que je cache mes bras. Puis, après une rapide inspection dans le miroir près de la porte d'entrée -comme si subitement mon inquiétude et mon teint blême allaient disparaitre- j'ouvris enfin à mon élève. Pour découvrir que j'avais eu totalement tord et qu'il ne s'agissait pas de Seth mais du fameux Embry Call que j'avais officiellement rencontré la veille au soir.
« - Embry ? Qu'est-ce que tu fais là ? »
A mi-chemin entre la surprise et l'agacement, mon ton, malgré mes efforts surhumains, faisait clairement ressortir le fait que j'étais plus que surprise de le voir sur mon pallier. Mais pas forcément dans le bon sens du terme. Et lorsque son doux sourire se mua en un air triste, je devinais qu'il avait parfaitement saisi le sens de ma question.
« - Oh, salut, j'ai le sentiment de déranger. Tu préfères que je repasse ?
- Non, répondis-je précipitamment. Ne sois pas bête, ça me fait plaisir de te voir. »
Je lui offris un sourire pour le rassurer. Dans un sens, je m'en voulais un peu. Embry était simplement là de façon inattendue au pire moment qui soit. Et c'était certes quelque chose de tout à fait désagréable, mais très franchement, j'avais connu pire comme situation et il était hors de question qu'il en souffre alors que c'était à moi de mieux gérer le tout.
« - Seth avait des trucs à te donner je crois, commença-t-il en me tendant une petite pile de feuilles que je pris de la main gauche. Et puis je voulais te voir un peu, alors il m'a filé ton adresse, tout ça tout ça. J'espère que ça ne te dérange pas ?
- Tu veux entrer ? »
Bien sûr que non, ça ne me dérangeait absolument pas de le voir, au contraire. Mon cœur battait à cent à l'heure et j'avais un sourire niais au coin des lèvres. Je n'avais jamais paru aussi stupide et je n'avais plus qu'une envie désormais, celle qu'il entre pour qu'on profite d'un moment pour faire plus ample connaissance. Et heureusement pour moi, il accepta d'un large signe de tête. Je m'effaçais donc doucement pour lui laisser la place et refermais ensuite derrière lui. Mon bras commençait à me lancer douloureusement et je savais déjà que je n'aurais pas la patience de jouer à l'hôte parfaite très longtemps. Mais pour l'heure, rien ne m'importait plus qu'Embry.
Ce dernier observait d'ailleurs le salon (qui faisait également salle à manger) avec une curiosité non feinte. Je le vis même sourire doucement lorsque son regard se posa sur un vieux tableau de loups -typiquement dans un style amérindien- que ma grand-mère avait récupéré quelques jours plus tôt et avait abandonné là, ne savant ou l'accrocher exactement. Puis il se tourna vers moi avec un grand sourie au coin des lèvres.
« - Ta grand-mère à des goûts de malade. On se croirait dans un magazine !.. »
C'était totalement vrai, à tel point que parfois, il m'arrivait de me demander si je me trouvais effectivement chez ma grand-mère. Je m'éloignais vers la cuisine alors qu'il s'installait du bout des fesses dans le grand salon. Heureusement, si je pouvais le voir de là ou j'étais, lui ne pouvait pas regarder mon avant-bras. J'entrepris donc de vérifier que le pansement tenait la route puisque je l'avais posé rapidement et sans grande attention. Malheureusement, non, puisqu'il commençait doucement à s'imbiber de sang. Je grimaçais légèrement. J'arriverais bien à tenir une heure ou deux, mais il faudrait ensuite que je le change, c'était évident.
« - Tu veux boire quelque chose ? Lui demandais-je depuis l'autre pièce.
- Je ne dirais pas non à un verre d'eau s'il te plait, répondit-t-il poliment. »
Comme une bonne hôte, j'entrepris donc de lui servir un verre d'eau et revins ensuite au salon avec pour le déposer sur la petite table juste devant lui. Mais bêtement -et par habitude sans doute- j'avais utilisé ma main droite pour le servir. En me penchant la manche se releva légèrement, mais suffisamment pour qu'il perçoive le pansement. La seconde d'après, Embry m'avait attrapé le poignet -en m'arrachant une sacrée grimace au passage- et avait relevé le tissus pour regarder mon pansement de fortune qui commençait doucement à rougir.
« - C'est quoi ça ? »
Merde.
