Comme annoncé, voici un petit saut temporel pour débuter le premier arc de l'histoire ! Comme annoncé, les membres de la Division 1 reviendront par la suite et croiseront le chemin de ceux-ci. Les principaux concepts ont été amenés dans les chapitres précédents, vu les circonstances particulières d'Esprits du Passé.

Bonne lecture à vous,

Lenia41


Chapitre 4 — Croisée des Chemins

Bordeaux, région de la Gascogne, France. Année 2013. Neuf ans plus tard.

Située en plein cœur de la vieille ville de Bordeaux, nichée au cœur d'une vieille bâtisse qui n'attirait pas l'attention des simples passants, l'école de magie Aliénor formait la future génération des meilleurs mages français locaux pour un curriculum équivalent au collège et au lycée à côté de l'enseignement des bases de la magie et du bon usage du mana pour leur carrière future. Il était rare d'intégrer la prestigieuse institution préparatoire après ses douze ans, où commençait la première des cinq années que durait la formation initiale des mages. En effet, les places étaient chères, très limitées et très courues au sein des familles nobles et bourgeoises, l'établissement étant très huppé. Cela ne valait peut-être pas une Académie comme celle de la Tour de l'Horloge, mais cela restait prisé.

C'était en tout cas le curriculum classique des jeunes élèves qui franchissaient chaque jour ses portes. Bon nombre d'entre eux avaient déjà une idée claire de l'avenir qu'ils poursuivraient, souvent dans les intérêts de leur leurs familles souvent très traditionnelles. Un chemin tout tracé qui les attendait…

Ce n'était pas une destinée qui enchantait véritablement Adélaïde Fleury.

L'adolescente de dix-sept ans n'avait, pour ainsi dire, pas d'idée précise de l'avenir qu'elle suivrait, ou plutôt qu'elle voudrait suivre. Il était convenu entre ses parents qu'elle participerait à faire fructifier le commerce familial d'élevage de chevaux et de conception de gemmes de magie. Si son frère aîné Tomas, en sa qualité d'héritier de la maison, avait accepté le sceau familial et les charges qui y étaient associées, il était à peu près certain qu'on lui réservait l'avenir d'une femme au foyer, par laquelle se consoliderait l'alliance de deux familles et la continuité de leurs lignées. La perspective n'enchantait pas la jeune femme, qui préférait la liberté relative dont elle jouissait pour l'heure. En dépit de sa petite taille du haut de son mètre-soixante, la cadette des Fleury se distinguait par la rousseur flamboyante de ses cheveux et par ses yeux gris-bleu, tantôt vifs, tantôt perçants, soulignés par le teint clair de sa peau. Sa silhouette restait svelte, bien que moins élancée que d'autres filles. Quand elle ne devait pas porter l'uniforme de l'école, l'adolescente exaspérait ses parents par son goût affirmé pour les tenues plus masculines, comportant pantalons de toile, chemises et vestes comportant de nombreuses poches ainsi que d'épaisses et confortables chaussures de marche.

- C'est cool de t'avoir, Adélaïde ! En deux ans tes parents n'ont pas souvent voulu que tu sortes avec nous, j'étais surprise qu'ils acceptent que tu viennes faire un peu de shopping !

- Vu la garde-robe que tu te traines Fleury, un peu de coaching ne te fera pas de mal.

Adélaïde esquissa un léger sourire en direction de la première de ses amies, Bérénice. Elle était la première amie qu'elle s'était faite à son arrivée à l'école de Bordeaux. La jeune fille aux cheveux noirs bouclés, aux yeux bruns pétillants de malice et aux traits avenue, parfois considérée comme fantasque et lunatique par les autres, lui avait vite plu par son enthousiasme et son ouverture d'esprit. C'était elle qui avait suggéré à son autre amie, Axelle, de l'inviter à leur journée d'emplettes entre filles. D'abord récalcitrante, l'autre jeune mage avait fini par s'incliner face à la force de conviction de leur amie commune. Après de premières heures tendues et peu bavardes, la glace avait fini par se briser et les langues par se délier avec les efforts de Bérénice pour concilier les deux lycéennes.

- Ce n'est pas que je n'aime pas les robes, Axelle. C'est juste qu'elles ne sont vraiment pas pratiques pour se déplacer, et ce n'est pas évident de trouver des chaussures qui aillent avec.

- Continue sur ta lancée et tu risques de devenir vieille fille, reprit Axelle les sourcils froncés. Tu m'exaspère un peu parfois, tu sais ? Avec un peu d'efforts et un brin de toilette, je suis sûre que tu trouverais un petit ami en moins de temps qu'il ne faut pour le dire !

- Et encore, si tu ne rejetais pas systématiquement les garçons qui viennent te proposer un rendez-vous, commenta avec un brin d'amusement Bérénice en lui tapotant gentiment le bras.

- Je ne les rejette pas systématiquement, protesta avec vigueur Adélaïde, c'est juste que je ne vais pas prétendre avoir des sentiments envers eux que je n'ai pas… ce ne serait pas sympa.

La mine contrariée d'Axelle ne la surprenait guère. L'amie de Bérénice avait toujours eu un faible pour David, grand sportif de son état. Pour tous les garçons qui demandaient sa main, il était le seul pour lequel elle avait le béguin, et aussi le seul qui ne lui avait pas demandé de sortir avec elle. Axelle avait mal pris tant que Fleury rejette la demande de ce dernier que le simple fait qu'il lui ait demandé.

- Pourtant certains étaient vraiment mignons et assez sympas, commenta Bérénice. Tu fais ce que tu veux Adélaïde, mais parfois il vaut mieux tenter et choisir plutôt que de perdre ce choix et subir celui d'autres partis. Si tu vois ce que je veux dire…

- Ne m'en parle pas, la coupa aussitôt la cadette des Fleury, je ne veux pas en entendre parler.

- On va finir par croire qu'il n'y a que les dieux ou les Esprits qui trouveront grâce à tes yeux, rétorqua Axelle en levant les yeux au ciel et en haussant les épaules de lassitude.

Le commentaire aurait pu et dû, probablement, la faire rire mais il n'en fut rien. Adélaïde en aurait volontiers plaisanté d'ordinaire, mais le sujet du mariage restait une question sensible à ses yeux. D'autant plus que le sujet serait sans doute soulevé bientôt par ses parents… et signerait, sans nul doute, les premiers feux du crépuscule de cette liberté d'action et de pensée qu'elle chérissait tant. Ce n'était pas tant qu'elle était difficile en matière de garçons… qu'il n'y avait aucun garçon qui ait piqué son intérêt. Ce n'était pas de leur faute, pas plus que la sienne, c'était juste que… C'était difficile à expliquer mais… elle ne pouvait pas leur retourner ce qu'ils cherchaient. Ils pouvaient être beaux, prévenants, talentueux et gentils, mais quelque chose leur faisait défaut. C'était pareil pour les potentiels fiancés que ses parents lui présentaient… quelque chose n'allait pas. Quelque chose leur manquait à tous… bien que Fleury n'aurait pas été en mesure de dire quoi. Elle n'aimait pas y penser, car cela lui serrait toujours le cœur, sans qu'elle ne sache bien pourquoi. Et foutredieu, Adélaïde n'aimait pas ne pas savoir quelque chose, surtout quand ça la concernait. Comme si elle avait senti son malaise, Bérénice ralentit sa foulée pour se placer à sa hauteur et, lui délivrant un léger coup de coude amical, lui lança à voix basse en laissant Axelle mener le pas.

- Ne fais pas cette tête-là voyons ! On s'inquiète pour toi, c'est tout. Après les emplettes vêtements, on ira à la librairie. Tu trouveras un coup de cœur, à défaut d'un coup de foudre.

Adélaïde admirait sincèrement la capacité de sa meilleure amie à pouvoir ignorer tout à l'exception de ses environs immédiats. Elle ne s'inquiétait pas ainsi des luttes de pouvoirs entre mages, tout comme elle n'avait cure des débats interminables qui étaient échangés à propos des Esprits.

Les Esprits… un sujet qui l'intriguait, mais dont ses parents ne voulaient pas entendre parler.

Il était difficile de croire, ainsi emmitouflés dans leur cocon rassurant des villes, de penser que des entités aussi puissantes, voire plus fortes que la fine crème des mages, existaient au-delà de ces murs ! Ils étaient une curieuse réalité, qu'ils ne pouvaient pas nier et pourtant qu'ils ne croisaient jamais. Une coexistence qui était difficile à mettre en place selon ses professeurs, d'autant plus qu'elle devait être intégrée au secret qui entourait les mages et, plus généralement, la magie au reste du monde.

Tant de choses semblaient avoir changé en l'espace d'une décennie après le Déluge.

Le Déluge, ce mot ressortait souvent entre les lèvres de ses parents. Ces derniers évoquaient, avec ses grands-parents, mélancoliquement l'époque qui l'avait précédé, quand ces entités n'étaient que sporadiquement présentes et encore gardées sous leur contrôle, plutôt que de marcher à leurs côtés. Adélaïde avait été trop petite à l'époque pour se rappeler de la pluie noire, poisseuse et drue qui s'était abattue sur l'ensemble du monde et qui avait, de leurs dires, renversé totalement l'ordre des choses et conduit à la création de la mystérieuse Égide.

- Attention, Adélaïde !

La jeune fille redressa la tête et n'eut que le temps de voir un homme se ruer vers elle, trop vite pour qu'elle puisse l'esquiver. Elle le percuta de plein fouet, retombant au sol sur le postérieur. Sonnée, la Française ignora les murmures et discussions autour d'elle pour se tourner vers l'autre victime infortunée du choc. C'était bien un homme, assez petit et proche de son âge à vue d'œil, avec de courts cheveux noir coupé au carré et un teint pâle qui se redressait lentement en maugréant. Ses mains étaient recouvertes par d'épais gants noirs. Fleury n'arrivait pas à bien comprendre ce qu'il disait, bien que cela ressemblait à de l'anglais. Elle cherchait encore ses mots quand l'inconnu, après un regard inquiet derrière lui, se redressa et partit sans demander son reste et sans l'aider à se relever.

- Aucune excuse et aucun coup de main… quel goujat ! Il y a des gifles qui se perdent, entendit-elle la voix de Bérénice protester quelque part sur sa gauche.

- Tu t'attendais à quoi, de la part d'un anglais ? répliqua Axelle sur sa droite avant de poursuivre. Ça va, Adélaïde ? Cette brute ne t'a pas fait mal ?

Adélaïde garda le silence tandis que Bérénice l'aidait à se relever en dardant un regard furieux par-dessus son épaule et qu'Axelle rassemblait les affaires de son sac de course, éparpillées par le choc. La jeune fille approuva de la tête en silence, ses yeux gris-bleu rivés sur la silhouette qui s'éloignait. Ses sourcils se froncèrent tandis que l'une de ses mains attrapa un sac à dos lourd que l'inconnu avait laissé derrière lui par mégarde, qu'elle hissa sur ses épaules tant bien que mal. Elle répliqua.

- À part à ma fierté, ça va. Je vais lui ramener ça et on va avoir une petite discussion, lui et moi. Je reviens les filles, on se retrouve à la librairie ou au pire à la gare routière !

Elle n'entendit pas leurs protestations alors qu'elle se lançait à la poursuite du type qui l'avait bousculée. Elle ne savait pas ce qu'il trimballait dans ce sac très lourd et tintant, mais elle comptait bien lui balancer ses quatre vérités et lui arracher des excuses, d'une façon ou d'une autre. C'est que le bougre courait vite, en plus ! La jeune fille dut presser le pas à son tour si elle ne voulait pas le perdre de vue. Pourquoi semblait-il aussi pressé, comme s'il avait vraiment le feu au derrière ? S'il croyait pouvoir lui échapper par la vitesse et par l'endurance, il allait vite comprendre son erreur ! Parcourue par une adrénaline qu'elle n'avait que trop peu ressentie d'aussi loin qu'elle pouvait se souvenir, à la fois étrangère et familière, le mage accrut sa vitesse de course. Foi d'une Fleury, elle n'allait pas le laisser lui glisser entre les doigts ! Un mauvais sourire se tissa sur ses lèvres charnues.

Puisqu'il voulait jouer au chat et à la souris, elle allait se prêter au jeu. Elle fit mine de tourner à une mauvaise rue pour lui faire croire qu'il avait réussi à déjouer sa vigilance, s'engageant dans une ruelle. Ce ne serait qu'un petit détour pour mieux le retrouver, en empruntant une voie parallèle à celle qu'il semblait emprunter. S'assurant qu'il n'y avait pas de témoins autour d'elle, la jeune fille se concentra sur sa magie et sur son mana. Elle avait toujours un peu de mal à s'en servir depuis l'accident. Pour un usage aussi simple et 'innocent', cela ne devrait cependant pas être bien compliqué. Elle se focalisa plus spécifiquement sur son affinité naturelle avec l'élément terrestre et sonda ses alentours, chassant sa présence. C'était une technique qu'elle savait utiliser sans bien se souvenir d'où elle avait l'appris, mais s'il s'éloignait trop elle le perdrait de vue, elle devait donc le suivre de très près. Une curieuse présence, du peu qu'elle était capable d'en ressentir à cette distance et à son niveau de maîtrise magique encore débutant. Elle ressemblait à celui d'un mage ! Que faisait-il dans le coin ? Cela titillait plus encore sa curiosité et son désir de le rattraper, tant pour des excuses que des réponses.

Ah, elle le tenait enfin ! Maintenant qu'elle le voyait debout, il n'était effectivement pas très grand et pas très solide. Il était à bout de souffle après une petite course comme cela ? Il devait sans doute s'agir d'un citadin. Son accoutrement était étrange, assez similaire à l'uniforme que son frère aîné portait à l'académie.

- On ne t'a jamais dit que c'était impoli de partir sans même présenter ses excuses ?

- Euh… pardon ? répliqua le jeune homme d'un ton hésitant, à l'accent britannique.

- Je n'aurais pas dû avoir à te courir après et à te le demander… mais c'est déjà ça de pris. Qu'est-ce qui t'a pris de cavalier comme ça ? Tu avais même oublié un sac, je te ferai dire !

- J'étais un peu pressé en fait, répliqua l'inconnu un brin embarrassé.

- Non, je n'avais pas remarqué, rétorqua Adélaïde avant d'accepter de baisser la voix. Tiens, essaye de ne pas l'oublier la prochaine fois, surtout si tu dois attraper un train ou un bus.

La jeune fille s'approcha du Britannique encore inconnu et lui tendit son sac lourd d'une main. Le jeune homme semblait partagé entre l'agacement et la gêne, si bien qu'il le lui attrapa d'un geste vif tout en la remerciant d'un simple signe de tête. Le posant à terre, il se mit à en inspecter le contenu.

- Ce qu'il était lourd d'ailleurs ! Tu as mis quoi dedans ? Du plomb ? Non, comme cela tintait…

- C'est personnel, répondit-il en maugréant.

- Comme du verre… des bouteilles peut-être ? Ça doit en faire une sacrée quantité !

- Ce n'est pas comme si c'était pour moi ! protesta vertement le jeune homme.

C'était plus fort qu'elle. Adélaïde savait qu'il n'était pas prudent ni poli de se mêler de ce qui ne la regardait probablement pas mais pour avoir porté le sac en question, elle était d'autant plus curieuse. Le côté élusif et gêné du jeune homme nourrissait plus encore son intrigue, indiciblement. La tête qu'il tirait lui soufflait qu'elle eût visé juste, comme il fronça des sourcils et semblait se tendre. La lycéenne ne voulait pas pour autant le braquer, ce pour quoi elle voulut tenter une autre approche.

- C'est ce qu'ils disent tous en rentrant de soirée, mais ça ne me regarde pas. Bon courage pour te trimballer ça sur le dos, je n'imagine pas les courbatures que tu auras en fin de journée.

- Ah, ne m'en parle pas, se plaignit-il tout en hissant tant bien que mal le sac sur ses épaules.

- Tu es sûr que ça va ? Tu avais l'air un peu pâle tout à l'heure, tu es encore blême d'ailleurs.

- Ça va aller… tôt ou tard, répondit le Britannique d'un air las.

Sa colère initiale s'était peu à peu dissipée en constatant le piteux état de celui qui l'avait bousculée. L'uniforme sombre qu'il portait semblait poussiéreux et abîmé à plusieurs endroits, comme s'il s'était battu. Son visage, maintenant qu'elle le voyait de plus près, semblait aussi un peu ecchymose. Adélaïde le regarda d'un regard perçant et dubitatif au fur et à mesure de son observation.

- Si tu le dis, reprit-elle d'un ton peu convaincu. Tu n'as pas l'air d'être très familier avec le coin et pour être franche, tu n'as pas vraiment bonne mine. Tu as eu des ennuis ?

- On peut dire ça comme ça, répliqua d'un ton sec et laconique le jeune homme.

- Tu veux qu'on aille voir la police ? Si tu t'es fait agresser, on peut porter plainte et…

- Mieux vaut éviter, ça ne donnerait rien de bon.

Adélaïde n'eut pas le temps de lui demander ce qu'il entendait par là avant d'entendre des bruits de pas de plus en plus forts se rapprocher d'eux. Un frisson la traversa, lui faisait pressentir qu'une barrière venait d'être dressée pour leur bloquer l'accès aux deux rues qu'ils avaient empruntées. L'inconnu semblait d'ailleurs plus tendu encore, comme s'il l'avait également perçu. Était-il un mage ? Deux grandes pointures apparurent face à eux : une femme, et un homme. Leurs longues robes sombres laissaient entendre leur statut social élevé, et la coupe de ces dernières leur statut de mage. La femme, une blonde aux cheveux verts, s'avança vers eux et présenta un badge de fonction.

- Les mains en l'air et pas un geste ! Vous nous aurez fait courir, monsieur Velvet.

- Cet homme est recherché, mademoiselle. Éloignez-vous de lui et il ne vous sera rien ne fait.

Il s'appelait donc Velvet… cela devait probablement être son nom plutôt que son prénom, même si cela ne l'avançait pas beaucoup pour l'heure. Ça sonnait assez anglais, dans tous les cas et au vu de la tête qu'il tira, ces deux officiers avaient dû viser juste. Ils étaient donc ses vrais poursuivants…La voix de l'homme ne lui inspirait pas plus confiance que celle de la femme. Quelque chose dans son regard gris lui déplaisait assez, comme une lueur assez malsaine. Surprise, Adélaïde se tourna légèrement vers eux tout en restant près du mur de la bâtisse auprès de laquelle ils se trouvaient alors.

- Pourquoi est-il recherché ? Il n'a pas l'air de pouvoir faire du mal à une mouche, pourtant. Et je doute que le transport de bouteilles de vin soit considéré comme un crime en France.

- Vous n'avez pas besoin de le savoir, mademoiselle, sinon qu'il est un dangereux criminel.

- Si j'ai besoin de le savoir, insista Adélaïde. Je ne m'éloignerai pas d'ici sans votre réponse.

- Soyez raisonnable, jeune fille. Vous pourriez avoir beaucoup de problèmes si nous ouvrons un casier judiciaire à votre nom pour complicité.

- Vous n'avez toujours pas répondu à ma question, messieurs les officiers, souleva Adélaïde.

C'était peut-être très imprudent, voire insolent, de sa part, mais le Britannique ne lui avait pas paru menaçant. Fuyant peut-être, susceptible sans doute, mais peu confiant en lui aussi. S'il avait voulu lui faire du mal, il n'aurait pas cherché à discuter avec elle et aurait tôt fait de lui fausser compagnie au plus vite. Pourtant… l'inconnu était resté à ses côtés, et il ne s'en était pas pris à elle, pas encore. Au moins cela lui donnerait peut-être une chance de déguerpir, s'il n'était pas trop idiot. Elle pouvait lui gagner du temps mais ce petit manège ne durerait probablement pas longtemps. Elle ne se faisait pas d'illusions. Son impulsivité l'avait mis dans ce pétrin et elle assumerait son choix jusqu'au bout, mais ce n'est pas pour autant qu'il allait l'épauler. Elle ne lui en voudrait pas… enfin, pas trop.

- Dernière sommation jeune fille, sans quoi on vous arrêtera comme sa complice.

- Est-ce un crime que de vouloir savoir de quel crime on l'impute ? Est-ce un crime que de vouloir savoir ce que font deux mages de la police en pleine rue, pour gérer quoi ? Un jeune ? Arrêtez-moi, je vous en prie. Prévenez mes parents. Je suis prête à témoigner, prête à témoigner de l'état dans lequel vous avez laissé votre « dangereux criminel » en l'arrêtant.

Il ne lui avait rien demandé, mais cela avait été plus fort qu'elle. Après tout, il ne lui donnait pas l'air de pouvoir se défendre seul et n'avait rien fait non plus pour clamer son innocence tout comme pour s'en prendre à elle ou aux policiers. Elle refusait de les laisser impunément s'en prendre à plus faible qu'eux, surtout à deux contre un. C'était assurément une situation inégale, et donc injuste à ses yeux. Et s'il y avait bien une chose qu'elle n'aimait pas en dehors de la bêtise, c'était l'injustice. Une partie non négligeable d'elle-même était terrifiée derrière sa carapace d'assurance et son insolence, tremblait de peur face à sa propre défiance des représentants de l'autorité. Une autre, qu'elle ne se connaissait pas ou, en tout cas, pas autant, la poussait à prendre sa défense contre tous. Elle ne pouvait cependant pas lui montrer qu'elle avait aussi peur que lui, il était déjà très peu rassuré. Voyant les deux mages appeler des runes pour l'une et des cristaux de magie pour l'autre, Adélaïde concentra son mana sur le mur sous ses doigts pour préparer tant bien que mal une barrière de protection lorsqu'elle entendit un soupir derrière elle et sentit une main se refermer sur son bras.

- This way !

Sans lui laisser le temps de réagir, le Britannique était revenu à ses côtés et l'entraîna à sa suite tout en commençant à courir à vive allure. Tiens donc, il courrait à plus vive allure que tout à l'heure, bien plus vite qu'il ne l'avait habituée. Ils cavalaient tellement vite qu'elle n'arrivait pas à formuler deux mots cohérents si elle voulait assez de souffle pour tenir l'allure, surtout qu'il ne lâchait pas son bras. Elle serra les dents en sentant des traits brûlants de magie runique effleurer ses épaules et zébrer son dos, mais elle refusait de s'arrêter pour autant. Elle n'avait aucune idée d'où il voulait les emmener, mais la jeune fille savait qu'ils ne pourraient pas faire marche arrière. Ils n'avaient pas d'issue. Paniquée elle voulût s'arrêter et lui crier qu'ils allaient, littéralement, tout droit vers un mur.

Ses yeux gris-bleu étonnés le virent alors retirer avec ses dents le gant de sa main droite. C'est alors qu'elle remarqua que celle-ci était recouverte d'étranges traits rouges, dont la forme rappelait un peu deux ailes autour de la lame d'une épée. Ces lignes pourpres brillaient d'un éclat presque sanguin.

À leur approche un sceau serti de runes se tissa sur le mur, brillant d'une lueur argentée avant de se paraître d'un vif éclat carmin. Adélaïde sentit les doigts de l'anglais serrer avec plus de force son bras.

L'éclat du sceau devint si fort qu'elle fût obligée de fermer les yeux afin de ne pas finir aveuglée.

C'est ainsi qu'elle ne vit pas la petite lueur dorée qui étincela, un instant, autour de son cou.


Londres, Angleterre. 2013.

Le choc auquel elle s'attendait ne vint pas. La sensation était étrange, comme s'ils avaient traversé un voile invisible qui s'était ensuite refermé sur eux. Alors qu'elle reprenait lentement ses esprits, la première sensation qui lui parvint fut l'impression d'un froid humide, particulièrement prégnant. Il ne faisait pourtant pas si froid à Bordeaux, et à sa connaissance, il n'y avait aucune prévision de pluie.

- Damn it, can you moove from here please ?

La voix était familière, quoiqu'un peu étouffée, ce qui ne facilitait pas la compréhension. D'un côté, c'est vrai que la surface sur laquelle elle reposait n'était pas fraîche, ce qui était étonnant en soi. La voix grommela avec impatience quelque part en dessous, avant de reprendre d'un ton plus audible.

- Tu pourrais… descendre de là… s'il te plaît ?

Le Britannique ! Encore un peu sonnée par leur course et étrangement vidée, la Française baissa lentement son regard embrumé avant de se figer. Les joues rougies par la gêne, Fleury se laissa aussitôt rouler sur le côté et s'écarta un peu de l'infortuné anglais pour s'agenouiller à ses côtés.

- Sorry ! I am so sorry ! Are you okay ? demanda-t-elle dans un anglais très rugueux.

- Still alive… for now at least, commenta-t-il dans un grommellement. Tu ne m'avais pas dit que tu savais parler anglais, même si tu as vraiment un accent à couper au couteau.

- Tu ne me l'avais pas demandé, et pour mon accent, je n'ai pas pu beaucoup pratiquer, bougonna la Française avec une moue un brin vexée.

- Au moins tu es à peu près compréhensible, c'est déjà cela. Rien de cassé ?

Tantôt il l'agaçait, tantôt il l'intriguait. Dans tous les cas, il ne la laissait pas indifférente et suscitait au moins sa curiosité. Il semblait déjà beaucoup se plaindre, était clairement caractériel et ce n'était pas le plus courageux qu'elle ait vu, mais il ne l'avait pas abandonnée face aux types qui le voulaient. Fleury prit le temps de se redresser lentement et accepta la main qu'il lui tendit pour l'aider à se remettre sur ses pieds. Elle n'avait pas trop mal, sinon quelques élancements pour les muscles qu'elle avait trop sollicités dans sa course et quelques tiraillements sans doute dus à la magie des policiers.

- Des égratignures je pense, mais ça va. Et toi ?

- Ça devrait aller, même si j'espère qu'Il me laissera un peu de repos après, marmonna-t-il.

- « Il » ? De qui parles-tu ? demanda Adélaïde avec curiosité. Et où sommes-nous d'ailleurs ?

Le Britannique ne semblait pas l'entendre, alors qu'il posa son sac pour vérifier sa pesante cargaison. Fronçant les sourcils, Adélaïde décida de prêter davantage attention à leurs alentours. Ils étaient visiblement sur des quais, qui ne lui étaient pas du tout familiers. Une brise fraîche vint se rappeler à son bon souvenir, lui arrachant des frissons sur ses avant-bras dénudés. Tous les lieux semblaient étouffés dans un épais brouillard, comme elle n'en avait jamais vu dans les alentours de Bordeaux.

S'efforçant d'éviter que sa mâchoire ne claque de froid, la Française commenta à voix haute.

- Il pleut vachement dis donc, et il fait froid ! On est où là ? En Bretagne ?

- Heu, oui.

Il ne l'aidait pas beaucoup pour le coup, répondant de façon distraite tout en refermant son sac à dos. Confuse, Adélaïde observa une nouvelle fois ses alentours et se hasarda à des suppositions.

- De quel côté ? Rennes, Quimper ? On ne dirait pas Saint-Malo.

- Ah, heu non, Great Britain. La « Grande » Bretagne, répondit-il en élevant l'une de ses mains.

La Grande-Bretagne… parlait-elle du Royaume-Uni ? Les yeux ronds, Adélaïde se figea en cherchant des repères sinon familiers, au moins suffisamment célèbres aux alentours pour en avoir le cœur net. Mais… il semblait absolument sûr de ce qu'il disait mais… c'était impossible ! Elle voulait dire… avec la magie peut-être, mais il faudrait en avoir une maîtrise qu'ils n'avaient clairement pas. L'activation de portails demandait souvent des rituels complexes, voire même l'usage de runes !

- La Grande-Bretagne… attend, deux minutes ! Tu veux dire qu'on a traversé la Manche ? Mais… mais elle est, genre, à pas loin de mille kilomètres de là, demanda Fleury stupéfaite.

- À peu près. Pourquoi ? commenta Velvet en haussant un sourcil.

- Tu veux vraiment me faire croire qu'on était à Bordeaux il y a quoi… vingt minutes ? Oui c'est ça, à peu près. On était à Bordeaux et là on est… en Angleterre. Tu m'expliques ?

- Bah, c'est de la magie quoi ? répondit-il sur le ton de l'évidence.

- Tu veux dire… le mur qu'on a traversé, avec le sceau bizarre… c'était un portail ? Comment tu as réussi à en créer un ? C'est de la haute magie ! Comment tu as réussi à l'activer ?

- Tu comprendras quand tu Le verras.

- D'accord… mais où on va, au juste ?

- En sécurité. On a assez perdu de temps comme ça.

Ayant visiblement estimé qu'ils avaient assez attendus, le britannique hocha négativement de la tête avec une certaine impatience et la reprit par le bras, marchant d'un pas vif. La Grande-Bretagne… les yeux d'Adélaïde dévorèrent avec curiosité mêlée d'inquiétude ces alentours peu familiers, avant de distinguer vaguement dans la brume l'ombre imposante de la Tour de l'Horloge dont le jeune homme semblait pressé de s'éloigner. Pour peu, elle pourrait oublier que les autorités le cherchaient.

Qui était-il donc, et qui était cet homme dont il parlait avec grand respect derrière son ton exaspéré ?