Bonjour à tous et toutes !
Merci aux reviewers qui m'encouragent toujours à continuer cette aventure !
Je vous souhaite une très bonne lecture et vous dis à très bientôt ^^
Chapitre 39 – Un est tout, tout est un
Roy n'eut le temps de tergiverser sur l'avenir que durant quelques heures. Edward, assoupi à ses côtés, se redressa en sueur avant même qu'il n'ait pu trouver le sommeil, réveillant le dortoir par ses halètements soudains. Personne ne sembla surpris et, après s'être excusé, Edward s'éclipsa à l'étage du dessous pour dormir seul sur l'un des canapés de vieux velours. Roy, naturellement, le rejoignit et le blond n'eut pas la présence d'esprit de le repousser. Il se réveilla plusieurs fois en sursaut, sortant le militaire de ses somnolences et des questionnements qu'il pouvait encore avoir. À l'aube, Gabin descendit à son tour, les larmes aux yeux, et Edward lui tendit des bras ouverts. Ils sommeillèrent encore quelques heures, à demi assis sur cette banquette aux coussins tassés par les ans, avachis les uns sur les autres.
Lorsque les filles descendirent de l'étage, Edward s'activa joyeusement. Dans la cuisine, il fit fondre de la neige pour faire de la tisane et tartina du beurre sur du pain un peu sec que les trois enfants engloutirent en buvant leur eau chaude.
C'est ainsi que Roy entra dans une vie rustique hors du monde. Edward était hyperactif. Dès qu'il se levait le matin, il s'occupait du petit déjeuner si ce n'était pas quelqu'un d'autre qui l'avait fait avant lui. Après avoir engloutit quelques tartines rassies, il sortait presque systématiquement à l'extérieur pour poser des collets, chasser, bricoler dans la grange qu'il avait réparé à coups d'elixirologie, couper du bois, déneiger le chemin ou encore jouer avec les enfants. Il revenait pour manger le midi et le soir, mais il ne trainait pas très souvent dans la maison si ce n'était lors les journées de blizzard.
Adrien avait pris le rôle du maître de maison. Sans doute sa jambe le faisait-il encore souffrir puisque Roy le surprit plusieurs fois à boiter. Il cuisinait pour sa fratrie, aidait parfois Edward à couper le bois, s'attaquait au ménage et aux lessives et, surtout, s'occupait de l'éducation de ses frères et sœurs. Si Valentin et Gabin, plus grands et déjà plus instruits, échappaient souvent à ses leçons pour aller aider Ed et Roy à l'extérieur, les filles avaient droit à leurs exercices de grammaire, de maths et à leur cours d'histoire. Lorsqu'il faisait mauvais, Edward se plaisait à les introduire à la géométrie, à la physique, à la chimie, à l'alchimie ; et Roy le dévorait des yeux. Car sur son visage patient transparaissait alors toute la finesse d'une personnalité paternelle qui méritait cette vie plus douce.
L'inconfort était le lot d'une vie d'ermite qui s'avéra bien vite beaucoup plus agréable qu'il n'y paraissait. En vérité, c'était la bienveillance de chacun qui rendait cette existence si facile que Roy s'y laissa prendre. À aucun moment il ne se sentit mis à l'écart et personne ne posa la moindre question ou ne fit de remarque désobligeante quant à sa relation plus qu'ambiguë avec Edward. Comme si dormir dans ses bras, le suivre absolument partout où il allait, trouver le moindre prétexte pour se chamailler avec lui et le couver du regard à chaque fois qu'il prononçait un mot ne signifiait rien.
Edward ne s'arrêtait d'agir et de parler que pour aller dormir, et il ne dormait pas bien. Comme Gabin, d'ailleurs. Roy apprit vite à comprendre comment ils fonctionnaient. Lorsque c'était le garçon qui se réveillait en premier, il arrachait Edward à ses bras pour se blottir dans les siens. Lorsque c'était Edward qui cauchemardait en premier, il descendait systématiquement à l'étage du bas pour d'effondrer sur le canapé où Roy le rejoignait. Il ne disait jamais de quoi il rêvait et, dans sa pudeur habituelle, taisait ses faiblesses pour se contenter de lui faire une place à ses côtés. Une fois, Roy lui avait demandé s'il avait envie de parler et Edward avait haussé les épaules sans desserrer les lèvres. Le brun se contentait donc de panser sa peine muette par un respect silencieux qui s'accompagnait de caresses apaisantes et, parfois, d'une étreinte lascive dont Edward avait toujours l'initiative. Le militaire avait été surpris, la première fois ; gêné, aussi. Il n'était pas très réfléchi, d'habitude. Mais faire l'amour, là, dans un salon où n'importe qui pouvait les surprendre à tout moment avec un homme torturé qui n'avait d'autre but que de se perdre dans ses bras, le rendait un peu coupable.
- J'ai l'impression de profiter de la situation, avait-il confié à Edward à un moment où ils s'enfonçaient tous deux dans la forêt pour vérifier les pièges qu'ils avaient posé la veille.
- Profiter de la situation ? avait répondu Edward en se tournant vers lui, un sourcil levé.
- Oui… C'est que… C'est toujours après que tu te réveilles que tu…
Edward lui avait ri au nez.
- S'il y a quelqu'un qui profite de la situation, ici, c'est moi ! Non mais, tu me prends pour qui ? Comme si tu pouvais me forcer à faire quoi que ce soit !
- J'ai quand même le droit de m'inquiéter… !
Edward avait souri de toutes ses dents :
- S'il n'y a que ça, on peut arrêter.
- Ce n'est pas ce que je veux d-
- A partir d'aujourd'hui, notre relation sera platonique.
- Q-Quoi ? Non !
- Ah ! Noooon… ! Au secours… ! Cet homme profite de la situation… !
Une boule de neige s'était écrasée en pleine face du blond.
- Bâtard ! Je vais te mettre la pâtée !
Ils étaient rentrés peu de temps après, grelottant sous l'effet de la poudreuse qui s'était infiltrée sous leurs vêtements à force de batailles.
-o-o-o-
Dans cette atmosphère, Mithra arriva en un clin d'œil. Edward voulut descendre à Semoy pour l'occasion et Roy l'emmena avec lui sur la motoneige qu'il avait louée. Ce dernier profita du trajet, sentant contre son dos le corps chaud d'Edward et, autour de sa taille, ses bras forts. Le cœur serré, il songeait à la fin de ses vacances et à son retour à East City. Il essayait d'écarter ces pensées-là et de profiter de l'instant présent, mais maintenant que le jour du départ était imminent, il sentait son cœur se serrer à l'idée de retrouver une maison vide.
Ils firent le tour des boutiques. D'abord un magasin de musique où Ed acheta un violon qui lui coûta une importante somme de fausse monnaie, puis des outils qu'il manquait au chalet et des stocks de nourriture à n'en plus finir. Il finit par acheter de quoi faire un repas de roi pour le lendemain soir. Les bras chargés comme jamais, les deux hommes finirent par se poser dans un café où ils commandèrent chacun une boisson chaude. La bonne humeur d'Edward avait fini par faire oublier à Roy ses préoccupations – et aussi l'agacement qu'il avait eu à le voir frauder avec tout cet argent transmuté.
- Ah ! s'extasia Edward après une gorgée d'un café serré. C'est putain de bon ! Le café c'est quand même quelque chose…
- J'ai vu que tu en avais acheté, d'ailleurs. Avec une cafetière d'Aerugo.
- Oui. C'est pour Adrien. Il adore le café mais ça fait mille ans qu'on a pas pu en boire.
- Et le violon ?
- Pour Margaux.
- Margaux ?
- Tu ne l'as pas entendu jouer au piano ? Elle ne fait que ça. Et elle m'a dit qu'elle aurait voulu apprendre à jouer du violon.
- Tu les gâtes.
- C'est le moins que je puisse faire avant de partir.
Les soucis de Roy lui revinrent tout d'un coup et, l'espace d'une seconde, il resta muet.
C'est maintenant. Le moment d'en parler.
- Ed…
- Oui ?
- Tu devrais rester.
Ledit Ed fronça les sourcils et, malgré sa barbe et son visage mature, Roy crut y voir l'enfant qu'il avait sous ses ordres à East City. Le militaire détourna les yeux. Pourquoi fallait-il toujours qu'il les confonde ?
- Comment ça, je « devrais rester » ?
- Il faut se rendre à l'évidence, Ed. Tu es heureux ici. Tu t'es recomposé une sorte de famille. Gabin tient à toi. Tu tiens à lui comme s'il s'agissait de ton frère. Tu t'épanouis avec les enfants. Les deux jumelles t'adorent. Même Valentin te suit partout. Et, avec Adrien, vous vous complétez vraiment bien dans tout ce que vous avez à gérer. Vous prenez soin les uns des autres. Vous êtes en sécurité. Tu resterais caché avec eux, à l'abri des avis de recherche, loin du monde, dans la nature… Tu ne peux pas nier que tu es mieux ici qu'enfermé dans la maison à East City.
Sa gorge était serrée. Chacun des mots qu'il avait prononcés lui avait coûté.
- Te fous pas de moi, Roy. T'es pas venu pour partir sans moi.
- Je suis venu pour te voir.
- Et me laisser ici ? T'es pas sérieux. Je sais pas quels chemins tes raisonnements ont fait dans ta tête, mais c'était pas les bons.
- Tu ne peux pas nier que tu as envie de rester, Ed. Soit honnête avec toi-même.
- Roy. C'est toi, ma famille.
La réaction du brun dû avoir quelque chose de comique puisqu'Edward pouffa avant de boire une nouvelle gorgée de café.
- T'as cru que je donnais mon cul à n'importe qui, toi ? Non mais, franchement. Je sais que je suis un feu follet, mais quand j'ai décidé de vivre avec toi, c'était pas pour changer d'avis trois secondes plus tard.
- Les circonstances sont différentes, Ed.
- Non, elles ne le sont pas. J'ai les mêmes sentiments pour toi qu'au tout début, la même envie de construire quelque chose avec toi et ce même si je dois me cacher et trouver encore un nouveau déguisement à me mettre. Va falloir qu'on y pense, à ça, d'ailleurs.
- Tu es sûr de toi ?
- Arrête de te poser mille questions. Bien sûr que je veux rentrer avec toi. Et puis il faut que je fasse des recherches.
C'est vrai qu'il devait toujours trouver un moyen de rentrer chez lui.
- Des choses bizarres se passent quand j'utilise l'élixirologie, avoua Edward après un instant de silence. J'essaie de l'utiliser le moins possible, maintenant. C'est comme si… Je me connectais. Je ne sais pas comment expliquer ça.
- Avec l'alchimie, on doit se connecter au mécanisme de la tectonique des plaques pour parvenir à l'utiliser… C'est peut-être la même chose avec le poult du dragon que tu parviens de plus en plus à maîtriser.
- Non, ce n'est pas comme… En alchimie, on modifie la structure des choses en les assemblant autrement. C'est comme ça que je fais en élixirologie, aussi. Peut-être que ce n'est pas le même mécanisme, mais c'est le même principe. C'est juste que si je ne me concentre pas, où alors que je suis trop dans l'émotion au moment où je l'utilise, alors je… Je ne sais pas comment expliquer ça. J'y ai beaucoup réfléchi ces derniers temps. Je sais que c'est impossible, mais j'aimerais beaucoup avoir cette discussion avec mon maître. Je ne sais pas comment tu as appris l'alchimie de ton côté, mais pour Al et moi, notre première leçon a été « un et tout, tout est un ». Je croyais l'avoir compris, mais maintenant que j'utilise l'élixirologie, j'ai l'impression qu'il y a quelque chose de plus… profond. Ce qui est encore plus bizarre, c'est qu'Alphonse ne m'en ait jamais parlé alors qu'il utilise l'élixirologie depuis un bail, maintenant.
Roy sourit, heureux de voir resurgir cette facette-là de sa personnalité ; celle du scientifique, de la réflexion mise à l'épreuve, de cette motivation intellectuelle qui faisait d'Edward cette personne si caractéristique, si exceptionnelle.
- Bref, il va falloir que je fasse des recherches sur tout ça, parce que je suis tout seul, maintenant. Enfin, tu es là, mais t'y connais rien, à Xing, donc…
- Je te ramènerai tous les ouvrages que tu veux, assura Roy sans se départir de son sourire.
- Tu fais un bon assistant, railla Edward.
- Il fut un temps où, pourtant, c'était toi qui était mon assistant – enfin, mon subordonné. Un est tout, tout est un, n'est-ce pas ? confirma Roy d'un clin d'œil. Nous en sommes le parfait exemple, tous les deux. Un cycle qui se répète encore et encore.
- Ce n'est pas exactement ça, rit Ed. Mais j'imagine en effet que cette phrase peut, en un sens, s'appliquer sur le temps.
Ils restèrent songeurs pendant le reste de leur pause dans le café de Semoy, puis ils repartirent finir leurs courses avant de remonter à bord de la motoneige. Elle eut plus de mal à les emmener, cette fois, entre la pente et le poids des deux hommes et de leurs bagages. Roy s'étonna même d'arriver à bon port avec l'ensemble de leur fardeau.
- Tu vois que ça passait ! se moqua Edward en sautant du véhicule. Ne jamais me sous-estimer.
- Je suis sûr que quelque chose est tombé en route.
Edward haussa les épaules et entra à l'intérieur où tout le monde s'activait autour d'un sapin que Valentin était allé couper le matin même. Tout le monde avait l'air ravi de se retrouver dans le salon à décorer le pauvre arbre à qui on avait écourté les jours.
- Ed ! s'exclama Gabin en le voyant arriver. On t'a laissé le soleil à mettre au sommet !
- Pas sûr qu'il puisse l'atteindre, charia Roy qui entrait à son tour.
- C'est quoi cette fixette soudaine que tu as sur ma taille ? grommela Edward en saisissant le soleil en bois qu'avait sculpté Valentin et que les filles avaient peint dans un orange criard à faire mal aux yeux.
- Vous avez trouvé tout ce que vous vouliez ? demanda Adrien en relevant la tête de son tricot – il s'était mis à apprendre, mais les résultats n'étaient pas encore très probants.
- À peu près, acquiesça Edward. J'ai fait le plein de nourriture pour vous tous – ça inclut du chocolat, du café, des conserves, et tout ce que vous voudrez.
- Du chocolat ?!
- J'en ai posé sur la table si vous voulez en prendre maintenant.
- Ouais !
Gabin, Valentin et les deux fillettes abandonnèrent aussitôt leurs tâches pour se ruer dans la cuisine tandis qu'Edward se rehaussait sur la pointe des pieds et installait le soleil de Mithra au sommet du sapin.
- Quand comptez-vous partir ? interrogea Adrien.
- Je ne sais pas encore, répondit Edward, incertain. Peut-être dans deux ou trois jours. Ça va dépendre de Roy.
- Dans trois jours, oui. Histoire qu'Edward puisse dire au revoir.
- C'est bien, approuva Adrien sans ajouter rien de plus.
Dans la cuisine, un vacarme terrible se fit entendre et Edward leva les yeux au ciel avant d'aller voir ce qu'il s'y passait :
- Qu'est-ce que vous foutez ?
- C'est Valentin ! accusa Margaux en colère. Il a pris le chocolat et il a dit que c'était tout pour lui !
- Et vous avez fait tomber toutes les casseroles ? Non mais faites attention, sérieux : le poêle est super chaud. Personne n'a envie de finir cuit comme Roy.
- Cuit comme Roy ? répéta Gabin.
- Oh, réalisa Edward trop tard - Roy n'était pas encore brûlé dans cette temporalité-là. Non, rien. Juste qu'il est maladroit avec le feu.
- Bah tiens donc, commenta Roy, blasé.
- Il n'est pas censé être l'alchimiste des flammes ? le contredit Valentin.
- On n'a jamais dit qu'il avait du talent, raisonna Ed d'un air sage. Aller Valentin, on partage. Tu vas encore faire pleurer les filles et j'aimerais mieux éviter une nouvelle inondation.
Les deux garçons ricanèrent mais finirent par partager la tablette que le plus grand avait subtilisé.
- C'est quoi, tous ces paquets ? demanda Violette après avoir récupéré sa part.
- Il y a de la nourriture, des outils… Et aussi des surprises pour vous. Mais vous verrez demain.
- Des cadeaux ?!
- Bon ! Ce sapin va pas se décorer tout seul ! enjoignit Edward pour changer de sujet. Tout le monde retourne au salon !
Les enfants râlèrent mais finirent par abdiquer. Tous les cinq, ils s'amusèrent à décorer l'arbre d'objets de bois mal taillés, de petits attrape-rêve faits maison, de houx aux fruits vifs et de chaussettes de laine aux mailles contrariées. C'était bête de fêter cette occasion, Edward se l'était toujours dit. La création d'Amestris, lorsque l'on savait ce qu'elle signifiait, n'avait rien d'enthousiasmant. Mais c'était une belle occasion d'être insouciant et de célébrer, qu'importe quoi, dans le but d'être tous réunis. Edward avait mis du temps à l'apprécier, mais depuis que le gouvernement s'était émancipé des homonculi, il avait eu plus de facilité à le faire : par principe, d'abord ; mais, surtout, parce qu'Alphonse en profitait pour exercer son art culinaire et son plaisir gustatif. Cette fête était devenue, en un sens, la célébration du corps de son frère qu'il avait eu tant de mal à récupérer.
Alors, le lendemain, c'est avec joie qu'il passa la journée à cuisiner et, surtout, à profiter d'être avec les personnes qui lui étaient chères. Il soupçonna fortement Roy de le suppléer dans toutes ses tâches et de l'envoyer faire d'autres choses plutôt de que véritablement préparer le repas. Cela lui permit notamment de se retrouver seul avec Gabin à qui il voulait passer un maximum de temps avant son départ. Le garçon avait dû avoir la même envie car à l'instant même où il se rendit dans la grange pour couper du bois, il le rejoignit.
- Je peux t'aider ? proposa-t-il.
- Je voulais juste vous avancer et préparer des buches pour le poêle.
- T'as déjà coupé un bon stère.
- Ce sera ce que vous aurez de moins à faire plus tard.
- Bon, alors je vais t'aider. Elle est où la deuxième hache ?
Ils se mirent au travail sans parler pendant une bonne demi-heure. Puis, Gabin reposa son outil de travail pour s'asseoir sur un rondin face à Edward qui s'arrêta de travailler.
- Tu pars bientôt.
C'était un constat auquel Edward ne put répondre que d'un hochement de tête navré.
- Quand on est arrivé ici, je pensais pas qu'on serait séparé, soupira le garçon. Ça va être dur sans toi.
- Je suis désolé, Gabin.
- Je comprends que tu doives t'en aller…
Il marqua une pause, s'intéressant à une poutre trop peu captivante pour qu'il en reste là. Edward respecta ce moment, conscient que cette déclaration n'était que la première partie d'une réflexion plus intense.
- Mais bon… continua le garçon. Voilà. Est-ce que tu pourrais pas m'emmener avec toi ?
Le cœur d'Edward bondit dans sa poitrine. De surprise. D'espoir, aussi.
- C'est trop dangereux, le contredit-il pourtant. Je suis recherché. Toi aussi. Tu seras bien avec Adrien et les autres, ici. Moi, je ne sais même pas si je vais rester longtemps… Tu sais que je vais devoir rentrer chez moi, un jour où l'autre.
- T'as pas l'air bien pressé, fit remarquer Gabin avec un certain aplomb. J'y ai beaucoup réfléchi. Je sais bien que c'est risqué, que ça ne sera pas facile, qu'il va falloir se cacher et faire profil bas. J'ai hésité avant de te demander ça : mais je veux me rendre utile. Je veux pas que… Qu'Isa soit morte pour rien. Je veux t'aider à essayer de changer les choses, à te battre contre ceux qui l'ont assassiné !
C'était difficile à assimiler. Edward ne voulait s'en aller que pour en apprendre plus sur l'elixirologie et vivre avec Roy. Il avait laissé tomber l'idée de modifier le cours du temps parce que les choses lui avaient démontré que rien, absolument rien, ne changeait. Il était hors de question qu'il provoque de nouvelles morts, victimes collatérales de ses élans héroïques aussi inutiles que ridicules.
- Ce n'est pas si simple, déglutit Ed.
- C'est très simple, au contraire ! Toi et moi, on est liés.
Le garçon ouvrit son manteau pour fouiller fébrilement dans une poche intérieure d'où il sortit un petit mouchoir blanc replié en plusieurs fois sur lui-même. Il le lui tendit, le regard déterminé comme jamais. Un peu malgré lui, Edward le saisit.
- Qu'est-ce que c'est ?
- Regarde.
L'homme soupira et déplia l'étoffe pour découvrir à l'intérieur, soigneusement lovée entre deux plis, une boucle d'oreille incrustée d'une pierre émeraude, reflet miniature des iris de la famille Alstatt. Gabin portait sa jumelle à l'oreille droite. Isabelle le lui avait donné avant de monter à bord du train dans lequel il les avait clandestinement rejoints pour se rendre à Marco.
- C'est… bredouilla Edward, les entrailles liquéfiées.
- La seule chose qu'il me reste de ma sœur. De ma mère. Isabelle m'a dit qu'on se retrouverait en me la donnant. C'est une promesse. On est liés, toi et moi.
Les yeux brouillés d'Edward rencontrèrent ceux, déterminés, de Gabin.
- Pourquoi… ? balbutia le plus vieux.
- Elle a donné sa vie pour te sauver… Je pense qu'elle aurait voulu qu'on reste unis. Tu fais partie de la famille. On peut pas se séparer comme ça.
- Gabin… Je… Ca ne sert à rien que tu viennes avec moi. Je vais faire des recherches, je vais passer ma vie dans des bouquins. Ce n'est pas intéressant. Tu es mieux ici, avec tout le monde, loin de la ville, loin du danger.
- Non. Je veux apprendre l'alchimie avec toi.
- Mais… Quoi ?! Mais enfin, Gabin ! Je ne peux pas ! Je ne sais même plus l'utiliser !
- L'élixirologie, alors.
- Je ne suis pas assez doué. Et puis c'est pas la question ! Pourquoi est-ce que tu veux apprendre ça, hein ?
- Pour être utile !
- Il y a plein d'autres manière d'être utile ! Bon sang… Ne me dis pas que tu veux ramener ta sœur.
- Jamais.
C'était une réponse claire, nette, précise.
- J'ai compris la leçon, ajouta-t-il en réponse à l'expression surprise d'Edward. Je veux pas faire de transmutation humaine. Par contre, je peux apprendre l'alchimie pour aider les autres, sauver des gens, éviter que des choses horribles arrivent. Avec l'alchimie, j'aurais pu sauver mes parents, j'aurais pu sauver ma sœur, j'aurais pu t'aider à te battre contre… ce monstre. J'aurais pu tout faire. Je suis inutile. Je veux aider. Je veux être autre chose qu'un boulet.
- … Tu n'es pas un boulet…
- Alors pourquoi est-ce que tu ne veux pas m'emmener avec toi ?
- Parce que j'ai trop peur de te perdre.
- C'est nul, cette raison ! Tu peux pas m'empêcher de vivre ! Je suis grand maintenant. Je peux faire mes propres choix.
Edward soupira, fatigué de se battre contre cette tête de mule.
- Peut-être, quand tu seras plus grand…
- Tu as eu un maître à quel âge, toi, déjà ?
- Ce n'est pas la même situation.
- C'est exactement la même chose ! A la différence que je ne m'enrôlerai pas dans l'armée à douze ans parce que j'en ai déjà treize !
Edward laissa échapper un grand soupir et se frotta le front, dépassé. Dans sa main amputée, le mouchoir et son bijou lui brûlaient tant la peau que la poitrine.
- Laisse-moi y réfléchir deux minutes, ok ?
Le visage du garçon s'illumina. Il ne perdit pas une seconde pour lui sauter dans les bras.
- Merci, Eric !
- Ce n'est pas « oui », précisa Edward. Je réfléchis juste…
Mais, en serrant le garçon contre son torse, il sut que sa décision était déjà prise.
-o-o-o-
- Roy ?
- Mm ?
- J'ai, comme qui dirait, un problème…
Roy abandonna son économe et ses épluchures de pommes de terre pour lever la tête vers Edward – qui, soit dit en passant, n'avait visiblement rien fait du tout depuis qu'ils s'étaient attablés tous les deux pour préparer les légumes. Il se tordait nerveusement les mains et fixait un point par-dessus son épaule.
- Qu'est-ce qu'il y a ? interrogea Roy en levant un sourcil.
- J'ai discuté avec Gabin.
Le brun ne répondit pas, attendant la suite.
- C'est que… il aimerait bien apprendre l'alchimie.
Nouveau silence.
- Est-ce que tu pens-
- Non.
Air de chien battu.
- T'es pas sérieux, Ed.
- C'est qu'il avait l'air vraiment motivé.
- Je m'en fous. Tu es recherché, ça va être déjà galère de t'avoir à la maison, mais si en plus il y a un gosse… Il est très bien ici.
- Je lui dois bien ça.
- Je me doute que tu te sens coupable, mais tu vas lui attirer encore plus d'ennuis. Il a déjà assez souffert, ce gamin.
Le blond s'immobilisa un instant, puis reposa ses mains sur la table, visiblement découragé.
- Ce n'est pas contre toi, précisa Roy.
- Je sais. C'est juste…
- … C'est juste… ?
- Que j'ai pas envie de le laisser. Isabelle aurait sans doute voulu que je m'occupe de lui. Et maintenant qu'il me demande ça… J'ai l'impression qu'il est comme Alphonse et moi. Notre maître nous a donné une chance. Peut-être que c'est à mon tour de donner une chance à un garçon perdu.
- Tu n'as pas cette responsabilité, Ed…
- Si. C'est de ma faute si…
- Ce n'est pas de ta faute, Ed. Arrête de mettre la misère du monde sur tes épaules. Dans le passé - ou dans le futur -, tu l'as sauvé, ce monde. Tu ne peux pas t'en vouloir pour les quelques vies que tu n'as pas pu défendre.
- Isabelle, c'est vraiment de ma faute ! Sans elle, je ne serai plus là pour en parler ! Elle est intervenue au bon moment pour me protéger. Comment je peux laisser son frère derrière moi, maintenant ? Ce serait injuste.
- Si tu veux mon aval, tu ne l'auras pas, soupira Roy en croisant les bras. On arrive déjà pas à vivre à deux, et tu voudrais maintenant qu'on ait un gosse. Sérieusement…
- P… Pardon ?! C'est pas du tout ça !
- Noooon. Pas du tout !
- Arrêtez cette ironie tout de suite, monsieur !
- Alors arrêtez avec vos délires parentaux, Edward Elric.
- Raaaah ! C'est pas du tout ça ! D'accord ! D'accord ! Je vais lui dire « non » ! C'est bon ! J'ai compris !
- Bien. Parce qu'il est hors de question que tu te transformes en Maes.
- Personne ne peut être pire que Maes !
Mais, à la manière dont Edward se comportait avec les enfants de cette maison, Roy en doutait fortement. Par chance, ils ne risquaient pas de fonder une famille. Comme quoi former un couple avec un autre homme avait parfois des avantages…
-o-o-o-
Mithra se passa dans la même bonne humeur que d'habitude. Il y eut un moment d'émotion où certains tinrent à prononcer quelques mots en l'honneur des absents, mais cela n'entacha pas la soirée. À la fin du repas – qui avait été savouré comme jamais -, Edward offrit ses cadeaux et il en reçu lui-même quelques-uns. Ils jouèrent tous ensemble le reste de la soirée, puis allèrent se coucher. Le lendemain, Edward fut pris d'une agitation soucieuse et il prit les deux garçons sous son aile pour leur donner ses derniers conseils et instructions. Gabin suivait mais n'écoutait qu'à moitié, persuadé qu'il était de partir avec Edward et Roy.
Le jour du départ, alors qu'Edward bouclait ses derniers bagages dans le dortoir en compagnie de Roy, Gabin vint les trouver, incertain :
- Hey, Ed… Vous partez aujourd'hui ?
- Oui, après manger, cet après-midi.
- Et alors, tu as pensé à… ce que je t'ai demandé ?
Edward se leva pour lui faire face.
- Écoute, Gabin… Ca risque d'être compliqué…
- … Alors, je ne viens pas ?
- … Non…
Il y avait tellement de déception dans le regard de cet enfant. Edward déglutit et attrapa le cordon de la croix solaire que lui avait donné Madeleine, retira le pendentif et le tendit à Gabin :
- Ceci est une croix solaire. Il est symbole de protection et représente aussi les quatre points cardinaux. Si tu la penches sur le côté, on obtient un X. J'ai tout de suite pensé à Amestris, en la voyant. Comme elle, le pays se sépare en quatre parties qui se rejoignent par un point central - Central City.
Gabin prit le pendentif sans pour autant quitter Edward des yeux. Ce dernier s'éclaircit la gorge.
- Elle te guidera là où tu voudras aller, et j'espère aussi qu'elle te protègera.
Edward jeta un bref coup d'œil à Roy, souffla un bon coup, puis focalisa son attention sur Gabin.
- C'est un symbole ancien. Lorsque Madeleine me l'a donné, je l'ai reconnu. C'est l'un des premiers cercles de transmutation jamais dessiné.
Roy fronça les sourcils.
- Si tu tiens vraiment à devenir alchimiste, sache que la route est longue.
Les yeux de Gabin s'éclairèrent.
- Je ne t'emmènes pas avec moi aujourd'hui. Mais si tu veux vraiment que je sois ton maître, alors reviens me voir lorsque tu auras la réponse. Un est tout, tout est un. Sinon, ce n'est pas la peine d'essayer de me trouver.
Le sourire de Gabin lui fit l'effet d'un envol de milliers d'oiseaux dans la poitrine. Et ce peu importe la déconfiture de Roy, juste derrière lui.
-o-o-o-
- Tu te fous de ma gueule !
- Ca va, c'est pas si grave.
- Bien sûr que c'est grave, Edward ! Est-ce que tu es à ce point-là inconscient ?! Pourquoi est-ce que tu m'as demandé mon avis, d'ailleurs, si c'est pour n'en faire qu'à ta tête ? Tu es… Tu es…
- Je suis quoi ? Vas-y, dis-le !
- UN SALE CON EGOISTE ! s'égosilla Roy, les mains crispées sur le volant de la voiture de son lieutenant.
- Oh vraiment ?! C'est justement parce que je ne suis pas égoïste que j'ai fait ça !
- NON ! Tu as fait ça pour apaiser ta conscience, et c'est tout ! Tu ne penses pas aux conséquences !
- J'ai le droit de vouloir une vie un peu normale !
- Ah oui ? Eh ben devine quoi ?! Elle n'est pas normale, ta vie ! TU n'es pas normal ! Arrête de faire n'importe quoi ! J'espère au moins que tu ne lui as pas donné notre adresse !
Silence révélateur.
- Bon sang ! Mais à quoi est-ce que tu penses ?! Sérieusement…
- Ecoute, si tu ne veux pas être impliqué là-dedans-
- Je suis impliqué depuis le premier jour, Ed. Toutes tes décisions m'impactent ! Arrête de croire le contraire !
Il y eu un nouveau temps, souffles suspendus.
- Je suis désolé, soupira Edward. Je sais bien que je n'aurais jamais dû venir vers toi en premier lieu. J'ai mis sur tes épaules-
- Oh, ça va. On ne va pas recommencer avec ça. C'est bon, c'est fait, je me suis habitué à cette idée. Mais plus tu impliqueras du monde, plus il y aura des risques. Tu le sais. Tu l'as déjà expérimenté. Alors pourquoi est-ce que tu continues ?!
- Roy, je pouvais pas le laisser tout seul.
- Il est pas tout seul ! Il est avec Adrien ! Gabin était avec lui et toute la clique avant même que tu ne le connaisses ! Tu inventes des problèmes là où il n'y en a pas, Ed. Il était enfin en paix, dans cette montagne ; c'était tranquille. Mais non, il faut que tu acceptes qu'il redescende dans la vallée qui grouille d'ennemis et de… Rah ! Il n'y a plus rien à sauver là-bas ! Je sais que tu as besoin de te sentir utile, mais là tu… Tu n'arranges rien du tout ! Et ne t'inquiète pas, il y aura toujours des gens à secourir, si ce n'est ce gamin.
- Qu'est-ce que tu insinues ? gronda Edward, sur la défensive.
- J'insinue que, si tu as besoin de te sentir au cœur de l'action, indispensable, au point de quasi-crever à cause de ça, ça te regarde. Mais n'embarque pas les autres là-dedans !
Edward perdit de son assurance. Parce que l'intention qu'il avait eu de créer un nouveau cercle de transmutation humaine pour Isabelle lui était sauté à la figure.
- C'est ce que tu penses de moi ? interrogea-t-il d'une voix tremblante.
Les trémolos incontrôlés calmèrent un peu Roy qui lui jeta un bref coup d'œil.
- Tu sais, je te comprends. Quand je suis rentré à l'armée… J'étais le plus jeune et le plus talentueux des alchimistes d'Etat. C'était grisant de pouvoir aider les gens à la pelle, comme ça. Et plus je le faisais, plus j'avais envie de recommencer. Après, il y a eu Ishbal et… Les choses ont changé, mais le fond est resté le même : réformer le gouvernement, c'est parce que je veux que tout redevienne juste, aider le plus de monde possible et, surtout, en finir avec cette putain de culpabilité. Vivre avec toi m'a appris beaucoup de choses, Ed. Ce n'est pas pour rien que tu m'as choisi et qu'on se retrouve dans des situations pareilles. Qui d'autre à part moi aurait accepté le futur que tu m'as décrit ? Moi aussi, j'ai besoin de me sentir utile. Un futur comme ça, c'est l'occasion rêvée de devenir une bonne personne…
Edward ne répondit pas.
- Je n'imagine pas ce que ça a été pour toi, de perdre ton alchimie.
- J'ai sauvé mon frère avec elle. C'était tout ce que je voulais.
- Et ensuite ? Comment tu fais pour vivre après ce que tu avais vécu, hein ?
Silence.
- Ed, t'es courageux, t'es fort, et je t'aime pour tout ce que tu es. Mais, visiblement, cette blessure-là, tu as du mal à la guérir. Passer du fameux Fullmetal Alchimist, sûr de lui, talentueux, renommé et, je suis sûr, aimé de tous… À un type normal, sans alchimie, à la compagne, loin de l'action. Comment on fait pour s'en remettre, de ça ?
- Je me portes très bien !
- Oui… À part que tu t'es battu comme un dingue pour maîtriser l'élixirologie, te retrouver ici et pour, finalement, essayer de changer le passé pour que les choses s'arrangent.
- Arrête-toi.
- Ed…
- Arrête-toi, je te dis !
Roy se mit sur le bas-côté à contrecœur et Edward bondit du véhicule en furie pour s'enfoncer dans le champ en terre battue qui longeait la route. Le brun soupira et laissa retomber son front contre le volant, finalement plus fatigué qu'énervé. Ses réflexions étaient sorties toutes seules et, s'il s'en voulait un peu, ne le regrettait pas véritablement. Sa rencontre avec le Fullmetal lui avait appris beaucoup de choses sur Edward et il avait pu s'imaginer clairement comment il en était arrivé là, comment il avait dû évoluer en tant qu'adulte. Son comportement avec Gabin ne faisait que lui prouver ses hypothèses presque inconscientes.
Au bout de vingt bonnes minutes, Edward se rapprocha du véhicule et monta sur le siège passager sans un mot, visiblement toujours amer.
- Ca va ? interrogea Roy, diplomate.
- Démarre. On a de la route.
Le militaire mit le contact et repartit sans un mot, laissant à Edward le loisir de plonger dans ses pensées contre lesquelles il se battait visiblement, le coude appuyé contre la vitre, la tête contre son poing, le regard tourné vers le paysage qui défilait. Roy imaginait très bien par quelles réflexions il passait, par quels doutes il se voyait forcé de faire le détour. S'il s'en voulait un peu, il ne se trouvait pas coupable. Après tout, s'il fallait le traiter d'égoïste pour qu'il se mette à réfléchir à son comportement, cela en valait la peine. Il n'avait jamais réussi à lui faire comprendre ce qu'il pensait de ses agissements. Edward avait toujours admis son impulsivité après coup. Il s'était remis en cause plusieurs fois. Il s'était senti responsable. Damnable. Mais il n'avait jamais arrêté. Peut-être parce qu'il ne savait pas quelles raisons le poussaient à être si emporté.
- T'es devenu vraiment con, insulta Ed au bout d'un moment.
- Ah oui ? s'agaça Roy qui ne s'attendait pas à un tel retour. Et pourquoi ?
- J'ai peut-être été égoïste sur ce coup-là, admit Edward dans sa barbe. Mais c'est pas parce que je veux le sauver. C'est parce que je l'aime, ce gosse.
- Ca, j'avais compris.
- Et il m'a sauvé la vie plus d'une fois.
- Avec la voiture ?
- Pas que.
Roy attendit, mais Edward ne semblait pas vouloir lui en dire plus.
- Quand, alors ? insista-t-il.
- Après. J'ai pas franchement envie d'en parler, mais je sais ce que je lui dois. C'est lui qui m'a demandé de venir avec nous. Je n'ai jamais rien proposé, moi. S'il veut apprendre l'alchimie, je serai son maître. L'alchimie suit un cycle. Je ne pensais pas avoir d'élève un jour, comme mon maître ne pensait pas en avoir non plus. Ils nous tombent dessus. C'est comme ça. C'est peut-être débile pour toi, mais j'ai pas envie de lui dire non. Je suis pas légitime pour lui dire non.
- Tu es complètement légitime pour lui dire non, Ed. T'es même pas de ce monde.
- Putain tu me gaves ! Je suis peut-être quatorze ans trop tôt, mais je suis au bon endroit ! Je suis là où je dois être puisque ce que je fais ne fait que confirmer ce que j'avais vécu !
- Et si tu n'avais rien fait ?
- Je n'aurais jamais pu rien faire, Roy ! Je peux pas ! C'est trop affreux, je ne peux pas rester les bras croisés à ne rien faire et laisser les gens souffrir !
- J'ai dit à Maes qu'il faudrait qu'il démissionne.
C'était sorti tout seul. Le parallèle était trop grand, et il ne comprenait que trop bien. Edward avait tourné la tête vers lui, incrédule.
- Hein… ?
- Moi non plus, je peux pas ne rien faire.
Roy actionna le clignotant et s'engagea sur une nouvelle route. Il avala plusieurs kilomètres avant qu'Edward ne reprenne la parole.
- Je n'ai pas changé, constata Ed, les sourcils froncés. N'est-ce pas ?
- Je dois lui donner le feu vert. Et, comme tu es hors de ta temporalité, peut-être que tu ne sera pas affecté par les changements.
- C'est vrai.
Le temps était gris et le fond de l'air était frai. Edward se contorsionna pour récupérer un pull fourré dans un sac sur la banquette arrière. Puis, il enroula son écharpe rouge autour de son cou.
- Ca te va bien, cette couleur, complimenta Roy, un sourire en coin. Adrien a bien choisi.
- Au hasard, en plus. Il ne sait pas qui est le Fullmetal Alchemist.
- J'aurais pas la patience de faire du crochet.
- Moi non plus. T'as pas froid aux mains ?
- Ca va, pour le moment. Mes gants sont mouillés de toute manière.
- Comme si le Flame Alchemist ne pouvait rien faire pour les sécher.
- Mm…
- Et Hughes, alors. Il a déménagé à Central, non ? C'est ce que tu disais dans tes lettres.
- Oui. C'est là où je lui ai parlé de cette histoire de démission.
- Je pense que c'est une bonne idée.
- … C'est vrai ?
- Oui. Peut-être pas tout de suite, mais quand Scar commencera à apparaitre, il faudrait qu'il se carapate. Entre temps, il a résolu pas mal d'enquêtes et sauvé du monde. Faut pas l'oublier.
- Ouais…
- … Alors on continue de changer les choses ?
- On essaie, en tout cas.
- Ok. Ca me va.
A vrai dire, Edward ne savait plus vraiment ce qui allait se produire d'important avant l'épisode de Liore. Ses souvenirs se rapportaient strictement à ce qu'il avait vécu et les missions qu'il avait effectuées. Il avait arrêté pas mal de criminels, détruit beaucoup de bâtiments et recherché activement, et inutilement, la pierre philosophale. Le reste lui semblait obscur et il se voyait mal rester à ne rien faire pendant plus de deux ans. Cependant, il avait besoin de temps pour devenir plus fort et régler son problème, s'il y en avait réellement un, avec l'élixirologie.
- Ed ?
- Oui ?
- Si je décide de changer les choses, toi, qu'est-ce que tu veux faire ?
- Comment ça ?
- Tes recherches pour t'en aller, et cetera ?
- Oh. Je compte t'aider.
- Ca va contre tous tes projets initiaux.
- Je sais.
- C'est parce que tu ne sais pas comment rentrer chez toi que tu veux m'aider ?
- C'est surtout parce que je veux rester avec toi.
- Mais tu vas continuer à chercher ?
Le cœur d'Edward se serra. Ils n'avaient jamais été aussi d'accord sur la marche à suivre. Pourquoi gâcher ce moment par une vérité qu'il n'aimait que trop peu ?
- Je vais faire des recherches… Mais, honnêtement, je ne veux pas te laisser tout seul face à tout ça.
- Je ne suis pas tout seul. J'ai Riza. J'ai Maes.
- De toute façon, la question se pose pas.
C'était peut-être un peu abrupt et le coup d'œil que lui jeta Roy ne fit que confirmer ses craintes. Il se doutait certainement de quelque chose…
- Tu sais, c'est normal que tu n'aies pas encore trouvé de solution pour rentrer, rassura Roy d'une voix étrangement douce. Tu n'as pas eu le temps ni les ressources pour te pencher sur cette question, ces derniers mois. Les choses vont redevenir plus calmes et tu pourras réétudier tous les dossiers. J'ai promis de t'aider, et je compte bien tenir ma promesse.
Le sourire que lui lança Roy lui fit mal.
Je n'ai aucune envie de m'en aller.
- Merci, remercia-t-il pourtant.
Aucune envie de dire que je peux m'en aller.
-o-o-o-
Rentrer chez eux plongea Edward dans un état de nostalgie imprévu. Le parfum de l'air, l'atmosphère familière, la calme quotidien… Tout le ramenait à une vie plus insouciante qu'il avait laissée derrière lui d'un claquement de porte spontané. Il se demandait quelquefois si Roy lui en voulait encore d'être parti fâché. Même s'ils s'étaient vite pardonnés, il avait malgré lui cette crainte qui ne le quittait plus vraiment. Pourtant, il ne lui posa pas la question. C'était lâche, peut-être, et il en avait conscience ; mais il avait besoin de cette lâcheté. Il n'était pas prêt à faire face à une adversité quelconque.
C'était étrange, d'être aussi fragile que ça. Il en avait honte mais il espérait que cet état n'était que temporaire. Déjà, il s'était débarrassé de la plupart de ses idées noires ; encore fallait-il que ses terreurs nocturnes suivent le même chemin.
Il dormait mal. Encore plus mal que lorsqu'il était au chalet. Il avait peut-être Roy à ses côtés et un lieu neutre de toute violence, mais il n'arrivait pas à se libérer de l'ombre tentaculaire d'un Envy tout-puissant. Il avait déjà eu peur, mais jamais cette peur ne s'était transformée en obsession. Là, il le voyait apparaitre dans la pénombre, se glisser sur les murs noyés par la nuit, se pencher au-dessus de lui, au-dessus de Roy, pour lui rappeler le péril qu'il était et ce qu'il pouvait encore anéantir.
Son quotidien cloisonné n'arrangea rien à ses craintes. Seul dans la maison, privé de toute sortie, abonné à un nombre d'activités physiques limité, les silhouettes qu'il voyait parfois apparaitre du coin de l'œil se multipliaient. Elles se glissaient derrière lui, effleuraient sa peau frémissante et il n'entendait alors que le tambour affolé de son cœur remplacer le silence. Autrefois, il avait aimé le silence. Il l'aidait à se concentrer, à étudier, à faire surgir de son esprit les réponses aux énigmes qui se dressaient sur son chemin. Aujourd'hui, il était devenu synonyme d'angoisse et de menace.
Roy n'était pas dupe. Si Edward se comportait le plus normalement du monde en sa présence, il l'entendait gémir dans le noir, l'apercevait sursauter au moindre bruit, l'observait jeter des coups d'œil compulsifs par-dessus son épaule. Et plus les jours passaient, plus il regrettait de l'avoir tiré de sa vie à la montagne qui avait au moins le mérite de l'isoler dans un lieu de liberté convivial. Il se surprit à aménager ses temps de travail autrement, privilégiant l'étude des dossiers en retard depuis chez lui, juste pour tenir compagnie à Edward. Lorsqu'il était forcé de rester plus longtemps au quartier général où qu'il décidait de se joindre à Havoc à la salle de sport pour se détendre un peu, Roy demandait systématiquement à Riza si elle pouvait aller jeter un œil chez eux pour lui éviter la solitude. Elle accepta plusieurs fois avant de refuser :
- Il n'a pas besoin d'une baby-sitter : il faut qu'il prenne un peu l'air. Il s'ennuie.
- Il étudie toute la journée. C'est Edward : il ne s'ennuie pas quand il est plongé dans un bouquin.
- Je commence à connaître Edward, soupira Riza. Les frères Elric n'étudient pas de cette manière-là. Ils ne tiennent pas en place, non plus. Ça fait combien de temps, maintenant, qu'il est rentré ? Un mois ? Est-ce que vous avez déjà vu Edward Elric rester en place un mois entier ?
- Et si on le reconnait ?
- Lentilles, teinture, lunettes... Faites ce que vous avez l'habitude de faire.
Roy réfléchit et en vint à la conclusion que c'était peut-être la meilleure solution. Lorsqu'il en fit la proposition à Edward, il vit passer dans ses yeux dorés un éclair de terreur qui ne lui ressemblait pas. À ce moment, il regretta qu'il n'ait pas encore trouvé de solution pour rentrer chez lui : là-bas, au moins, il pourrait s'émanciper du danger que représentaient les homonculi ; sortir sans craindre de se faire reconnaitre ; retrouver son frère qui, contrairement à lui, saurait surement trouver les bons mots pour l'apaiser.
- Sinon, je peux aussi te ramener à Briggs, ajouta Roy en voyant la négation poindre aux bord des lèvres d'Edward.
- Si je suis rentré, ce n'est pas pour retourner là-bas.
- Oui. Mais ici, tu es malheureux.
- Je ne suis pas malheureux.
- Arrête : même Hawkeye le voit.
- Quoi ?
- Tu ne trompes personne, comme ça. Alors voilà, déclara Roy avec autorité tout en déposant sur la table un sac rempli d'accessoires capables de le transformer. On va arranger tes cheveux, modifier tes yeux, etc. Et ensuite, on ira faire un tour. Parce que j'en ai marre de te voir trainer ta misère dans la maison.
Roy ravala sa salive, surpris de se voir lui parler ainsi. Le Fullmetal se rembrunit, sourcils froncés, poings serrés.
- Je traine pas ma misère : je reste discret. Tu m'as assez reproché de ne pas l'être, alors tu devrais être content.
C'est Edward. Pas le Fullmetal.
Roy se radoucit malgré lui.
- D'accord, mais tu ne risques rien ici.
- Ce n'est pas pour moi que je m'inquiète.
- Alors pourquoi ? Il n'y a aucune chance qu'on te reconnaisse. Les homonculi sont à Central, tu ne ressembles plus du tout à Eric Ford et tu es avec moi.
- C'est justement ça le problème, Roy. Je ne veux pas être vu avec toi. C'est trop dangereux.
Roy lâcha une énorme expiration et laissa retomber sa tête en arrière, découragé. Il se ressaisit presque aussitôt.
- Dans ce cas, sors sans moi. Je m'en fous, mais fait quelque chose. Trouve-toi un nouveau travail. Va à la bibliothèque. Va te dégourdir les jambes à la campagne. Va courir dans le parc. J'en sais rien, Ed, mais tu peux pas rester comme ça, ok ?
Roy s'assit juste à côté de lui, cherchant le regard fuyant d'un Edward grincheux. Sa main glissa sur la sienne pour assouplir son poing aux jointures blanchies.
- Edward…
- Très bien, puisque t'insistes. Mais t'iras pas me reprocher des trucs si je fais des conneries.
-o-o-o-
C'est par fierté qu'Edward écouta les supplications de son compagnon. Parce qu'il ne pouvait pas admettre qu'il était mort de trouille à l'idée de mettre les pieds dehors. Ni à Roy, ni à lui-même d'ailleurs. Lorsqu'il fit son premier pas à l'extérieur, les cheveux fraichement coupés, les iris verts, des lunettes de professeur sévère sur le nez, la barbe taillée, et cet affreux poil auburn qui lui rappelait, à s'y méprendre, la couleur des citrouilles, il sentit tout son corps se tendre sous le soleil hivernal et sa peau se couvrit d'une rosée d'effroi.
C'était stupide.
Il le savait.
Alors il poussa le portique, ignorant les spectres dantesques qui l'escortaient de près. Il les percevait dans son dos, toujours plus proches de lui. C'était dans sa tête, mais il ne pouvait s'empêcher de jeter des coups d'œil par-dessus son épaule.
Cinq minutes plus tard, il était rentré.
Le lendemain, il recommença.
Ces sorties quotidiennes étaient absolument terrifiantes. Pourtant, elles se transformèrent progressivement en une série de défis qui consistaient à aller tous les jours plus loin, plus longtemps.
Il lui fallait courir. Parce qu'il fuyait, peut-être. Sa poitrine se déployait et ses cheveux teintés s'humectait d'une moiteur dénaturée qui coulait parfois pour laisser des traces orangées sur le col de ses vêtements.
Il courrait pour oublier, aussi. La ville lui semblait abstraite. Tout tournait au ralenti ; les gens existaient sous forme d'images figées. S'il captait des mots isolés dans le brouhaha incessant de la ville, il était bien incapable de reconnaitre les bruits suspects, indices secourables face aux esprits frappeurs. Alors ses pas martelaient le sol pour arrêter le temps. Son souffle erratique avait toute l'attention de son cerveau. Un instant, il distançait les affres de ses tourments.
C'est peut-être pour les écarter davantage qu'il se retrouva un beau jour au parc de Central, situé juste à côté de la bibliothèque nationale qui contenait par ailleurs une succursale dédiée à l'armée. Jeune, il y avait passé beaucoup de temps. Et lorsqu'Alphonse le jugeait trop nerveux à force de s'attarder encore et encore sur la même phrase incompréhensible, il le trainait par la peau du cou et allait lui acheter un beignet au kiosque du jardin. Il attendait sur un banc, dévorait ce que son frère lui apportait et, parfois, il s'endormait.
Il s'assit sur ce même banc, essoufflé par la course-poursuite. Le kiosque était toujours là. La devanture était neuve. C'était un bon souvenir et il sourit à un Alphonse fantasmé qui éloigna ses démons quelques minutes de plus. Lorsqu'ils l'atteignirent de nouveau, il se releva pour décamper.
Edward retourna sur ce banc les jours suivants. Roy vit en lui une amélioration et fut surpris de rentrer, un soir, et de trouver la maison vide. Ce n'était pas pour longtemps et voir son amant revenir trempé par l'effort lui donna une furieuse envie de lui. Il le lui fit comprendre mais n'insista pas. Depuis qu'ils étaient rentrés, c'était le calme plat.
Quelque part, Edward savait que se rendre sur ce banc tous les jours n'était pas prudent. Pourtant, il s'y rendait irrémédiablement, comme s'il s'agissait là d'une cachette rassurante, d'une forteresse de coussins capable de sauvegarder l'enfant de ses ennemis fantastiques. Il se laissa prendre au jeu, si bien que ce qui n'aurait pas dû le surprendre le pétrifia.
- Ca vous dérange pas que je me mette là ?
Un gamin s'était effondré à côté de lui en râlant, faisant trembler le banc.
Edward ne put s'empêcher de le fixer, les yeux ronds, les lèvres entrouvertes.
Il était blond, les cheveux longs, avec cette tresse caractéristique ; et ce pantalon de cuir ; et cette veste pétante.
- Oh eh. Ca va m'sieur ?
Il était minuscule.
- … Vous voulez ma photo ? grommela finalement le garçon d'un air blasé.
Il était tout simplement incapable de parler. Au moins, il referma la bouche, pour ne pas paraître trop abruti.
- Bon, ça suffit ! Qu'est-ce qu'il y a ?!
Il avait fait exprès. C'était certain. Parce qu'il voulait voir…
Edward tourna la tête vers le kiosque pour voir apparaitre une armure géante discuter avec le vendeur. Alphonse était là.
Il se releva d'un bond, fébrile. Il avait envie de se précipiter vers lui ; de le prendre dans ses bras. De lui raconter ce qu'il lui était arrivé. De le rassurer sur sa condition. Bien sûr qu'il retrouverait son corps. Il sacrifierait tout pour lui. Il sacrifiera tout pour lui.
- Hey, paniquez pas. C'est que mon frère.
Ledit frère leur fit face et se mit à avancer vers eux.
- Frérot, il n'y avait plus au chocolat, alors je t'ai pris à la pomme. Bonjour monsieur.
- Ca ira.
- Al, murmura Ed d'une voix qui le trahissait.
Les deux frères tournèrent la tête vers lui et il sentit ses joues le brûler.
- Ils sont très bons, à la pomme, bredouilla-t-il finalement.
- Oh ? Vous venez souvent ici ? demanda amicalement Alphonse.
- Quelquefois…
- Je vous aurai pas déjà vu quelque part ? interrogea le petit blond d'un froncement de sourcil.
- On s'est peut-être déjà croisé ici, se précipita Edward. Je… Je dois y aller. Bonne journée !
Edward fit volte-face et repartit à grands pas. Il eut tout juste le temps d'entendre la voix d'Alphonse reprocher à son alter-ego un « qu'est-ce que tu as fait, encore ? » qu'il s'était déjà éclipsé et qu'il s'était remis à courir.
Lorsqu'il rentra, Roy l'accueillit avec le sourire mais il leva un sourcil interrogateur lorsqu'il le vit aussi agité :
- Qu'est-ce qu'il t'es arrivé ?
- Je me suis vu.
- Hein ?
- J'ai vu Alphonse. Tu ne m'avais pas dit qu'on était en ville.
- Tu… Je te l'ai dit hier soir !
- Ah bon ?
Définitivement fait exprès.
- Oui. Purée, ils ne t'ont pas reconnu au moins ?
Edward secoua négativement la tête et se laissa tomber sur le canapé.
- Ca va… ?
Roy s'avança vers lui et s'assit à ses côtés.
- Oui.
- Ca a dû te faire bizarre.
- T'imagine pas…
- Alors… ?
Je veux rentrer voir Alphonse.
Et s'il avait imaginé son corps retrouvé ?
- Je pensais pas que j'étais si petit, murmura-t-il finalement.
- Un mètre vingt, tout au plus.
- Ah, ah. C'est drôle.
- Mon petit lilliputien.
- J'avais que douze ans !
- Tu as eu vingt-six ans. Il en a donc treize.
- Oui, ben, je suis sûr qu'à treize ans tu n'étais pas beaucoup plus grand. Et puis c'est le résultat qui compte. T'as vu le beau gosse que je suis devenu ?
- C'est bien vrai, sourit Roy, passant une main sensuelle sur sa cuisse.
Edward examina cette main quelques secondes avant de plonger ses yeux dorés dans la noirceur de ceux de son compagnon. Ce dernier eut un sourire en coin et il se pencha vers lui pour effleurer ses lèvres des siennes. Il y eu un soupir d'aise. Une porte trop longtemps restée fermée s'ouvrit et, tandis que leurs deux corps se retrouvaient en un seul, les spectres s'éclipsèrent pour un moment, au moins.
-o-o-o-
Il semblait à Roy que tout était redevenu comme avant. Edward, malgré les cauchemars et les quelques œillades qu'il jetait encore par-ci, par-là, avait repris contenance et était redevenu lui-même – ce qui incluait bien évidemment ses moqueries, son impulsivité et ses monologues intellectuels. Mais qu'importe : Edward allait bien, et c'est tout ce qui comptait aux yeux du militaire.
Au travail, les choses de déroulaient bien. Il n'avait pas trop de retard dans la gestion des documents administratifs, maintenait ses séances de sport, résolvait les enquêtes et se faisait bien voir par la hiérarchie de Grumman. S'il n'était pas forcément le plus apprécié des colonels pour son jeune âge vu d'un mauvais œil par certains, on ne pouvait lui reprocher ses compétences et son efficacité. Son équipe était opérante comme jamais et il sentait une cohésion plus grande souder ses membres.
Seul Maes lui manquait un peu. Il avait certes toujours droit à des coups de fil aussi intempestifs qu'ennuyeux, mais leurs soirées à refaire le monde se faisaient sentir par leur absence. À la fin du mois de février, Roy décida donc de laisser Edward à East City pour rejoindre son meilleur ami pour un weekend. Le blond aux cheveux de nouveau teints lui assura que tout irait bien pour lui et le militaire s'en alla, laissant son compagnon seul pour une semaine : son allée à Central lui permettrait en effet d'assister à des réunions au sommet arrangées, bien entendu, par un Maes Hughes toujours aussi doué pour fabriquer des bons plans. C'était notamment l'occasion pour lui de se faire des connaissances favorables à sa venue à Central City.
Edward, donc, se retrouva seul dans cette maison peuplée par ses démons. Désormais, il les ignorait la plupart du temps et savait aussi les enfermer en-dehors de son laboratoire. Là, il continuait de faire des recherches sur l'élixirologie, explorant les pistes du temps en pensée et élaborant des hypothèses aussi nombreuses que les vagues de l'océan. Quant à la pratique, elle restait pour le moment enfermée dans un placard verrouillé dont la clé avait été égarée.
C'était un comble. Il s'était battu si férocement pour retrouver ses capacités alchimiques, et maintenant qu'il avait l'occasion d'en expérimenter les possibilités, il se retrouvait dans l'incapacité de le faire. Non pas qu'il ne puisse pas. Mais il s'y refusait obstinément.
Bien entendu, Roy n'en savait rien.
Il s'était demandé pourquoi.
Il avait premièrement pensé qu'il se refusait la possibilité de remonter dans le temps et de rendre ainsi son retour possible. Avant Fosset, il ne s'était hasardé à cet exercice qu'avec des objets inanimés ; il n'avait donc aucune idée de s'il lui était possible de le faire avec quelque chose de bel et bien vivant. Pour autant, ce n'était pas la seule raison qui l'empêchait réellement de l'utiliser. En réalité, il avait continué à le faire à Fosset parce qu'il n'avait pas vraiment le choix, mais le royaume des morts qu'il avait aperçu sur le front de Marco, juste avant le tunnel de Gesundheit lui revenait régulièrement en mémoire.
Depuis, l'élixirologie lui avait fait du mal. Il s'était embrasé, consumé, calciné ; à tel point qu'il avait bien failli s'incinérer. Depuis la mort d'Isabelle, il n'avait utilisé cette capacité qu'une seule fois. Quand il s'était remis, au chalet, et qu'il avait pu se tenir sur ses deux jambes pour errer dans le refuge tel le mort-vivant qu'il était devenu, il avait vite voulu se rendre utile. Cela tombait bien : il y avait toute une grange à remettre sur pied avant que la neige ne se décide à ensevelir les ruines jusqu'au printemps. Or, au printemps, il ne serait plus là. La tâche incomberait alors à un Adrien boiteux, à un Valentin revêche, à un Gabin maladroit et à deux jumelles trop petites pour pouvoir aider dans ce genre de travaux. Il était donc sorti à l'extérieur, avait tracé un très grand cercle et s'y était mis.
Il était parvenu à ses fins, bien sûr, mais dans des circonstances qui l'avaient laissé perplexe. Son bras droit, bien présent, lui avait semblé redevenir mécanique ; la jointure de son épaule l'avait fait souffrir ; à gauche, les brûlures de Gesundheit l'avaient irradié ; et l'image multiple d'Isabelle s'était imposée à lui. C'était peut-être un traumatisme. Les spectres qui l'entouraient toujours n'en étaient qu'un indice supplémentaire. Pour autant, il craignait que la Vérité y soit pour quelque chose…
Alors, oui, il avait mis l'élixirologie de côté. Au moins le temps qu'il ne règle ses problèmes personnels et qu'il se sente la force d'y faire face.
Il chiffonna le papier sur lequel il avait griffonné en soupirant. La présence du temps, si on ne se concentrait pas uniquement sur l'idée de la forcer, impliquait une infinité de possibilités, de remises en question, de problématiques toutes plus casse-tête les unes que les autres. Il se sentait à la fois stimulé et harassé par tout cela ; tout simplement parce qu'une quantité de travail pareille ne pouvait être abattue par un seul homme. Une fois de plus, il se mit à songer à Alphonse. Lui aurait su par où commencer et l'aurait mis sur la bonne voie.
DING DONG
Edward sursauta et se baissa aussitôt, espérant que personne ne puisse le voir par la fenêtre. Il n'avait pas été malin : il l'avait laissé ouverte le temps que ses mélanges chimiques – qu'il étudiait toujours – ne soit réalisé. Il fallait bien aérer. Mais, maintenant, il était fort probable qu'on sache que la maison n'était pas inhabitée.
DING DONG
À pas de loup, il se dirigea vers la porte et l'ouvrit pour s'infiltrer dans le couloir. Les fantômes l'y attendaient et se mirent à virevolter autour de lui. Il les dégagea à coup de volonté et entreprit de descendre les escaliers avec prudence. Par la fenêtre, il ne voyait personne apparaitre. La personne devait encore être devant la porte d'entrée. Silencieusement, son œil se glissa dans le judas.
Personne.
Soupir.
Il imaginait encore des choses.
Les spectres rirent et il leur cracha dessus.
Toc toc toc
Edward se raidit, le cœur battant.
Cela venait de la cuisine, cette fois.
Il avait eu beau les insulter, les ombres autour de lui avaient grandi et tentaient désormais de l'étreindre.
Stupeur.
Tremblements.
Bond en avant.
Comment pouvait-on être si étranger à sa propre maison ?
Il s'accroupit à l'entrée de la cuisine pour jeter un œil à travers la vitre de la véranda le plus discrètement possible.
Il y avait quelqu'un. Il l'avait aperçu une demi-seconde. C'était suffisant pour savoir que c'était une fille. Blonde. Avec les cheveux longs. Et une boucle d'oreille. La même qu'il portait. Que Gabin lui avait donnée.
« Retourne à l'intérieur et ferme les fenêtres !
- Y fait trop chaud !
- Bon, alors laisse-la ouverte mais reste à l'intérieur.
- Qu'est-ce qu'il fout là ?
- Il était dans la voiture quand je l'ai prise, je m'en suis rendue compte qu'en arrivant puisque ce bêta ne s'est pas manifesté avant !
- Il faut qu'on décampe.
- De toute façon, on allait pas faire grand-chose d'autre vu l'état dans lequel tu es, cassa la blonde.
Edward soupira, trop douloureux pour pouvoir répliquer quoi que ce soit. Pourtant, Isabelle ne fit pas mine de revenir à la voiture. A la place, elle tarda à poser une question :
- Il est mort ? »
Sa respiration devint incontrôlable et il se laissa tomber par terre, la tête entre les mains.
Il n'était pas mort.
Elle était morte.
Pourquoi était-elle devant la porte de la cuisine ?
Toc toc toc toc toc toc toc toc toc toc toc toc toc
Il est là.
Comment l'avait-il retrouvé ?
Il n'arrivait plus à respirer du tout.
Les murs se réduisaient autour de lui. Les silhouettes prenaient presque toute la place désormais. Il était incapable de se battre dans cet état.
Se battre.
Peut-être qu'il fallait qu'il se batte.
Il n'avait jamais battu Env… Mais Pride. Mais Père. Peut-être que…
- Hey ! Oh ! Y'a quelqu'un ?
La voix était étouffée. Elle était innocente. Elle était jeune.
Edward cligna des yeux et releva le nez de ses genoux. Les ombres rendaient la pièce si noire. Pourtant, il y avait de la lumière, dans la cuisine.
Sa bouche s'ouvrit et l'air s'engouffra dans ses poumons.
Tout devint plus clair.
- J'ai vu quelqu'un par la fenêtre ! Allez, ouvrez-moi !
On tambourinait la vitre.
Edward se redressa difficilement à l'aide du mur. Il y avait quelqu'un de bien réel dans le jardin. Ce quelqu'un, il allait le massacrer ; ou alors il mourrait. Roy aussi mourrait probablement.
Les ombres s'écartèrent sur son chemin et il entra dans la cuisine, dans la véranda, le dos bien droit.
Un condamné à mort, voilà ce qu'il était.
Gabin.
Habillé en fille.
La vaste blague.
Le sourire du gamin illumina toute la maison et les spectres furent broyés en une seconde.
- Que… ?
- Tu m'ouvres ? hurla le garçon à travers la vitre.
Fébrile, Edward ouvrit la porte vitrée.
- Moi, c'est le monde ! s'exclama Gabin en entrant, tout excité, arrachant sa perruque de son cuir chevelu. Le monde, c'est moi !
- Qu-quoi ?
- Un et tout, tout est un. Je suis ton apprenti, maintenant, alors ?
Edward resta interdit quelques secondes. Puis, ses lèvres fendirent son visage et les démons qui s'accrochaient encore à son cœur furent évacués dans un grand rire.
