Chapitre 7 : Les lucioles dans le ciel

Ville de Selphia, bureau d'Arthur, 17ème jour de l'Eté…

Illuminata tourna entre ses mains fines une paire de lunettes qui avait connu des jours meilleurs.

_ Quand je pense que vous avez retourné toute la ville pour les retrouver… Elles sont si importantes que ça, ces lunettes ?

_ Tu ne chercherais pas ton monocle s'il venait à disparaitre ?

_ J'en ai d'autres.

Arthur prit les vieilles lunettes des mains de l'elfe et sourit avec amertume avant de les ranger dans un coffret finement ouvragé.

_ Ces lunettes sont uniques… Mais ne parlons pas de ça pour le moment, je ne t'ai pas fait venir pour ressasser le passé. J'aurais besoin de ton expertise de fleuriste.

Les yeux bleus de l'elfe brillèrent d'intérêts. Elle alla s'asseoir sur l'un des confortables divans de la pièce, prenant une tasse de thé sur le plateau posé sur la table basse. Elle croisa les jambes et sourit.

_ Je vous écoute, Arthur.

Le prince du royaume de Norad prit place face à elle, une tasse à la main, et lui parla d'une marchande venue de l'est avec divers échantillons de fleurs, se proposant de faire commerce de graines avec eux.

_ Mais j'ignore si le climat de Selphia conviendrait à de telles fleurs. Je les trouve magnifiques, mais cette marchande vient d'orient, d'un pays désertique et sec, alors qu'ici il pleut régulièrement.

Illuminata hocha la tête et prit le livre que lui tendait le jeune homme, contenant des collages de fleurs séchées. Elle tourna les pages avec précaution, hochant lentement la tête.

Arthur l'observa, fasciné par le sérieux qu'elle dégageait à cet instant, remontant son monocle sur son nez. Il était mignon, son nez, légèrement en trompette, parsemé de discrètes tâches de rousseur.

_ Il faudrait installer des serres si vous vouliez que je cultive ces fleurs pour les vendre dans ma boutique, mais je pense que ce sera possible.

_ C'est vrai ?

_ Oui, surtout qu'Amber est là pour m'aider, maintenant. Elle a un don avec les plantes, et je suis sûre qu'elle sera ravie de découvrir de nouvelles variétés.

_ Amber… C'est une étrange jeune fille. Parfois j'ai l'impression qu'elle n'a jamais vécue avec d'autres gens, qu'elle ignore les codes sociaux régissant un groupe.

_ Mais elle a bon fond, c'est une brave petite. L'autre jour, j'ai réalisé que des graines avaient été volées à la boutique. J'ai mené ma petite enquête, et je me suis aperçue que c'était Amber qui les avait prises.

_ Elle t'a volée ?

_ Elle n'avait pas conscience que c'était du vol, quand je le lui ai expliqué, elle a fondu en larmes. Elle avait prit les graines pour les planter dans un coin du lac du Dragon que j'avais repéré. La terre était bonne, mais rien n'avait jamais été semé, je trouvais ça triste, et je l'avais dit à Amber. Elle voulait simplement me faire plaisir en plantant les graines là-bas.

Arthur inclina la tête en souriant. Il entendait dans la voix de l'elfe l'attachement qu'elle portait déjà à la jeune Amber, qui n'était pourtant pas avec elle depuis très longtemps.

_ Tu as l'air de bien l'aimer, cette petite.

_ Elle me rappelle ma petite sœur.

_ Tu as une sœur ?

_ J'avais. C'était il y a longtemps. Elle est morte depuis au moins un siècle. Une querelle avec les elfes noirs, nous sommes pourtant de la même espèce, mais nous sommes comme les humains, incapable de nous entendre d'un pays à l'autre. Notre vanité est fautive, les elfes noirs sont tellement beaux que les autres les jalouses. Enfin, c'est la vie !

_ Je suis désolé… Attends un peu, tu as dit… un siècle ?! Quel âge as-tu ?

Illuminata éclata de rire en refermant le livre de fleurs séchées.

_ On ne demande pas son âge à une demoiselle, voyons ! Qu'avez-vous apprit dans votre grand château d'aristocrate, Grand Prince de Norad ?

Arthur passa sa main dans ses cheveux blonds avec un sourire gêné. Il avala son thé pour reprendre contenance, se brûlant la langue au passage du liquide brûlant, déclenchant un nouveau fou rire chez l'elfe.

Il sourit doucement en la regardant rire.

_oOo_

Magasin de Blossom, 18ème jour de l'été…

Depuis sa chambre à l'étage, Doug entendait l'agitation joyeuse régnant toujours dans le magasin de la vieille Blossom. C'était son jour de repos, alors il prenait son temps pour descendre. Il savait que la vieille dame aimait cette ambiance, elle qui n'était jamais aussi heureuse que lorsque son magasin était plein de clients.

Les oreilles en pointes typique des nains permirent à Doug d'entendre Blossom tousser, sans doute dans un mouchoir. Il s'inquiétait, cette toux persistait, et Blossom semblait ne pas s'en soucier. Il faudrait qu'il la force à aller voir le docteur Jones.

Mais pour l'heure, le jeune nain devait se concentrer sur la lettre entre ses mains. Il passa ses doigts dans ses cheveux roux, se rappelant de la mine sombre d'Arnaud lorsqu'il la lui avait apportée. Il comprenait son air soucieux.

Il connaissait chaque mot de la courte missive par cœur, mais la relisait pour en être certain. Il l'approcha ensuite de la flamme de la bougie posée sur son bureau et la regarda brûler au bout de ses doigts.

Il ouvrit la fenêtre pour évacuer les cendres et l'odeur de fumée et regarda les passants dans la rue. Un éclat doré attira son regard et il observa Forte dans sa patrouille quotidienne, ses longs cheveux se balançant dans son dos, leur magnifique couleur d'or se détachant sur le bleu de sa cape.

Doug soupira et referma la fenêtre. Rien ne devait le distraire, pas même la belle Chevalier Dragon.

Surtout pas la belle Chevalier Dragon.

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Ruines Englouties…

Frey soupira en sortant sa canne à pêche de l'eau. Un petit ver tout rose s'agitait mollement sur l'hameçon ; mais de poissons, aucune trace. Elle ne s'en soucierait pas si elle avait d'autres choses à manger, mais ce n'était hélas pas le cas.

_ Si seulement Dylas me laissait traverser le pont, je pourrais peut-être trouver des légumes et des fruits sauvages, ou même des graines à planter, et avec un peu de chance, attraper un lapin ou une perdrix…

Elle soupira à nouveau et relança sa ligne, la jetant dans l'eau avec un petit son cristallin.

Mais plusieurs heures plus tard, elle n'avait toujours rien, et son estomac gargouillait avec de plus en plus de force.

_ Vous devriez changer de leurre.

Frey sursauta et se retourna. Dylas se trouvait derrière elle, ses sabots foulant sans bruit les dalles de pierre. Il courba l'encolure et frôla la surface de l'eau de ses naseaux veloutés.

_ Par ici, les poissons n'apprécient pas les vers. Ils préfèrent les cloportes. Et lancez votre ligne plus loin, ici c'est trop prêt du bord, il n'y a pas de poissons dans cette zone.

_ Changer de leurre ? Et éloigner ma ligne du bord ? … Mais… Comment un cheval peut-il savoir pêcher ?

Dylas se redressa en renâclant. Il se détourna, sa queue gris-mauve cinglant l'air avec contrariété. Il s'éloigna au trot, ses sabots martelant cette fois le sol avec fracas.

Frey inclina la tête sur le côté en le regardant disparaitre à l'intérieur des ruines.

_ Mais qui es-tu vraiment, Dylas ?

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Ville de Selphia, Palais du Dragon, 19ème jour de l'Eté…

Lest regarda le soir tomber depuis le balcon de sa chambre. Les rues commençaient à s'agiter joyeusement en ce jour de festival des lucioles, une nuit où les petits insectes lumineux naissaient et envahissait le ciel de tout leur éclat, chaque année rigoureusement à la même date. Lest l'avait lu quelque part dans les archives, ce phénomène ayant finit par donner naissance au festival. Les rues se remplissaient de stands colorés et de passants, les couples profitaient de l'occasion pour se donner rendez-vous, les enfants courraient après les insectes pour tenter en vain de les attraper…

Lest aussi avait courut dans les rues de la ville à la poursuite des lucioles, avec sa petite sœur.

Mais sa sœur n'était plus là, par sa faute.

_ Frey…

Quelques coups discrets à sa porte interrompirent ses réflexions.

_ Entrez.

Vishnal passa la porte et s'avança vers le prince. Il avait retiré son uniforme de majordome pour une tenue civile moins protocolaire, tunique claire ceinturée de noir, pantalon plus sombre, et ses bottes habituelles, usées par ses longues journées de travail.

_ Mon prince, je suis venu m'assurer que vous n'avez pas besoin de mes services ce soir.

_ Non… Tu vas assister au festival ?

_ Oui, Clorica m'a donné rendez-vous sur la place. Il y a de fortes chances qu'elle s'endorme au lieu de regarder les lucioles, cela dit.

Lest hocha la tête, n'ayant pas de difficulté à imaginer la scène. Il regarda sa ville s'étendant à perte de vue au pied du palais, écoutant les orchestres en plein air lancer leurs joyeuses musiques dans toutes les rues. La voix douce de Margaret lui parvenait depuis la place juste en dessous, accompagnée de sa harpe.

_ Vous n'irez pas au festival ?

_ Non… J'ai des comptes-rendus de patrouilles à étudier de toute façon.

Et puis, y aller seul, voir une certaine personne arborer un bonheur auquel il n'aurait jamais droit, ne pas avoir sa sœur avec lui… tout ça lui donnait surtout envie d'aller se cacher sous ses draps et de ne plus en sortir avant le lendemain.

_ Ah ! Regardez mon prince ! Les premières lucioles arrivent !

Lest suivit le doigt tendu de son majordome et regarda les insectes lumineux apparaitre dans les airs, enchantant instantanément la ville d'un paysage magique. L'une des lucioles voltigea jusqu'au balcon et se posa sur le nez de Lest, le faisant loucher.

Vishnal se mit à rire devant son expression surprise et chassa l'importune du bout du doigt.

_ C'était mignon, vous ressembliez à un chiot étonné, mon prince !

_ Un chiot… Je ne suis pas certain que ce soit un compliment !

Lest sourit avec un léger amusement et agita la main.

_ Aller, tu as assez perdu de temps, va rejoindre Clorica. Je ne veux pas qu'elle m'en veuille parce que je t'ai retenu…

_ Elle m'en voudra surtout à moi d'interrompre sa sieste, ne vous faites pas de soucis ! Bonne nuit, mon prince.

_ Bonne nuit à toi aussi, Vishnal.

Le majordome s'inclina et prit congé, refermant la porte de la chambre de Lest derrière lui sans un bruit.

Il soupira une fois dans le couloir désert du palais. Tous les domestiques étaient dans les rues à profiter du festival, même M. Volkanon sans aucun doute afféré à s'assurer que tout se passait bien.

Le jeune majordome en formation rajusta l'étoffe noire lui servant de ceinture, brodée finement sur le bord de motifs végétaux au fil clair.

_ Aller, en route, Clorica doit m'attendre.

Il réfréna son envie de retourner voir Lest pour lui présenter ses excuses. Il le voyait bien, ce regard triste dès que le nom de Clorica était mentionné… Mais il se contenta de se détourner de la porte close et de se diriger vers la sortie du palais.

_oOo_

Léandre ouvrit la fenêtre de la chambre qu'il avait louée à La Lanterne Rouge et regarda les milliers de lucioles parcourant les rues, à peine éclosent et déjà si éphémères. Combien de temps leur restait-il à vivre ? Une journée ? Une semaine ? Guère plus, les insectes vivaient bien moins longtemps que les mammifères. Sa queue de lion fouetta souplement l'air, comme pour chasser ses sombres pensées.

Il se détourna de la fenêtre pour contempler la femme étendue sur le lit, les draps de satins grenat enroulé autour de son corps nu. Elle était belle, sans doute la plus belle de tout l'établissement, avec son visage d'ange à la peau dorée et ses yeux noirs en amande. Ses longs cheveux noirs et lisses étaient étalés autour d'elle, ses lèvres rouges étirée en un sourire mutin.

_ Ma belle Naoko… Tu n'aurais pas envie d'aller flâner dans les rues pour profiter du spectacle ?

_ Tu me voudrais toute la nuit rien que pour toi, c'est ça ?

Léandre n'avait pas besoin qu'elle lui souligne le prix que cela coûterait pour la comprendre. Il ne devait pas oublier, jamais, que Naoko était une prostituée, et que quoi qu'il veuille faire avec elle, il lui faudrait payer. Pour quelques pièces, elle lui déclamerait tous les mots d'amour du monde.

Mais une illusion d'amour était toujours mieux que pas d'amour du tout.

_ Toute la nuit, ma chérie !

La jeune femme se leva gracieusement, faisant virevolter sa chevelure et passa une tenue typique de son pays natale tout à l'orient, un kimono écarlate magnifiquement brodé de volutes et de fleurs d'or. Léandre remit son pantalon et sa chemise et présenta galamment son bras puissant à la frêle Naoko.

Ils quittèrent la chambre et enfilèrent le couloir aux portes closes derrière lesquelles plus d'un son s'échappait. Ils descendirent les escaliers de bois pour se retrouver dans la pièce principale du bordel, où plusieurs entraineuses légèrement vêtue gloussaient autour des clients tout en les incitant l'air de rien à dépenser tout leur argent en boisson ou bien pour payer leurs services.

_ Tu es de sortie, Naoko ?

C'était une prostituée elfe qui avait interpelé la compagne d'un soir de Léandre. Malgré la beauté légendaire de sa race, elle avait un visage plus que banal et passe-partout, et des cheveux châtain foncé attachés en chignons lâche sur sa nuque. Elle portait un bustier de soie bleue assortie à ses yeux ternes, et une jupe longue blanche relevée d'un côté pour laisser voir ses longues jambes galbées.

_ Bonsoir Ylonna. Oui, Léandre va m'emmener au festival !

_ Voyez-vous ça… Moi aussi j'aimerais bien qu'un aussi bel homme m'emmène au festival… Une sortie comme ça, ça me ferais un salaire d'une semaine en une seule nuit !

Léandre préféra ignorer leur discussion. Ylonna les salua et se dirigea vers un soldat accoudé au bar, délassant largement son bustier pour lui offrir une superbe vue sur sa poitrine généreuse.

Il secoua la tête et sourit à Naoko avant de sortir avec elle.

_oOo_

Arnaud regarda les lucioles franchir l'arche de pierre sans être inquiétées. Les insectes étaient bien les seuls êtres vivants à pouvoir entrer et sortir de la ville en échappant aux examens attentifs des différents gardes. L'un de ces gardes se dirigea d'ailleurs vers lui, sa lance posée sur l'épaule. Il était grand, impression que renforçait son armure, et son visage était dissimulé par son casque à visière rabattue.

_ Soldat Arnaud, je suis le soldat Gred. Je viens prendre la relève.

_ Vous êtes juste à l'heure. Vous avez put profiter un peu du festival ?

_ Ça oui ! Je vous suggère d'aller au stand de brochettes, elles valent le détour !

Arnaud sourit et inclina la tête.

_ Merci du conseil !

Il laissa son collègue prendre son poste et s'éloigna dans les rues de la ville, savourant les odeurs des stands de nourritures, les couleurs vives des vêtements de passants, les lumières magiques des lucioles… C'était un spectacle si beau, si heureux… Il aurait voulut qu'il ne s'arrête jamais.

_oOo_

Restaurant de Porcoline, 22ème jour de l'Eté…

Porcoline regarda la joyeuse agitation régnant dans son restaurant en cette heure de midi. Il aimait voir les clients sourire en mangeant ses plats, écouter leurs bavardages enjoués, les potins de la ville s'échangeant par-dessus les tables. La musique de Margaret apportait une ambiance légère dans la salle, et Porcoline aurait aimé avoir le temps de s'arrêter. Cela dit, il n'avait pas de serveurs et devait donc assurer cuisine et service lui-même. Bon nombre de personnes s'interrogeait sur la façon dont il s'y prenait pour tout faire seul sans prendre de retard. On le lui aurait demandé, il aurait répondu qu'une bonne organisation était la clé de tout.

_ Bonjour Porcoline !

_ Ah, bonjour Oural ! Bonjour Mistral !

Les mages jumeaux le saluèrent en entrant, allant s'installer à leur table habituelle dans un coin tranquille. Ils ne furent pas tranquilles très longtemps. Facilement reconnaissable avec leurs cheveux blonds et leurs yeux bleus, ils étaient célèbres dans toute la ville de Selphia, et une nuée d'enfants se précipita vers eux.

_ Dis, monsieur le mage ! Tu peux me montrer un tour de magie ?

Oural et Mistral remirent leur repas à plus tard de bonne grâce pour montrer quelques tours à leur jeune public, les ébahissant lorsque la jeune femme fit s'envoler sous l'effet d'une brise la coiffe de Porcoline et son frère parvenir à façonner la terre dans un pot de fleur pour en faire un petit bonhomme d'argile qu'une fillette fut ravie de se voir offrir.

Porcoline se détourna du charmant tableau pour aller servir de nouveaux clients et soupira en voyant une femme-bête à la queue et aux oreilles de renard aussi noires que sa chevelure délicatement ondulée sortir sans même un regard en arrière.

_ Tout va bien, Porco ?

_ Ah ! Mais bien sûr ma chère Illuminata ! Veux-tu m'épouser ?

L'elfe rit de bon cœur tout en refusant un Porcoline surjouant son cœur brisé.