Année : 774 / novembre
Toi, moi et eux
Si rien n'était venu la réveiller, Ruri aurait très probablement dormi toute la journée, et peut-être même encore le lendemain. Mais ce matin, une douce caresse sur sa joue la tira lentement de sa torpeur. En entrouvrant difficilement les yeux elle vit C17, accroupi devant le lit, caressant sa joue de cette façon si caractéristique qu'il avait de faire.
Il lui sourit aussitôt qu'il perçu les mouvements de la jeune femme.
C'est en continuant d'entrouvrir ses paupières qu'elle remarqua une petite boule de poils argentés, formant une masse uniforme située juste à droite du cyborg. Deux points lumineux en émargeaient. Une petite tête … deux grandes oreilles dressées …
A peine Ruri eut-elle achevé d'ouvrir les yeux que Volt y vit le signal qu'il attendait. Le chiot bondit sur le lit à la vitesse de la lumière et étouffa littéralement la jeune femme à coup de léchouilles chatouilleuses qui la firent se relever si vite qu'elle manqua de se cogner la tête sur la tête de lit.
- Aie ! Oui, oui mais … laisse-moi respirer Volt ! Raaah C17 aide moi !
- Bonjour.
- Oui bonjour ! Non pas le visage Volt ! Mais où est-ce qu'il a laissé traîner son museau pour sentir aussi mauvais de bon matin ?
- Aucune idée.
- Génial …
- Tu peux me rejoindre dehors, j'ai préparé un peu de café pour toi. Les bébés humains dorment sur le canapé, on pourra mieux discuter si on sort.
- Oh ! D'accord. J'enfile un survêtement et j'arrive.
Ruri s'étira longuement, tentant de s'habiller tout en évitant les attaques du chien-loup qui s'agrippait à ses vêtements pour mieux s'entraîner à les déchiqueter. Elle se tourna vers son réveil et fut surprise d'y constater qu'il était presque 9 heures du matin. Elle n'avait pas vraiment dormi beaucoup, environ 5 heures, mais la présence de C17 alors que le soleil était levé depuis longtemps était très inhabituelle. Qu'avait-il bien pu faire des quelques heures durant lesquelles elle l'avait laissé tout seul ? En tout cas la jeune femme, bien qu'encore très fatiguée, avait déjà les idées plus claires que la veille. Elle quitta donc rapidement la chambre pour le rejoindre.
Le salon était encore plongé dans la pénombre. En ces journées de fin novembre la lumière du jour ne pénétrait que partiellement dans la cabane, mais C17 n'avait pas ouvert les volets comme il le faisait usuellement avant de partir prendre son poste. Il les avait laissé fermés, et Ruri compris pourquoi. Allongés l'un à côté de l'autre sur le canapé du salon, Mint et Moss dormaient en effet profondément. Leurs respirations étaient régulières et ils tenaient, bien serrés contre eux, les rebords de la couverture que C17 avait disposé sur eux. Il avait allumé un feu dans la cheminée, s'assurant ainsi de maintenir la pièce bien au chaud.
Refermant sur sa gorge la fermeture éclair de sa veste, Ruri décida de ne pas s'approcher. Elle en brûlait d'envie, mais elle ne voulut pas prendre le risque d'interrompre un sommeil qui paraissait si paisible. Alors, et en prenant bien soin d'amener Volt avec elle, elle s'empressa de sortir.
Sur la porche de la maison elle retrouva C17. Il avait installé du café, deux tasses et quelques biscuits sur un tabouret en bois placé juste devant le banc sur lequel ils avaient coutume de s'installer ensemble, souvent en fin de journée.
- Eh bien, tu t'es inscrit au concours du meilleur petit ami de l'univers ? lui demanda alors Ruri en souriant devant un tel spectacle.
- Ce truc existe ?
- Pas que je sache, mais tu aurais toutes tes chances.
- Alors pourquoi pas. J'aime bien être le meilleur.
- Haha oui, je sais.
C17 était soulagé. Ruri avait encore de grosses cernes sous les yeux et sa démarche était toujours tremblante. Clairement son corps avait encore besoin de repos. Mais elle était dans un bien meilleur état que la veille. Il lui fit signe de s'asseoir à ses côtés, servit le café et lui laissa le temps de manger et boire un peu. Tous deux regardèrent Volt se précipiter vers l'enclos des chevaux, et le jeune chiot se mit à courir dans tous les sens, slalomant entre leur pattes en agitant sa queue.
- Quel prédateur dis donc … finit par dire Ruri en soufflant sur sa tasse.
- Il est trop jeune pour avoir des réactions agressives envers de si gros animaux. Il les voit comme des partenaires de jeu. Mais quand il est dans la forêt c'est très différent.
- Ah bon ?
- Oui. Il suffit qu'il sente ou aperçoive un petit animal pour qu'il se mette à l'arrêt et qu'il cherche à s'en approcher. Il ne sait juste pas quoi faire après.
- Sa meute n'a pas pu lui apprendre à chasser, il était bien trop jeune. Tant mieux, on arrivera plus facilement à contrer son instinct. Il faudra juste que tu évites d'encourager son attitude de prédation. Ignore le quand il fait ça.
- Dommage. Je voulais qu'il apprenne à chasser les braconniers.
- Haha mais oui, bien sûr. Lancer un chien-loup adulte semi-sauvage dressé à l'attaque sur des humains. Quelle brillante idée, je me demande ce qui pourrait mal tourner.
- Il faut toujours que tu gâches mon plaisir.
- Et en plus je suis payée pour ça !
- Bon, tant pis. C'était une excellente idée, mais je n'insiste pas.
Ruri acquiesça en souriant de nouveau, puis elle prit une profonde inspiration. L'air était très frais en cette matinée d'hiver, mais elle aimait beaucoup cette atmosphère d'une nature en train de s'endormir. Les faibles rayons du soleil et la chaleur de son café suffisaient à ce qu'elle se sente bien dehors, humant l'air chargé des senteurs si particulières de l'hiver arrivant. Sans s'en rendre compte, elle avait fermé les yeux. Sa tête était encore lourde, et elle l'appuya machinalement contre la façade de la maison. Elle aurait littéralement pu s'endormir ici-même, bercée par le bruit du vent. C17 ne dit d'abord rien. Il voulait lui laisser profiter de ce petit moment de détente dont il sentait qu'elle avait bien besoin. Les nuits précédentes avaient dû être surchargées de cris, et il était certain que la jeune femme appréciait d'avoir enfin un peu de silence.
- Je sais que tu n'as pas assez dormi, lui dit-il enfin après quelques minutes. Mais je vais devoir y aller bientôt. Est-ce que tu penses que tu peux tenir quelques heures ?
- Bien sur. Tu n'aurais déjà pas du rester ici ce matin. C'est toujours toi qui arrive le premier au quartier général et ….
- Ne te préoccupes pas de ça, j'ai tout arrangé.
- Comment ça ?
- J'ai prévenu les rangers et Owen que pendant quelques jours les choses allaient être un peu différentes. Je vais rester avec toi le matin pour t'aider et que tu puisses dormir un peu. Et je repasserai au moins une fois dans la journée, en fonction de l'activité, pour que tu te reposes encore.
- Mais les …
- Les rangers ont modifiés leurs propres plannings pour me remplacer. Je ferais toujours un rapide survol du parc au lever du soleil. Et avec les caméras, si jamais je vois une urgence, je peux toujours partir m'en occuper. Comme ça pendant la journée tu ne seras pas totalement seule à t'occuper des bébés humains. Et quand au soir …
- Oh ça je …
- Je resterai dorénavant toute la nuit à la maison. Quand il sera temps pour toi d'aller dormir, tu iras dans la chambre. Les jumeaux resteront dans le salon avec moi, comme ça si jamais ils se réveillent je pourrais m'en charger.
- Mais tu …
- Quand à mes entraînements de nuits, pour l'instant je vais les arrêter. Comme ça je resterais ici pour les surveiller et tu pourras avoir le temps de sommeil dont tu as besoin.
- Oh non !
- Oh si.
- C17, j'ai pas en placer une depuis ...
- Oui, quelle agréable expérience en effet.
- Arrête, l'interrompit Ruri d'un ton sérieux. Tout ça c'est important pour toi. Ton travail. Ton entraînement. Je sais que ça compte.
- Au moins autant que ton truc que tu dois écrire.
- Ma thèse ? Un truc ?
- Je parie a peu près ce que tu veux que tu n'as pas rédigé une ligne depuis leur arrivée.
- .. non, c'est vrai. Mais ton entraînement c'est super important !
- C'est juste un passe temps pour moi.
- Mais non ! Imagine qu'un autre extra bidule dangereux débarque comme le monstre dont ta sœur t'a parlé et qu'on n'a tous oublié !
- Buu. Et elle a aussi dit que nous ne devions pas en parler nous non plus je te signale, pour éviter que les souvenirs des terriens ressurgissent. Et puis de toute façon quel rapport avec moi ? Il y a longtemps que je ne suis plus dans la course.
- Ah non. Non non non. Tu m'as raconté ce que C18 t'a raconté et la boule de truc géante à la fin, tu y a participé. Et juste après, Goku gagne. C'est évident que c'est ton apport d'énergie qui a tout changé et lui a permis de gagner.
- ... Sérieusement ?
- Absolument !
- Haha !
- Qu'est-ce que te fait rire ?
- Toi. Et ta capacité d'analyse des combats.
- A mes yeux le plus fort ça reste toi.
Elle plaisantait, évidemment, mais il y avait une part de vrai dans son affirmation. C17 la regarda, amusé, mais cette confiance inébranlable qu'elle plaçait en lui n'en restait pas moins très agréable à ressentir. Ruri ne voyait pas l'étendue de puissance qui l'éloignait maintenant des Saiyans qu'il avait jadis terrassé. Elle ne voyait pas tout cela. Elle le voyait lui. Seulement lui. Et jamais encore personne ne lui avait à ce point fait ressentir qu'il était utile et important. Dans ce petit monde qu'il s'était recréé à ses côtés, c'était comme si tout le mal l'ayant jadis atteint n'avait en fait jamais existé.
Ce monde était sans doute petit, mais elle en était le centre, et il s'y sentait chez lui.
« Toi ... Et moi ... »
Ce sentiment, cet attachement profond qu'il éprouvait rien qu'en la voyant.
C17 repensa aux évènements de la veille, et aux longues heures de réflexions qui avaient suivies.
- Je te dois des excuses Ruri, lui dit-il en essuyant délicatement une goutte de café que la jeune femme avait sur la commissure de ses lèvres.
- Non, c'est moi qui t'en dois, corrigea cette dernière. Je n'aurais pas du te mentir en te disant que tout allais bien et que je m'en sortais toute seule, alors que clairement, ce n'était pas le cas …
- Pourquoi tu as fait ça ?
- … Je ne sais pas trop. Disons que … là, c'était quelque chose de … 100 % humain. Donc je me suis dit que pour cette fois, je pouvais prendre en charge … sans avoir à … demander ton aide …
- Et parce que tu pensais que je ne serais pas capable de m'occuper des bébés humains ? demanda C17 avec malice, provoquant chez sa compagne une vive, mais peu convaincante, dénégation.
- Non non non ! Pas du tout !
- Tu es une menteuse. Mignonne, mais menteuse.
- Mais ...
- Pas la peine Ruri. Je comprends. Je ne sais même pas faire des courses sans toi, alors tu n'as pas tort. J'ignore tout de la manière dont je dois agir avec les bébés humains. Sans l'aide de C18 j'aurais été bien incapable de faire quoi que ce soit hier.
- Rolala c'est vrai ça ! On lui doit une fière chandelle. Je me demande ce que tu as bien pu lui raconter comme bobards pour qu'elle accepte de t'aider...
- Je sais faire avec elle, ne t'en fais pas. C18 ne peut rien me refuser. Elle n'a jamais pu.
C17 souriait, visiblement très amusé rien que par le fait de se remémorer la conversation de la veille. Buvant tranquillement une seconde tasse de café, il regardait au loin la valse de leurs chevaux et du chien loup qui semblaient se poursuivre dans l'enclos.
Ruri savait que la relation qu'il entretenait avec sa jumelle était très particulière. Il était très heureux, même s'il ne le lui avait jamais dit, d'avoir réussi à réparer ce lien que les évènements liés à l'arrivée de Cell avait distendu. Parfois, l'un ou l'autre décidait d'appeler, sans jamais avoir une raison précise pour le faire. Mais cela tombait toujours à propos. C17 s'éclipsait alors, préférant être au calme pour parler avec sa sœur. Ruri n'avait jamais assisté à une seule de leurs conversations. Son compagnon avait l'air de vouloir garder pour lui les détails de sa nouvelle vie, et même si la jeune femme n'en comprenait pas les raisons, elle l'aimait trop pour chercher à s'imposer. Peu importait le pourquoi. C17 était à l'aise ainsi, et elle avait même cru comprendre que le frère et la sœur ne se racontaient pas vraiment grand chose de leurs vies personnelles. Leurs échanges avaient l'air bien plus simples, mais il lui paraissait que ni l'un ni l'autre n'en ressentait le besoin. Leur relation ne fonctionnait pas ainsi, et ce depuis toujours.
C17 ne pouvait pas l'expliquer, mais il n'était pas nécessaire pour eux de parler de quelque chose de particulier pour se comprendre. Rien qu'au son de leurs voix, ils savaient tout de l'état d'esprit de l'autre, de ses préoccupations, de ses joies ou ses ennuis. Et savoir qu'ils allaient bien leur suffisait amplement. Par cet accord tacite passé entre eux, des années en arrière, tandis qu'ils regardaient l'horizon côte à côte, sur la plage devant la maison de C18.
Pour le moment, chacun suivait simplement son propre chemin.
La jeune femme ne pouvait cependant pas s'empêcher d'être curieuse, d'une curiosité que le silence de C17 sur le sujet ne faisait qu'accroître.
- Et donc, elle t'a raconté quoi d'autre d'intéressant hier soir ? finit-elle par demander en tentant de prendre un air détaché.
- Elle m'a donné quelques astuces avec les bébés humains. En gros, détourner leur attention avec des trucs pour qu'ils arrêtent de pleurer.
- Et … c'est tout ?
- Non.
- …. et ?
- Et quoi ?
- Raaaaah mais c'est pas possible de toujours devoir te tirer les vers du nez comme ça ! C'est le principe d'une conversation ! Je parle, tu réponds, et on recommence !
- Ah oui. J'oublie toujours. Tu veux savoir ce que C18 m'a dit en plus des trucs sur comment calmer les bébés c'est ça ?
- OUI !
- Eh bien si je devais te résumer notre discussion, je dirais que ma sœur m'a traité d'idiot immature, et irresponsable. Si ma mémoire est bonne.
- Ah ouais … quand même …
- A moins que ce soit dans un autre ordre, mais ça ne change pas grand-chose…
- Euh non, en effet. Je la trouve un peu dure sur ce coup là quand même …
- Tu ne me trouves pas idiot ? demanda C17 en souriant.
- Ah ben si, toujours, répondit la jeune femme en riant. Mais pour le reste …
- Si un jour tu devais la rencontrer je nierais l'avoir dit, mais C18 a souvent raison me concernant.
- C'est ta grande sœur, je suis certaine qu'elle connaît son petit frère par cœur.
- C'est justement de ça dont je voulais te parler, reprit C17 en reposant son café. C18 n'a pas tort quand elle parle d'irresponsabilité. J'ai agit ces derniers jours de façon totalement … stupide. Je t'ai laissé t'occuper des bébés toute seule alors que c'est une tâche épuisante.
- … je ne t'ai pas vraiment demandé ton aide chéri …
- Et je n'ai pas beaucoup insisté, justement. J'ai sans doute sauté sur l'occasion. C'est vrai que … les humains, j'ai du mal à interagir avec eux, le peu que je fais c'est toujours compliqué. Alors les bébés … je n'ai absolument aucune idée de comment ces machins fonctionnent …
- Machins ?
- Mais ce n'est pas une raison. Même si ce n'est que pour quelques jours j'ai moi aussi promis de m'occuper d'eux. Et toi et moi nous sommes une équipe. Je n'ai pas été à la hauteur, et j'en suis vraiment désolé Ruri.
- Mais non, ne dis pas ça, répondit tendrement la jeune femme. On va dire que sur ce coup là, on a tous les deux été nuls. Moi et ma stupide envie de te prouver que je peux me débrouiller sans ton aide. La fierté, c'est vraiment un sentiment complètement con.
- Je me sentirais presque visé sur ce coup là. Bon. Trêves de plaisanteries. Marché conclu, partenaire ?
C17 lui tendit son poing serré, l'air amusé, et Ruri s'empressa d'en faire de même.
- Absolument ! Et je dois avouer que tu t'en es bien sorti cette nuit sans moi.
- Les bébés sont toujours vivants, comme promis.
- J'ai vu, j'ai vu. Et c'est bien le principal ! Ils n'ont plus pleuré après que je sois partie ?
- Si, une fois.
- Oh non ! Mais tu as fait comment pour détourner …
C17 se tourna alors vers Ruri en souriant. Il lui montra la paume de sa main gauche ouverte, et y fit apparaître une boule d'énergie bleutée. Celle-ci s'éleva de quelques centimètres, et se mit à tournoyer lentement autour du visage de la jeune femme, avant de s'évaporer en laissant retomber au sol de fines particules lumineuses.
- Pfffff quelle triche ! C'est tellement pas du jeu … se contenta de marmonner Ruri.
Et sans répondre, C17 se leva, un léger sourire au coin des lèvres. Faisant un « V » victorieux de la main, il se contenta d'adresser un bref signe de tête à la jeune femme avant de s'envoler sans plus attendre pour reprendre son poste au sein du parc. Restée seule, Ruri s'empressa de retourner à l'intérieur. Elle vint s'asseoir en silence au pied du canapé où les jumeaux étaient toujours allongés, paisiblement endormis. Elle ajusta délicatement la couverture dans laquelle ils étaient emmitouflés et les observa pendant de longues minutes.
Ils avaient l'air d'aller bien. Leur respiration était lente, douce et régulière. Tout juste leurs petits poings serrés et leur posture, agrippés l'un à l'autre, lui fit percevoir que rien de ce qu'ils avaient vécus n'était encore derrière eux.
Elle revit avec douleur l'images de ces deux bébés, terrorisés, assoiffés et en pleur dans leurs lits, à l'étage d'une maison dans laquelle leurs parents étaient morts.
La jeune femme essuya cependant rapidement les larmes qui commençaient à poindre dans ses yeux. L'heure n'était pas à pleurer. Mint et Moss avaient tous deux besoin de son aide, et elle était déterminée à tout mettre en œuvre pour leur offrir le cadre le plus sécurisant possible. Même si elle n'avait jamais encore eu à prendre soin d'enfants, et encore moins aussi jeunes, un attachement profond s'était déjà établis entre elle et les jumeaux. Auprès d'Hazel, elle avait eu quelques jours pour se familiariser avec les soins et gestes à déployer auprès de bébés, mais pour le reste elle n'avait pas eu besoin de leçon. Quand ils n'étaient pas sujets aux crises de larmes, Moss et sa sœur passaient leur temps auprès d'elle.
Tout prêt.
Ils venaient vers elle, et réclamaient sans cesse sa présence, ses câlins ou d'être dans ses bras. Leurs visages poupons et leurs grands yeux brillants faisaient fondre son cœur en une fraction de seconde. Et au-delà de sa promesse, Ruri ressentait pour eux un réel attachement et une grande tendresse. Cela s'était fait instantanément. Sans qu'elle ait besoin d'y réfléchir. Quand ces deux petits bébés venaient vers elle en traversant à quatre pattes le salon, se suivant l'un derrière l'autre, et qu'ils tendaient ensuite leurs petits bras potelés dans sa direction, elle n'avait rien à penser.
Comme mue par quelque chose de plus fort que n'importe laquelle de ses réflexions, elle se penchait vers eux. Les protéger. Les consoler. Les recouvrir d'amour. Faire résonner leurs rires et cesser leurs pleurs. C'était viscéral. Instinctif.
Ruri se sentait cependant un peu écrasée par la responsabilité qui lui était tombée dessus. Caressant doucement une mèche de cheveux de Mint, elle repensa encore et encore. A Hazel. A sa tendresse. Ce « je ne sais quoi » qui lui avait immédiatement sentir qu'elle était une mère, dès la première fois qu'elle l'avait vue. Et plus que ça. Elle était une maman. Sa douceur. Sa bienveillance. Et … l'espace d'une seconde … le souvenir de sa propre mère lui revint. La saveur sucrée des petits déjeuners qu'elle lui préparait avant que la jeune fille ne parte à l'école. L'odeur de son pull fétiche quand elle venait pleurer sans ses bras.
« Jamais je n'arriverais à faire aussi bien que vous … » pensa-t-elle en soupirant.
Même si cette situation n'avait pas vocation à perdurer.
Même si très bientôt les jumeaux seraient confiés à d'autres membres de leur famille.
Ruri voulait faire de son mieux.
Et savoir que C17 l'aiderait, qu'il était là à ses côtés …
Ruri se sentit soudain moins seule.
Oui.
Elle n'était pas seule, et ne l'avait jamais été.
« … mais je ferai de mon mieux ! »
Et sur cette idée, Ruri se remit à sourire. Pleine d'un nouvel espoir, elle en oublia temporairement sa grande fatigue. Comme si sa discussion avec C17 l'avait revigorée. La matinée s'écoula ensuite, la jeune femme s'attelant à un peu de rangement jusqu'à ce que les jumeaux ne se réveillent et ne l'accaparent de nouveau.
Elle eut néanmoins le temps de lancer une machine à laver.
Et ce n'est qu'à ce moment là que Ruri remarqua une chose : depuis leur retour du Nord, C17 avait gardé la tenue qu'elle lui avait trouvée chez Oak, lavant sans doute lui-même le pull directement dans la salle de repos des Rangers. Son vieux jean troué, ses chaussures et surtout le t-shirt portant l'insigne du Red Ribbon. Il avait laissé tous ces vêtements dans la panière de linge sale.
Et ne les avait pas remis une seule fois.
- Volt ! Rends moi ma pantoufle TOUT DE SUITE !
Ruri se lança à la poursuite du jeune chien-loup à travers le salon, sous les regards curieux des jumeaux. Évidemment, le chiot n'avait aucune intention de se laisser attraper et, tenant toujours sa « proie » fermement dans sa gueule, il entreprit d'échapper à l'humaine furieuse qui lui courait après. Sa petite taille était un grand atout pour lui, lui permettant de zigzaguer avec aisance entre les meubles, pour le plus grand amusement de Mint et Moss.
- Reviens ici ! s'exclama Ruri après une énième esquive.
Le chiot répondit par un grognement et se lança dans un redoutable sprint vers la salle de bain. Quand soudain, une force inattendue l'agrippa par la peau du cou et le souleva au dessus du sol.
- Donne, demanda C17 de sa voix calme.
Volt se débattit quelques secondes, mais il n'insista pas bien longtemps. Il déposa la pantoufle dans la main de son maître, agitant sa petite queue en jappant, et C17 le remit sur ses pattes.
- Tiens, dit-il en tendant à Ruri les restes de sa pantoufle. Mais je pense qu'elle n'a pas survécu.
- Tu m'étonnes … bredouilla la jeune femme en contemplant le spectacle de sa chaussure éventrée. Tu es vraiment une catastrophe sur pattes Volt !
- Je persiste à penser que mon idée de le laisser se défouler sur les braconniers augmenterait les chances de survie de tes chaussures.
- Bien essayé, mais c'est toujours non ! En tout cas bien joué et merci, heureusement que tu es arrivé au bon moment. Il t'obéit drôlement dis donc ! Le dressage en forêt porte ses fruits on dirait.
- Ça en fait déjà un qui reconnaît qui est le chef ici.
- Le chef c'est le plus intelligent chéri.
- Et ?
- Rien, je ne veux pas te vexer. Bref. Alors ? Tu as trouvé ?
- C'est un furet. Je l'ai attrapé. Je le relâcherai d'ici une heure, quand toi et les petits seront couchés.
- Merci chéri !
Plus de deux semaines s'étaient écoulées depuis la discussion entre C17 et Ruri. Leur nouvelle routine était à présent bien en place, et l'adaptation s'était faite avec une étonnante facilité. Même si la jeune femme continuait d'assurer la plus grande partie des soins des jumeaux, l'aide de C17 lui avait été très précieuse. Il préparait le petit-déjeuner et la plupart des repas, prenait en charge le ménage et donnait même le premier biberon des bébés avec elle.
Et surtout, il permettait à Ruri de dormir tandis qu'il veillait sur eux la nuit. Ce n'était pas du tout inutile, tant les terreurs des jumeaux survenaient essentiellement à ce moment là.
Justement, cela faisait plusieurs jours qu'il cherchait quelle pouvait être la source des bruits étranges en provenance de leur grenier et qui déclenchaient systématiquement une grosse angoisse chez Mint et Moss. Et donc, enfin, il venait de capturer l'animal sauvage qui en était la cause.
- J'irai te racheter une paire de pantoufles demain, reprit C17 en venant s'asseoir près de Ruri.
- A ce propos … je peux te demander un truc ?
- Oui.
- Tu penses que … ce serait possible qu'on y aille ensemble avec les jumeaux ?
- Tu as peur que je ne te prenne pas une bonne pantoufle ?
- Quoi ? Oh ! Non pas du tout ! Ton sens de la mode est proche du zéro absolu mais pour des pantoufles, ce n'est pas bien grave !
- Ah ?
- En fait … c'est surtout que ça fait plus de 3 semaines que je ne suis pas sortie. Je suis enfermée ici toute la journée et … j'avoue que j'étouffe un peu à ne jamais parler à personne … Tu comprends ?
- Pas vraiment.
- Ah oui, c'est vrai, j'oubliais que je vivais avec un ours …
- Un cyborg.
- … Je t'ai déjà expliqué ce qu'était une métaphore ?
- Non.
- C'est bien ce que je pensais. C17, je sais que toi tu n'aimes pas vraiment parler avec les gens. Mais moi, je suis une personne sociable. J'aime discuter, papoter, bavasser. L'être humain est un animal SOCIAL. Nous avons besoin d'échanger avec nos congénères. C'est plus clair ?
- Non. Mais je n'ai pas besoin de comprendre l'utilité pour comprendre quand tu dis que tu veux faire quelque chose. Tu veux aller toi-même en ville et que je surveille les jumeaux ici ?
- Franchement je pense que sortir et voir du monde leur ferait le plus grand bien à eux aussi. Ils pleurent un peu moins, tu ne trouves pas ?
- Oui, c'est vrai. Ils restent craintifs mais ça va mieux.
- Alors ? Tu en dis quoi ?
- Pas de souci. On ira demain matin dès que vous serez prêts tous les trois.
- Génial ! J'ai trop hâte !
Et en effet, après quelques heures de sommeil, Ruri se leva à l'aube. Moss et sa sœur dormaient encore, et le soleil n'était pas encore levé, que déjà la jeune femme courait partout dans la maison, surexcitée, en essayant tout un tas de tenues différentes pour se préparer à sortir. C17 la regarda faire, amusé du spectacle, sans rien dire. Tout juste se contenta-t-il de marmonner quelques mots de validation à chacune des propositions de « look » de Ruri, validation dont il savait pertinemment qu'elle n'en attendait pas réellement.
Elle jeta finalement son dévolu sur une jupe à carreau grise, accompagnée d'un pull noir et de collants opaques. Elle coiffa sa longue chevelure en chignon, passa ce qui paru à C17 une éternité à se maquiller et finit par revenir le voir, une lueur pétillante dans le regard.
- Je te plais ? lui demanda-t-elle avec un grand sourire aux lèvres.
- Tu es splendide, mais ce serait encore mieux sans vêtements …
C17 sursauta, et ses yeux grands ouverts trahirent la surprise qu'il ressentait en s'entendant prononcer cette phrase, et Ruri en éclata de rire.
- Hahaha ! On dirait bien que tu as laissé tes pensées t'échapper hein ?
- Étrange phénomène …
- Oh non, c'est juste ton instinct reproducteur qui s'exprime. Un afflux de testostérone sans doute.
- Pardon …
- Tu restes un être biologique mon amour. Allez, viens …
Ruri lui tendit amoureusement ses mains que C17 s'empressa de saisir. Il se leva, la laissa le guider vers elle, jusqu'à ce qu'il ne soit plus qu'à quelques centimètres de sa bouche si appétissante.
« Tu veux faire l'amour maintenant ? » se demanda-t-il, avec pourtant une pointe de doute dans son esprit. La présence des jumeaux juste à côté d'eux lui paraissait en effet totalement contradictoire avec ce que Ruri commençait à faire. Mais quand elle agissait ainsi, il ne pouvait stopper l'afflux de pensées qui assaillaient son cerveau. L'idée de la sentir, de sentir toutes ses sensations agréables … En fait, la raison et la réflexion n'avait pas sa place quand il posait les yeux sur son corps.
- Tends tes bras … murmura Ruri à C17 qui s'exécuta immédiatement.
Il sentit alors un poids se poser sur ses mains et baissa les yeux pour s'apercevoir que la jeune femme venait d'y poser l'une de ses jambes chaussée d'une paire de bottines lacées qu'elle se mit aussitôt à essayer de fermer.
- MERCI ! s'exclama-t-elle en adressant un clin d'œil à son compagnon.
- Euh … de rien ?
« Afflux de testostérone hein ? »
- Elles sont sublimes mais c'est une horreur à porter, poursuivit Ruri comme si de rien n'était.
- C'est … étrange … des chaussures difficiles à porter …
- Trucs de filles C17, cherche pas à comprendre. Bon, voilà … c'est attaché. Tout est prêt ?
- Je vais préparer la voiture. J'ai fait du café si tu en veux.
- Merci mon amour !
Ruri souriait, et C17 aussi. Sa naïveté l'amusait toujours autant qu'au premier jour. Elle savait se faire séductrice maintenant, mais au quotidien elle était toujours aussi maladroite et insouciante que la toute première fois qu'il lui avait parlé. Elle n'avait vraiment rien réalisé de ce qu'il avait eu en tête, elle était simplement trop heureuse à l'idée de retourner au village. Il comprit alors que cette sortie faisait vraiment très plaisir à Ruri, et il nota précieusement cette information dans sa mémoire. Rien ne lui plaisait plus que de voir cette lueur de joie inondant le visage de sa compagne.
Mais quand il ouvrit la porte de la cabane, il se figea.
- Il y a un souci ? l'interrogea Ruri en le voyant.
- Viens voir.
- Quoi ? Oh !
Devant eux, plus rien n'était visible à part une grande étendue blanche. De la neige était tombée dans la nuit, et elle recouvrait absolument tout, au point que le petit chemin de terre qui menait au village en contrebas n'était plus visible. Même en plein hiver, cette région du monde n'était pas aussi froide que le Nord, et il y neigeait rarement, et encore moins avec une telle intensité.
- C'est beau … reprit Ruri, heureuse. Les bébés vont adorer ! Ça leur rappellera un peu chez eux …
- Peut-être, mais ta jeep ne roulera jamais sur un tel terrain, l'interrompit C17.
- Tu crois ?
- Oui. Il faudrait vraiment que tu songes à en acheter une autre.
- Mais je l'aime bien, moi, ma vieille Betsy.
- Parce qu'elle aussi elle a un nom ?
- Ben oui. Dis, ça veut dire qu'on est bloqués ici ?
- Je vais envoyer une décharge d'énergie pour enlever la neige …
- Attends ! Non C17, tu pourrais toucher la forêt et blesser des animaux !
- Ah. Oui. Mince.
- On pourrait dégager la neige avec une pelle ?
- Oui, je pourrais faire ça rapidement. Mais nous n'avons pas de pelle.
- Ah. Oh. Ok … alors … je suppose qu'on doit reporter la sortie avec les bébés à demain …
Elle avait parlé avec une telle tristesse dans la voix que C17 se tourna aussitôt vers elle pour la regarder. Elle ne pleurait pas mais son regard humide était limpide. Elle avait l'air déçue, énormément. Sans doute à la hauteur de la joie qu'elle se faisait de pouvoir un peu discuter avec d'autres êtres humains. Il était sincèrement affecté par sa peine, même si la moue boudeuse de Ruri le faisait tout de même intérieurement sourire.
Il avait du mal à comprendre pourquoi la jeune femme voulait à ce point voir des gens, mais il n'était sans doute pas vraiment à même d'y arriver un jour.
C17 réfléchit, quelques secondes.
« Pas de pelle … pas d'énergie … bébés … »
Et soudain …
- Pas nécessairement, finit-il par murmurer.
- Quoi ?
- J'ai peut-être une idée.
- Tiens, j'ai déjà entendu ça il me semble …
- Quand les bébés humains seront réveillés, prépare les. Je vais au garage voir si je ne peux pas arranger tout ça.
- T'es sûr ? Je ne veux pas trop t'embêter ...
- Aller au village te ferait plaisir ?
- Oh, pas tant que ça tu sais, bafouilla Ruri.
- Il me faudrait de nouveaux vêtements. On pourrait en profiter pour en acheter, non ?
- Tu veux dire … pas moi seule qui t'achète un survêtement mais … toi et moi ? Ensemble ? Genre … une virée shopping ?
- Euh … oui ? Je suppose.
- OH MON DIEU ! Mais je dois faire une liste ! Il te faut un nouveau jean ! Au moins 3 en fait ! On dois changer tes chaussettes aussi, je RÊVE de jeter ces horreurs dans la cheminée depuis des ANNÉES ! Et des pulls ! Des t-shirts ! Des ….
- On pourrait commencer par une tenue, non ? demanda C17 en la suppliant du regard, réalisant avec inquiétude qu'un piège terrible se refermait sur lui.
- Oh. Oui. T'as raison. Étape par étape. Un jean ajusté A TA TAILLE ! Ce serait déjà une révolution !
C17 acquiesça, heureux de s'être sorti de ce mauvais pas et du sourire rieur qu'arborait de nouveau sa compagne. Il s'éclipsa donc ensuite dans son garage, et y disparut pendant presque une heure. Pendant ce temps et comme convenu, Ruri attendit que les jumeaux se réveillent, les fit manger et les habilla avec les quelques vêtements chauds qu'elle avait pensé à prendre avec eux lors de leur départ. Elle se rendit compte qu'elle n'en avait en fait pas emporté beaucoup, et que si les bébés devaient sortir plus souvent cela serait sans doute très vite insuffisant. L'idée de retourner dans leur ancienne maison lui traversa l'esprit, mais elle pensa presque aussitôt qu'elle ne s'en sentait pas encore capable. Le traumatisme de la mort d'Oak et d'Hazel était une plaie encore trop vive pour qu'elle s'y confronte. Elle repensa à la proposition de C17 d'acheter quelques vêtements, et se mit à noter avec ravissement sur une feuille de papier tout ce qu'elle avait envie d'acheter pour les bébés.
Se prêter à cet exercice l'emplit d'une joie toute nouvelle, et elle ne s'aperçut même pas du temps qu'il s'écoula jusqu'à ce qu'elle n'entende C17 l'appeler et lui demander de le rejoindre.
La jeune femme réussit tant bien que mal à prendre les jumeaux dans ses bras, et se rendit à son tour dans le garage, l'antre de C17, là où il passait une grande partie de son temps libre à réparer tout ce qui pouvait bien tomber en panne ou se casser dans leur très vieille cabane.
Elle déposa Moss et sa sœur au sol, et les bébés s'empressèrent de se mettre en marche, crapahutant partout où ils le pouvaient, suivis de près par Volt.
Devant Ruri se tenait C17, les mains posées sur ses hanches dans cette posture dont elle savait qu'elle signifiait qu'il était content de lui. Et juste derrière lui se trouvait leur quad jaune qu'il avait sorti de sa capsule. Sur l'avant, attaché au guidon, elle nota la présence d'une sorte de sac vert qu'elle n'avait encore jamais vu.
- Et voilà, j'ai fini ! s'exclama C17 en lui montrant l'engin.
- Tu as fini quoi ?
- Le « transporteur de bébés ».
- Le ... quoi ?
- J'ai trouvé comment aller au village. Y aller a cheval n'est pas possible si tu veux revenir avec des courses. Et je suppose aussi que tu ne vas pas vouloir qu'on tente le transport en volant ?
- Certainement pas ! Les bébés vont avoir peur, et puis tu n'arriveras pas à nous tenir tous les trois ! Et puis ...
- Donc, il ne reste que le quad, et lui il peut rouler sur la neige sans problème. J'ai donc installé ce transporteur de bébés pour y mettre Mint et Moss le temps du trajet.
- ...
- Je te sens sceptique. Je me trompes ?
- Oh non tu es même pas mal dans le vrai.
- J'ai pris un sac de sport dont je me sers pour ranger des chiffons. Je l'ai un peu modifié, fixé avec des sangles à l'avant, et remplis de coussins au fond pour qu'ils puissent s'y installer. J'ai aussi mis des ceintures comme dans leurs sièges auto.
- Tu … plaisantes j'espère ?
- Non.
- Tu es en train de me dire que tu envisages SÉRIEUSEMENT de transporter mes bébés dans ce machin bricolé à partir d'un vieux sac tout pourri ?
Le soulèvement des sourcils de Ruri n'échappa pas à C17, qui comprit immédiatement le danger de la situation. L'attitude défensive de la femelle protégeant ses petits. Cette posture attentive, encore calme, mais prête à vous sauter à la gorge. Il en aurait pouffé de rire, s'il n'avait eu le pressentiment qu'il risquait d'y laisser sa vie.
- De toute façon il fait froid dehors, les bébés vont … poursuivit Ruri, avant d'être de nouveau interrompue par C17.
- J'ai mis des couvertures.
- Mais ce machin est …
- Solide. Je le sais, c'est moi qui l'ai fabriqué.
- C'est n'importe …
- Je risque quoi si j'ai tort ?
- Ta vie.
- Mmmmm… Ok. Passe-moi un bébé.
- HEIN ?
Mint et Moss les avaient rejoints. Devant l'absence de réaction de Ruri à leur présence, ils s'étaient assis l'un à côté de l'autre, jetant vers C17 des regards pleins de curiosité. Et justement, ce dernier s'approcha tout à coup, et pris doucement le petit garçon dans ses bras.
Moss se laissa faire sans rien dire, fixant cet étrange adulte toujours si silencieux.
C17 le déposa délicatement dans le sac, laissant ses mains en évidence juste en dessous pour le rattraper en cas de besoin. Le bébé parut hésiter quelques secondes, et C17 pouvait entendre les respirations inquiètes de Ruri à travers la pièce. Elle frissonnait au moindre des mouvements de Moss, et son regard pesant allait de sa petite silhouette à celle de son compagnon qui en aurait hurlé de rire s'il avait osé.
Le bébé tourna, encore et encore, dans l'installation moelleuse et confortable dans laquelle il avait été placé. Puis, au bout d'un moment, il se mit à sourire, agitant ses bras en gloussant.
- Ah tu vois ? Ça, ça veut dire que ce bébé est content ! fit remarquer C17 avec satisfaction.
- Ça ne change rien au fait que c'est trop dangereux …
- Mais non, puisque je te dis que c'est solide. Tu n'as pas confiance en moi ?
- … si, bien sûr.
- Passe moi le deuxième bébé.
- Mint.
- Comment tu sais que le premier c'était Moss ?
- Rooh quand même !
- C'est pas si simple que ça de les distinguer je te signale.
- Si tu changeais leur couche et les habillais le matin tu y arriverais mieux.
- Changer leurs quoi ?
- Ah oui, c'est vrai que tu ne t'en es pas encore occupé chéri. Rappelle moi ce soir de te montrer, répondit Ruri en riant.
- C'est compliqué ?
- Nooon et tu vas adorer, j'en suis certaine.
- Ok. Bon, alors, qu'en dis-tu ? On teste ma méthode ?
C17 n'attendit pas la réponse de Ruri et installa Mint aux côtés de son frère. Il les attacha solidement, sentant les regards appuyés des deux bébés sur lui, puis il les enveloppa dans une couverture. Il s'installa ensuite sur le siège et démarra le moteur. Les jumeaux poussèrent de petits cris de surprise, mais les vibrations du quad eurent l'air de les amuser beaucoup car très vite après ils remuèrent dans tous les sens, gloussant de plus belle.
Ruri les regarda, sa poitrine d'abord serrée d'angoisse, avant que petit à petit leurs mines rieuses ne l'attendrissent comme eux seuls savaient le faire. Elle finit donc par se laisser convaincre, s'étonnant même d'avoir douté de son compagnon en qui elle plaçait pourtant tout sa confiance d'habitude. Comme si la présence des jumeaux changeait la donne, la rendait plus craintive, plus précautionneuse … plus prudente.
Non sans avoir d'abord sorti Mint et Moss pour leur mettre des manteaux avant de les réinstaller, la jeune femme monta à son tour sur le quad, derrière C17 à qui elle s'agrippa. Ensemble, tous les quatre se mirent en route en direction du village adjacent au parc. Le trajet ne prit qu'une quinzaine de minutes, mais il fut à tout point rafraîchissant pour Ruri. Sentir la froide caresse de la brise sur ses joues lui fit ressentir comme un bienheureux coup de fouet. Enfermée depuis des semaines dans une cabane en bois, sombre et isolée, elle s'était sentie piégée. Comme un hamster dans une cage, tournant en rond sans plus rien voir d'autre qu'un périmètre très étriqué.
Et si elle avait eu l'impression de s'en être accommodée, cette soudaine bouffée de liberté lui fit réaliser qu'il n'en avait rien été.
Quant aux jumeaux, ils n'eurent pas du tout l'air d'avoir peur. Au contraire. Ils regardaient tout autour d'eux, poussant de petits cris exaltés à la vue du moindre animal, du moindre rocher, de la moindre étendue d'eau autour d'eux.
Les voir ainsi, si heureux, rassura grandement Ruri. C17 sentit ses bras se resserrer autour de sa taille, la jeune femme lui donnant un tendre câlin qui dura jusqu'à leur arrivée au village.
Chacun tenant un des bébés dans leurs bras, tous deux purent déambuler ensemble dans les petites ruelles. L'heure matinale fut salutaire, car peu de gens étaient présents. Or, si Mint et Moss semblaient avoir toute confiance envers Ruri et C17, ils étaient étrangement craintifs envers toute autre personne inconnue. Ils avaient déjà été examinés à plusieurs reprises par la femme médecin du village, et commençaient à peine à ne pas pleurer en la voyant.
Les rares villageois qu'ils croisèrent montrèrent envers sa compagne et les jumeaux un enthousiasme bien plus grand que ce que C17 n'avait escompté. A peine les eurent-ils aperçus qu'ils vinrent à leur rencontre, les uns après les autres, si bien qu'ils durent s'arrêter pratiquement dès qu'ils faisaient un pas. Et au grand dam de C17, Ruri fut prise d'une sorte de boulimie de discussion. Elle se mit à parler comme si elle avait été réduite au silence pendant des années, échangeant avec enthousiasme à propos de la moindre des banalités.
Silencieux, C17 resta légèrement en retrait.
Pour épargner aux jumeaux tout stress inutile, il assura spontanément le rôle de gardien des deux bébés. Tandis que sa compagne discutait, il les tint dans ses bras et attendit patiemment. Mint et Moss s'agrippèrent fermement à lui, sans un mot, observant eux aussi les allers et venues des adultes autour d'eux. De temps en temps, si jamais quelqu'un s'approchait trop d'eux, ils tournaient leurs visages vers le pull de C17 dans lequel ils enfouissaient leurs yeux, mais à aucun moment ils ne pleurèrent. Ruri était juste à côté et à chaque fois, immédiatement, elle se précipitait vers eux pour les rassurer par ces petites phrases et ces baisers qui avaient sur eux un pouvoir immédiat.
Quand, après ce qui lui parut être un véritable chemin de croix, ils arrivèrent à se frayer un chemin jusqu'à l'unique boutique de vêtements, C17 compris que son calvaire n'allait pas finir de sitôt.
Pouvoir s'adonner à l'un de ses passes-temps favoris transforma en effet Ruri en véritable furie. Elle se mit à parcourir les rayons de la petite échoppe, une fois, deux, fois, trois fois, dans un sens comme dans l'autre puis en sens inverse. La vendeuse la suivait au pas de course et C17 nota avec une appréhension fascinée l'incroyable débit de parole cumulé de ces deux humaines. Elles échangeaient questions et réponses à un rythme effréné, si vite qu'il n'arrivait pas à comprendre le sens de leur conversation. De temps en temps elles ponctuaient leurs échanges de cris et d'exclamations stridentes qui le faisaient sursauter à chaque fois.
Au bout d'un moment les deux femmes se tournèrent vers lui, et C17 se figea, inquiet de sentir sur lui le poids de ses regards appuyés qui donnaient l'impression de le déshabiller et le disséquer en même temps. De haut en bas, elles le scrutèrent avec attention. Puis, dans la même volte-face, Ruri et sa nouvelle complice se ruèrent vers une étagère, opinant de la tête d'un air entendu.
Pendant tout ce temps, C17 resta assis sur un petit banc en bois à côté de la porte. Il avait installé les jumeaux à côté de lui, et attendait que la « virée shopping » de sa compagne s'achève. Soudain, la voix de Ruri se fit entendre depuis l'arrière boutique.
- Les bébés vont bien ?
- Oui.
- Tu les surveilles hein ? Les bébés ça ne se quitte pas des yeux une seule seconde !
- Mais absolument, je le sais.
Un frisson glacial parcourant sa colonne vertébrale quand C17 s'aperçut qu'en réalité il n'avait pas vraiment fait attention à ce que les bébés humains faisaient. Il avait presque « oublié » leur présence. Et il se tourna donc aussitôt vers eux.
« Ouf, ils sont toujours là ... » se dit-il avec soulagement en voyant qu'ils étaient encore en place.
En fait, Mint et Moss étaient très calmes. La présence de C17 les intriguait toujours autant. Il était là tous les jours, et maintenant toutes les nuits. Il n'était pas un « méchant ». Mais il n'était pas comme la gentille dame qui les couvraient de bisous, de câlins et de tendres chatouilles. Il restait seulement là, immobile, les observant du coin de l'œil sans interagir trop avec eux. Il intimidait les jumeaux, mais sans pour autant leur faire peur.
Et quand ce grand monsieur se mit à les regarder, le frère et la sœur réagirent en une fraction de seconde. Ils cessèrent de suivre Ruri du regard pour se concentrer uniquement sur C17. Tous trois assis en face à face, ce dernier et les jumeaux s'observèrent, les yeux dans les yeux, pendant d'interminables secondes. Seul le bruit de leurs tétines était perceptibles dans ce long échange silencieux. Les bébés ne pouvaient pas parler, mais en face de ces deux petits êtres qui lui étaient terriblement mystérieux, C17 n'était pas nécessairement mieux lotis dans son habilité de communiquer. En fait, ils étaient tous les trois un peu du même niveau. Incapables de s'exprimer.
Et ce furent les jumeaux qui firent le premier pas.
Moss agita tout à coup ses petits bras, presque aussitôt imité par sa sœur. C17 les regarda, ne sachant pas ce qu'il devait faire. Appeler Ruri ? Non. Sa fierté ne pouvait pas s'y résoudre.
« Si C18 y est arrivée sans aucun manuel, je ne vois pas pourquoi moi j'échouerais ! » pensa-t-il.
Ils les regarda donc faire, cherchant à comprendre.
En vain.
Jusqu'à ce que …
C17 marqua un temps d'arrêt quand il réalisa.
Le petit garçon venait de réussir à croiser maladroitement ses bras.
« Comme … moi ? »
C'était bien cela. Même mal fait car il ne maîtrisait pas vraiment le geste, Moss venait bien de tenter une imitation de la posture qu'arborait C17 en cet instant précis. Toujours assis, suçotant bruyamment sa tétine, le bébé essayait bel et bien de se poser comme lui. Et Mint fit de même. Tout aussi approximativement.
Et C17 n'eut à ce moment là absolument aucune idée de ce qu'il devait faire.
Alors …
Ils restèrent ainsi.
Longtemps.
Jusqu'à ce qu'une exclamation retentisse juste à côté d'eux, suivie d'un flash.
- Ohhhhhhh mais vous êtes trop mignooooon mes bébés !
- Aie ! s'écria C17 tandis que la lumière qui jaillit devant lui lui fit cligner des yeux.
- Oh pardon chéri, répondit Ruri en le rejoignant. Désolée mais vous étiez trop chou, il fallait que je prenne une photo !
- Une photo de quoi ?
- Ben de vous trois ! Ohhhh mes petits poussins d'amouuur vous être trop trop adorable !
Les bébés réagirent immédiatement à la voix de la jeune femme, et ils se détournèrent de C17 aussi vite qu'ils s'étaient intéressés à lui. Gazouillant et se secouant dans tous les sens, ils tendirent vers elle leurs bras, et Ruri entreprit de les embrasser en gloussant.
- Mes bébéééés ! Oh oui mes bébés ! C'est bon j'ai fini. Ça va ? Le grand monsieur a été gentil avec vous ? Je l'espère pour lui hein !
C17 secoua la tête et jeta un coup d'œil aux pieds de sa compagne. Il n'avait jamais encore vu un tel amoncellement de sacs. La quantité de vêtements qu'elle avait choisie devait être gigantesque. Il poussa un long soupir, avant de se raviser de nouveau en voyant le visage plein de joie de la jeune femme. Cette sortie lui avait fait le plus grand bien, c'était indéniable.
- Tu as trouvé tout ce que tu cherchais ? lui demanda-t-il en réfléchissant au meilleur moyen de transporter en une seule fois un tel fatras.
- Non, cette boutique est super mais trop petite. J'ai fait comme tu m'as dit : j'ai pris le strict minimum seulement.
- Le … quoi ? répondit C17 qui manqua de s'étouffer avec sa propre salive.
- J'espère que tu notes mes efforts hein !
- Euh … oui, oui, je … note.
- Je t'ai trouvé un jean absolument FA-BU-LEUX. Tu as envie de l'essayer ou tu me fais confiance ?
- Je te fais confiance.
- Et tu en as marre, et tu veux rentrer aussi non ?
- Aussi.
- Haha bien reçu. J'arrête de te torturer. On rentre à la maison. Merci chéri. Vraiment. J'ai eu raison de t'écouter et de croire en ton bricolage.
- Mon transporteur de bébés.
- Euuuuh C17, vraiment, laisse moi me charger des noms d'accord ?
- Pourquoi ?
- Faut laisser ça à des professionnels. Si un jour tu inventes une technique de combat, je me charge de la nommer. Ça t'éviteras de choisir un truc nul comme « kameha-chose ».
- Kamehameha. Tu n'aimes pas ce nom ?
- Pas du tout. C'est naze. Le nom, c'est absolument essentiel pour faire vendeur. Et franchement celui-là il craint. Dans ton carnet je n'ai trouvé que des noms pourris. Sauf deux.
- Lesquels ?
- « Final Flash » et « Big bang attack ». ça c'est stylé. Ça fait puissant, ça déchire. Ça j'achète.
- Ce sont des techniques de Vegeta.
- Eh ben il a peut-être un sale caractère d'après toi, mais il a la classe.
- Haha ok Ruri. Bon. On y va ? J'ai juste besoin de quelques minutes pour mettre ce ... strict minimum dans les bagages arrières.
- Prends ton temps ! Moi je vais papoter avec la vendeuse !
- Tu as encore des trucs à lui dire ?
- Ben oui, pourquoi ?
- Non, rien. Je me disais seulement qu'il n'y avait pas que mon énergie qui était infinie. Le nombre de mots que tu es capable de prononcer l'est tout autant.
- Ah bon ?
C17 se contenta d'un sourire, et s'attela à un véritable jeu de puzzle pour réussir à faire tenir tout ce que Ruri avait acheté dans les sacs qu'il avait emporté. Bien qu'il ait clairement sous-estimé l'ampleur de ce qu'ils allaient devoir ramener, il y parvint après quelques minutes d'effort et revint dans la boutique. Il dut attendre encore 10 minutes que Ruri termine sa conversation, puis, enfin, il put prendre Moss dans ses bras et l'installer dans le sac avant pour pouvoir repartir.
Ruri le suivit avec Mint et allait faire de même quand elle fit un brusque demi-tour, disparaissant une énième fois dans la boutique.
C17 attendit, circonspect, mais elle revint après une très brève absence.
- Et voilà, là on a vraiment fini ! lui dit-elle en souriant.
- Tu as fait quoi ?
- J'ai acheté un dernier petit truc que j'ai vu dans la vitrine en sortant.
- Ah.
- Ne t'inquiète pas c'est tout petit. Tadaaaaam ! Regarde ma petite puce adorée !
Ruri se tourna légèrement pour qu'il puisse voir Mint, et à première vue C17 ne remarqua rien de particulier. Il scruta la petite fille, aussi attentivement que possible. Et c'est alors qu'il vit un nœud de tissu rose placé dans sa chevelure.
- C'est quoi ce truc ?
- Un ruban. Regarde comme elle est TROP CHOU avec !
- Euh … oui, oui.
- Et surtout ça t'aidera à les différencier ! Je reviendrais ici en acheter tout plein !
- Un seul ne suffit pas ?
- Ben non C17, je dois les accessoiriser en fonction de ses tenues !
- Ah oui. Logique. C'est vrai.
- Tu en dis quoi ?
- Que c'est … une bonne idée je suppose. On y va ?
- Oui !
Mais ils ne purent aller très loin. A peine eurent-ils démarrés qu'ils durent s'arrêter. L'un des bébés venait de se mettre à pleurer, bruyamment, et Ruri sauta presque du quad encore en marche pour se précipiter vers lui.
C'était Moss.
- Mon bébé, mon petit chéri, qu'est-ce que tu as ? Allons, allons, du calme mon cœur …
Elle prit le petit garçon dans ses bras et tenta de faire cesser ses pleurs en le berçant et l'embrassant, mais sans succès. Pour autant, Moss n'avait pas l'air d'être effrayé par quelque chose. Son visage n'était pas déformé et s'il pleurait, il ne hurlait pas comme il pouvait le faire pendant ses phases de « terreur » qui épuisaient tant Ruri.
Sa sœur d'ailleurs ne pleurait pas du tout, alors que d'habitude les jumeaux réagissaient en même temps face à quelque chose qui leur avait fait peur.
- Il a faim ? demanda C17 en repensant à sa conversation avec C18.
- C'est possible mais il a prit un biberon il n'y a pas si longtemps quand même …
- Il a mal quelque part ?
- Je n'en sais rien … Attends Moss, attends ! Non, laisse Mint tranquille mon poussin. C17 ! Aide moi s'il te plaît, éloigne Mint, il est en train d'essayer de la faire pleurer aussi !
C17 s'exécuta, et il fit bien car en effet le petit garçon tenta de poser ses mains sur sa sœur.
Comme s'il cherchait à saisir quelque-chose.
- C'est le ruban, dit alors Ruri. Il essaye de lui enlever son ruban. Non mon poussin, on ne fait pas ça, il est à ta sœur ! C'est tout nouveau, ça doit l'intriguer ! Non Moss, laisse lui son cadeau, ce n'est pas pour toi.
- En même temps, lui aussi en veux peut-être un, fit remarquer C17.
- De quoi ? De ruban ?
- De cadeau. Après tout ce n'est pas juste, pourquoi Mint a un cadeau et pas lui ?
- … ben … il n'y a pas de raison, j'ai juste … tu crois que c'est ça ?
- Je sais pas, je dis juste que si la sœur a un cadeau, c'est logique que le frère en veuille un, non ?
- Tu crois qu'il faut lui acheter un ruban ? Pourquoi pas, c'est pas habituel pour un garçon mais si ça lui fait plaisir je …
- Attends, l'interrompit C17 que cette idée n'enchantait étrangement pas.
- Attends quoi ?
- On revient.
Et avec Moss toujours pleurant dans ses bras, C17 se mit en marche. Depuis les quelques jours qu'il avait passé ici à faire les courses à la place de Ruri il avait fini par repérer quelques magasins, et le souvenir de l'un d'entre eux venait de lui revenir. La jeune femme le vit s'introduire dans un petit magasin qui vendait des journaux et quelques sucreries. L'idée que C17 puisse acheter des bonbons à des bébés n'ayant encore aucune dent lui traversa l'esprit, et c'est avec un regard plus qu'interrogatif qu'elle accueillit son compagnon quand il revint.
Mais …
Moss ne pleurait plus.
Quelques larmes finissaient de couler sur ses jours et il était encore pris de quelques spasmes, mais il ne pleurait plus.
Bien serré dans ses petits poings, il tenait quelque chose.
Une petite forme ronde et rouge que le bébé ne lâchait pas une seule seconde.
Ruri n'en croyait pas ses yeux.
- Mais …. t'as fait comment ? balbutia-t-elle quand C17 arriva à sa hauteur.
- Je lui ai acheté une balle.
- Une quoi ?
- C'est un jouet pour chien.
- DE QUOI ?
- Le type de la boutique voulait me la vendre quand je suis venu dans son magasin t'acheter ton magasine sur « les 10 meilleurs exercices pour avoir de jolies ... »
- OUI C17, je vois de quel magasine tu parles, pas besoin de le dire à voix haute dans la rue !
- Il voulait que je le prennes pour Volt. Mais je n'avais pas assez de monnaie sur moi.
- Tu as acheté à mon bébé une balle pour chien ?
- Oui.
Ruri lui lança un regard dans lequel C17 crut déceler des ondes meurtrières, et la jeune femme lui répondit en effet sur un ton qui ne laissait aucune place à la mauvaise interprétation.
- D'accord. Alors je te donne exactement 1 minute pour me convaincre de ne pas t'arracher les cheveux un par un, lui dit-elle en s'arrêtant presque sur chaque mot.
- Pourquoi mes cheveux ?
- C'est la seule blessure que je peux t'infliger.
- Ah oui, pas faux.
- 30 secondes C17.
- Une balle reste une balle. Et il a arrêté de pleurer non ?
Moss agitait sa balle en souriant, serrant de ses petits doigts cette boule de caoutchouc moelleuse. Ruri ne put résister longtemps à sa frimousse, et elle finit par pouffer de rire. Elle devait bien se rendre à la réalité : en effet, le bébé ne pleurait plus.
- Franchement … une balle pour chien ?
- Peu importe la méthode, seul compte le résultat.
- Haha ! Ok. Je te laisse la vie sauve.
- Cool.
- Pour le moment !
- Ah.
Tous deux se regardèrent, avant de se mettre à rire franchement de l'étrangeté de toute cette situation. Les circonstances tragiques qui avaient amenées à ce qu'ils s'y retrouvent leur parurent temporairement bien loin. Un vent de légèreté soufflait tout à coup entre eux. Pour la première fois depuis des semaines, Ruri et C17 partagèrent un instant de pur amusement, sans arrière pensée ni douloureux souvenir, et même le cyborg en éprouva un profond sentiment de plénitude.
Pendant un instant.
Juste une fraction de secondes.
Sans la mort d'Oak et d'Hazel, sans la culpabilité et le remords, et sans la peur qu'ils éprouvaient de ne pas être capable de prendre soin de ces deux êtres si fragiles dont ils avaient la garde.
La crise larmes de Moss à présent calmée, ils purent donc enfin faire le chemin inverse qui allait les ramener dans leur maison.
- C17 ? Tu as fini ?
- Oui j'arrive.
Ranger le quad et les affaires nouvellement achetées dans la chambre ne prit pas beaucoup de temps au couple. Il était à présent temps pour C17 de laisser Ruri et les jumeaux pour aller rejoindre les autres Rangers du parc. Il prit juste quelques minutes pour préparer ses affaires dans le garage, et rejoignit la jeune femme dans le salon.
Installés sur le tapis du salon, Moss et Mint étaient en train de jouer avec Volt et la balle rouge. Ruri veillait à ce que le chiot ne la garde pas pour lui et la donnait alternativement à chacun des bébés pour qu'ils puissent tous deux la lancer à travers la pièce. Volt partait ensuite à toute vitesse pour la rattraper, et la lui ramenait bien docilement.
Ruri comme les enfants semblaient passer un excellent moment, et ils riaient aux éclats.
La vision de cette scène avait quelque chose de rassurant, d'étrangement agréable à voir pour C17 qui d'ordinaire appréciait pourtant plus que tout la tranquillité de son chez-lui.
Il vint se placer juste derrière Ruri, et s'agenouilla à ses côtés.
- Tu as le droit de dire que j'avais raison, je te promets de ne pas surjouer ma satisfaction.
- Haha ! Tu peux toujours rêver, boite de conserve !
- Je m'en doutais …
- Plus sérieusement, bravo. La dernière fois tu as eu un coup de main, mais là, je dois bien avouer que tu as assuré. Tu m'avais caché que tu t'y connaissais en bébé !
- Pas du tout. Mais j'ai juste … je sais pas … eu une intuition. J'ai compris ce qu'il avait.
- Et qu'est-ce qui a pu t'aider à le comprendre ?
- Aucune idée. C'est juste … le frère n'a pas voulu être défavorisé par rapport à sa sœur. Ça me semble normal.
Cette façon de formuler sa phrase fit réagir Ruri. Tout d'un coup une étincelle s'alluma dans son esprit. Son regard alla des bébés vers C17, puis inversement.
- Mmmmmm… marmonna-t-elle alors, provoquant un sursaut de surprise de son compagnon au son de ce bruit familier.
- Oula. Quoi encore ?
- Dirais-tu que le frère est lésé par rapport à sa sœur ?
- Là maintenant ?
- Non, en général.
- Je ne sais pas.
- Tu n'as jamais ressenti quelque chose de similaire ? Je veux dire … avec C18 ?
- Tu me demandes si C18 a déjà eu quelque chose que je n'avais pas ?
- Exactement.
- Évidemment ! On voit bien que tu ne connais pas ma sœur, répondit C17 en riant.
- Du genre ?
- Laisse moi te donner un exemple. Pendant notre voyage, une fois nous nous sommes arrêtés faire le plein dans une station essence. Et il y avait une borne de jeux vidéos à l'intérieur. On y a joué pour passer le temps, et à la fin il y a eu un « bip » et un type nous a dit que nous avions gagné une partie gratuite.
- Et ?
- Et nous nous sommes disputés pour savoir qui allait l'utiliser. Au bout d'un moment le type a dit que le plus simple serait de demander à notre ami de choisir.
- C16 ?
- C'est ça. Donc j'ai demandé à C16 qui selon lui devrait avoir la partie gratuite.
- … et ?
- Et ce grand idiot a répondu immédiatement « C18 ». Comme ça, sans raison.
- Mon pauvre chéri !
- En effet. C'était totalement injuste. Conduire ce van et m'arrêter dans cet endroit c'était mon idée à la base, pas du tout celle de C18.
- Et pourquoi il a désigné ta sœur ?
- Du pur favoritisme.
Le regard de C17 trahissait un réel agacement, et il venait de donner cette explication avec une intonation offensée anormalement expressive pour lui. Ruri s'aperçut alors qu'il s'était réellement senti vexé de ne pas avoir été choisi. C'était sans doute une réaction un peu puérile qu'elle avait du mal à projeter sur l'être qu'elle connaissait, mais cela avait du sens quand elle recoupait cela avec ce que C17 lui-même lui avait décrit de son caractère d'avant l'absorption.
Une réaction viscéralement humaine.
Elle dut se mordre les lèvres pour contenir la furieuse envie de rire qui la submergea quand elle réalisa ce qu'il était en train de lui faire inconsciemment comprendre.
- Juste une petite question, demanda-t-elle pour détourner son attention. Pourquoi tu t'es plié à ce jeu ? Tu aurais pu menacer ce type ou juste faire exploser sa station ?
- De une, je n'en avais pas particulièrement envie. Et de deux, dès l'instant où C18 avait gagné, elle ne m'aurait pas laissé faire. C'était sans doute plus marrant pour elle.
- De te mettre en rogne ?
- Oui.
- Ca me semble juste en fait. Toi aussi non, tu aimes bien l'énerver ?
- Je ne peux pas le nier.
- C'est marrant hein, cette espèce « d'amour / rivalité » que vous avez toi et elle. La relation de jumeaux entre eux, c'est vraiment quelque chose de fascinant …
C17 se redressa un peu, cherchant à lire dans le regard de Ruri pour comprendre ce qu'elle insinuait par là. Dans les yeux de sa compagne, il ne vit rien d'autre qu'un grand amusement, et beaucoup, beaucoup de tendresse. Il lui sourit donc en retour, réalisant à cet instant ce à quoi elle venait de penser.
« Jumeaux hein … » pensa-t-il en regardant de nouveaux Mint et Moss jouer ensemble.
- On dirait bien que ton expérience t'a permis d'avoir de l'empathie pour ce pauvre Moss, injustement favorisé par rapport à sa sœur, chuchota Ruri en souriant.
- On dirait bien … lui murmura-t-il sur le même ton.
- C'est une bonne chose en fait. Franchement, plus j'y pense, et plus je me dis qu'à nous deux, on va vraiment y arriver chéri.
- Ouais.
- Et comme ça, tu as en quelque sorte « réparé » une terrible injustice.
C17 eut un rire, bref mais néanmoins sincère. A cet instant, la balle échappa des mains de Mint et vint rouler lentement jusqu'à lui.
Ruri n'intervint pas, et C17 se saisit lui-même de l'objet.
Tenant la balle dans sa main, il parut réfléchir un court moment.
Puis il la posa au sol et d'un léger mouvement, il la fit rouler directement en direction de Moss qui l'attrapa aussitôt en poussant un cri de joie.
- Disons que cette fois, c'est le frère qui remporte la partie gratuite, finit-il par dire à Ruri, hilare.
C17 se releva ensuite, et partit prendre son service.
Même si cela ne devait durer qu'un temps, le séjour des bébés humains lui parut finalement comme quelque chose qui allait se révéler bien plus intéressant que prévu.
