Chapitre 13 : Les nouvelles habitantes de Selphia
Ville de Selphia, 10ème jour de l'Automne…
Nancy regarda la fillette fantôme qui l'observait à la dérobée par-dessus le lit où était étendue l'elfe appelée Dolce depuis que Forte et Arthur l'avait amenée là. Elle était mignonne, avec sa robe violette, ses cheveux mauves en couettes basses et ses grands yeux verts étrangement vides mais loin d'être aveugles.
_ Qu'est-ce qu'il y a, Pico ?
_ Pourquoi Dolly ne se réveille pas ?
_ Elle est partie très loin, laisse-lui le temps de faire le chemin en sens inverse pour nous revenir !
Nancy rangea dans un coffret en bois le bandage propre qu'elle était en train d'enrouler. Elle le referma et le rangea sur une étagère déjà encombrée de linges propres et blancs.
Elle s'éloigna dans la pièce d'à côté pour accueillir une patiente venue lui montrer une écharde plantée dans son doigt, laissant Pico veiller sur Dolce.
La fillette fantôme attendit en silence, assise sur un tabouret en battant des jambes.
_ Vous allez vous réveiller, miss ? N'est-ce pas ? Je ne savais pas quoi faire… personne ne me voyait jamais, alors j'essayais de les appeler à votre secours, mais le temps passait et personne ne venait… La situation devenait de plus en plus pressente, Marionetta gagnait du terrain, et moi je vous sentais partir, le lien qui m'attache à vous se délitait doucement. Ils ont fini par m'entendre et par venir, mais j'ai tellement peur qu'il soit trop tard…
_ Vas-tu donc te taire ?
Pico releva la tête et regarda l'elfe sur le lit, dont les yeux d'un brun légèrement rosé à demi ouverts la regardaient avec sévérité.
_ Dolly ! Miss !
_ Même lorsque je dors, il faut que tu m'assommes de tes bavardages inutiles. Tu savais très bien que je revenais puisque tu n'as pas disparu.
Dolce se redressa en position assise et regarda autour d'elle. Son visage se fit méfiant lorsqu'elle vit Nancy revenir. L'infirmière sourit avec douceur en joignant les mains sur sa poitrine généreuse.
_ Tu es réveillée ! Bon retour parmi nous, Dolce ! Mon mari Jones, le médecin, est sorti pour visiter ses patients, il sera de retour d'ici quelques heures. Quant à moi, je suis Nancy.
_ Enchantée.
Nancy sourit malgré l'air hautain de l'elfe. Comme tous ceux de sa race, elle était très belle, avec une peau blanche sans aucune imperfection et de longs cheveux d'un beau châtain clair à reflet rosé aux ondulations élégantes.
_ Comment suis-je arrivée ici ?
_ Notre prince et quelques uns de ses amis t'ont trouvée au Manoir Obsidienne et t'ont ramenée.
_ Alors, si je suis sortie du manoir, je ne suis plus…
Pico secoua la tête.
_ Non, vous êtes désormais libre ! Mais… mais…
_ Qu'y a-t-il ?
_ Vous… ça fait cinq cent ans… que vous avez été enfermée…
_ Alors… Mes parents ne sont plus de ce monde ? Il était déjà vieux, même pour de elfes…
Dolce parut accepter cette réalité avec froideur comme un fait incontestable. Elle ne pleura pas, ne cria pas, ne nia pas. Elle hocha simplement la tête. Nancy la regarda, sans lui poser de question. Elle se contenta de lui sourire doucement.
_ Dolce, Pico, je suppose que vous n'avez nulle part où aller ?
_ Nous trouverons. Il doit bien y avoir une auberge dans cette ville ?
_ Mais vous la payerez avec quel argent ?
Dolce ouvrit la bouche, prête à répliquer, et la referma en réalisant que l'infirmière avait raison. Elle regarda le sourire bienveillant de Nancy et son chaleureux regard bleu.
_ Restez donc ici, toutes les deux ! Jones et moi vivons seuls, et nous avons de la place à l'étage. Nous avions fait aménager une chambre supplémentaire, avant de comprendre qu'elle ne serait jamais occupée… Après un petit coup de balai, elle sera parfaite pour vous !
Dolce la dévisagea, les lèvres entrouvertes. Elle qui n'avait pour ainsi dire jamais côtoyé d'humains depuis sa naissance en savait peu à leur sujet. Ils étaient souvent décris comme des barbares ignares incapables de retenir leurs pulsions, des individus tout justes bons à faire la guerre au monde entier et à le détester. Et pourtant Nancy lui souriait avec douceur et bienveillance, n'ayant rien d'une barbare ou d'une ignare. Le monde avait-il donc tant changé, en cinq cents ans, ou bien avait-il toujours été ainsi ? Elle n'en savait rien. Mais elle voulait le savoir.
Savoir si cette bonté qu'elle voyait dans le regard de Nancy était sincère, si tous les humains étaient comme elle, découvrir cette espèce dont elle ignorait tout, dont l'unique représentant qu'elle avait croisé dans vie était morte bien avant sa naissance, la dénommée Pico. Et c'est pour cela qu'elle hocha la tête, lentement, une seule fois, acceptant la proposition de la jeune infirmière.
Nancy lui sourit avec plus de douceur encore.
_ Alors, Pico, Dolce, soyez les bienvenues à Selphia !
_oOo_
Ruines Englouties, 11ème jour de l'Automne…
Dylas n'aurait jamais cru que ce jour viendrait. Le rosier bleu poussant à l'entrée des ruines se fanait comme à chaque Automne, prêt à s'endormir pour l'Hiver, et à refleurir au Printemps. Il connaissait ce cycle par cœur, le contemplant année après année depuis… depuis combien de temps ? Cela faisait si longtemps qu'il était là…
_ En voilà de belles !
Il s'arracha à ses pensées et regarda Frey. Oui, vraiment, il n'aurait jamais cru que le jour viendrait où il laisserait quelqu'un fourrager dans son rosier. Mais les faits étaient là, il regardait la jeune fille récolter les graines de ses roses, les rangeant avec précaution dans une petite bourse de cuir brun pendue à sa ceinture.
_ Tu vas voir, Dylas, avec ça, je vais en planter partout dès que possible, et nous aurons des roses bleues dans toutes les ruines, ça va être magnifique !
Nous. Il poussa un soupir de cheval, contrarié de lui-même de se voir ainsi relever de simples mots.
Frey le regarda du coin de l'œil en l'entendant. Une brise légère charriant l'odeur humide des feuilles s'amassant au sol soufflait, jouant dans les crins plus gris que mauves de Dylas.
_ Dis-moi… Pourquoi tu les aimes tant, ces roses ?
Il resta silencieux si longtemps qu'elle cru ne jamais obtenir de réponse. Ça ne l'étonnerait pas de Dylas, il semblait avoir du mal à parler de lui, et la question de la raison à sa présence dans les ruines était jusqu'à présent sans réponse. Mais cette fois, il se décida à parler, frappant le sol de son antérieur droit comme un humain aurait serré les poings avant de se lancer.
_ Je ne… Je ne voulais pas venir ici. On m'y a amené de force. Ce jour-là, un sortilège a été jeté pour que je ne puisse pas m'échapper. Alors qu'il prenait forme, j'ai entendu quelqu'un crier mon nom et me promettre de venir me libérer. Je n'ai pas bien vu, mais les roses ont commencé à pousser à l'endroit où je crois avoir vu quelque chose comme une lumière. C'est sans doute stupide, mais je me dis que ces roses sont le symbole de cette promesse, et qu'un jour cette personne va venir me sortir de là.
_ Ça n'a rien de stupide ! C'est horrible cette histoire… Tu n'as pas réussi à te défendre pour les empêcher de t'enfermer ? Je veux dire, tu es un monstre cheval, un Eclair Foudroyant je crois, ce n'est pas une race sans défense ; et tu n'es pas sans défense, je t'ai vu combattre la Chimère ! Tu aurais put les repousser et t'enfuir, non ?
Dylas la regarda et secoua sa lourde tête noire.
_ Je n'ai pas toujours été ainsi, Frey.
_ Qu'est-ce que tu veux dire ?
_ Me garder enfermer ici n'est pas le pire effet de ce sortilège.
Il se détourna et s'éloigna sans ajouter quoi que ce soit, emmenant avec lui ses secrets. Frey le regarda disparaitre dans l'obscurité des Ruines Englouties, le cœur serré.
_oOo_
Ville de Selphia…
Clorica se réveilla en sursaut, assise sur un banc. Elle se rappelait vaguement s'y être assise, et devait s'y être endormie. Elle regarda la rue tranquille devant elle, l'effrayante laideur d'Emaline passant à cet instant en claudiquant au rythme de ses pieds bots, et la beauté elfique de Dawn l'accompagnant en discutant chaleureusement avec l'humaine s'appuyant sur son solide bâton.
Ils formaient un bien curieux duo, très mal assortis. La jeune fille hocha la tête, bien contente de former avec Vishnal un couple bien plus beau à regarder. C'était ce que disaient toutes ses amies, et ça la rendait très heureuse. Elle aimait tant Vishnal, il volait toujours à son secours lorsqu'elle s'endormait n'importe où en ville ! Et ils étaient tellement complémentaires, l'un excellant là où l'autre échouait, ce qui rendrait leur vie conjugale forcément aussi belle que celle de Nancy et Jones.
Clorica aspirait à être comme le couple de médecins, si heureux que la vieille Blossom toussotait d'un air gêné en les voyant ensemble. Elle n'avait pas hésité lorsque Vishnal l'avait demandée en mariage alors qu'elle pensait jusque là qu'il ne la remarquait même pas. Ça avait été soudain, et elle se demandait parfois ce qui l'avait poussé à le faire. Non pas qu'elle s'en plaigne !
La jeune fille sourit en y repensant, s'installant plus confortablement sur son banc. Elle s'endormit avec la certitude que Vishnal viendrait à nouveau la chercher.
_oOo_
Lest s'assura que personne n'était dans les parages et poussa la porte de la forge la plus importante de la ville. Il regarda la massive silhouette d'un nain musclé aux cheveux anthracite collés sur son front par la transpiration. Il s'activait sur l'enclume, frappant à un rythme régulier une pièce de métal chauffé au rouge avec un marteau à l'air particulièrement lourd. Le prince de Selphia attendit que le forgeron est fini son travail pour signaler sa présence.
_ Bonjour, Bado.
_ Ah tiens, bonjour Lest ! Vous tombez bien, j'ai fini votre commande ce matin.
Lest sourit avec soulagement et suivit Bado vers un coin de la forge où étaient rangés de nombreux accessoires, de cuir pour la plupart. En plus de fabriquer les meilleures armes de la ville, Bado était un artisan hors pair capable de fabriquer avec ses grosses mains les pièces les plus délicates, allant des harnais et fourreaux à épées aux réparations de selles pour les chevaux, où bien la cordonnerie. Et c'était justement ce dernier point qui avait intéressé Lest.
Bado ouvrit une boite de bois et en sorti une paire de botte flambant neuve, faite dans un cuir à la fois solide et souple d'un marron chaleureux. Il montra à son client les détails qu'il avait incrusté dans le cuir, volutes minutieuses et arabesques aériennes.
_ C'est magnifique…
_ Une commande du prince, je ne pouvais pas faire moins. Maintenant, il va falloir songer à me payer, hein ?
Lest sourit d'un air penaud et décrocha la bourse replète pendue à sa ceinture. Il la donna en intégralité au nain qui la soupesa en haussant un sourcil.
_ Il y a beaucoup trop.
_ Non, crois-moi, elle mérite amplement le prix que je t'en donne.
_ C'est vous le client.
Bado rangea les bottes dans la boite et la referma avant de la mettre dans les bras de Lest.
_ Je me demande quand même ce que vous ferez avec des bottes qui ne sont pas à votre pointure…
Lest se contenta de le remercier et quitta la forge, réalisant une fois dehors qu'il y régnait une chaleur écrasante. Il admirait Bado d'y vivre à longueur de journée.
Il prit quelques ruelles détournées pour retourner au Palais du Dragon sans se faire repérer, montant directement jusqu'à sa chambre. Il dissimula la boite au sommet de son armoire en espérant qu'aucun domestique n'aurait la bonne idée de venir faire le ménage là-haut.
_ Tu es un bel imbécile, Lest… Frey… si seulement tu étais là, petite sœur…
_oOo_
Kiel entra dans la boutique du fleuriste et sourit en voyant Amber courir d'un bout à l'autre en portant un vase presque aussi grand qu'elle pour les fleurs coupées qu'était en train de préparer Illuminata. La jeune fille aida l'elfe à les ranger, minutieuse et concentrée.
_ Tiens, ma petite Amber, on dirait que tu as de la visite !
La jeune fille se retourna et son visage s'illumina d'un large sourire.
_ Kiel est venu !
_ Bonjour ! Amber, j'ai entendu une rumeur incroyable, et je voulais absolument que tu sois la première à l'entendre !
Illuminata sourit devant l'air enthousiaste du jeune homme.
_ Tu tombes bien, c'est justement l'heure de la pause pour Amber.
Kiel prit la main de la jeune fille aux cheveux verts et l'entraina avec lui à l'extérieur.
_ C'est quoi la rumeur de Kiel ?
_ C'est Léandre qui m'en a parlé, tu sais, l'homme-lion qui fait parti de la Garde des Vents avec Forte. Il a entendu dire qu'il y a un vrai labyrinthe souterrain sous toute la ville ! Le Labyrinthe de Sha… quelque chose, qu'ils ont appelé ce dédale ! C'est l'une des filles que fréquente Léandre qui l'a entendu d'un valet qui travaille au château, et elle l'a raconté à Léandre, qui en a parlé à ma sœur, et comme j'étais à côté, je l'ai entendu. Il parait même qu'on ne peut y entrer que par des passages secrets connus seulement par une poignée de gens ! C'est incroyable, non ? Même qu'on dit qu'il y a des endroits remplis de cristaux qui reflètent la lumière ! J'aimerais trop voir ça, pas toi ?
_ Si !
Kiel sourit joyeusement, déviant finalement la conversation sur le gâteau qu'il ferait pour le diner, sa sœur raffolant des sucreries bien qu'elle le niait. Un jour, il faudrait qu'il prépare un gâteau à base de fleurs pour Amber, elle devrait beaucoup aimer ça, et Kiel découvrait chaque jour un peu plus à quel point il aimait voir Amber heureuse.
