Résume: "Tetsurō s'était toujours demandé ce qu'il se passait durant les ellipses dans les films. La réponse était que s'il était dans une série, les caméras ne seraient surement pas en train de le suivre, personne ne fait une histoire avec du vide."
Chapitre 57: Contre vents et marées
Tetsurō s'était toujours demandé ce qu'il se passait durant les ellipses dans les films. Que se passe-t-il lorsque le détective sur la piste d'un terrible serial killer rentre chez lui, attendant les résultats qui lui permettraient de coincer sa némésis ? Que se passe-t-il lorsque le personnage principal découvre qu'il possède des pouvoirs surnaturels, confiés par une entité supérieure qui lui a assigné la mission de partir défendre l'honneur d'un peuple longtemps oublié, mais qu'il devait attendre la fin des cours pour apprendre à manier ses pouvoirs ? Que se passe-t-il entre tous les épisodes d'une rom-com ? Il fallait bien que les personnages continuent de vivre, on ne peut pas vivre une existence de rebondissement, il y a forcément du vide entre, du trivial. Que se passe-t-il quand on vient d'apprendre que son partenaire a un cancer, que le rendez-vous avec le médecin pour décider de la marche à suivre est dans quatre jours, mais que le partenaire en question a disparu de la circulation ? La réponse était que s'il était dans une série, les caméras ne seraient surement pas en train de le suivre, personne ne fait une histoire avec du vide.
Tetsurō avait l'impression que c'était la seule chose qu'il avait devant lui : du temps vide, fait de la même matière que les ellipses. Il s'était levé ce matin, était parti se doucher, se brosser les dents, puis s'habiller. Il avait traversé le couloir sur la pointe des pieds pour ne réveiller personne. Il avait bu un café dans la cuisine, puis était parti, seul, parce que personne ne pouvait l'accompagner ce matin-là. Il avait pris le métro, entouré de tous ces inconnus traversant leur propre ellipse. En arrivant, il avait papoté avec Miwa, comme si de rien n'était, puis était partit s'enterrer dans son placard pour encoder le mois de janvier 2002. Le temps ellipse avait le pouvoir de tout faire taire ; on ne peut pas fonctionner correctement si chaque seconde de l'existence est remplie de tumulte, il faut du vide, du dissociant, de l'automatique, du rien.
Il était installé sur un banc du jardin suspendu, mangeant distraitement un sandwich qu'il avait trouvé dans un konbini au bout de la rue, faisant défiler sa page instagram, comblant le vide avec du rien, attendant la fin de l'ellipse, la tête et les membres engourdis. Il avait l'impression d'être un avatar de jeu vidéo dont le joueur était parti soulager sa vessie. AFK? On appelait ça comme ça non ? "Away from Keyboard" ? Voilà qui décrivait exactement ce qu'il ressentait.
— Voilà le roi des vampires !
Kuroo releva les yeux en reconnaissant la voix de Matsukawa.
— Votre majesté, dit Hanamaki en lui faisant une petite révérence.
Il força un sourire, reprenant les commandes de son avatar.
— Yo ! Roi des vampires, on est sûr ? J'aurais déjà cramé au soleil là ?
Matsukawa échappa un rictus. Il posa le pied sur le rebord du banc et alluma sa cigarette.
— Na, c'est comme dans Twilight mon bro, tu crames pas, tu brilles. Et c'est ce que tu fais, tu brilles !
Kuroo pouffa, prit de court par cette remarque.
— Ou genre ta mère était un vampire et ton père un elf de la fôret, du coup tu sais faire de la photosynthèse, intervint Hanamaki.
Cette fois le brun explosa franchement de rire.
— Quoi ?!
— Makki, elle est naze ton analyse !
— Quoi ? Au moins j'innove.
— Hum mouais.
— C'est quand même plus plausible que cette histoire de briller au soleil.
Les deux acolytes continuèrent de discourir sur la validité de leur scénario respectif. Kuroo les écouta dériver sur ce sujet de conversation improbable, intervenant de temps à autre.
En se réanimant, il avait réveillé le tumulte en lui, et il ne mit pas bien longtemps à l'envahir complètement. Il tenta de l'ignorer, le repoussant tout au fond de lui. Mais il devenait de plus en plus difficile à taire. Il continua de sourire et de faire mine d'écouter.
— Mec, ça va ?
Le regard de Kuroo se focalisa de nouveau. Hanamaki et Matsukawa le regardaient, un brin soucieusement.
— Euh, ouais ça va.
Matsukawa haussa un sourcil très peu convaincu.
— Comme un lundi quoi.
Les deux autres eurent l'air encore plus alerté de l'entendre dire ça.
— Recours aux banalités... teuteuteu... Matsukawa s'assit à ses côtés, s'accoudant à son épaule. Dis-nous tout, qu'est-ce qui te tracasse comme ça ?
— Ça va, ça va, jte jure.
— Tu peux pas nous sortir un "comme un lundi" et nous faire avaler ça, rétorqua Hanamaki, croisant les bras.
Wouah, décidément il était vraiment naze en small talk... Et pour dissimuler ses émotions.
Il força un sourire :
— Ça... vous en faites pas, je vais pas, je veux pas vous embêter avec ça. Ça va.
— Na, allez, dis-nous tout !
Kuroo hésita, son regard voyagea entre ses deux compères. Il soupira et céda :
— C'est juste, hum, mon... mon partenaire...
— Lequel ? coupa Hanamaki.
La question prit complètement de cours Kuroo. Ils n'avaient jamais parlé de...
— Miwa parle tu sais, confia Matsukawa.
— Et Oikawa aussi.
— Tu parles à Oikawa ? demanda Matsukawa.
— Ouais, répondit son vis-à-vis en haussant les épaules.
— Woh, ok, on y reviendra sur ça, d'où ça sort ça ?
— On se connait depuis qu'on a trois ans, je l'emmerde pour la forme, mais je l'aime bien quand même, maintenant qu'il est à l'autre bout de la planète, et casé.
— Tu sais qu'il va revenir...
— Peu importe, on en était où ? Oui, lequel ?
— Attends, tu renoues avec ton ex fiancé et la seule chose que tu fais, c'est parlé de la vie sentimentale d'un autre gars ?
— Arrête, tu sais que c'est une commère, bien sûr qu'on va parler de ça ! Je connais la vie sentimentale de toutes les personnes qui ont un jour eu le malheur de croiser sa route.
Il fallait vraiment qu'il en touche deux mots à Oikawa, il ne pouvait décemment pas le laisser parler de sa vie privée comme ça en toute détente, comme bon lui semblait !
— Il a pas fait exprès, ça lui a juste échappé et j'ai insisté, se justifia Hanamaki. Mais bon du coup si je résume on a le prince de conte de fée...
Kuroo pouffa :
— Akaashi.
— Ok, le boss des jeux vidéo plein aux as,
— Kenma.
— Et le gym bro foutu comme un demi-dieu amateur d'UFO. Fait gaffe, je crois qu'Oikawa a un légé crush sur lui.
Kuroo roula des yeux:
— Bokuto.
— Voilà, le compte est bon ?
— Hum... oui.
— Bah ça va t'es pas mal loti dit donc !
Kuroo leva les yeux au ciel, rougissant malgré lui.
— Bon et du coup ?
Retour brutal à la réalité. Il avait complètement oublié comment cette conversation avait commencé.
— Oh euh... c'est Bokuto.
— Et du coup ?
— Hum...
Il tripatouilla ses doigts. Il n'avait pas franchement envie d'en parler... Ou de ruiner l'humeur générale... Il pouvait toujours trouver un mensonge, ou juste détourner la discussion... L'océan tapi dans son ventre fit des remous, et il ne trouva que la vérité à dire :
— Euh... on vient de lui diagnostiquer un cancer.
Comme prévu, cela fit grandement dégringoler le moral collectif.
— Woh, euh... merde, je m'attendais pas à ça, dit Matsukawa, désolé, c'est pas dingue en effet.
Kuroo força un sourire pincé :
— Non...
— Désolé d'avoir insisté et... merde, désolé. Je comprends que tu te sentes pas ouf.
Kuroo acquiesça, continuant de regarder ses doigts de tordre les uns avec les autres.
— De quoi ?
— Makki, le réprimanda son ami.
— Quoi ? Je demande !
Kuroo releva les yeux :
— Euh... ovaires.
— Oh ça va, les chances de rétablissement sont assez élevées. Surtout s'il est jeune.
— Woh, mais Makki, c'est le moment tu crois ?
— Quoi! J'essaye de lui remonter le moral ! Si c'était genre, pancréas, ouf, j'aurais rien dit!
Matsukawa soupira :
— Excuse-le, il a été élevé avec des chiens apparemment. Et Oikawa, ça n'a pas aidé...
Kuroo sourit malgré tout.
— Il est sous suppresseur ? 'fin j'imagine que oui, mais tu sais, tu peux toujours attaquer la compagnie qui les fabrique en justice, ça lui fera un peu d'argent pour le traitement et tout.
— Mais Makki !
— Quoi ?! Je lui donne des tuyaux ! Tu fais quoi toi à part être désolé ?
— Désolé... encore.
Matsukawa avait l'air profondément mortifié.
Kuroo acquiesça. Il tourna tout de même son attention sur Hanamaki, intrigué parce qu'il venait de dire.
— Pourquoi tu dis ça ?
L'interrogé haussa les épaules.
— Bah, ce qu'ils foutent sur le marché n'a souvent pas des conséquences très connues au long court... C'est tellement un marché énorme qu'ils veulent leur part de toute façon, et puis disons-le, ils s'en foutent un peu. Ils veulent juste pas de scandale, alors il balance du fric pour couvrir tout, même si y'a aucune preuve tangible contre eux. Et puis s'il a genre ton âge, je dis pas que c'est ça, mais c'est assez facile à défendre dans un tribunal... J'ai une cousine qui a fait ça, ça a marché comme un charme... Elle conduit une Lexus LFA maintenant. Oh, et elle va bien, genre impec maintenant, elle a tout son temps pour profiter de sa fortune.
— Makki...
Il était bien décidé à ne pas l'écouter :
— Tu connais la compagnie qui fait ses suppresseurs ?
— Toribishi.
— Oh... bah justement, fait leur cracher un peu de cash ! Vengeance pour t'avoir foutu dans un sous-sol !
— Ouais, ou ils peuvent le poursuivre pour diffamation... et puis le stage, laisse tomber.
Kuroo haussa un sourcil. Il ne disait pas qu'il allait le faire, mais entre remporter un sacré pactole et conserver sa place dans un placard à balais, il avait vite choisi !
— T'as raison, t'y perds rien et t'auras de la moulagua.
— Ouais voilà.
Kuroo pouffa. La méthode était certes peu traditionnelle, mais effective : il se sentait un peu plus léger. La possibilité de ruiner une entreprise valant des milliers avait quelque chose de cathartique.
Peut-être que les ellipses n'étaient pas faites de tant de vide que ça.
-/-
— Tu penses à quoi ? murmura Tetsurō du bout des lèvres.
Keiji allongé à ses côtés, soupira. Il ne répondit pas de suite, continuant de regarder ses doigts se mêler, puis se délier de ceux de son partenaire. Tetsurō attendit. Il sentait l'agitation qui l'habitait, mais elle n'avait qu'une forme vague, ombre lourde régnant tout autour, que personne ne voulait nommer.
— Je... je ne sais pas trop.
Son vis-à-vis hocha la tête, caressant le bout de ses doigts un par un, continuant la valse étrange qu'ils avaient entamée.
— Je sais bien que... Je sais que...
Il soupira.
Tetsurō put percevoir les vagues nuances d'une émotion au milieu de bouillonnement ambiant.
— Il a raison, tu sais... Tu n'as pas à te sentir coupable, tu n'y peux rien.
Il passa ses doigts entre les siens.
— Je sais mais...
— Mais ?
Keiji soupira. Il passa sa main libre sous sa tête.
— J'ai quand même l'impression d'avoir failli... C'est compliqué. Ça ne vient peut-être pas d'une... ce n'est peut-être pas...
Il souffla, ayant du mal à formuler sa pensée. Kuroo attendit.
Keiji parla si bas que sa voix était presque inaudible.
— Je suis son alpha, je suis censé pouvoir le protéger.
Kuroo, malgré lui, haussa son un sourcil. Keiji s'en aperçut.
— Je sais... je sais. C'est juste... À chaque fois que quelque chose lui est arrivé, je n'étais pas là... Je n'ai pas pu réagir à temps et je...
— Il était avec moi... C'est plutôt moi qui ai échoué.
— Tu n'y peux rien.
— Toi non plus.
Keiji releva les yeux, attrapant son regard pour la première fois depuis qu'ils avaient commencé à discuter. Il brisa l'échange visuel lorsqu'il se retourna pour s'allonger sur le dos.
— Je ne veux plus le laisser seul... Je... mais il n'est pas là et je...
— Il est avec sa famille. Il est en sécurité.
— Je sais...
Tetsurō s'approcha de lui. Leurs mains se séparèrent et Keiji ouvrit les bras pour qu'ils viennent se blottir contre lui. Ils tournèrent les yeux au plafond.
— J'ai peur.
— Moi aussi Love.
Le silence tomba. Ils ne pouvaient rien dire de plus.
-/-
Tetsurō fut réveillé par le bruit de l'eau coulant dans la douche. En ouvrant un œil, il s'aperçut que la lumière était allumée dans la salle de bain. Il attrapa son téléphone sur la table de chevet : 6h45. Il soupira, qu'est-ce que Keiji faisait levé à cette heure-là ?
Il se leva malgré tout et entra dans la salle de bain. La tête encore engourdie de sommeil, il attrapa sa brosse à dents et commença à se brosser les dents machinalement. Il entendit l'eau s'arrêter, et Keiji passa sa main hors de la douche, tâtonnant autour à la recherche de son peignoir. Kuroo s'aperçut qu'il était toujours suspendu à la porte dans son dos. Il s'en saisit et le tendit à Keiji.
— Merci, lui dit ce dernier en émergeant de la cabine.
Tetsurō lui sourit, brosse à dent toujours en bouche.
— Tu ne devrais pas manger avant de te brosser les dents ?
La remarque le prit de cours. En effet, il n'avait pas choisi la bonne suite logique d'actions. Il haussa les épaules et se rinça la bouche.
— J'ai oublié, je les rebrosserai après. On aura qu'à dire que là c'était pour faire des bisous, dit-il, s'approchant de son partenaire.
Keiji pouffa mais le laissa venir à lui pour l'embrasser.
— T'es levé tôt aujourd'hui.
— Hum... ils ont déplacé un cours à 8h30.
— Oh, ça fait tôt.
— Hum...
Keiji récupéra son bandeau, qu'il passa sur sa tête pour retenir ses cheveux en arrière.
— Je t'emmène ?
— T'as la voiture ?
— Oui.
Il s'écarta pour que Keiji puisse accéder à l'évier pour se laver le visage.
— La chance ! Mais non t'inquiètes, c'est pas sur ton chemin du tout. Et j'ai pas envie d'arriver dans mon placard en avance.
Le brun échappa un rire léger, continuant à masser la peau de son visage avec sa lotion.
— D'accord, je viendrais te chercher alors.
— Cool merci.
Keiji acquiesça, il se pencha pour se rincer le visage. Kuroo resta adossé à la porte, regardant le reflet de son amoureux dans le miroir. Le brun releva la tête, séchant la peau de son visage, avant de récupérer sa crème hydratante. Il capta le regard de Tetsurō, haussant un sourcil en s'apercevant qu'il l'épiait.
— Quoi ?
Il s'approcha de Keiji, l'enlaçant dans le dos.
— Je peux pas regarder mon partenaire ?!
— Je n'ai rien dit.
— Hum, mouais.
Il reposa sa tête sur son épaule. Il avait encore le bout des cheveux mouillés et la peau humide et chaude. Il inspira profondément, respirant son odeur. Keiji se laissa tomber dans son étreinte, calant sa tête contre la sienne. Ils restèrent ainsi un long moment, écoutant leur cœur battre à l' ō posa un dernier baiser dans son cou et se sépara de lui en le sentant bouger. Keiji se tourna complètement. Il prit son visage entre ses mains et l'embrassa, avant de se détacher de lui pour regagner la chambre.
— Tu pars vers quelle heure ?
— Je sais pas... vers 8h et quelques, ya quand même du chemin.
— Tu es sûr que tu ne veux pas que je t'avance ?
— Non, ça va aller, merci. Je vais prendre une douche aussi, dit-il avant de refermer la porte.
— Oh, attends, intervint Keiji avant qu'il n'ait pu la fermer complètement, je dois juste prendre mes suppresseurs.
— Oh... hum...
Kuroo se tourna, balayant le bord de l'évier les yeux. Il aperçut les deux petits tubes orange posés sur le rebord. Il s'en saisit et les tendit à Keiji.
— Merci.
Il lut les étiquettes et lui retendit l'une d'elles :
— C'est celles de Kōtarō, celles-ci.
— Oh euh, il se tourna de nouveau, trouvant un troisième tube qu'il n'avait pas vu plus tôt.
Il s'en saisit et le donna à Keiji.
— Merci.
— T'es sûr que c'est à lui, et pas à Kenma ? Il a pas pris les siens du coup ?!
— Il n'y a que lui qui prend cela... Il doit en avoir d'autres, j'espère.
— Hum... je vais lui demander quand même.
Il sortit de la salle de bain pour récupérer son téléphone. Il prit la photo du tube en montrant bien l'étiquette et retourna dans la salle de bain, ne prenant pas la peine de refermer la porte cette fois. Il posa le tube et son téléphone pour retirer son pyjama, puis se saisit de nouveau de son cellulaire pour continuer à taper son message.
"T'as besoin de ça?"
Envoyé.
Il regarda le message s'afficher dans sa messagerie, s'assurant que tout était bien parti. Il détailla un peu plus la photo, n'ayant pas pris le temps de le faire plus tôt. Il fronça les sourcils en lisant le nom inscrit sur le tube. Il cliqua sur la photo pour l'agrandir.
" Dehydrataze-prolystatine 25mg"
Son souffle se bloqua.
Le nom lui revint.
Il savait bien qu'il l'avait déjà vu quelque part...
Il se rappela de la disquette, et du classeur jaune.
Il revit Yukata-san récupérer la clé dans le casier au mur, puis ouvrir le tiroir de son bureau, avec le classeur à l'intérieur.
"Vous ne pouvez pas accéder à la modification de ce dossier" inscrit sur son ordinateur lorsqu'il avait tenté de rentrer la donnée.
Il revint brusquement à lui en entendant Keiji l'interpeler.
— Oh, désolé, j'ai bugué, tu disais ?
— Je demandais si tu lui avais envoyé déjà ?
— Oui, je te dirais s'il répond.
— D'accord, merci.
Il hocha vaguement la tête.
Il devait se faire des films. C'était normal qu'il soit déjà tombé sur ce nom.
Mais...
Il secoua la tête. Hanamaki lui avait vraiment mis des idées tordues dans la tête.
Il reposa son téléphone sur le rebord de l'évier, finit de se déshabiller et entra dans la douche.
Il devait juste se faire des films...
-/-
— Il est quelle heure ? demanda Kenma.
Kuroo releva les yeux. Le blond continua à marcher en rond dans la salle d'attente.
— 17h57.
Kenma souffla, jetant un coup d'œil en direction du couloir.
— Il fout quoi ?
Personne n'avait de réponse, alors personne ne répondit.
18h.
Kōtarō n'était toujours pas là.
Il n'avait pas eu de nouvelles de lui depuis la veille au soir où il leur avait écrit dans le groupe pour les prévenir qu'il les rejoindrait directement à l'hôpital.
— Bordel, mais il est où, lâcha Kenma à voix basse.
La porte menant au bureau de l'oncologue s'ouvrit, un couple d'une cinquantaine d'années ressortit, l'homme tenant sa femme par les épaules, lui parlant tout bas. Kuroo les regarda repartir, la porte s'était refermée derrière eux. Ce ne fut qu'une poignée de minutes plus tard que l'oncologue, Dr Hasegawa, fit enfin son apparition.
— Bokuto Kōtarō, appela-t-il avant de balayer la pièce des yeux.
Il les salua poliment en les reconnaissant.
— Je suis navré, il ne devrait plus tarder...
— Je suis là! entendirent-ils hurler dans le couloir.
Tous se tournèrent, Kōtarō était en train de remonter le couloir en courant, faisant de grands gestes de la main.
Tetsurō sourit. L'occasion ne s'y prêtait surement pas, mais voir son partenaire pour la première fois depuis une semaine le remplit d'un profond sentiment d'apaisement, et de tendresse chavirée. La tension qu'il sentait à travers le lien existant entre eux, qui les avait suivis depuis qu'ils s'étaient rejoints en fin d'après-midi, se dissipa complètement lorsque Kōtarō posa les yeux sur eux. Il leur sourit, envoyant une vague de profonde tendresse à travers le lien. Ils ne connaissaient pas encore la décision qu'il avait prise, mais il avait l'air confiant.
— Je suis là. Désolé pour le retard.
Il reprit son souffle, et salua poliment le praticien.
Ils rentrèrent tous les quatre et s'installèrent dans le bureau. Hasegawa s'installa à son bureau, récupérant le dossier de Kōtarō. Kuroo baissa les yeux, l'océan s'était asséché, mais il lui semblait que le sol était resté humide.
— Bon! intervint finalement le médecin, la dernière fois que nous nous sommes vu, vous aviez des hésitations. Vous avez pu prendre une décision ?
— Oui, répondit Kōtarō avec assurance.
Tetsurō retint son souffle. Du coin de l'œil, il vit Kenma et Keiji en faire de même.
— Je... je vais faire l'opération.
Tetsurō retint un soupir de soulagement, il sentit la raideur de l'anxiété se relâcher. Très vite pourtant, il sentit l'eau monter en lui, pesant sur ses organes d'une lourdeur bouleversée. Il savait. Kōtarō avait l'air sûr de lui, mais il savait combien ce choix devait lui être douloureux.
— Bien. Je pense sincèrement que vous avez pris la meilleure décision. Comme promis, j'ai déjà de mon côté fait le nécessaire pour que tout se déroule dans les plus brefs délais.
Kōtarō hocha la tête.
— Comme je vous l'avais expliqué lors de notre dernière rencontre, l'opération sera assez rapide, vous devrez pouvoir repartir le jour même. Nous allons également devoir procéder à une biopsie rapide sur les tissus voisins afin de s'assurer qu'ils n'ont pas été atteints, et adapter la procédure en conséquence. Mais ne vous en faites pas, cela ne devrait pas prendre plus d'une heure. Dr. Isakawa s'occupera de la procédure, c'est une chirurgienne d'exception, vous êtes entre de très bonnes mains.
Kōtarō hocha la tête. Kuroo l'analysa du coin de l'œil: il se tenait droit, respirant profondément, composé. Seules ses mains trahissaient le trouble l'habitant, tremblant légèrement sur ses genoux. Il joignit les mains, serrant fort pour qu'elles cessent de s'agiter.
— Bien sûr, nous devrons nous revoir avant, mais vous avez beaucoup de chance, nous avons pu trouver une place pour le 28, nous avions juste besoin de votre décision finale, mais je vais pouvoir bloquer ce créneau.
— Le 28 juin ? demanda Kōtarō.
— Mai, le 28 mai.
— Dans... dans dix jours ?
— Oui, vous avez vraiment de la chance. Cela vous convient-il ?
— Euh... oui, oui, très bien.
— D'accord. Parfait. Nous en reparlerons après la procédure, mais nous devrons ensuite fixer plusieurs rendez-vous pour s'assurer que tout se déroule bien et...
Kōtarō ne l'écoutait plus. Il fixait les motifs de la moquette, hochant vaguement la tête de temps à autre. Tetsurō le regarda du coin de l'œil. Il lui paraissait si lointain, presque inaccessible. Il tenta de resserrer le lien entre eux, mais Kōtarō avait fermé toutes communications. Tetsurō n'écouta pas non plus la fin de la consultation. À ses pieds, l'eau avait recommencé à monter.
-/-
— Ça va ?
Kōtarō décolla sa tête de la vitre. Il trouva le regard de Kenma dans le rétroviseur intérieur. Il hocha la tête, détournant de nouveau les yeux. Il soupira.
— Ça va... C'est juste... Je m'attendais pas à ce que ça se fasse si vite.
Il se tut. Seul le bruit du moteur et des roues sur le bitume emplissait l'habitacle. Les larmes lui montèrent aux yeux, mais il les retint.
— Je... c'est trop vite... J'ai pas le temps de...
Il ne termina pas. Mais ils comprirent.
Son deuil.
Il n'avait pas le temps de faire son deuil.
— On peut... tu peux toujours reporter l'opération si... enfin, si tu veux, proposa Kenma.
— Non... ça va... ça va aller... Ça m'a juste surpris.
Silence.
L'atmosphère changea brusquement, une vague immense d'émotions bouleversées venait de s'échouer sur eux, les privant d'air une poignée de seconde.
Instinctivement, Kōtarō leva les yeux vers Keiji. Ce dernier se tourna, captant son regard.
Keiji, détacha brusquement sa ceinture de sécurité, prêt à glisser à l'arrière de la voiture en passant entre les sièges, ce qui prit tout le monde de cours. Kenma réagit immédiatement, tendant le bras pour le repousser dans son siège.
— Hey, mais ça va pas !
Keiji tourna les yeux vers le blond. Il avait réagi à l'instinct, habité par l'impérieux inné. La détermination dans son regard était déroutante. Kenma n'eut pas besoin de plus pour comprendre.
— Assit toi s'il te plait.
Keiji s'exécuta, ne lâchant pas Kōtarō des yeux.
— Ok, ok...
Le blond prit la première sortie. Il s'arrêta sur le parking d'une station-service. À peine arrêté, Keiji se rua hors de la voiture pour en faire le tour. Ils le suivirent des yeux, jusqu'à ce qu'il arrive devant la portière arrière. Kōtarō décolla sa tête de la vitre, surprit par son comportement. Le brun ouvrit la porte, faisant face à Kōtarō.
Faisant face à son partenaire.
Non.
Il y avait quelque chose d'encore plus profond que cela, d'encore plus encré dans sa chair, de si imprégné en lui que cela avait fait s'effondrer toutes ses résistances, qu'il avait réuni le lui des jours, le lui des nuits, le lui de toutes les vastes heures et de tous les reflets de son soi. Quelque chose que ce mot ne pouvait pas complètement contenir. Ils pouvaient le sentir à travers leur connexion.
Keiji se tenait face à son premier partenaire.
Son premier ami, son premier amour.
La personne avec qui il avait partagé la plupart de ses première fois.
La personne avec qui il avait partagé tous ses cycles depuis son adolescence, pour qui il avait battis tant est tant de tonnelles.
Le premier avec qui il avait envisagé de construire un avenir.
Il était celui qui lui avait appris à aimer.
Il n'y aurait jamais eu de nous, s'il n'y avait pas eu de Keiji et Kōtarō. Ils étaient la fondation des milliers de fils les liant ensemble.
Il était son agape originelle.
Ils n'avaient pas besoin de mots. Ils savaient.
Keiji s'agenouilla, il prit les mains de Kōtarō dans les siennes, et reposa sa tête sur ses genoux. Kōtarō hoqueta. Il lâcha prise et explosa en larme, laissant retomber sa tête sur celle de Keiji, enfonçant son visage dans ses cheveux.
Kuroo croisa le regard de Kenma, tous deux avaient les yeux brillants de larmes. Ils avaient compris. Kenma détacha sa ceinture et passa à l'arrière, rejoignant l'étreinte, Kuroo se pencha, entourant ses bras autour de Kōtarō, le pressant fort dans ses bras.
Kōtarō avait l'impression que son monde était en train de s'écrouler, qu'il était en train de s'écrouler. Ils lui hurlaient qu'ils ne le laisseraient pas sombrer, qu'ils tiendraient bon, qu'ils y mettraient toutes leurs forces et toute leur âme, mais qu'ils ne chavireraient pas, qu'ils resteraient à flot quoiqu'il arrive, quoi qu'il en coûte.
-/-
Il y a certaines choses que l'on ne dit pas sur le deuil. Une ignorance bien heureuse pour tous ceux qui n'ont pas eu à passer par là. Une illusion apaisante, l'idée que cette entité enfantée par le choc se dilue peu à peu, suivant des étapes précise dans un ordre bien défini.
1- Choc.
2- Dénie.
3- Douleur.
4- Colère.
5- Négociations
6- Dépression.
7- Acceptation.
Une jolie liste bien précise.
Il n'en était rien, il n'y avait rien de linéaire, d'étendu. C'était un chaos lancé en boucles, bouillonnant constamment. Un va-et-vient incessant, une litanie insensée.
Peut-être que cela tenait de la nature accélérée du processus que Kōtarō devait traverser. Tetsurō en doutait.
Kōtarō oscillait constamment de l'un à l'autre, jusqu'à un certain point, où tout recommençait, tournant de nouveau. Il se levait dans le déni, puis la douleur envahissait ses neurones, jusqu'à ce que la colère éclate, explosive et bouillante. Puis, la colère se diluait. Parfois cela prenait des heures, parfois quelques secondes, parfois des jours. Puis il essayait de trouver des intermédiaires, de négocier avec l'univers. Il baissait les bras, conscient de son impuissance, et tout recommençait. Ses partenaires vivaient cela avec lui, réunis autour de leur lien empathique, impuissant face à ce qu'il devait traverser.
Au début, Kōtarō avait tenté de maintenir sa routine, de continuer à vivre comme si de rien n'était. Cela n'avait pas tenu plus de deux jours. Il avait abandonné l'idée de retourner sur son lieu de stage, et restait cloitrer dans la maison, tournant en rond dans l'espace prisonnier de son esprit, ne trouvant de repos nulle part. Déni, douleur, colère, marchandage, et tout recommençait.
Pourtant, il avançait, peu à peu, la boucle s'étendait.
Puis elle se figea.
L'intervention était dans trois jours.
Kōtarō était resté bloqué dans le déni, étouffant le reste tout au fond de lui, résistant de toutes ses forces pour maintenir son inertie. Un peu plus, et il finirait par imploser.
-/-
— Vous faites un truc là ?
Kōtarō et Tetsurō relevèrent les yeux de leur téléphone respectif. Kenma s'était planté à l'entrée du couloir, attendant leur réponse.
— Euh... non...
— Parfait.
Il traversa le salon, récupérant les clés de la voiture. Les deux autres le suivirent des yeux, incrédules.
— On y va du coup ?
— Où ça ?
— On va chercher Keiji déjà, et après, vous verrez bien.
Tetsurō battit des cils, dérouté. Il était vraiment bien dans le canapé, lui, il n'avait pas forcément envie de remettre un pied dehors, et il avait comme l'impression qu'il en était de même pour Kōtarō.
— Allez ! insista le blond.
— Euh... faut qu'on se change ?
Kenma tourna les yeux, les détaillant du regard. Tous deux étaient en vieux jogging délavé, parfait pour une soirée casanière, pas forcément adapté pour une mystérieuse escapade.
— Non, parfait, allez on y va.
Ils n'eurent pas d'autre choix que de s'exécuter.
Comme promis, ils firent un premier arrêt au Fukuro. Keiji les rejoignit dans leur trouble collectif lorsqu'il aperçut qu'ils étaient tous dans la voiture. Il s'installa à l'arrière, questionnant Tetsurō du regard. Ce dernier haussa les épaules, pas plus informé que lui.
La voiture s'engagea sur la voie rapide, dans la direction opposée à leur domicile. Le soleil commençait à disparaitre derrière l'horizon, et la ville se dilua peu à peu. Kuroo baissa les yeux sur le GPS, essayant de trouver la destination, sans succès. Ils avaient renoncé à poser des questions, Kenma ne leur répondant qu'une poignée de monosyllabes à chaque fois qu'ils essayaient dans apprendre plus. Ils finirent par sortir de la route pour se retrouver sur un rond-point au beau milieu de nulle part, rejoignant de petites routes mal éclairées construites en contre bas de l'autoroute. Soudain, au bout de la route, se dessinèrent les silhouettes de vieux bâtiments préfabriqués. Plus ils avançaient, plus les blocs se multipliaient, les phares se réfractant sur la surface des tôles blanches. Après un dernier rond-point, ils s'engagèrent au milieu du champ de vieux préfabriqués.
Les parkings étaient vides, les enseignes décrépites. Certaines bâtisses tenaient à peine debout. Kuroo dut se rappeler qu'il faisait aveuglément confiance à son partenaire, et que même s'il constatait que l'endroit serait parfait pour commettre une série de meurtres, l'intention de Kenma n'était surement pas de les lâcher au milieu de nulle part pour s'adonner à une chasse à l'homme. Certes, le GPS n'indiquait plus que deux minutes avant leur destination finale, mais Kenma n'était pas un tueur sanguinaire, pas dans vie réelle en tout cas... La voiture continua de s'enfoncer dans le ventre essoufflé de la zone commerciale. Le GPS n'indiquait plus qu'une minute avant leur arrivée à destination. Kenma tourna sur un parking vide, langeant une rangée de magasins abandonnés. La voiture s'arrêta finalement. Ils sursautèrent lorsqu'une silhouette humaine apparut face à eux, simplement éclairés par les phares de la voiture. Ils reconnurent Yūji, qui leur faisait de grands gestes en leur souriant.
— Qu'est-ce qu'iel fait là ? demanda Kōtarō, qu'est-ce qu'on fout là ?
Kenma se contenta de sourire malicieusement, avant d'ouvrir la portière pour sortir de la voiture. Tetsurō, Keiji et Kōtarō échangèrent un dernier regard, incrédule, et sortirent finalement à leur tour.
Ils s'arrêtèrent face à Yūji, cette dernière portait une combinaison bleue de chantier, lunette de sécurité relevée sur la tête. Bordel, mais qu'est-ce qu'ils pouvaient bien foutre là ?
— Yo ! Vous êtes prêt ? demanda jovialement Yūji.
Son enthousiasme fut reçu assez sceptiquement.
— Pourquoi ? se risqua à demander Kōtarō.
— A-t-on le droit d'être là ? continua Keiji.
Yūji grimaça.
— C'est assez flou, mais on a pas pas le droit je dirais.
Conclusion: ils n'avaient absolument pas le droit.
Yūji fit glisser parterre le gros sac qu'iel portait à l'épaule, et commença à fouiller à l'intérieur. Elle en ressortit quatre paires de lunettes de sécurités qu'elle leur distribua.
— La sécurité avant tout !
— C'est quoi ce délire, murmura Kōtarō en récupérant sa paire de lunette.
— Hop, et des gants, on n'est jamais trop sûr, continua Yūji en leur tendant cette fois des gants de chantier. Allez !
Ael tourna les talons, marchant en direction de l'un des magasins. Les portes de sécurité étaient grandes ouvertes.
— La zone a été abandonnée y'a plusieurs années quand le gars qui possédait la plupart des bâtiments s'est retrouvé en prison pour détournement de fond, commença à expliquer Yuji, elle va être complètement rasée la semaine prochaine.
Ils hochèrent vaguement la tête, continuant à détailler les alentours. Ils venaient de rentrer dans un magasin de porcelaines, les étagères étaient pleines à craquer vieux service à thé, d'assiettes, et de figurines de très mauvais goût.
Yūji s'avança vers le comptoir, là où cinq battes de baseball avaient été disposées. Ael prit l'une d'elle, et s'avança vers Kōtarō.
— Spécialement sponsorisé par la Appelpie corp !
Kōtarō récupéra la batte. En la faisant tourner entre ses mains, il découvrit qu'en effet le logo Applepie avait été imprimé dessus. Kōtarō tourna les yeux vers son partenaire.
— C'était moins cher en commande groupée, lui dit le blond, sourire aux lèvres.
Yūji revint avec un immense vase de porcelaine chinoise peint de dragon bleu, qu'elle déposa au-dessus d'un rayon, à hauteur de Kōtarō.
Yūji s'écarta, présentant le vase telle une offrande faite aux dieux.
— À toi l'honneur.
Kōtarō mit quelques instants à comprendre que l'indication était pour lui. Il tourna les yeux vers eux :
— Sérieusement ?
Kenma hocha la tête, lui souriant avec confiance. Kōtarō maintint le contact visuel quelques instants, et finalement tourna de nouveau son attention vers le vase. Il s'avança, serrant la batte dans sa main. Il respira profondément, et empoigna la batte à deux mains. Il leva les bras, et l'envoya de toutes ses forces sur le pauvre vase.
La porcelaine éclata en mille morceaux sous la violence du coup, les brisures volant autour. Seule la base du vase survécut au choc, mais fut projetée si violemment, qu'elle explosa à son tour en tombant au sol. La déflagration s'échappa en un claquement aigu, et le silence retomba. Tous restèrent interdits, sondant Kōtarō. Ce dernier pouffa. Yūji posa un second vase, et Kōtarō n'attendit pas une seconde avant de l'éclater à son tour, puis, prit d'alacrité destructrice, partit en chasse, fracassant tout ce qui se trouvait sur son passage. Ils finirent par tous s'y mettre, réduisant à néant tous ce qu'il se trouvait sur leur passage. Les fracas jaillissaient de partout, crépitant furieusement comme un feu d'artifice estival. La rage, la frustration, tout implosait sous leurs coups, éclatant en un jaillissement furieux de porcelaines écorchées et de délivrance. Tout y passa, des petites assiettes à dessert, aux figurines de petits animaux, en passant par les bols et les saladiers. Keiji avait abandonné sa batte et balançait au sol tout ce qui avait le malheur de frôler sa main. Kuroo éclata de rire, presque hystérique, galvanisé de jouissance destructrice. Kōtarō souriait, et ses lèvres s'étendaient un peu plus à chaque fois qu'il voyait la porcelaine voler en éclat. C'était complètement absurde, grandiloquent, et définitivement illégal. Les liens entre eux s'étaient ouvert, ils s'étaient unis pour ne faire plus qu'un, vibrant à l'unisson, réverbérant entre eux l'euphorie paroxysmique courant dans leurs veines, l'allégresse presque orgasmique secouant leurs membres.
Finalement, lorsque tout autour fut réduit à néant, ils se calmèrent. Ils étaient à bout de souffle, mais ils souriaient, le cerveau brouillé d'endorphine.
— Il reste plus rien ?
— Si.
Ils tournèrent les yeux vers Kōtarō, qui venait de ramener une colossale statue de léopard. Tous applaudir en découvrant l'objet, le dernier adversaire. Kōtarō leva les bras, tournant en rond, tel un champion prêt à livrer son combat le plus féroce, saluant la foule l'acclamant. Il leur fit finalement un signe, restant dans son personnage, demandant à son public quelques secondes de silence pour qu'il se concentre sur sa tâche. Il fit quelques pas en arrière, ne lâchant pas le fauve des yeux. Un sourire carnassier se dessina sur ses lèvres. Il fit craquer sa nuque, fit tourner sa batte sur elle-même, et avec l'élan, l'abattit de toutes ses forces sur l'animal de porcelaine. Le dos se fendit et la structure implosa, les morceaux encore intacts se fracassant au sol dans un claquement tonitruant. Il avait vaincu la bête, et la foule acclama sa victoire. Le champion se laissa tomber à genoux, hurlant de toutes ses forces, bras levés, célébrant sa victoire avec autant de fureur que lors de son combat.
La clameur se dilua, et finalement le silence retomba. Kōtarō était toujours à genoux, regardant la bête effondrée face à lui. Il tourna les yeux vers ses partenaires, leur souriant tendrement.
— Merci, murmura-t-il du bout des lèvres lorsque son regard capta celui de Kenma.
Il avait les larmes aux yeux.
Kenma hocha lentement la tête, continuant de lui sourire.
Kōtarō baissa la tête, inspira profondément, et s'abandonna aux larmes.
Ses partenaires s'approchèrent, se laissant tomber à genoux à ses côtés, l'enlaçant tendrement.
Kōtarō continua de pleurer, laissant ruisseler hors de lui tout ce qui était resté prisonnier à l'intérieur.
Il avait déjà gagné. Il était prêt.
Il était prêt maintenant à affronter ce qui l'attendait.
-/-
Tout s'était passé si vite.
Kōtarō avait été admis tôt ce matin-là. Le soleil était à peine au zénith lorsqu'il quitta la salle de réveil. L'opération s'était bien déroulée, un véritable succès. Les analyses histopathologiques préliminaires, effectuées pendant l'opération, n'avaient révélé aucune trace de propagation aux tissus voisins. Il était sauf.
La porte de la chambre de Kōtarō était ouverte. Tetsurō attendait à l'entrée, n'osant pas encore pénétrer à l'intérieur. Les parents de Kōtarō l'entouraient, veillant sur lui en attendant son réveil, ses ainés attendaient, accoudés au mur. Keiji était au fond du couloir, parlant avec l'oncologue, Kenma était assis au fond de la chambre près de la fenêtre.
Tous se turent lorsque Kōtarō ouvrit les yeux. Il semblait désorienté, regardant vaguement autour, ayant encore du mal à se raccrocher à la réalité. Sa maman, Yuma, se pencha vers lui, caressant tendrement ses cheveux. Son fils trouva son regard, et elle lui sourit tendrement :
— Coucou mon tout petit. Comment tu te sens ?
Kōtarō ne répondit pas.
Il souleva la couverture. Sa robe d'hôpital couvrait son ventre, lui empêchant pour le moment de voir quoique ce soit. Il posa la main sur son ventre, dessinant du bout des doigts la bordure des bandages dissimulés sous le tissu. Il s'arrêta, prit d'un sursaut de larme. Avant même qu'elles n'aient pu lui échapper, ses parents se rapprochèrent de lui pour le soutenir.
Kuroo sentit sa gorge se nouer. Il était profondément rassuré, mais l'affliction ne l'avait pas quitté. Elle envahit ses membres, remontant brusquement du fond de son ventre jusque dans sa gorge.
— On devrait les laisser, murmura Nao.
Il s'était adressait à son frère et sa sœur, mais Tetsurō s'exécuta tout de même. Il marcha jusqu'au fond du couloir, s'arrêtant face à la baie vitrée donnant sur le parking en contre bas. Il ne voulait pas que Kōtarō le voie en larmes, il n'avait pas besoin de cela maintenant.
Il frissonna en sentant une main se poser sur son épaule. Suki lui sourit lorsqu'il tourna les yeux.
— Je pense pas que Nao parlait de toi quand il disait de sortir...
— Je sais.
La jeune femme hocha la tête. Elle retira sa main de son épaule et se posta à ses côtés. Ils restèrent tous les deux silencieux, regardant les voitures en contre bas.
— Ça va ? finit-elle par demander.
Tetsurō haussa les épaules, mais ne put retenir plus longtemps les larmes qui lui brulaient les yeux. Suki l'attira à elle pour l'enlacer.
— Ça va aller, ça va aller, lui murmura-t-elle, la voix humide.
Tetsurō se sépara d'elle, lui souriant pour la rassurer.
— Je sais... -il essuya ses yeux du dos de la main- je suis heureux qu'il aille bien... physiquement. Mais...
— Ça va pas être facile...
— Non.
Ils s'enlacèrent de nouveau brièvement.
— Tu devrais y retourner, lui dit Suki.
Il hocha la tête, et se retourna. Les parents de Kōtarō sortirent de la chambre. Lorsque le brun arriva à la porte, il trouva Keiji et Kenma, installés au chevet de leur partenaire. Il inspira profondément, et rentra. Il n'avait pas le droit de s'écrouler, pas maintenant. Il avança vers lui, son partenaire avait les yeux perdus dans le vide, la main reposant sur son ventre. Il se pencha vers lui, embrassa sa tempe, et s'assit à ses côtés.
Ils purent rentrer ensemble dans l'après-midi.
Kōtarō n'avait rien dit.
Les jours défilèrent ainsi, baignés de son silence et de sa douleur muette.
Il avait perdu sa voix.
6- Dépression.
-/-
Kuroo regarda un long moment son téléphone. Il avait ouvert l'application des messages il y a de cela bien cinq minutes. Il s'apprêtait peut-être à faire une connerie monumentale. Il expira, déterminé, et commença à taper.
"Il faut qu'on parle. Dispo quand ?"
Alors qu'il allait ranger son téléphone en attendant la réponse, il vibra dans ses mains.
CJ.A: "Demain, 18h, garage"
Le brun sourit, et son cœur s'agita dans sa poitrine. Il supprima les messages, et rangea son téléphone dans sa poche.
Il allait peut-être faire une connerie, mais il était bien déterminé à aller jusqu'au bout.
-Fin du chapitre-
Bon, pas ouf ouf comme chapitre non plus celui-ci, mais on va remonter la pente, je le promets !
Prochain chapitre: "Le vent du large"
"— Tu m'as dit vouloir nous proposer quelque chose, je suis tout ouïe.
— Hmm, oui, mais avant ça, je voulais te demander quelque chose.
— J'écoute.
— Tu n'aurais pas quelques infos sur Toribishi ?
Atsumu écarquilla les yeux médusés, avant d'éclater de rire. Un rire grave et sans joie. Il croisa les jambes sur la table et se laissa tomber sur le dos de sa chaise.
— J'ai plus que quelques infos, il va falloir être plus précis.
Kuroo reprit son souffle."
