Lorsque l'on sonna à la porte du loft ce matin-là, Derek alla ouvrir à reculons après avoir enfilé un pantalon de jogging et un t-shirt un peu sale mais dont l'odeur était toujours respirable. Avec une lenteur folle, il déverrouilla puis fit coulisser la porte derrière laquelle un Isaac un peu perdu attendait. Au lieu de le saluer normalement, le bouclé poussa un soupir de surprise.

- Mais… C'est quoi cette dégaine ? Arf, tu pues… Se plaignit le blond. Tu devrais mettre ce truc à laver.

Derek haussa les épaules sans répondre et referma la porte derrière l'autre loup-garou. Devant son absence apparente de réaction, Isaac fronça les sourcils et suivit son aîné dans la cuisine. Aîné qui se fit aussitôt un café bien corsé. Au vu de ses cernes plutôt impressionnants, il en avait besoin.

- Derek… Tu dors bien en ce moment ? S'inquiéta le bouclé.

Techniquement, le Hale avait toujours eu un sommeil agréable et lourd. Une fois endormi, difficile de le réveiller. Il faisait ses nuits de sept heures et il se réveillait toujours frais, d'attaque. Isaac avait déjà jalousé sa tête au réveil : Derek avait la fâcheuse aptitude de ressembler à un mannequin dès qu'il ouvrait les yeux. Mais pas cette fois. Ses mouvements étaient lents, son visage démontrait une fatigue certaine.

Oui, il dormait plutôt bien, jusqu'à cette nuit-là. En y songeant à nouveau, son regard s'assombrit et il regarda d'un air morne le café s'écouler dans son mug.

- Nuit difficile, consentit-il à répondre.

Isaac était un peu comme Stiles, dans un sens : si on ne répondait pas à ses questions, il insistait. Avec plus de douceur, toutefois. L'hyperactif était plus du genre… Incisif, insistant, emmerdeur.

Avant.

- T'as pas cours ? Demanda-t-il sans se retourner.

Il gardait les yeux fixés sur le liquide aussi sombre que son humeur pour éviter de se concentrer sur les émotions qui tourbillonnaient déjà en lui.

- Derek, on est samedi, répondit Isaac, éberlué. Tu vas bien ?

Le loup choisit de ne pas répondre. A la place, il laissa le café l'envahir, couler dans sa gorge sèche. Non, ça n'allait pas vraiment. Pas du tout, même. Sa nuit avait été des plus horribles et pas parce que Stiles l'avait écourtée à plusieurs reprises. Prenons les choses dans l'ordre. En premier lieu, il s'était couché à une heure raisonnable et seulement après s'être assuré que l'hyperactif était au lit et n'avait rien de dangereux sous la main. Bien qu'il avait été persuadé que Stiles ne tenterait rien tant il était vidé et son moral, complètement absent, Derek avait préféré prendre ses précautions. Enfin, s'il s'était écouté, il aurait dormi avec lui mais son instinct lui avait soufflé que ce n'était pas l'idée du siècle. En repensant à ce qu'il avait vu chez lui… Il comprenait sans problème le point de vue de son loup. Stiles avait besoin d'avoir son espace, des moments seul et surtout de comprendre que Derek n'allait véritablement rien lui faire. L'ancien alpha, de son côté, voulait plus que tout lui montrer que son corps n'appartenait qu'à lui et que personne n'avait le droit de le toucher sans son consentement. Des choses, il en avait compris. Il avait suffi qu'il soit là aux bons moments : d'abord pour empêcher Stiles de mourir, puis pour mettre son agresseur au tapis. Mais parfois, cela ne suffisait pas. Il avait été là, oui, mais pas avant. Parce qu'il avait dû s'en être passé, des choses et Derek imaginait sans mal lesquelles…

- Derek ? L'appela à nouveau Isaac.

L'interpelé soupira. Il n'avait pas envie de parler à qui que ce soit, pas envie de voir du monde, pas envie d'avoir à faire des efforts. Stiles. Ce surnom tournait en boucle dans sa tête. C'était sur lui qu'il voulait se concentrer. Lui, uniquement lui. A côté, le reste n'avait pas d'importance. Sur cette pensée, Derek se tourna vers le bouclé et décida d'être franc avec lui :

- Isaac, je ne suis pas d'humeur. Je ne vais pas être de bonne compagnie et je n'ai pas envie de l'être. Qu'est-ce que tu veux ?

- Oh euh je… Rien, enfin comme d'hab, tu sais… Balbutia Isaac, surpris par l'attitude et les paroles de Derek.

Oui, l'ancien alpha savait. Isaac venait souvent… Juste pour être là. Le loft était rassurant, il aimait y passer du temps, le voir, lui, et c'était déjà bien. Derek aimait bien le voir déambuler dans cet appartement bien trop grand pour une seule personne, mais… Il avait l'esprit bien trop préoccupé pour apprécier sa présence à sa juste valeur. Il se prépara à répondre, lorsque son ouïe lupine l'alerta.

Le rythme cardiaque de Stiles s'était brusquement emballé.

- Derek, commença Isaac, qu'est-ce qu'il t'a…

- Je reviens, le coupa soudainement le loup.

Sans jeter un seul regard à Isaac, Derek se dirigea vers les escaliers qu'il monta quatre à quatre, d'ores et déjà tendu. Il étendit ses sens olfactifs. Peur. Douleur. Souffrance. Le seul point « positif », c'était que l'odeur de Stiles restait la même, dans le sens où le loup n'avait pas de mauvaise surprise. Il savait, donc il ne pouvait être complètement étonné. Il restait des zones d'ombres, bien sûr, mais l'essentiel était là.

Derek ouvrit doucement la porte de la chambre qu'il avait attribuée à Stiles, l'ancienne chambre de Peter. Il vit tout de suite la petite tête de l'hyperactif dépassant de la couette se tourner brusquement vers lui. Il avait le regard étrange, sa peur se lisait aussi facilement que sa méfiance. Sans attendre une seule seconde, le loup lui rappela encore et encore que tout allait bien, qu'il n'avait pas à le craindre. Mais comment le convaincre ? C'était la première fois que Stiles passait plus de quelques heures chez lui, la première fois qu'il y passait la nuit sans qu'il n'y ait eu au préalable une soirée de meute. En fait, l'hyperactif avait l'impression de se trouver en terrain inconnu, à la merci du premier venu. Derek. Forcément, le loup se devait d'être fort et patient pour lui montrer et surtout lui faire comprendre qu'il ne comptait réellement rien lui faire, à part l'empêcher de faire certaines conneries. Il l'avait sauvé une fois, il pouvait très bien recommencer et ce, sans aucun problème. S'il le surveillait, ce n'était pas pour rien.

Derek finit par s'assoir au bord du lit et lui demander le plus doucement possible ce qu'il lui arrivait. Si au départ, Stiles n'eut pas l'air de vouloir lui parler, il finit par consentir à lui avouer qu'il avait mis un peu de temps à reconnaître les lieux en se réveillant et qu'il avait un peu paniqué. Un tout petit peu.

- T'étais pas obligé de venir, souffla-t-il en détournant le regard.

Sa voix était pâteuse, ses yeux le fuyaient et la honte prédominait. Sans doute se rappelait-il du déroulé de cette nuit horrible, cette nuit durant laquelle Derek l'avait épaulé autant que possible sans déborder dans son espace vital.

C'était un pur enfer. La première fois que Stiles s'était réveillé à la suite d'un cauchemar, il avait hurlé. Derek avait accouru, l'avait consolé autant que possible sans le prendre dans ses bras car Stiles se crispait au moindre contact. La seconde fois, il s'était fait on ne peut plus muet mais les battements de son cœur avaient alerté Derek, qui ne s'était pas rendormi tout de suite. Il était revenu et Stiles, pour ne pas l'embêter, s'était calmé aussi vite que possible. La troisième fois avait été la pire. Vers quatre heures du matin, Stiles s'était réveillé extrêmement violemment et avait étouffé autant que possible ses cris à l'aide de ses mains, mais c'était peine perdue. Derek l'avait entendu. Stiles avait vomi quelques secondes après son arrivée. Il avait fallu le laver, ce qui n'avait pas été chose facile, puis lui faire enfiler des vêtements propres – à lui, pour le coup –, changer les draps, puis le recoucher.

Le corps amaigri parcouru de tâches violacées l'avait fait frissonner et s'il avait fait son possible pour ne pas s'attarder dessus, les images s'étaient gravées en lui. Le seul point positif de cet épisode, c'était le fait que Stiles l'avait complètement laissé faire. S'il avait cherché à résister, le remettre tout propre dans le lit aurait été bien compliqué. Cependant, cette passivité n'était pas bon signe pour autant. Elle était bien trop poussée pour être normale. Et Derek oublia la présence d'Isaac, à l'étage d'en-dessous.

- Tu sais bien que je veux t'aider, lui rappela-t-il. Dis-toi qu'ici, rien ne peut t'arriver.

Oh ça, il ne laisserait pas ce pervers passer les portes de son loft, encore moins toucher à un seul cheveu de l'hyperactif. Hyperactif qui eut un léger sourire amer, et les yeux totalement inexpressifs.

- Ouais, pour l'instant…

Sa voix faible était toujours enrouée. Il peinait à aligner quelques mots, comme s'il s'agissait d'un réel effort pour lui. C'en était un. La veille, entre son vomissement forcé par Derek, le maigre repas qu'il avait réussi à ingurgiter et cette nuit… Stiles n'avait pas beaucoup de forces et il fallait y remédier. Mais la priorité… C'était de lui montrer qu'il pouvait se reposer sur lui et ce, sans aucun problème.

- Stiles, je ne le laisserai pas t'approcher. Il ne sait pas qui je suis, il ne sait pas où j'habite, il ne sait pas où tu es.

Et même si cet homme trouvait toutes ces informations, Derek ne lui laisserait aucune occasion de poser ses mains monstrueuses sur la peau pâle de Stiles.

- Il est flic, lâcha l'hyperactif avec peine.

- Et ? Moi, je suis un loup, dit tout naturellement Derek, comme si sa nature le sauvait de tout. S'il t'approche, je sors les crocs.

Le visage de Stiles se dérida légèrement et si la situation avait été différente, Derek était persuadé qu'il aurait ri de sa menace qu'il aurait jugée fausse… Mais qui ne l'était pas pour un sou. Si autrefois, l'hyperactif l'insupportait, il ne demandait désormais qu'à le protéger. C'était viscéral. Il avait besoin de le savoir en sécurité. Avec lui.

En vie.

Son regard s'assombrit alors que de terribles réminiscences de la veille ainsi que de la nuit dernière lui revenaient.

- Ecoute Stiles, je suis sérieux. Je veux que tu te détendes, que tu me fasses confiance. Je te jure que tu es en sécurité ici, et que je te garderai au loft le temps qu'il faudra. Cet enfoiré, tu crois qu'il me fait peur ? J'en ai rien à cirer qu'il soit flic et si ça ne tenait qu'à moi, je serais déjà allé le dénoncer.

Il fit une légère pause et quelque chose s'alluma dans les yeux de Stiles. Quelque chose d'incertain. Les iris clairs de Derek se posèrent sur l'hyperactif.

- Mais je ne peux pas te laisser seul, continua-t-il, plus sérieux que jamais.

- Tu pourrais… Commença l'hyperactif en se redressant doucement, éloignant doucement la couette de son corps frissonnant sous les vêtements trop grands pour lui.

- Non, le coupa le loup, sachant parfaitement ce qu'il allait dire. Non, je ne pourrais pas. Qui me dit que tu attendrais tranquillement mon retour sans rien tenter ? J'ai failli te perdre une fois, Stiles.

Prononcer ces mots lui était aussi instinctif que douloureux. Oui, il l'avait vu avaler ces maudits cachets, avait compris son intention, plus terrifiante que n'importe lequel de ses actes. Il avait eu peur de le voir s'effondrer, peur de le voir succomber bien trop vite. Alors il avait agi par instinct. Aussi étonnant que cela puisse paraître, il ne supportait pas l'idée d'un monde sans Stiles alors même qu'il ne le supportait toujours pas, quelques semaines plus tôt. Trop perturbé par ses souvenirs, il ne vit pas les yeux noisette de Stiles se mettre à briller doucement, de ces larmes retenues qui en montraient bien plus qu'il ne le voudrait.

- Tu allais… Tu allais mourir. C'est peut-être égoïste, mais je ne laisserai pas ça arriver de nouveau. Ce flic peut tenter ce qu'il veut, j'en ai rien à battre. Il ne te touchera plus, c'est tout, maugréa-t-il en se battant contre son loup qui voulait simplement se transformer pour aller lui régler son compte.

Mais la partie humaine de Derek, celle qui craignait profondément de voir Stiles s'éteindre n'importe quand, l'emporta. Sa priorité actuelle, c'était lui. L'autre, il aurait tout le temps de lui régler son compte. Il se rapprocha un peu et posa sa main sur celle, paume à plat sur le drap, de Stiles, qui était désormais complètement assis. Un soupir tremblant passa au travers des lèvres gercées de l'hyperactif. Incapable de relever ses yeux brillants en direction du visage du loup, il les garda rivés sur ses jambes lorsqu'il demanda bien malgré lui :

- Très franchement qu'est-ce que ça peut te faire, qu'il… Recommence ?

Disons que Stiles apprécierait ne pas ressentir tout ce qui le traversait de part en part à l'heure actuelle. Il était détruit, oui. Son innocence était définitivement perdue et le malheur dirigeait sa vie bien morne. C'était bien, lorsqu'il ne laissait plus aucune émotion l'atteindre. Tout était bien plus simple et sa vision des choses, plus linéaire. Si on le laissait seul en ce jour, oui, peut-être qu'il tenterait une nouvelle fois de se faire la malle et quitter ce monde plus cruel que n'importe lequel de ses cauchemars. Sans qu'il puisse réellement y faire grand-chose, il se laissa légèrement basculer et son front se posa contre les pectoraux de Derek. Sa préoccupation le touchait et l'empêchait de retourner à son état de jeune homme sans âme. Il serait faux de dire qu'il ne le craignait plus : simplement, il commençait à faire la différence entre une peur irraisonnée et un fait établi.

Oui, dans les faits, Derek semblait faire de son mieux pour l'aider. Non, il ne l'avait pas touché, n'avait rien fait contre sa volonté, ou en tout cas rien de mauvais. Il n'était au loft que depuis la veille et même si c'était peu, c'était largement suffisant pour faire de lui ce qu'il voulait. S'il faisait attention à lui et qu'il voulait réellement le protéger… D'accord, soit. Mais pourquoi ? Ne le haïssait-il pas, obligé de le supporter pour le bien de la meute ? Parce qu'accepter sa présence pour les autres, c'était une chose. L'aider personnellement… C'en était une autre. Et Stiles… Ne savait plus quoi penser. Son esprit ne fonctionnait même pas correctement, s'entêtait à le faire réfléchir à ce qui n'avait pas lieu d'être, à faire danser des images qu'il ne voulait pas voir dans sa tête, lui rappeler des choses qu'il aurait tout donné pour oublier…

Mais le bras que Derek passa autour de lui balaya chacune de ces pensées avec une facilité déconcertante. D'un coup, Stiles sentit son esprit se vider et il ne put s'empêcher de se rapprocher du loup, ne lutta pas contre cet instinct qui tentait faiblement de lui souffler depuis un moment que Derek… N'était pas à craindre. En fait, il en vint carrément à se caler contre lui, sans vraiment y faire attention.

Et si Derek ne répondit pas à sa question, la manière dont il l'étreignit fut parlante. La possibilité que cet homme lui fasse à nouveau du mal l'horripilait à un point inimaginable. Au point qu'il pourrait le tuer sans aucun remord. Mais cela viendrait plus tard. Alors même qu'il enserrait doucement Stiles contre lui, il se débrouilla pour dénuder son poignet bleui, poser délicatement sa main dessus, et laisser la douleur sourde de l'hyperactif venir en lui. Parce que même si Stiles ne disait rien, son corps restait une source de souffrance, qu'il sentit s'apaiser presque instantanément alors qu'un hoquet de surprise sortit de la fine bouche de Stiles. Il s'affaissa complètement contre lui et cette fois, il évita les pensées parasites. Et il commença à accepter l'idée que, peut-être, il pouvait faire confiance à Derek.