Stiles regardait au travers de l'énorme fenêtre du salon du loft. S'il fixait quelque chose en particulier ? Non. Il laissait ses orbes whisky se balader tout le long du couchant. Le temps filait entre ses doigts sans qu'il ne cherche à le retenir, à l'occuper d'une quelconque manière. Qu'il s'égrène ! Plus rien n'animait Stiles, pas même l'idée de mourir. Il avait trop donné, que ce soit pour survivre ou tenter de se tuer. Si Derek le laissait seul, il ne réessaierait sans doute pas de se suicider. C'était trop d'énergie mise dans un projet qui n'aboutirait pas, au vu de sa chance incroyable, celle qui faisait capoter l'intégralité de ses projets. Même mourir, il n'y arrivait pas. Alors, plus qu'à attendre. Attendre que les jours passent. Que son père réclame son retour après la guérison d'Emile. Attendre de se retrouver à nouveau dans sa chambre, sous cet homme. A sentir sa flamme de vie s'éteindre lentement, toujours plus douloureusement à chaque fois que les mains se posaient sur son corps. Et puis attendre, oui, attendre qu'il décide de se débarrasser de lui. Parce que c'était ce qui finirait par arriver. Ce serait Emile qui lui ferait pousser son dernier souffle et se délecterait de cette vie perdue. Stiles était affreusement conscient de ses pensées, tout comme il connaissait trop bien cet homme. Ce qu'il lui avait fait était si profond, si ancré en lui qu'il lui avait coupé le besoin de se défendre et de résister. Il l'avait eu.

Tout aurait pu être si différent. Stiles n'avait manqué que d'une seule chose : le soutien de son père. Plus encore… Sa confiance. Avec ça, il aurait pu vivre autrement et sans doute éviter de revivre cet enfer sans nom. Mais Noah avait été et resterait impossible à raisonner. Emile avait une grande influence sur lui, pour ne pas parler d'emprise. Leur lien était si fort que le shérif n'oserait jamais songer à remettre en doute la parole de son meilleur ami. On ne doutait pas de sa plus grande amitié.

Une voix parvint à ses oreilles, très brièvement. Stiles savait qu'il s'agissait de Derek et à vrai dire, il s'en fichait. Rien ne changerait, de toute façon. Il était incapable de mettre les mots sur ce qu'il avait vécu, tant il avait pris soin de se museler, sur la demande de son propre père qui le considérait comme le pire des menteurs. Au départ, il n'avait simplement pas le droit d'évoquer cette histoire. Puis, les semaines, les mois, les années étaient passées. L'interdiction avait pris une teinte d'habitude, habitude qui s'était lentement enracinée en lui. Enfin… Non, ce serait mentir que de dire qu'il ne pouvait pas raconter cette partie cauchemardesque de sa vie. Il lui manquait juste quelque chose, la clé qui le libèrerait de ces chaînes mentales sordides. Parce que parler, il en crevait d'envie et Derek rivalisait de bienveillance et de patience malgré leur relation particulièrement instable. Stiles lui en avait souvent fait voir des vertes et des pas mûres, mais le fait est que Derek restait présent pour lui. Alors forcément, cela ne rendait la chose que plus difficile.

Stiles fut par la suite méconnaissable. Quiconque viendrait le voir en ce jour se demanderait quand il avait été lobotomisé. Chaque fois Derek voulait le faire manger, le mettre à table ou qu'il lui proposait quelques petites choses – de lire un livre, regarder la télévision, entre autres –, c'était la même chose : Stiles ne disait rien. Son expression ne changeait pas, restait affreusement fermée et indifférente. Il acceptait tout, n'opposait aucune résistance à quoi que ce soit. Impossible de savoir s'il voulait ou non quelque chose. Le plus perturbant, c'était bien cela. Car Derek désirait tout, sauf lui imposer quoi que ce soit. Pourtant, il le forçait à se nourrir, à se reposer, parce que c'était nécessaire. Idem : il devait dire à Stiles d'aller se laver. Et il s'exécutait, montait dans la salle de bain, et revenait une dizaine de minutes plus tard, complètement propre.

Plus silencieux que jamais.

Derek était quelqu'un de solide, mais jamais il ne s'était senti aussi impuissant et fébrile que depuis qu'il avait le véritable Stiles sous ses yeux. Une poupée cassée. Un jeune homme usé. Difficile de nier l'évidence : quelque chose en lui était mort, si bien que le reste semblait n'avoir plus aucune importance à ses yeux. Il laissait les choses se faire, acceptait tout, comme si plus rien ne lui importait. Derek en avait la boule au ventre. Et elle grossit, grossit, grossit lorsque, passé minuit, il trouva l'hyperactif à continuer de regarder le paysage au travers de la grande fenêtre dans un silence absolu. Il l'accompagna en haut, le fit se coucher dans la chambre de Peter, le tout sans aucun refus ni la moindre once d'opposition de la part de l'hyperactif. Derek partit se mettre au lit à son tour, la gorge serrée, la boule d'angoisse au creux de ses entrailles à son paroxysme.

Du mal à s'endormir, il en eut tant le visage absent de son protégé le hantait. Et lorsqu'il réussit enfin à trouver le sommeil, ses sens lupins l'alertèrent au point de le réveiller en un clin d'œil.

Stiles n'avait pas crié, mais les battements effrénés de son cœur firent l'effet d'un hurlement aux oreilles du loup. Il ne les entendait pas particulièrement forts, mais son loup était sur le qui-vive, même lorsque la part humaine se reposait. Il y avait d'autres bruits, tous aussi peu plaisants. Des sanglots étouffés. Derek repoussa les draps et se leva sans attendre, ni allumer la lumière : sa vision lupine était suffisante pour se déplacer. Un léger vertige le prit. Il l'ignora et n'hésita pas un instant avant d'aller rejoindre l'hyperactif.

Même si la chambre était plongée dans le noir, Derek percevait avec une facilité sidérante la silhouette de Stiles, recroquevillée au bord du lit. Parcouru de tremblements violents, le jeune homme avait les mains plaquées sur sa bouche, tentant vainement d'étouffer au mieux les sanglots qui le secouaient. Sentant le matelas s'affaisser près de lui, il sursauta violemment et se mit à balbutier des suppliques misérables à moitié compréhensibles tant il était mal. Le cœur de Derek se serra et il posa sa main sur l'épaule du jeune homme en lui parlant doucement, mais celui-ci se crispa plus qu'autre chose… Sans pour autant le repousser. Il en avait la possibilité, car Derek ne l'emprisonnait pas dans une étreinte ou autre. Or, Stiles ne le faisait pas. En fait, il s'était immobilisé, paralysé.

Comme si… Derek comprit. Au même moment, il parvint à distinguer ceci :

- P-pas… Pas ce soir, s'il te… S'il te plaît…

La voix de Stiles était complètement brisée, en autant de morceaux que son esprit, sans aucun doute. Elle était graveleuse, sans timbre, suppliante au possible. Il pleurait sans discontinuer, les larmes coulant autant sur ses joues qu'à l'intérieur de ses mots. Et si ses paroles tendaient à faire en sorte de le protéger, son corps ne suivait pas. Il n'essayait pas de repousser Derek, dont la main sur son épaule n'avait apparemment pas été bien interprétée.

- Hey, Stiles… Commença-t-il doucement.

- L-laisse-moi… Laisse-moi… J't'en sup… Supplie… Le coupa l'hyperactif alors que ses tremblements augmentaient en intensité.

- Stiles, c'est moi, Derek ! Tout va bien, Stiles…

- N-non… P-pas ce soir… J't'en supplie, pas ce soir…

Désemparé, Derek douta un instant de quelque chose, qu'il vérifia à l'aide de ses sens. Si, Stiles était complètement réveillé. Mais alors… Pourquoi ne l'écoutait-il pas ? Pourquoi semblait-il penser que… Qu'il allait lui faire du mal ? Rapidement, la lumière se fit dans son esprit et il se leva. Moins de cinq secondes plus tard, la lampe de chevet éclairait la pièce dans son intégralité sans aveugler, la plongeant dans une ambiance tamisée. Et Derek ne put que détailler ce qu'il avait entrevu. Voir l'harmonie du visage de l'hyperactif complètement brisée, voir ces larmes couler par milliers, voir ces joues et ces yeux rougis par ses pleurs inarrêtables. Voir ces doigts serrer maladivement les pans de la veste de Derek qu'il avait gardée, au point de rendre ses phalanges blanches. Voir et sentir cette détresse peu commune.

Stiles leva fébrilement les yeux et ses pleurs semblèrent redoubler d'intensité. Dans son odeur, un peu de soulagement naquit et Derek comprit que cette fois, il avait été reconnu. L'obscurité avait laissé penser à Stiles qu'il était… Quelqu'un d'autre. Sans hésiter, le loup vint s'installer à nouveau près de lui. Il posa à nouveau sa main sur son épaule, histoire de ne rien lui imposer et surtout, de ne pas le mettre mal à l'aise. L'envie de le prendre dans ses bras était là, bien présente, mais il musela son loup. Il avait compris un grand nombre de choses en quelques minutes, et confirmé d'autres, dont il avait déjà plus ou moins connaissance. Mais Stiles le prit au dépourvu en se rapprochant de lui et en murmurant une demande toute particulière, entrecoupée par ses sanglots douloureux. Demande que Derek réalisa sans attendre une seconde.

Un câlin.

Stiles voulait un câlin.

Toute la journée, il s'était perdu dans une apparente indifférence, se murant dans un silence des plus inquiétants. Il avait refusé l'aide de Derek et avait tout fait pour lui donner le moins d'informations possible.

Mais il était épuisé et cédait à ce qu'il désirait plus que tout : s'appuyer sur quelqu'un. Accepter de montrer ce qu'il ressentait réellement. Il n'était pas dans un état lui permettant de minimiser ses blessures, encore moins de jouer la comédie.

- Je suis désolé, murmura péniblement Stiles, pardon…

- C'est rien, répondit Derek sur le même ton en le serrant dans ses bras.

- Je croyais que… Je croyais…

L'hyperactif fut coupé par un nouveau sanglot qui revenait en force. De honte, il cacha son visage contre le torse du loup en espérant que la pénombre dissimulerait un minimum cette face ravagée par les larmes et la douleur.

- Je sais, souffla Derek en resserrant légèrement son étreinte sur son protégé.

Sa souffrance lui tordait le ventre à un point inimaginable. Stiles avait déjà pleuré dans ses bras, mais c'était différent. Ce soir-là, il avait cédé parce que se cacher alors qu'il venait de subir des actes horribles était trop difficile. Cette nuit, il cédait parce qu'il sortait tout juste d'un cauchemar reflétant simplement la réalité de sa vie, retraçant certains de ses pires passages. Alors lorsque Derek était arrivé sur le matelas, Stiles avait douté. Était-ce toujours un rêve, ou la réalité ? Son séjour chez Derek était-il toujours d'actualité, ou passé ? Quand sa main s'était posée sur son épaule tremblante, Stiles avait réellement cru qu'il s'agissait d'Emile. Fatigué de devoir sans cesse subir, de se faire salir de la plus immonde des manières, l'hyperactif s'était retrouvé à supplier. Jamais il ne suppliait, d'ordinaire. Mais là, il n'en pouvait plus. S'il en était arrivé au point de tenter de mettre fin à ses jours, ce n'était pas par hasard. Il n'avait plus d'énergie pour se battre. Alors oui, il avait supplié, dans l'espoir que, peut-être, Emile ne le toucherait pas.

Mais ce n'était pas lui.

Et pourtant il l'avait cru.

Voir Derek lui avait fait un bien fou et c'était là que ses digues intérieures avaient lâché. Il avait besoin d'aide, réellement. De protection. De quelqu'un qui pourrait un jour être capable de l'écouter, de le croire.

De le soutenir.

- Derek… Pardon… Murmura à nouveau l'hyperactif.

- Chut, souffla Derek avant de déposer un doux baiser dans ses cheveux. Tout va bien.

Sa voix était apaisante, rassurante et ne traduisait absolument pas ce qu'il ressentait réellement, ni le chaos en lui. Il s'agissait d'un de ses rares talents, ou plutôt d'une habitude qu'il avait fini par acquérir au fil du temps. A l'époque où son monde s'était écroulé, il ne restait que Laura, Cora et lui. Pour éviter de les accabler et parce qu'il n'était pas le cadet, ni l'aîné, il avait fait de son mieux pour ne pas imposer tout son mal-être à ses sœurs. Elles le sentaient, mais son visage les rassurait et la douleur les avait poussées à croire en ses mensonges, parce que… Il fallait bien survivre, non ? Derek évita de repenser à cette sombre époque, accompagnée des années plus tard par le décès de Laura. La situation était bien assez complexe : il n'avait pas besoin de s'ajouter un poids émotionnel supplémentaire.

Contre lui, Stiles sombrait complètement et se retrouvait incapable de retenir ses sanglots et ses émotions. Il croyait pouvoir tenir bon, mais ce n'était plus le cas depuis cette funeste nuit durant laquelle ses derniers remparts mentaux s'étaient faits exploser par la concrétisation des assauts répétés du meilleur ami de son père. Passée sa tentative de suicide et gardé de force par Derek, il avait cru avoir la possibilité de ne plus rien ressentir. Raté. Tout était trop dur, trop intense et Stiles se sentait incapable de se relever. Alors entre deux sanglots, il murmura son envie d'en finir. Il ne ferait plus rien, ne tenterait plus rien, ne cèderait plus à aucune pulsion de ce genre car il ne s'en sentait plus capable non plus. Il avait raté une tentative, et ce fut son seul échec, tout en étant celui de trop. Mais si la mort décidait de venir le chercher, il ne résisterait pas. Si par mégarde il traversait la route et qu'une voiture arrivait soudainement, il la laisserait le faucher. Si une créature surnaturelle s'approchait de lui, il la laisserait l'étriper.

Si Emile décidait de le supprimer, il le laisserait faire.

Derek entendit tous ces mots et les comprit un peu trop bien. Stiles peinait à les prononcer et certaines paroles étaient déformées par ses sanglots incessants. Mais elles restaient malheureusement compréhensibles. Ces choses, personne ne rêverait de les entendre. Elles étaient un calvaire à elles toutes seules.

Elles étaient la vie de Stiles.

Derek ne savait pas tout, pour autant, les éléments qu'il accumulait traçaient un schéma aussi sordide qu'impensable, réunissant plusieurs tabous à la fois. Et bordel, c'était terrifiant. Chaque attitude de Stiles le désarçonnait et ça n'allait pas en s'arrangeant, bien au contraire. Derek voyait la déchéance de son protégé au travers de ses expressions, de son comportement, de ses actes. Là encore, il sombrait, son mal-être atteignant des sommets. Ses suppliques n'avaient fait que confirmer à Derek ce qu'il savait déjà.

Stiles avait été violé…

« Pas ce soir… »

… A plusieurs reprises.

Prenant sur lui autant que possible, Derek caressa les cheveux de l'hyperactif avec douceur tandis que celui-ci tremblait de plus belle et serrait bien trop fort ses paupières, comme si rouvrir les yeux ferait disparaître Derek au profit d'Emile. Comme si la réalité et le cauchemar se confondaient. Jamais il ne s'était montré ainsi devant quiconque mais en cet instant, il n'en avait cure, tout simplement parce qu'il ne pouvait faire autrement. Il était effondré.

Alors que l'hyperactif avait passé sa journée à tout faire pour rester seul et faire ce qu'on lui demandait dans le but d'être tranquille, loin de Derek, il se passa l'inverse cette nuit-là. Cette fois, il s'accrocha à lui comme jamais. Peu importe que Derek soit torse nu, qu'il soit près de deux heures du matin. Peu importe qu'il pleure à n'en plus finir.

Il avait besoin d'aide, besoin d'une main tendue. Besoin de lui, besoin de ses étreintes chaleureuses.

Peut-être qu'il lâcha également des bribes d'informations, mais ça, ce n'était pas certain. Enfin, il ne savait plus vraiment ce qu'il disait, avait du mal à faire la différence entre ses pensées et ce qui sortait de sa bouche. Il avait l'air d'un autre, mais il était lui. Le véritable Stiles, complètement détruit.

Tout ce qu'il sut, c'est qu'il réussit à succomber au sommeil seulement lorsque vint le petit matin, sans quitter une seule fois les bras de Derek. Ce dernier finit par céder à son tour et ferma les yeux, épuisé, les joues parsemées de sillons humides.