Si Stiles devait être honnête, il avouerait que l'idée d'aller se coucher l'emplissait d'angoisse. Avoir passé le reste de sa journée à s'occuper du chaton et à le couvrir de papouilles lui avait momentanément fait oublier que sa vie n'était qu'un bordel sans nom. Mais le retour à la réalité était là, bien réel. Il avait pris la forme d'un lit, d'un oreiller, de draps, d'une chambre. De là où tout avait commencé. S'enroulant dans la couette comme pour se rassurer, Stiles fit de son mieux pour passer outre et éteignit la lumière, avant de fermer les yeux. Ce n'était qu'une nuit. Une simple nuit. Au loft. Chez Derek. Derek, qui le protégeait. Derek, qui avait défoncé Emile avec une hargne folle, simplement parce qu'il l'avait vu poser les mains sur lui. Que se serait-il passé s'il n'avait pas réussi à défoncer les portes de son armoire ? Stiles le savait parfaitement. Ce qu'il avait du mal à imaginer, c'était la réaction potentielle de Derek. Il avait cassé le nez du policier, qu'il avait passé à tabac avant d'assez rapidement l'emmener lui, tremblant, en sécurité. Si son tortionnaire était allé jusqu'au bout et que Stiles avait fini par se traîner jusqu'à l'armoire pour l'ouvrir… Qu'aurait fait le loup-garou ? L'aurait-il poursuivi ? Battu plus longtemps ? Tué ? Stiles eut un doute. Derek pouvait autant laisser libre court à sa colère que la contrôler, en fonction de ce qu'il jugeait important. Et le mettre en sécurité avait été sa priorité, la première fois. Alors… Peut-être qu'il l'aurait bien amoché oui, et presque tué. Mais il ne l'aurait pas fait, parce qu'il aurait cherché à l'aider, lui, l'hyperactif qui n'avait plus d'hyperactif que le nom. Stiles commençait doucement à le connaître, à force. Au premier abord, l'on pouvait penser que le loup-garou agissait en fonction de ses émotions, mais pas seulement. Il était finalement du genre protecteur, l'un de ceux qui ne regardaient pas sans rien dire, de ceux qui agissaient.
Ainsi, il garda son comportement à l'esprit, ne serait-ce que pour se convaincre que rien n'allait arriver cette nuit. Dans un sens, il voulait essayer de faire en sorte d'éviter de cauchemarder. Penser positif attirait le positif, disait-on. Alors voilà, il ne s'enfermerait pas à l'intérieur de sombres songes, réminiscences de sa vie passée. Et puis il serait fort courtois de sa part qu'il évite de déranger Derek et de le monopoliser comme il l'avait fait précédemment, en le maintenant – malgré lui – éveillé jusqu'au petit matin.
Il fallait qu'il prenne sur lui. Ce n'était pas si difficile, en y repensant. Il suffisait de… Faire un effort. D'éviter toute pensée négative, tout souvenir inadéquat. Alors, Stiles se remémora des choses simples avant de dormir. Des moments passés avec la meute, ces moments où il oubliait qu'il était brisé. De la morsure de Scott à la découverte de la nature de Lydia, à l'évolution de Derek. Il en avait vu, des vertes et des pas mûres, dans cette vie loin d'être de tout repos. Mais ça, ça allait. C'était gérable. Il aimait cette existence-là, celle qu'il s'était construite au fil du temps. Il aimait sa meute. Il aimait leurs aventures, même si les nouvelles étaient toujours plus dures que les précédentes. Il aimait chaque difficulté, parce que chacune l'aidait à devenir plus fort. Enfin, c'était ce qu'il se disait, histoire de se persuader, en toute connaissance de cause, qu'il avançait un peu malgré tout.
Et c'est ainsi qu'il se laissa doucement aller à accéder au sommeil, que sa respiration se fit lente et régulière.
En toute objectivité, Stiles eut une petite heure de tranquillité. Une heure durant laquelle il dormit profondément, flottant dans un univers vide et calme, sa tête lorsqu'il ne pensait pas. C'était toujours ce genre de moments qu'attendaient ses souvenirs pour venir le hanter. Ni une ni deux, l'expression sereine de son visage se brisa et des rides de soucis plissèrent sa peau. Il commença à bouger – gigoter serait plus juste –, attraper les draps, les pousser, s'enrouler dedans… Ses doigts se crispèrent sur le tissu jusqu'à ce que ses phalanges deviennent blanchâtres dans la pénombre. Et puis l'angoisse crût, graduellement. Le cœur, loin de battre à une vitesse normale, s'emballa. Dans son esprit, tout s'accéléra.
C'étaient toujours les mêmes images qui revenaient. Celles qui avaient marqué son enfance. Il y avait les autres, plus récentes, celles qui l'avaient fait replonger. Parce qu'il avait beau être en sécurité, Stiles savait ne pas être sorti d'affaire. Le serait-il un jour réellement ? Lui-même n'y croyait pas. Il n'y avait pas une nuit où les affres de la destruction perpétuée par Emile ne revenaient pas le briser, encore, encore et encore. Les choses n'allèrent pas en s'arrangeant. D'abord, l'hyperactif se mit à pleurer sans même s'en rendre compte. Puis, il poussa des petits cris pitoyables et enfin… Le point culminant de son premier cauchemar l'extirpa du monde des rêves avec une brutalité inouïe, tant et si bien que l'hyperactif eut à reprendre sa respiration avec une telle difficulté qu'il faillit tourner de l'œil. A partir de ce moment-là, ses larmes redoublèrent d'ardeurs et il sut qu'il ne pouvait plus dormir, ou du moins essayer, dans ces conditions. Il n'y arrivait pas. Ces mains, il les avait déjà trop vues, trop senties. Elles l'avaient torturé durant des heures, brisant tout ce qui l'avait empêché de se développer comme tous les enfants de son âge. Il avait grandi autrement, appris autrement. Aggravé son hyperactivité tout juste diagnostiquée mais qui n'avait pas au départ pas beaucoup d'incidences sur sa vie. Après avoir fait la connaissance d'Emile, tout avait changé et prendre chaque jour des cachets lui permettant de contrôler son trouble était devenu vital. Il s'agissait de séquelles de blessures jamais guéries, jamais traitées.
Stiles se leva, tremblant : il devait faire quelque chose, s'occuper, sortir de ce lit dont le matelas confortable le poussait à vouloir se rendormir, céder à sa fatigue aussi bien physique que mentale. Et ça, il en était hors de question. Dormir… C'était trop dur et Stiles ne prendrait pas le risque de se recoucher tant qu'il n'arriverait pas à penser à autre chose qu'aux démons qui le torturaient sans arrêt. Les joues mouillées de larmes, l'hyperactifs sortit de la chambre tout en essayant d'être discret. Il ne devait surtout pas réveiller Derek. Le loup devait se reposer, rattraper la nuit qu'il lui avait volée avec ses… Stupides cauchemars. Stiles avait beau faire de son mieux, il savait qu'il aurait du mal à passer outre. Avec précaution, l'hyperactif descendit les marches, se tenant à la rambarde d'une main, s'essuyant aussi bien que possible les joues de l'autre. Il devait passer à autre chose. Arrêter de pleurer. Trouver quelque chose à faire. Le souffle court, il atteignit enfin le plancher du salon, alluma la lumière et manqua de s'effondrer tant il tremblait. Ses yeux rougis et inondés fixèrent un point précis. Le canapé. Stiles donna tout pour le rejoindre et une fois qu'il l'eut atteint… Il se roula en boule dessus. Pathétique. Pitoyable. Mais peu importe. Les larmes ne s'arrêtaient pas et Stiles… Ne chercha même plus à les essuyer. Il fourra sa tête entre ses bras et s'efforça de rester silencieux. Ici, il ne dormirait pas et Derek… Ne devrait pas l'entendre.
Stiles ne sut quoi faire. Il n'avait pas pris son téléphone. N'avait aucune énergie. Ne se sentait capable de lire un des livres de l'énorme bibliothèque de Derek. Il n'avait pas faim, non plus. Comment pourrait-il avaler quoi que ce soit ? Il se sentait sale, aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur. Penser au moindre aliment lui donnait la nausée. Stiles se recroquevilla d'autant plus sur lui-même. Il avait envie de disparaître, encore… La motivation de passer à l'acte en moins. Parce qu'il se savait incapable d'y arriver, incapable de simplement se lever. Il tremblait trop pour tenir sur ses jambes et ses souvenirs… Il les revoyait, encore et encore, sans jamais voir de fin à cette session d'horreur. Dans le même temps, il était lucide : il savait parfaitement que rien de tout cela n'était réel. Ça l'avait été, mais c'était du passé. Un passé qui le tuait à petit feu, qui s'acharnait à lui rappeler son existence. Ce qu'il aimerait tout oublier ! Stiles aurait aimé développer une forme d'amnésie traumatique et qu'importe si sa mémoire finissait par revenir ! Au moins, il aurait eu droit à un temps de repos, un peu de répit. Quelque chose, une pause. Il avait besoin d'essayer de se reconstruire mais les images et sa dernière agression en date le terrorisaient à tel point qu'il s'en sentait incapable. Stiles savait qu'il avait besoin d'aide : mais l'accepter définitivement signifiait prendre le risque de parler et ça… Il n'était pas prêt. Peut-être l'aurait-il été si la vérité n'avait pas brisé ses liens les plus intimes avec son père. Entre eux existait un fossé qui ne pouvait plus être comblé et Stiles… Vivait avec un vide qui ne cessait de se nécroser.
Des bruits de pas légers se firent entendre mais Stiles refusa d'y faire attention. Refusa de se dire qu'au final… Il avait encore raté. Que sa discrétion était inutile. Qu'il avait, malgré toutes ses précautions, réveillé Derek. Il mit sa main sur sa bouche, étouffa comme il le put le sanglot qui montait à sa gorge. Releva la tête en voyant deux pieds s'arrêter devant le canapé.
Derek ne dit rien. Difficile de dire s'il était attristé, agacé, ou fatigué tant son expression était indéchiffrable. Il savait se contenir et cette fois-ci… Sa maîtrise de lui-même était efficace, impressionnante. Et Stiles, se sentant des plus misérables, s'enfonça plus profondément dans le canapé. Il baissa les yeux, ainsi que sa main qui, mouillée, reposa sur sa cuisse. Son cœur avait une allure folle, aussi rapide qu'irrégulière, lui-même le sentait. Dire que ça n'allait pas était un euphémisme. Il avait envie de tout laisser tomber. D'arrêter de se cacher ici. De laisser Emile… Continuer de l'utiliser jusqu'à ce qu'il se lasse et se débarrasse de lui, de juste… D'accepter qu'il n'y avait rien à sauver chez lui… Et de laisser le temps ronger sa carcasse de plus en plus frêle.
Mais Derek lui tendit la main. Stiles la fixa, le visage défait, la honte le submergeant d'avoir été surpris, une fois de plus, dans un état de vulnérabilité aussi fort, tant et si bien qu'il fut incapable de prononcer un seul mot. Sa langue le démangeait : il voulait s'excuser, lui dire de retourner se coucher, s'excuser à nouveau, lui dire de faire comme s'il ne l'avait pas vu, s'excuser encore. Mais à la place, il garda le silence et saisit cette main qui, pour lui, représentait nombre de choses. Un peu de tout, un peu de rien, mais beaucoup à la fois. Alors oui, parce qu'il en avait besoin et que c'était tout ce qu'il pouvait faire, il laissa ses doigts glisser entre ceux de Derek. Ce dernier l'aida à se relever avec patience et lenteur. Fit face à son corps flageolant, à deux doigts de céder face à sa faiblesse généralisée par son état.
Il le prit dans ses bras, aussi simplement que cela.
Sans un mot.
