Petit à petit, Otabek retrouve sa place dans la vie de Yuri. Une carte postale d'Almaty que Yuri a raccrochée au mur ; une veste en cuir oubliée sur son canapé ; un selfie publié sur son compte Instagram. Petit à petit, le sentiment languissant s'étend dans la thoracique d'Otabek. Une soirée passée à somnoler sur les genoux de Yuri ; une main perdue dans ses cheveux ; un trajet en métro à partager les mêmes écouteurs.
Otabek devrait être heureux, et, dans une certaine mesure, il l'est. Songer aux derniers mois de son quotidien à Almaty lui donne l'impression de regarder les polaroïds qu'il garde de son adolescence aux USA, des souvenirs fades et décolorés par le passage du temps. Alors, pourquoi les choses les plus banales sont-elles épanouissantes maintenant qu'il est avec Yuri ?
La rue du lavomatic est animée, les nuages qui servent de rideau au soleil laissent entrevoir un bout de ciel bleuté. En ce début d'avril, la vie reprend à Moscou, et la lente arrivée du printemps chasse la neige grise des trottoirs.
Otabek ferme la porte derrière lui et constate avec soulagement que l'établissement est vide. Il lance une machine puis hésite, son téléphone en main. Il a envie d'échanger à ce propos, et il n'y a qu'un seul numéro dans son répertoire qu'il utilise s'il ne communique pas avec Yuri…
— Bekaaa !
— Salut, Dimash. T'as deux minutes pour discuter ?
— Ohhh, est-ce que t'aurais besoin de mon aide ?
— Euh… Ouais. J'essaye de me fier à mes intuitions, mais ça marche pas.
— Tes… De quoi tu veux me parler ?
Évidemment, Dimash ne se souvient pas de ses propres absurdités.
— Je veux parler de Yuri, dit Otabek. Je me suis fié à mes intuitions et je suis allé lui parler.
— Ça y est, il t'a envoyé chier ?
— Non, on est à nouveau amis.
— Et c'est une mauvaise nouvelle parce que…?
— Je lui ai jamais parlé de ma blessure.
— Vous étiez hyper potes, non ? Pourquoi tu refuses de cracher le morceau ?
— J'en sais rien.
— Tu le sais très bien… soupire Dimash. Je te connais depuis moins longtemps que lui, mais je sais que quand quelqu'un cherche à te connaître, tu préfères couper les ponts. Merde, je suis surpris que tu me parles encore !
— Je suis désolé, dit Otabek.
C'est l'une de ses phrases préférées, et il ne fait jamais aucun effort pour changer.
— Je t'en veux pas… Par contre, Yuri risque de t'en vouloir si tu lui caches la vérité.
— Je sais, admet Otabek.
— C'est quoi que j'avais dit, déjà ? À tes intuitions te fier, il faut.
— Mais…
— Y'a pas de mais qui tienne. Va-y, jeune padawan. Moi, je dois retourner bosser.
Dimash raccroche, Otabek s'assoit sur le sol et regarde la machine tourner. S'il se passait les neurones dedans, il arriverait à mettre le doigt sur son ressenti.
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Bien sûr, Otabek ne dit rien et se rend au garage à son habitude. Il a enfilé son t-shirt des Smiths, le premier t-shirt de groupe qu'il a acheté avec son propre argent et qui est troué jusqu'à devenir transparent, ce qui ne manque pas de faire réagir Yuri.
— Je savais que tu étais vieux, mais t'écoutes que du rock de darons ! se plaint Yuri.
— Au moins, mes tympans sont pas abîmés au point de plus reconnaître de la bonne musique, rétorque Otabek.
— Tsss ! Tu as un souci avec ma musique ?
— J'ai un souci avec toi, Plisetsky.
Ils en viennent aux mains dans une fausse bataille pour décider qui a raison, et, cette fois-ci, Yuri arrive à prendre le dessus. Il oblige Otabek à reculer jusqu'à ce qu'il trébuche sur la boîte à outils, à laquelle il s'excuse. Quand Otabek se redresse, il réalise qu'il est coincé entre le mur de briques et le corps de Yuri.
— Tu penses que Morrissey est sexy, grogne Yuri. T'as pas le droit d'avoir une opinion.
Étant donné leur proximité, Otabek peut compter les mèches blondes et roses qui tombent sur le front de Yuri, et il est distrait son souffle, chaud comme une brise d'été, sur le bout de son nez. Il tente de se ressaisir, attrape le visage de Yuri de ses deux mains crasseuses, puis l'éloigne brusquement du sien.
— Hé, beurk, casse-toi, t'es dégueulasse ! râle Yuri.
— Beurk toi-même, boude Otabek. C'est toi qui me colles.
— Espèce d'énorme naze sans la moindre oreille musicale !
— Espèce de petit con sans le moindre humour.
Une tension plane entre eux, épaisse et palpable. Ils ne font aucun geste pour bouger, se jaugent l'un l'autre. Sous les yeux malicieux de Yuri, Otabek se sent comme un rongeur en proie aux griffes d'un fauve.
— Arrêtez vos conneries, les garçons ! tonne Nikolaï.
Debout quelques mètres plus loin, le vieil homme n'a rien perdu de leur crêpage de chignon.
— Mais, Deda…
Nikolaï a bien du mal à cacher sa moue amusée, et il lève une main pour faire signe à Yuri de se taire. Son autre paume est posée à plat sur l'établi pour l'aider à se tenir droit ; Otabek est certain d'avoir entendu Yuri l'engueuler tout à l'heure parce qu'il refuse d'utiliser sa canne.
— Vous faites fuir mes clients, allez vous disputer dehors.
Ils se remettent à la tâche, bien que l'humeur assidue ne revienne pas. Yuri grommelle dans sa barbe et Otabek fait semblant de s'intéresser aux pièces détachées de la voiture jusqu'à ce que la présence de Yuri, qui ne cesse de s'agiter, achève de le déconcentrer.
— Tu comptes conduire où en premier quand la caisse sera réparée ? demande Otabek.
— Bah… Nulle part.
— Comment ça ? Tu dois bien avoir une petite idée.
— Attends… Tu sais pas ?
— Quoi ?
— Je t'ai jamais dit que je suis incapable de conduire ?
Ça rappelle quelque chose à Otabek, et ça explique pourquoi Yuri exigeait d'être promené en moto dès qu'ils se voyaient.
— Tu me fais réparer une caisse que tu peux pas utiliser, réalise Otabek. Tu comptais me demander d'être ton chauffeur en plus de ton mécanicien ?
— Pourquoi pas ?
— Parce que je suis pas ton valet.
— Si. Tu m'aides à faire les courses, tu m'accompagnes partout, et tu portes mes affaires pour moi, liste Yuri. Tu pourrais tout aussi bien me tenir la bite pour pisser.
— Tu aimerais bien ça, hein ? provoque Otabek en posant son tournevis et en se retournant d'un geste dramatique.
À en juger les muscles tendus de Yuri, il s'apprête à sauter sur Otabek, mais un coup de journal à l'arrière du crâne l'arrête. Nikolaï n'hésite pas à les chasser hors de l'atelier.
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Le lendemain après-midi, Otabek gare sa voiture de location devant le garage. Il s'est perdu trois fois dans le quartier avant d'arriver, et Yuri l'attend impatiemment sur le trottoir.
— Salut, loser ! s'écrie Yuri en sautant sur le siège passager. J'espère que tu sais mieux conduire que lire un GPS.
— J'espère que tu n'es pas assez naze que ce que ton grand-père me dit, j'aimerais terminer cette journée en vie.
Otabek démarre. Ils laissent derrière eux les hauts immeubles, se perdant en rejoignant l'autoroute, ce qui provoque une nouvelle querelle, mais arrivent à trouver leur chemin grâce aux indications de Yuri.
Une fois qu'ils sont lancés sur les fins chemins de campagne, l'ambiance se calme. Yuri réchauffe ses doigts au-dessus de la ventilation et babille, excité comme un enfant à l'idée de prendre une leçon de conduite. Otabek a toute la peine du monde à être focalisé sur la route, fasciné par les traits illuminés de Yuri, par la ligne de khôl qui souligne ses yeux et par ses lèvres roses étirées en un sourire.
— Tourne-là ! Tu verras, c'est cool, j'allais pêcher ici avec Deda !
Otabek quitte la chaussée, s'engage dans un chemin plus étroit qui longe un lac gelé. Il n'y a pas grand-chose de cool à voir, juste quelques arbres mourants ainsi qu'une brasserie fermée depuis longtemps. Au moins, aucun autre véhicule n'emprunte cette route, et elle est dégagée de neige ou de pluie, ils pourraient donc revenir de cet après-midi en un seul morceau.
— C'est quoi cette tronche ? T'as l'air pâle ? questionne Yuri.
— Je récite mentalement une prière.
— Très drôle, enfoiré, je sais que t'es pas pratiquant, râle-t-il en collant un coup de poing dans l'épaule d'Otabek.
Ils échangent leurs places et Otabek explique sommairement les commandes basiques de la voiture, le démarrage du moteur et l'utilisation des pédales. Yuri se tortille sur le siège, nerveux ou fébrile, mais ne se dérobe pas quand Otabek se saisit de ses mains et les dépose sur le volant.
— Débraye à fond, puis passe la première, indique Otabek. Voilà… Relève doucement la pédale d'embrayage et appuie un peu plus sur l'accélérateur. Normalement, la voiture devrait av—
Le moteur rugit. La voiture avance, puis cale dans un sursaut.
— Je t'ai demandé d'y aller doucement. Remets tes mains à 8 heures et 4 heures et redémarre… Et attache ta ceinture.
— Oh, tu fais ton petit chef ? taquine Yuri. Je savais pas que tu aimais donner des ordres, c'est sexy.
— Tais-toi et regarde la route, dit Otabek en levant les yeux au ciel.
Les essais suivants ne sont pas mieux, Otabek comprend pourquoi Nikolaï n'a jamais enseigné à Yuri à conduire : il se braque, râle ou gratifie Otabek de gestes obscènes dès qu'une chose lui déplaît. Impassible, Otabek fait néanmoins preuve d'une pédagogie dont il ne se soupçonnait pas, et qui lui rappelle les quelques camps qu'il avait animés à Almaty. Tout comme Yuri, les enfants s'étaient habitués à lui et avaient, en fin de compte, adoré l'avoir comme professeur.
— Tu peux t'assurer d'être au point mort avant de redémarrer ? continue Otabek. Autrement, tu vas caler à nouveau… Voilà, c'est parfait. Maintenant, essaye de rouler en ligne droite ?
Malgré ce que songe l'entourage de Yuri, les ordres sans justification et les critiques ne fonctionnent pas sur lui. Il apprécie qu'on lui explique quoi faire et comment le faire, et qu'on lui accorde le temps dont il a besoin. Au fil des tentatives de démarrage, il gagne en confiance, arrive à rouler sans caler, puis à progresser sans dévier de sa trajectoire.
— Alors ? C'était comment ? s'enquit Yuri.
Ils ont passé tant de temps ensemble sur la glace et dans les salles de danse qu'il est étrange pour Otabek de voir Yuri apprendre une chose qu'il ne maîtrise pas, et il y a quelque chose d'attachant dans la manière dont il cherche son approbation.
— Tu dévies un peu quand tu roules, souligne Otabek. Excepté pour ça, tu te débrouilles bien… C'est pas dur à corriger, il faut juste que tu penses à garder les yeux fixés devant toi.
Dans l'intention de démontrer son conseil, Otabek pose deux doigts sous le menton de Yuri et lui redresse la tête.
— Tu vois… La voiture suit la trajectoire de ton regard. Tu veux recommencer ?
Les cils de Yuri battent, un papillon sombre contre sa peau blanche, et Otabek sent son pouls s'agiter. Il retire sa main.
— D'accord, dit Yuri avec un raclement de gorge. Et du coup, quand est-ce que tu m'apprends les choses sérieuses ? Du genre, comment drifter ?
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En milieu d'après-midi, Yuri se lasse des leçons de conduite et exige qu'Otabek, son chauffeur, le promène en voiture. Ils s'éloignent assez de Moscou pour perdre de vue la forêt de gratte-ciels qui masque l'horizon, le paysage reste incolore mais devient reposant à regarder, composé de lacs aux eaux gelées et de petites maisons aux clôtures pastel.
C'est l'une des meilleures journées qu'Otabek a passé depuis son arrivée en Russie. Yuri parle des endroits qu'il visitait avec Nikolaï, branche son iPhone à la radio pour partager ses playlists, rit aux blagues d'Otabek sans le traiter de « trouduc ». Chaque fois que Yuri lui touche l'avant-bras pour attirer son attention, le sentiment étrange dans le torse d'Otabek s'amplifie ; il se glisse à l'intérieur des fêlures de son cœur, une mauvaise herbe qu'il n'arrivera pas à arracher.
Ils errent jusqu'à ce que les dents affamées de la nuit dévorent le jour et ne laissent qu'un coucher de soleil déchiré par les nuages gris. Ils s'arrêtent à une station-service, Otabek en ressort avec une barre chocolatée et une boisson énergisante, sous l'air critique de Yuri.
— Mais putain, pourquoi tu bois ça à cette heure-là ? soupire Yuri.
— Parce que j'ai passé les trois quarts de la journée à te servir de prof, puis de chauffeur.
Yuri fait claquer sa langue contre son palet, puis agrippe la friandise et la fourre dans sa bouche. Il la mastique bruyamment, Otabek se crispe sans cacher sa gêne… Pour quelqu'un d'aussi maniaque, Yuri est malpropre quand il mange.
— C'était pas pour toi ! s'offusque Otabek.
Il empoigne le bras de Yuri mais n'attrape qu'un papier vide, et Yuri mâche la bouche ouverte pour le simple plaisir de l'énerver.
— C'est trop tard pour la récupérer, dit Yuri. Il fallait proposer de partager avant que je doive me servir.
Une trace de chocolat demeure sur la lèvre inférieure de Yuri, distrayante et alléchante… Est-il vraiment trop tard pour y goûter ?
Otabek n'a pas le temps de regretter cette pensée, le regard de Yuri entame une longue chute le long de son visage pour échouer sur sa bouche. Il se fige et prend en compte la situation, l'intimité de l'habitacle dont les vitres se couvrent de buée, le souffle de Yuri qui réchauffe ses lèvres. Que se passerait-il s'il se hasardait à briser la distance entre eux ? Ils étaient fusionnels, extrêmement différents et s'assemblant parfaitement, tels deux côtés d'une même pièce, mais il n'a jamais songé à embrasser Yuri auparavant…
Avant qu'Otabek ne se décide à faire un mouvement, Yuri rejette la tête en arrière, son rire fend le silence.
— Putain, tu verrais ta tête, Otabek. Je te rachèterai à bouffer, t'inquiète.
— Euh…
— OK… reprend Yuri en consultant l'heure sur le tableau de bord. J'ai une idée : je te rachète à bouffer si tu me rends un service. D'accord ?
L'air de la voiture sent le parfum de Yuri et la cigarette, tous deux entêtant pour Otabek. L'oxygène peine à parvenir à ses poumons, il se force à inspirer et à former des mots.
— Quel service ?
— Vitya organise une fête ce soir et je suis super en retard.
— Et ? Je dois te servir de chauffeur ?
— Ouais… Mais nan, pas seulement, parce qu'il tenait absolument à t'inviter. En plus, il a des goûts de merde, alors ce serait cool que tu serves de DJ.
Otabek déteste les rassemblements de foule, mais Yuri bat des cils, et sa volonté se fissure.
— Est-ce que sa musique est vraiment nulle ? demande Otabek.
— Bien pire que Morrissey, répond Yuri. Tu viens avec moi, ou non ?
Otabek ne peut s'échapper, emprisonné entre les lèvres roses de Yuri et la charmante teinte cramoisie du coucher de soleil. Nimbé de rouge, Yuri ressemble à une créature mortelle à laquelle il ne peut pas dire non.
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Les néons sont aveuglants et la musique assourdissante. La foule est étouffante. Otabek ne connaît pas la plupart des athlètes, mais il repère Mila et Misha et se dirige vers l'ordinateur portable sans les saluer. Même s'il n'est techniquement pas dans la patinoire, il n'aime pas savoir qu'il est revenu dans le monde du patin.
Déterminé à disparaître dans le papier peint, Otabek se concentre sur sa tâche. Viktor est encore plus passionné par le rock de darons qu'il ne l'est, et à en juger l'expression des invités, Yuri n'a pas tort sur autre chose : personne n'a envie d'écouter It's My Life de Bon Jovi à une fête.
— Otabek ! Tu as pu te libérer !
— Yura m'a demandé de venir pour m'occuper de la musique.
— Oh, bien sûr, bien sûr.
Viktor se penche au-dessus de l'épaule d'Otabek, l'observe manipuler son ordinateur alors qu'il essaye de faire la conversation.
— Où est-ce que vous disparaissez, en ce moment ? C'est à peine si je vois Yura à la patinoire.
Le sujet du patin reste délicat pour Otabek comme pour Yuri. Le programme d'entraînement de Yuri n'est pas aussi débordé qu'il pourrait l'être, et c'est évident qu'il préfère passer du temps avec son grand-père. Viktor en sait-il plus au sujet de sa prétendue fatigue ?
— Je suis… En train de lui apprendre à conduire, dit Otabek.
— Intéressant, intéressant.
Otabek fait mine de taper sur les touches du clavier, mais Viktor est tenace.
— Tu devrais revenir nous rendre visite un de ces jours, insiste Viktor.
— À la patinoire ? Je pense pas que ce soit—
— Nous préparons un nouveau programme pour Yura. Ton avis est important pour lui, ajoute-t-il en montrant l'ordinateur d'un geste de la main. Je suis certain qu'il adorerait que tu lui apportes ton soutien.
L'idée de revoir Yuri sur la glace serre l'estomac d'Otabek dans un mélange d'impatience et d'angoisse. Qu'est-ce qu'il est censé répondre ? Il jette un coup d'œil autour de lui dans l'espoir de trouver une excuse pour le tirer de là, et son regard tombe sur Yuri.
Yuri a enfin quitté les vestiaires dans lesquels il était parti se changer et il traverse la pièce, deux verres en main. Une tout autre émotion écrase les tripes d'Otabek et s'épanouit dans la chaleur qui embrase son corps. Yuri est éblouissant, vêtu d'une combinaison zippée ouverte sur son torse qui souligne ses membres longs et frêles. Une ceinture marque sa taille fine et une couronne de fleurs pâles orne son crâne.
— Qu'est-ce que tu fiches, Vitka ?
— Nous discutions, c'est tout ! J'ai appris qu'Otabek est un bon professeur. Comment étaient tes leçons de conduite, mon petit Yurochka ?
— Géniales, grogne Yuri. Meilleures que les cours de patin avec toi.
— Oh, tu me blesses ! Tu préfères donc ton Otabek à moi ?
— Ouais, vieux con. Maintenant, casse-toi.
Yuri se désintéresse de Viktor et fourre une coupe de champagne entre les mains d'Otabek.
— Viens, je veux danser, ordonne-t-il.
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Le rythme de Harder, Better, Stronger semble convenir à Yuri. Otabek ne s'embête pas à jouer les DJs, il lance sa playlist en aléatoire et s'empresse de le rejoindre. Peu importe combien de temps Otabek passe hors de la glace, il n'oublie pas comment se mouvoir sur la terre ferme. Au cours de son enfance, son père l'avait laissé tout essayer, des danses traditionnelles que sa famille appréciait à la danse de salon, du hip-hop au classique. Il n'est pas le plus flexible ni le plus gracieux, mais il a un sens du rythme qui manque à d'autres patineurs.
Suite à l'après-midi passé à conduire, la jambe d'Otabek est raide, mais il guide leurs gestes comme si rien n'était. L'oscillation du corps de Yuri l'ensorcelle ; il a toujours aimé regarder Yuri bouger, libre et sauvage, sans savoir définir ce qu'il éprouvait en le voyant se plier tel un roseau sous le vent. Pourquoi a-t-il fallu si longtemps à Otabek pour réaliser que, sous couvert de la jalousie, il ressent du désir ?
Les yeux verts de Yuri brillent dans la pénombre, soumettent Otabek à leur bon vouloir et l'appellent au mouvement. Yuri a réappliqué du mascara sur ses cils et ses paupières sont noir charbon, ce qui souligne les émotions reflétées dans ses pupilles, changeantes, à l'image du passage des saisons qui a marqué leur année loin de l'autre. Ils sont mélancoliques comme le début de l'automne ; froids comme l'hiver ; timides comme un rayon de soleil de printemps ; désireux comme la chaleur de l'été. Oui, si Otabek se hasardait à briser la distance entre eux, que se passerait-il ?
Malheureusement, un autre regard est braqué sur eux, attirant l'attention d'Otabek. Mila se tient en retrait, elle secoue la tête en sa direction.
— Alors, tu te souviens d'elle ? demande Yuri en posant une main sur la nuque d'Otabek afin de le garder proche. Elle est canon, non ?
— Hein ?
— Ne fais pas ton timide, dis-moi. Je sais que tu te tapes plein de meufs.
— Je me tape pas que des meufs, rétorque-t-il.
C'est la première justification qui lui passe par l'esprit, même si elle est stupide. Yuri n'a jamais hésité à se montrer en public au bras de ses petits amis comme de ses petites amies, mais Otabek n'était pas courageux comme lui. Ce n'est que depuis qu'il n'a plus besoin de faire profil bas pour s'assurer de maintenir son image de héros de son pays qu'il ne cache plus son attirance envers le même genre que le sien.
— C'est pas ma question, dit Yuri, un brin de colère dans la voix. Mila, tu la trouves canon ou pas ?
Otabek sent encore le regard de Mila sur lui et il peut deviner ce qu'elle pense. Il devrait laisser Yuri tranquille, il n'est pas assez bien pour lui, il ne le mérite pas.
— Peut-être qu'elle est canon… Peut-être que c'est pas elle qui me plaît le plus ici, dit Otabek, la langue déliée par l'alcool.
Le rythme de la musique ralentit, le temps s'arrête, mais ils continuent à se mouvoir ensemble. Quand est-ce qu'Otabek en manquera, du temps ? Quand est-ce que le joug sonnera et que Yuri exigera qu'il retourne à Almaty parce qu'il est un trouduc ?
Yuri passe une deuxième main au cou d'Otabek et efface ses doutes en balançant lascivement ses hanches contre les siennes. Otabek oublie la douleur, il suit la cadence de Yuri en le gardant proche à l'aide d'une paume pressée en bas de son dos. La chaleur ne tarde pas à enflammer Otabek, et il est trop ivre ou trop stupide pour chercher à cacher son excitation.
— Tu veux venir à mon appartement pour un dernier verre ? murmure Yuri.
Chacun des mots fait frémir Otabek, chuchoté à son oreille. Il se demande un instant s'il a mal entendu, puis Yuri s'appuie sur sa cuisse, à moitié dur. Comment refuser, alors que si Yuri est si beau et si tentant ?
Le Yuri qu'Otabek a quitté il y a 14 mois n'aurait pas formulé une telle suggestion, et l'Otabek qui était son ami à l'époque ne l'aurait pas acceptée. Pourtant, ça aussi, Otabek va le merder.
――――――――――――――― ❅
Il fait sombre dans l'appartement, Otabek tient le visage de Yuri pour le rapprocher du sien et lire son expression. Il voudrait écraser leurs lèvres l'une contre l'autre, mais il est nerveux. Yuri semble fragile, comme une fleur en papier, et il craint de le détruire d'une simple contact.
— Allez, bouge-toi.
La couronne de fleurs de Yuri tombe au sol dès qu'ils se mettent en mouvement. Otabek la piétine en reculant. Une lune pâle les éclaire, obscurcit le reste de la pièce, et garde le secret sur ce qu'ils s'apprêtent à faire. Yuri lâche le bras d'Otabek, glisse les paumes sous son pull en mailles pour le remonter le long de son torse.
— Yura… souffle Otabek.
Les mains de Yuri sont brûlantes et ramènent les sensations dans les muscles engourdis d'Otabek.
— Yur—ah... Ah, attends. Euh…
— Quoi ?
Yuri le fixe, un dieu aurifère et impatient qui exige son offrande. Otabek ne se souvient pas de la dernière fois qu'il s'est agenouillé pour prier, mais il ferait tout pour se faire pardonner.
— Il faut qu'on parle, balbutie Otabek.
— C'est pas le moment de parler.
— Je dois…
— Quoi ? répète Yuri, de plus en plus irritable.
Si Otabek ne veut pas perdre Yuri, il doit dire quelque chose avant qu'il ne soit trop tard. L'idée d'admettre qu'il est incapable de patiner en compétition lui donne l'impression qu'il est sur le point de s'ouvrir les tripes pour déverser ses entrailles ; la vérité lui fait plus mal que jamais - il est un raté, il est fichu, il a encore merdé.
— J'ai… Attends, putain, mon genou. Mon genou est foutu. Il est foutu et je peux plus patiner.
— Je sais, dit Yuri.
— Hein ?
— Je le sais depuis que t'es revenu !
— Et tu ne m'as rien dit ?
— Tu ne m'as rien expliqué !
Yuri rit, mais c'est un ricanement cruel. Il pousse Otabek vers le lit.
— Je suis… commence Otabek.
— Non, pas maintenant, coupe Yuri.
— Tu veux vraiment pas qu'on en parle ?
— Non, ordonne-t-il, implacable. C'est à mon tour de pas vouloir discuter.
Leurs lèvres se rencontrent et Otabek ferme les yeux. Son monde devient blanc, comme masqué par une épaisse couche de neige. Il ressent seulement le contact de la bouche de Yuri sur la sienne, où elle expire un souffle de vie.
Ils reculent, agrippés l'un à l'autre, et les mollets d'Otabek heurtent le lit.
— Aide-moi à virer tes fringues, exige Yuri.
La graine de désir plantée dans le fond de l'estomac d'Otabek gonfle ; leur amitié est une fleur maudite, renée pour l'empoisonner. Yuri se dévêt à son tour, Otabek est incapable de réfléchir, fasciné par la créature cruelle qui se dévoile devant lui. La peau de Yuri est blafarde dans le creux de son ventre et à l'intérieur de ses cuisses, ses poils blonds sont à peine visibles et se hérissent sous les mains d'Otabek.
— Tu es canon, murmure Yuri. J'ai très envie de toi, ajoute-t-il encore plus bas.
Otabek est une coquille vide dépourvue de beauté, mais il est heureux de faire semblant que Yuri ne le trouve pas dégoûtant.
— Je te veux aussi, admet-il.
Yuri tient à son tour le visage d'Otabek entre ses paumes. Contrairement à lui, Yuri n'hésite pas, ne recule pas ; il s'approche davantage et presse ses lèvres contre les siennes. Le geste est rapide mais agile, comme si Yuri se préparait à le faire depuis longtemps. Otabek réagit enfin, il appuie l'intégralité de leurs corps ensemble, cherche la bouche de Yuri avec une faim qu'il songeait être incapable de ressentir.
Leurs lèvres dansent, sauvages, jusqu'à ce qu'ils manquent de souffle et soient obligés de se séparer. Ils restent assez proches pour qu'Otabek puisse jurer entendre le battement effréné du cœur de Yuri… Il porte la main à la mâchoire de Yuri pour le repousser délicatement, vérifiant son pouls sous la chair fragile de sa gorge.
— Je te veux, répète Otabek. Je devrais pas, mais…
Yuri grogne un juron et coupe la parole à Otabek en mordant sa lèvre inférieure. Toute règle de bienséance est oubliée. L'odeur chimique de plantes que dégage le shampoing de Yuri rappelle à Otabek celle des fleurs séchées entre les pages de ses livres, entêtantes et séduisantes pour des choses si mortuaires.
Ils s'assoient, face à face. Yuri parcourt le corps d'Otabek des yeux, les glisse sur les muscles de ses épaules, de son torse, et s'arrête sur ceux à l'intérieur de ses cuisses.
— T'es vraiment bien foutu, Altin.
C'est loin d'être les paroles les plus sales qu'Otabek a entendues au lit, mais un rougissement s'installe sur la pointe de ses oreilles. Il se penche, réduit la distance entre eux, ignore le tiraillement dans sa jambe, et passe une main entre leurs ventres. Après leurs baisers, Yuri est déjà dur au creux de sa paume. Il caresse lentement sa longueur, captivé par le glissement de la peau satinée sous ses doigts, par la manière dont elle dévoile la tête mouillée.
— Tu aimes ce que tu vois ? taquine Yuri, la voix inhabituellement rauque.
— Tu es beau.
Otabek passe son pouce sur l'extrémité du sexe de Yuri et étale l'humidité sur sa hampe pour mieux pouvoir le cajoler. Le visage de Yuri tressaille et ses hanches tremblent. Il est encore plus beau quand il fait semblant d'être indifférent, les sourcils froncés et les joues roses.
— Tu comptes continuer à me fixer ou tu comptes faire quelque chose à ce propos ? gronde Yuri.
— Je… Comment tu veux qu'on le fasse ?
— Je veux te prendre. Enfin… Tu veux ?
— S'il te plaît, répond Otabek.
La nuit les enserre, ils restent éclairés par la faible lueur des lampadaires cassés. Otabek s'allonge sur le ventre, tourné sur le côté, appuyé sur ses coudes pour regarder Yuri par-dessus son épaule. Yuri s'installe contre lui et passe ses mains sur les muscles de l'intérieur de ses cuisses, sans toucher aux cicatrices de son genou. Il jurerait qu'il pourrait jouir rien qu'à ce simple contact.
— Ça te va ? demande Yuri en réchauffant du lubrifiant.
— Ouais, répond Otabek. Oh— Ouais.
Yuri glisse deux phalanges en lui et il n'arrive plus à respirer. Il se sent comme une marionnette entre les mains de Yuri ; il cambre le dos quand il le détend, se crispe quand il lui procure du plaisir. Yuri lui mord l'épaule, avec ses dents acérées comme des épines, et laisse des marques rouges qui ressemblent à des pétales de rose.
— Putain… geint Otabek. Putain, merde.
— C'est bon ?
Collé au dos d'Otabek, Yuri est brûlant, que ce soit son souffle chaud au creux de son oreille ou son sexe dur pressé contre ses fesses.
— Ouais, encore, se lamente-t-il.
— Bientôt, murmure Yuri.
Yuri retire ses doigts, la sensation de manque laisse Otabek chancelant. Il observe Yuri fouiller dans sa table de chevet et grave la vision profane de son corps nu dans son esprit.
Yuri balance la bouteille de lubrifiant et le reste de son paquet de préservatifs, puis manie les jambes d'Otabek avec une délicatesse qui lui est atypique afin de l'allonger sur le flanc. Il n'est en revanche pas doux quand il le pénètre, et il masque leurs halètements dans un baiser tout aussi brusque.
Otabek se soumet au claquement des hanches de Yuri. D'une certaine manière, c'est une forme de punition, et ça lui fait du bien de se racheter enfin. Il s'agrippe aux draps, se frotte à la tache humide sous son ventre, se recourbe pour essayer de prendre autant de Yuri que possible.
— Beka, putain, Beka… T'es tellement chaud. Tu m'accueilles parfaitement.
Tout le corps d'Otabek tremble à l'entente de son diminutif. Il cache son visage dans les oreillers et étouffe un chapelet de plaintes embarrassées. Yuri ralentit ses mouvements et pose une main sur son estomac pour le forcer à s'immobiliser.
— C'est trop ?
— Non, non, halète-t-il. Non, non, continue, je suis proche.
C'est pathétique, l'emprise d'un seul mot sur Otabek. Il lâche les draps et tente de se caresser, mais Yuri lui tape le dos de la main pour enrouler ses propres doigts autour de son sexe et contrôler son plaisir. Otabek lutte pour le pouvoir, saisit les cheveux de Yuri et le guide jusqu'à ses lèvres.
Le sexe en lui-même n'est pas si bon que ça, mais sentir Yuri en lui suffit à mener Otabek à son apogée. Il perd toute notion de parole, supplie en des termes qui n'appartiennent à aucune langue, donne son corps en offrande tandis que Yuri déchaîne toute sa fureur sur lui. Il est brisé, jeté à la mer pour avoir désobéi à son dieu, et il se laisse ballotter par la tempête qu'est Yuri.
Yuri serre les dents sur son épaule au moment où il jouit, et Otabek se surprend à penser qu'il le laisserait manger sa chair et broyer ses os si ça signifiait obtenir sa clémence. Yuri continue de bouger en lui et il suffit de quelques coups de poignet de Yuri pour qu'il couvre ses doigts de blanc.
Ils restent immobiles, la sueur sèche sur leur peau et les lie l'un à l'autre jusqu'à ce que Yuri se ramollisse complètement et glisse hors d'Otabek. Il sent Yuri se raidir derrière lui et ose se tourner. Ce qu'il voit sur son visage lui confirme qu'il n'obtiendra aucune compassion.
— Yura…
Les joues de Yuri sont maculées de mascara et il cligne des yeux, hébété. Il cache son bas-ventre avec les couvertures, puis jette un t-shirt sale sur le torse d'Otabek pour qu'il puisse s'essuyer avec.
— Yura, répète Otabek.
— Il est tard. Je vais pas te faire rentrer seul. Tu peux dormir sur le canapé, si tu veux. Euh… Je vais aller me doucher.
L'horloge du salon marque les premières heures de la nuit et la fin de l'altruisme de Yuri.
Docile, Otabek se rhabille de son caleçon sale et fixe la pile de plaids que Yuri balance sur le canapé. Il cherche à se détendre, attentif au bruit de la douche, mais il est conscient qu'il ne parviendra pas à trouver le sommeil. Lorsque Yuri sort de la salle de bains, il le regarde s'éloigner, les paupières mi-closes, comme s'il était endormi. Les pieds de Yuri laissent des empreintes éphémères sur le sol, brillantes dans le faible clair de lune.
En levant les yeux, Otabek aperçoit le bracelet rose et or que Yuri porte à la cheville.
