Le programme de Yuri débute, le son du piano se répercute sur les murs, et déclenche des frissons le long de la colonne vertébrale d'Otabek. Il accompagne d'un petit mouvement de tête le rythme lent de la musique, pendant que Yuri fait le tour de la patinoire pour gagner en vitesse.
La chorégraphie de Yuri est minimale, réduite à la plus simple expression de son style de patinage, mais la façon dont il bouge hypnotise Otabek. Dès qu'il voit Yuri sur la glace, il est pris de jalousie, d'une envie née de l'affection qu'il éprouve à son égard.
Le bruit des lames frappant la glace fraîche s'arrête. Yuri se dirige vers les bordures, Otabek se lève et lui tend sa bouteille d'eau.
— Alors, qu'est-ce que tu en penses ? Tu as toujours envie de me voir patiner ?
Yuri parle entre deux gorgées d'eau. Il évite le regard d'Otabek, occupé à décoller les autocollants représentant des tigres sur sa bouteille d'eau. Son t-shirt tombe sur son épaule, et laisse apparaître une parcelle de peau aussi rouge que ses joues.
— Take Me To Church ? demande Otabek.
— Eh bien, ouais. Qu'est-ce qu'il y a de mal à ça ?
— Ça ne sonne pas comme un truc que tu aurais choisi d'habitude.
Cette saison, Katsuki chorégraphie les deux programmes de Yuri et son influence est évidente. Le style de patinage de Yuri est brutal, ce qui permet une improvisation née de sa rage de vaincre, alors que les performances de Katsuki sont d'une douceur maîtrisée. Otabek ne sait pas ce qu'il pense de ce côté plus doux de Yuri, il n'a jamais cru au personnage de fée que les médias lui ont imposé. Il est facile d'être séduit par la beauté de Yuri, il est éthéré et gracieux, une créature sauvage et irréelle qui a été enfermée dans une grande boîte en métal.
— Je refuse d'être prévisible, gémit Yuri.
— Aligner cinq quads pour faire grimper tes points, c'est prévisible. Essayer de booster tes points de présentation, ça ne le sera jamais. C'est juste… J'ai l'impression qu'il manque un truc, que ce n'est pas vraiment toi. C'est… Comme une version délavée de toi ?
Dans le fond, Viktor avait raison : Yuri tâtonne, cherche comment lier les composantes de sa prestation.
— Tu penses que ça n'a pas de personnalité, complète Yuri.
Otabek secoue la tête, Yuri fait claquer ses lèvres avec le « tsss » vexé qui lui est spécifique.
— C'est pas ce que je voulais dire, rectifie Otabek.
— Tu voulais dire quoi ?
— C'est… Je sais déjà que tu es séduisant, mais j'aurais aimé voir ce que tu as dans le ventre excepté ça. J'aimerais que tu me montres pourquoi tu montes sur la glace chaque jour, pourquoi tu en es arrivé jusqu'à ce niveau.
Un silence plane. Yuri cligne des paupières, la surprise se peint dans ses yeux verts. Les pointes de ses oreilles deviennent roses, elles aussi. Il laisse échapper un rire sec, puis balance sa gourde en direction d'Otabek, qui la fait tomber.
— D'accord, trouduc. Je vais te montrer pourquoi je t'ai régulièrement botté le cul.
Sans perdre de temps, Yuri tourne les talons et reprend le programme de zéro. Il est devenu plus grand et plus âgé, mais il peut encore se plier et se tendre plus loin que la plupart des hommes qui patinent dans la catégorie senior. Il tient à le faire savoir, et Otabek n'a pas l'intention de détourner le regard.
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Assis contre la tête de lit, les yeux embrumés, Otabek fixe le mur en face de lui. Ses draps traînent sur le sol, entortillés, et la sueur sèche sur son torse encore chaud d'une nuit passée à se tourner et retourner. Il a encore fait un cauchemar où il était seul dans un désert blanc et désolé, sans rien d'autre que le bruit de sa propre respiration. Encore haletant, il fait de son mieux pour se raccrocher à la réalité.
Un lambeau de papier peint qui pèle dans un coin, il a envie de l'arracher pour savoir ce qu'il y a en dessous. Il observe la pièce, compte les bibelots divers et alignés sur la bibliothèque. Il s'imagine ce que cachent les grandes armoires de bois foncé, puis réalise que son inspection le laisse avec encore plus de questions. Qu'est-ce que c'est que cette pièce ? Elle ressemble à un cimetière de babioles inutiles qui n'appartiennent pas à Yuri.
Otabek étire son genou raide, puis se tire du lit avec difficulté. Il s'est installé dans l'appartement de Yuri il y a quelques jours, et la chambre d'ami l'intrigue de plus en plus. Il se dirige vers la bibliothèque, où il note de nombreux jeux de cartes et un échiquier dont les pièces sont faites de porcelaine, ainsi que des tickets de matchs de hockey décolorés par le soleil.
— Hé, qu'est-ce que tu fiches ?
Otabek se retourne vivement. Yuri se tient dans l'encadrement de la porte, qu'il a ouverte sans annoncer sa présence.
— Euh… murmure Otabek, se sentant comme un enfant coincé la main dans le sac.
— Enfile tes fringues, râle Yuri. On bouge à la patinoire dans quinze minutes.
Yuri détaille Otabek de la tête aux pieds, la lèvre retroussée dans son rictus mécontent. Otabek baisse les yeux, se souvient qu'il n'est habillé que du boxer qu'il porte pour dormir, que sa peau brille d'une couche de sueur séchée, qu'il est dégueulasse.
— Et va prendre une putain de douche, ajoute Yuri.
— Bonjour, c'est un plaisir d'entendre le doux son de ta voix dès le matin.
Un majeur levé ainsi qu'un long grognement signifient à Otabek de se bouger, et la porte claque derrière Yuri.
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Otabek regarde le contenu du verre que Yuri a posé devant lui avec curiosité. C'est verdâtre et ça sent la salade oubliée au frigo depuis des mois.
— Qu'est-ce que c'est ?
— Un smoothie, répond Yuri en avalant une gorgée du sien.
— Ah, souffle Otabek, peu impressionné.
Il trempe son doigt dans le gobelet, ignore la manière dont Yuri lève les yeux au ciel, et le porte à sa bouche en plissant le nez.
— Putain, Beka ! s'exclame Yuri. Je t'ai pas vu manger un seul légume depuis que tu es arrivé ici. Je sais pas comment tu fais !
— Pour ?
— Avoir eu quinze ans de carrière et avoir survécu jusqu'à quasiment trente ans !
— Je mange des fruits et des légumes, rétorque Otabek.
— Ah ouais ?
— Techniquement, le ketchup est un smoothie.
Yuri écarquille les yeux et pose son verre sur la table avec un cling sonore.
— Nan, c'est pas le cas !
— La tomate, c'est un fruit et un légume, non ?
— Oui, mais ça n'en fait pas un smoothie pour autant, argumente Yuri.
— Si tu le dis, grogne Otabek. Peu importe, je vais pas boire ça.
Otabek abandonne son verre et marche vers la machine à café. Yuri lui bloque le passage, redressant le dos et plissant les yeux, mais c'est inutile ; bien qu'il mesure quelques centimètres de plus qu'Otabek, il n'a pas sa carrure. Les mois de rééducation et d'exercices à la salle de sport ont forcé Otabek à prendre du muscle, tandis que Yuri a conservé une apparence longiligne qui rendait autrefois Otabek jaloux.
— Tu as un problème, Plisetsky ?
La cafetière électrique se met en marche. De la vapeur s'en échappe et se diffuse autour de Yuri en un petit nuage blanc. Il se tient suffisamment près pour qu'Otabek puisse sentir son souffle chaud sur son visage.
— Oui ! Tu es mon problème ! grogne Yuri. Je t'ai dit de te rhabiller, putain !
Il appuie sa main sur le torse nu d'Otabek, le pousse en arrière, et s'enfuit dans la salle de bain.
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Otabek revient de la cafétéria avec une tasse de café et un thé pour Yuri. Katsuki à ses côtés, Yuri patine son programme court pour la dernière fois de la journée. Ils font preuve d'un sens de la synchronisation qui est le fruit de mois d'entraînement, et les voir évoluer simultanément fait naître un sentiment de colère adolescente dans le cœur d'Otabek. Il pensait avoir mûri au point de ne plus avoir besoin de l'attention exclusive de Yuri, mais il se languit toujours de l'époque où ils formaient le seul centre d'intérêt l'un de l'autre.
Otabek ravale le sentiment qui cherche à s'étendre dans son torse, bien plus amer que du marc de café, et s'intéresse aux différents athlètes. Misha patine durant le même créneau horaire que Yuri. Il se déplace furieusement, et, avec chaque quadruple Salchow qu'il essaye de dompter, les articulations d'Otabek sont douloureuses. Il frotte son genou à chaque réception tremblante. L'adolescent fait preuve d'une énergie viscérale à peine contenue par Viktor, qui le matraque de conseils techniques jusqu'à ce qu'il soit temps de prendre une pause.
Avant qu'Otabek ne puisse disparaître dans la cafétéria, Viktor avance déjà droit sur lui. Il jette un œil aux deux gobelets d'Otabek, puis scrute son visage.
— Otabek ! Quel plaisir de te voir !
— De même, ment Otabek.
Ils regardent Yuri et Katsuki patiner dans un mince silence avant que Viktor ne ressente le besoin de rouvrir la bouche.
— Alors, que penses-tu du sale garnement ?
— Tu parles de Yura ou de ton nouveau protégé ? demande Otabek.
Un rire creuse le coin des yeux de Viktor. Malgré la dizaine d'années qui sépare Otabek de lui, il a l'air plus en forme que ce premier.
— J'avais oublié ton sens de l'humour… particulier, s'amuse Viktor. Je te parle de Misha. Il est terrible, n'est-ce pas ?
— Il est inconstant et énervé, mais il a du potentiel.
— Il n'écoute pas un traître mot.
— Je crois pas qu'il soit intéressé par les grands discours.
— Il a dix-huit ans, il n'est pas intéressé par grand-chose, commente Viktor.
— Il aime le patin, rétorque Otabek.
Le jeune homme est adossé à la rambarde, son regard est boudeur sous ses quelques boucles sablonneuses. Il dégaine son téléphone, fourre ses écouteurs dans ses oreilles, puis se plonge dans la lumière du petit écran.
Otabek ne peut pas critiquer Misha pour se jeter corps et âme dans leur pratique. Avant qu'Otabek ne se mette au patin, son père l'avait inscrit au hockey, et il avait appréhendé les deux disciplines avec la même force brute.
— Laisse-le tâtonner, reprend Otabek. S'il tombe assez souvent, il comprendra ses erreurs.
— C'est ce que tu penses ? demande Viktor, son regard s'éveillant d'une lueur de curiosité.
Si Otabek semble paisible maintenant qu'il est adulte, il était loin d'être aussi bien élevé lorsqu'il était adolescent. Dans la meute des loups, il a toujours été considéré comme un étranger, un bâtard qui a dû gravir les échelons à coups de griffes. Il a quitté le club de patinage d'Almaty avec une dent cassée dont il a toujours honte et un ego meurtri qui n'a jamais vraiment guéri. Il s'est envolé pour l'Amérique sous le coup de la même colère, déterminé à faire ses preuves. Ce n'est que quelques années plus tard, entre les mains expertes d'un nouvel entraîneur, qu'il grandit et se calme. Frank l'a suivi pendant la plus grande partie de sa carrière et n'a pas eu de patience pour ses crises de colère ; Otabek détestait être entraîné lorsqu'il était plus jeune, mais il est aujourd'hui reconnaissant pour tout ce qu'il a appris sous la tutelle de Frank.
— Tu n'arriveras pas à lui tenir tête, dit Otabek. Fais-le patienter jusqu'à ce qu'il apprenne sa leçon.
Viktor réfléchit aux paroles d'Otabek, frottant son menton parfaitement rasé. Selon Otabek, il est un excellent entraîneur. Son problème, c'est qu'il oscille entre le manque d'empathie et l'abondance d'émotions, il ne sait pas quand être implacable et quand être compatissant.
— Pour quelqu'un d'aussi silencieux, tu es drôlement doué pour lire les gens, dit Viktor. Tes remarques sont intéressantes.
— Ah… Merci ?
— Thank you, Otabek ! Nous te revoyons demain ?
— Euh… Oui, oui.
Viktor se lève et affiche un rare sourire sincère qui inquiète encore plus Otabek que ses mimiques surjouées et factices. Sans se départir de l'impression qu'il signe un pacte dont il ne connaît pas tous les tenants et aboutissants, Otabek accepte sa main tendue.
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Les bruits de l'atelier ont fini par rassurer Otabek. Le cliquetis des outils et le murmure des moteurs le maintiennent concentré sur sa tâche et empêchent les pensées indésirables de surgir. Enfin, à une exception près : la voiture devrait être réparée d'ici une semaine, ce qui signifie qu'il n'aura bientôt plus d'excuse pour rester à Moscou. Il essaie de penser à autre chose et se concentre sur les paroles de la chanson qui passe à la radio, sans se rendre compte qu'il fredonne. Come on, baby, light my fire, try to set the night on fire.
— Ton café, Altin.
Surpris, Otabek sursaute, se cognant au coin du capot. Yuri est léger sur ses pieds et en profite pour le tourmenter.
— Belle prestation, ajoute Yuri.
— Euh… Merci.
Le visage d'Otabek brûle, il a envie de disparaître. Il est bon chanteur, mais l'idée qu'on l'écoute le met mal à l'aise, et les années de chorale imposées par son père durant son enfance n'ont pas corrigé sa timidité.
Tandis qu'Otabek se remet au travail, Yuri est, comme à son habitude, incapable de rester immobile. Il abandonne sa tasse de thé sur un établi, qu'il décide d'utiliser en guise de barre d'étirement. Il repose sa cheville dessus et se penche jusqu'à pouvoir atteindre son pied avec ses mains.
— Journée difficile ? demande Otabek en l'observant du coin de l'œil.
Les cheveux de Yuri tombent le long de son visage. Ses mèches fuchsia s'estompent progressivement en une couleur pastel, rendant son expression encore plus maussade.
— T'as bien vu, non ? soupire Yuri.
— Tu as du mal à maîtriser la chorégraphie, concède Otabek.
— Pas que ! J'ai pas été capable de réceptionner un Salchow de toute la semaine.
— Je sais pas pourquoi ça t'arrive, ton positionnement est d'habitude parfait.
— Ouais, je sais pas. Vitya m'a demandé de me détendre un peu en attendant qu'on trouve une solution.
Yuri change de jambe, et son t-shirt glisse le long de son torse alors qu'il s'abaisse. Otabek détourne les yeux des muscles creusés à même la peau et de la petite ligne de poils qui mène jusqu'à l'élastique de son legging.
— Je pense pas qu'il parlait d'étirements, souligne Otabek.
— Bah, peu importe ! grogne Yuri. Ça me rend dingue de tourner en rond, je vais aller courir un peu ! Faut que j'aille faire des courses, de toute façon… Qu'est-ce que tu penses de gyozas, pour ce soir ? demande-t-il, après avoir relâché sa jambe pour rôder autour d'Otabek.
— C'est un plan pour me faire manger des légumes ? Est-ce qu'on pourrait pas plutôt avoir des ramens ? Tu sais, avec la sauce caramel…
— Beurk, non, râle-t-il. C'est un plan pour te garder en vie, et c'est pas gagné !
Otabek lève les yeux au ciel et replonge la tête sous le capot. Il feint d'être vexé, mais il est touché par l'attention que Yuri lui porte. Tout comme Nikolaï dépose des paniers de légumes frais devant l'appartement pour s'assurer que son petit-fils mange des repas réguliers, Yuri a cuisiné pour Otabek chaque soir depuis qu'il lui a ouvert sa porte.
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La patinoire est calme jusqu'à ce que la ribambelle de jurons de Misha résonne dans l'air alors qu'il massacre quadruple saut après quadruple saut. Sentant le besoin d'étirer son genou et devenant de plus en plus frustré, Otabek se lève. Son envie d'être sur la glace grandit de jour en jour, il donnerait n'importe quoi pour avoir à nouveau dix-huit ans et pouvoir sauter comme si son corps était en apesanteur. Il s'apprête à faire demi-tour pour attendre Yuri à la cafétéria lorsque le bruit des lames se rapproche rapidement de lui. Misha le regarde fixement, et il peut repérer le moment exact où Misha comprend qui il est.
— Qu'est-ce que tu regardes, trouduc ?
Ça sonne étrangement familier. Un mince sourire se dessine sur les lèvres d'Otabek.
— Rien d'intéressant, répond Otabek. Tes quadruples étaient mauvais.
Misha ricane, bien qu'Otabek détecte la lueur de surprise dans ses yeux. Il a l'air petit, noyé dans son t-shirt Iron Maiden trop grand, et Otabek ne connaît que trop bien la pression de vouloir se fondre parmi les adultes.
— Parce que tu peux les atterrir, toi ? rétorque Misha. T'as pas un genou bionique ou une connerie comme ça ?
— Une connerie comme ça, oui.
— C'est ce que je me disais. T'es déjà dans la tombe, raille-t-il.
Otabek hausse les épaules, refuse de tomber dans le piège de la provocation.
— Peut-être, dit Otabek. Mais tout le monde se souvient que je pouvais atterrir mes quadruples sans finir sur les fesses.
— De quoi ?
— J'ai déjà fait mes preuves, mais tu ne feras pas les tiennes si tu continues à foncer dans le tas comme tu le fais.
— C'est quoi ton conseil de vieux mec chelou, alors ?
— Si j'ai réussi à atteindre l'âge d'un vieux mec chelou, c'est uniquement parce que j'ai laissé mon ego de côté et que je me suis laissé guider par plus expérimentés que moi.
Misha pouffe à nouveau, les bras croisés sur son torse. Sur ses patins, il dépasse de peu Otabek et il essaye de lui tenir tête en se grandissant encore plus.
— C'est tout ce que tu as à dire ? demande Misha, les sourcils froncés. Écouter Viktor ?
— Oui.
Être une tête de mule a amené Misha jusqu'au niveau sénior, mais ne sera pas suffisant pour se faire une place parmi eux, ils le savent tous les deux.
— C'est de la merde.
— C'est à toi de voir, répond Otabek. Tu peux choisir d'avoir un genou bionique avant d'avoir mon âge, ou tu peux choisir d'avoir une carrière plus longue que la mienne et celle de Viktor.
Otabek reprend son air désintéressé, tourne le dos à l'adolescent, et s'éloigne vers les vestiaires. Le goût de la jalousie, forte comme celui du café, ne quitte pas sa bouche. Il se souvient pourquoi il avait refusé d'enseigner dans l'équipe d'Almaty.
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Le lendemain, Yuri est seul sur la glace et Katsuki est installé dans les gradins, soucieux de lui laisser de l'air. Même Viktor a disparu, reclus dans son bureau. Otabek sait peut-être lire les gens, mais Yuri est loin d'être un livre ouvert pour lui.
Yuri lui évoque les ouvrages de philosophie rangés dans la bibliothèque de sa chambre à Almaty. Il les a feuilletés des dizaines et des dizaines de fois, mais il trouve encore de nouvelles significations dissimulées dans les mots. Que Yuri cache-t-il entre les lignes d'une histoire qu'Otabek songeait connaître par cœur ?
Aujourd'hui, Yuri compense ses erreurs par une rage pure et dure, une rage qui était absente à son entraînement de l'autre matin. Malgré les nombreux faux pas, la bête féroce et vorace qu'est l'envie referme ses crocs sur le genou d'Otabek. Il aime le style de patin de Yuri parce qu'il est son exact opposé ; il admire la manière dont les cours de ballet ont sculpté sa technique. Yuri a tout de la Prima du Bolchoï qui l'a façonné, son port de bras et celui de son cou, son regard d'acier et son expression déterminée.
Lancé à toute vitesse, Yuri se retourne et patine en arrière. Il croise l'œil d'Otabek, qu'il ne lâche pas. C'est évident qu'il désire l'impressionner, Otabek n'est pas dupe. Otabek a bien remarqué la manière dont il s'étire sur la glace, comme s'il voulait montrer à quel point il peut être séduisant…
Et, si Otabek n'est pas dupe, il est en revanche faible. Il ne quitte pas Yuri des yeux, incapable d'ignorer le sentiment étrange qui s'installe bien au chaud dans ses tripes, qui griffe pour se faire de la place. Jour après jour, il se sent consumé par son désir, et il craint que ça ne devienne une dépendance.
Ils sont distraits, et Otabek n'a pas le temps d'ouvrir la bouche avant que Yuri n'entre en collision avec la barrière. Le bruit est impressionnant. Yuri ne peut pas être grièvement blessé, mais Otabek se précipite en bas des escaliers.
— Hé, Yura ! Yura, ça va ?
Otabek rejoint Yuri sur la glace, en mauvais équilibre dans ses baskets, accroché à la rambarde et conscient du regard de Katsuki sur eux. Yuri n'accepte pas sa main tendue, jure encore plus fort, puis se redresse avec une moue boudeuse. Il se frotte les côtes, mais il paraît surtout honteux.
— Ouais, ouais, ça va, s'obstine-t-il.
— Qu'est-ce qu'il s'est passé ? demande Otabek.
— Tsss, c'est des conneries, râle Yuri.
— Des conneries ?
— Ce programme, c'est des conneries !
Otabek est envieux et avare, mais Yuri est colérique et orgueilleux. L'idée de stagner plutôt le rend agressif, entêté comme lorsqu'il était adolescent et qu'Otabek calmait ses crises de nerfs, debout à des heures indécentes pour lui murmurer des compliments à l'autre bout du téléphone.
— Tu sais que c'est pas le cas, dit Otabek. Tu es imprudent lorsque tu es frustré d'être dans une mauvaise passe.
— Bah voyons ! Je suis pas juste frustré, je suis crevé ! J'aurais dû prendre une putain d'année de césure et rester bosser avec Deda au lieu que perdre mon temps à tourner en rond ici !
— Tu penses pas ce que tu dis. Tu es assez doué pour corriger tes erreurs et on le sait tous les deux.
— Pouah, râle Yuri. Pourquoi tu ne retournes pas lécher les bottes du sale mioche, plutôt que de lécher mon cul ?
Yuri exécute un large geste de bras vers la gauche. Misha est adossé à la rambarde, il écoute les conseils de Viktor d'une oreille. Il leur tire la langue et Yuri lui répond d'un doigt d'honneur.
— Non, dit Otabek. Je préfère m'occuper de mon sale mioche.
— Ah ouais ? T'es pas foutu de venir sur la glace avec moi, mais tu fais soudainement semblant d'en avoir quelque chose à foutre !
— Yura…
Otabek regarde les poings de Yuri se tendre et se détendre. Qu'est-ce qu'il se passe dans la tête de Yuri ? Qu'est-ce qui l'empêche de se concentrer sur la glace ? Est-ce seulement le garage de son grand-père, ou est-ce autre chose ? Tout ce qu'Otabek sait, c'est qu'autrefois, il était capable de changer les idées de Yuri.
— Tu sais ce qu'on devrait faire ? demande Otabek.
— Non ?
— Sécher de ton entraînement, dit-il en tendant la main vers Yuri.
— Hein ? Tu t'es fait pousser une paire de couilles, ça y est ?
— Il faut croire.
――――――――――――――― ❅
Les bancs de la patinoire publique sont rayés. Yuri promène ses doigts dessus, agité.
— J'arrive pas à croire que tu me fais patiner, maugère Yuri.
Otabek lace ses propres bottes en lui jetant des coups d'œil.
— Moi non plus.
Ils sortent des vestiaires tandis que Yuri se plaint de plus belle, cette fois à propos de la mauvaise qualité de la glace. Cependant, il saute dessus dans un mouvement rapide. Pour passer inaperçu, il remonte sa capuche, puis se hâte vers le milieu de la patinoire, et accélère sans attendre Otabek. Ses lames tracent une ligne nette et profonde entre eux.
Otabek le rejoint aussi vite qu'il le peut. De la musique jaillit des haut-parleurs, les patineurs crient et rient, quelques enfants pleurent, mais il est étonnamment enthousiaste à l'idée d'être là.
— Beka ? Qu'est-ce que tu fais ?
— Je patine.
— Ah bon ? Ces enfants s'en sortent mieux que toi.
La patinoire grisâtre, contrairement à l'académie de Viktor, est éclairée par des projecteurs tamisés qui diffusent une douce teinte colorée. Cela fait ressortir le sourire enjoué de Yuri.
— Alors montre-moi ce qu'il faut faire, dit Otabek en lui tendant la main.
— Tu es sûr de pouvoir me suivre ? Je ne veux pas que tu te fasses greffer une hanche en plastique à cause de moi.
Les articulations osseuses de Yuri se logent à merveille entre les doigts d'Otabek. Bien que les mouvements d'Otabek soient rigides, ils dansent ensemble sans effort, et ils adoptent bientôt une chorégraphie qu'ils connaissent bien tous les deux.
Chaque saison, ils élaboraient un nouveau programme de Gala, déterminés à atteindre la finale en faisant front commun. Otabek se souvient avec précision de la performance qu'ils prévoyaient de présenter aux Jeux olympiques de Milan 2026, même s'ils n'ont jamais fini de la chorégraphier. Ils avaient passé des soirées entières dans la patinoire de Saint-Pétersbourg, à faire défiler des chansons sur l'iPhone de Yuri et à se poursuivre l'un l'autre sur la glace. Otabek se souvient d'avoir dirigé les mouvements de Yuri, de l'avoir guidé pour qu'il repositionne correctement son corps ; il peut presque sentir la chaleur de Yuri sous le bout de ses doigts, son souffle chaud contre son visage pendant qu'ils riaient.
— On tente Nothing Else Matters
? demande Yuri.
Otabek dissimule un sourire derrière sa main gantée, heureux de constater que Yuri est toujours capable de deviner ce qu'il pense. Yuri le lâche et le devance de quelques centimètres.
Heureusement, la patinoire n'est pas trop fréquentée et le début du programme ne consiste qu'en une longue séquence de pas sans sauts. Otabek parvient à suivre les pas de Yuri sans trop de difficultés. Il savoure ces quelques minutes de liberté illusoire, tout en sachant qu'elles ne dureront pas éternellement.
Yuri saisit sa main et le contact le déstabilise. Il trébuche sur ses pieds, ce qui fait rire Yuri. Le sourire spontané de Yuri fait battre son cœur plus vite, et il prend le dessus, saisissant les deux mains de Yuri pour les ramener en arrière. Ses gants n'atténuent en rien la chaleur des paumes de Yuri dans les siennes, brûlantes comme s'il tenait des poignées de glace.
Ils se séparent lorsqu'ils atteignent le bout de la patinoire. Yuri ne quitte pas Otabek des yeux.
— Tu veux tenter une pirouette arabesque ?
Fermement campé sur ses deux pieds, Yuri les maintient droits, et Otabek s'écrase contre lui. Leurs poitrines se soulèvent et s'abaissent l'une contre l'autre, leur proximité est encore plus grisante pour Otabek que l'idée d'avoir chaussé ses patins.
Otabek se laisse porter par la joie de Yuri et acquiesce. Reflétant les mouvements de Yuri, il prend de l'élan, appuie son poids sur sa jambe blessée et tend sa jambe libre derrière lui, en parallèle à la glace. Il parvient à rester au même emplacement, à tracer le même cercle, encore et encore. Mais la patinoire se brouille. Sa jambe porteuse tremble, il perd l'équilibre.
Deux mains se posent sur ses épaules. Bien campé sur ses deux pieds, Yuri les maintient en position verticale, et Otabek s'écrase contre lui. Leurs poitrines se soulèvent et s'abaissent l'une contre l'autre. La montée d'excitation qu'il ressent en étant si proche de Yuri est plus intense que le frisson d'être de retour sur la glace.
— Tu sais quoi ? souffle Yuri. Heureusement qu'on a jamais patiné ce programme en public. T'es un énorme naze.
— Dis pas ça.
— Quoi ? J'ai vu des crosses de hockey avec plus de souplesse que toi.
Les mots acerbes de Yuri ne sont pas aussi blessants qu'il le voudrait.
— J'aurais aimé patiner avec toi. Je l'aurais fait si j'avais pu.
Otabek retire délicatement une mèche de cheveux coincée dans le baume à lèvres de Yuri, réticent à le laisser partir. Un des poings de Yuri se serre autour du tissu de son pull. Est-ce qu'il sent son cœur battre à la chamade ?
— Je suis toujours en colère, dit Yuri.
— Je sais.
— Tu penses pas que j'ai le droit d'être en rogne après avoir été ghosté sans raison ?
— Yura, je sais que tu as le droit de l'être.
— Tu m'as laissé tomber ! continue-t-il. Durant l'une des périodes les plus importantes de ma vie, en plus !
Le corps d'Otabek s'engourdit à cause du froid, mais ma honte réchauffe son visage. Il frémit, la main de Yuri tremble elle aussi.
— J'aurais voulu mieux faire, avoue Otabek sur un ton suppliant. J'aurais voulu réussir à t'en parler plus tôt.
— Pourquoi tu l'as pas fait, alors ?
— Tu avais l'air si heureux qu'on aille à Milan ensemble. Et moi, bah… Je savais que ce serait impossible.
— Depuis combien de temps tu savais ?
— Je me suis blessé pendant le Grand Prix de France, et j'ai aggravé ça à Moscou parce que j'ai forcé sur ma jambe dès le premier jour de la finale.
Une partie des souvenirs d'Otabek sont flous, mélangés d'avoir passé une si longue période à broyer du noir, mais il se rappelle parfaitement avoir serré les dents alors qu'il grimpait sur la plus basse marche du podium lors de la finale du Grand Prix. Il avait fixé le drapeau du Kazakhstan élevé au fond de l'aréna de Moscou, n'avait pas maîtrisé la larme qui avait coulé sur sa joue, conscient qu'il venait de remporter la dernière médaille de sa carrière. Une fois dans les vestiaires, il avait accepté l'étreinte de Yuri avec une culpabilité qui n'a fait que grossir depuis.
— Tu étais étrange, ce weekend-là… se souvient Yuri. Je pensais juste que tu étais juste stressé.
— J'étais angoissé. Je savais que je risquais gros, même si je pensais que je m'en tirerais sans trop de complications.
Le genou d'Otabek avait lâché à la fin de son programme libre, avec un crac sec, brusque, comme si l'os s'était brisé en deux. C'est un bruit qui le hante encore ; un son d'avalanche qui s'effondre.
— Tu sais comme moi que les vieilles blessures finissent toujours par se réveiller, dit Yuri.
— J'étais pas tout à fait dans le déni, mais… Je voulais pas que ça affecte nos performances, et je pensais que si j'en parlais pas, j'arriverais à m'en sortir indemne.
— Pourquoi tu ne m'as rien dit ensuite ? s'insurge Yuri en appuyant son index sur le torse d'Otabek. T'as fait semblant que tout allait bien, et j'ai plus eu de putain de nouvelles de toi après la compétition. Merde, pourquoi tu m'as jamais rappelé ?
Pourquoi, hein ? Pendant quatorze mois, la chambre d'enfant d'Otabek a été le témoin silencieux de sa déchéance et des montagnes russes d'émotions qui l'accompagnaient. Déni, tristesse, colère, honte. Pourtant, ce n'est pas pour ces raisons qu'il a coupé les ponts avec Yuri. Il s'est toujours senti inférieur à lui, et tout s'est joué à cet instant. Il détestait Yuri pour avoir réussi ce qu'il n'avait pas pu faire.
— Je supportais pas l'idée de te voir à Milan sans moi, admet Otabek, si bas que ses paroles sont à peine perceptibles dans le brouhaha des discussions.
Yuri reste silencieux un long moment, Otabek fixe ses pieds. Son putain de genou lui fait mal d'avoir été martyrisé, mais moins que son putain de coeur maintenant qu'il a avoué à quel point il est un trouduc.
— Je t'aurais détesté si tu étais parti à Milan sans moi, murmure Yuri. Je t'aurais tellement putain de détesté si j'avais passé mes Jeux à l'hôpital.
C'est cruel, la compétition compte plus que n'importe quelle relation. Otabek se déteste d'avoir nourri la peur de l'abandon de Yuri, mais, s'il pouvait revenir en arrière, aurait-il le courage de changer les choses ?
Otabek se presse un peu plus contre Yuri et fait glisser sa capuche le long de son crâne. Il est tenté de lisser les petits cheveux qui frisent à cause de l'électricité statique.
— Et là ? demande doucement Otabek. Est-ce que tu me détestes ?
Les joues de Yuri sont rougies et ses yeux sont humides, il évoque à Otabek ces fleurs pleines de rosée qu'il cueillait pour les laisser mourir entre les pages de ses livres. Il pose une main contre celle de Yuri et l'appuie contre son torse, là où son rythme cardiaque tape à toute allure.
— Je devrais te détester… murmure Yuri. Certains jours, je te déteste encore… Mais en fin de compte, je suis heureux que tu me sois revenu.
— Je partirais plus, assure Otabek dans un élan de sottise, enhardi par la clémence de Yuri.
— T'as pas le droit de dire des conneries pareilles.
— Et si je le pense réellement ?
Les gens autour d'eux vont et viennent, se lâchent et se retrouvent. Otabek n'est plus certain de ce qu'il essayait de fuir en s'enterrant à Almaty, il réalise que c'était inutile… Où qu'il aille, il songe à Yuri.
Autour d'eux, le monde s'efface, une machine couvre la glace de fumée artificielle. Ils profitent de cette intimité éphémère, Yuri lève à son tour la paume pour essuyer la sueur froide sur le front d'Otabek. Ils se tiennent fort comme s'ils avaient peur de se perdre dans la brume, et Yuri passe inconsciemment sa langue sur sa lèvre inférieure. Otabek a la sensation d'étouffer dans son pull, mais il ne veut pas s'éloigner. Yuri va-t-il être assez imprudent pour l'embrasser en public ?
— Rentre avec moi, Beka.
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Otabek est engourdi par le temps passé à l'intérieur de la patinoire, les jambes raides à cause du long trajet de retour. Il monte les escaliers avec difficulté et Yuri l'attend devant l'appartement. Avant qu'il ne puisse sortir ses clés, les mains de Yuri sont sur lui... Yuri est sur lui. Essayer de résister est vain, son corps est faible.
Une fois de plus, ils s'embrassent. Inéluctablement, au même titre que le soleil se couche derrière le garage dont les néons cassés palpitent. Enlacés, ils tâtonnent dans l'obscurité et Yuri ouvre la porte d'une main tremblante. Otabek trébuche sur le panier de légumes laissé au sol, la gravité le ramenant dans l'orbite de Yuri.
Otabek devrait s'assurer qu'ils ne font pas une autre erreur, il devrait s'assurer que Yuri ne sort avec personne, il devrait s'assurer que Yuri ne fait pas ça pour se venger... Mais leurs dents s'entrechoquent et la brutalité de Yuri le fait taire. La sensation de la bouche de Yuri, qui meurtrit la sienne, est addictive. Ses nerfs lui envoient à peine un signal de douleur lorsque Yuri le pousse contre l'un des placards et lui mord la lèvre. L'espoir coule de la chair, perle de sa langue à son menton, épaisse, telle de la salive. S'agit-il d'une nouvelle punition ou d'une absolution ?
Ils se séparent pour prendre une goulée d'air, mais Yuri ne lui laisse pas le temps de reprendre son souffle avant de le voler à nouveau.
— Vire tes putain de fringues et va sur mon lit, ordonne Yuri.
Otabek ne perd pas une seconde et se défait de son pantalon et de ses sous-vêtements tout en boitant. Yuri se déshabille, sa peau luit comme de la pierre polie dans la faible lumière. Otabek a envie de lécher chacune de ses cicatrices.
— Je pige pas, dit Yuri.
— Qu'est-ce que tu veux que je t'explique ?
— J'aimerais savoir ce que tu attends de moi. Je te comprends plus.
— Toi, je te veux, murmure Otabek.
— Tu me donnes beaucoup de signaux contradictoires.
Otabek est entouré par l'obscurité de la nuit, il ne peut échapper au poids de ses propres secrets.
— Je mens pas. J'ai pas cessé de penser à toi, j'ai pas cessé de rêver de toi.
Yuri saisit le poignet d'Otabek, juste au-dessus du bracelet. Ça brûle, ça le marque au fer rouge.
— C'est des conneries. Dis-moi les mots, exige Yuri, le forçant à reculer. Qu'est-ce que tu attends de moi ?
— Je te veux. Je veux que tu me prennes.
Otabek est plus qu'heureux d'offrir son corps tant détesté... Et comment ne pourrait-il pas être prêt à le sacrifier pour Yuri ? Il déterre l'attraction qu'ils auraient dû laisser pour morte et pousse Yuri sur le lit. Il s'assoit sur ses genoux, fouille dans la table de chevet et allume la lumière. Il désire voir le visage de Yuri quand il le fera jouir.
— Laisse-moi te montrer… murmure Otabek. Laisse-moi te montrer que je te veux.
— Tu veux que je…? demande Yuri en attrapant la bouteille de lubrifiant.
— Non. Regarde-moi.
Otabek saisit maladroitement la bouteille et passe le bras dans son dos, les doigts brillants. Il n'a pas envie d'attendre, leur danse sur la glace était la prémisse de celle-ci, beaucoup plus intime. S'il y a un péché qu'Otabek n'hésite pas à commettre, c'est bien la luxure ; en un rien de temps, il se frotte à sa propre main, et les yeux de Yuri s'écarquillent de manière exagérée tandis qu'il gémit sans vergogne.
— T'as envie de moi à ce point ? taquine Yuri.
Putain, non, Otabek n'en a pas envie de lui, il en a besoin. Le désir le gagne, remodèle sa peau, déferle dans ses muscles, agrippe ses os, crépite dans ses veines. Yuri commence à se caresser en l'observant, sa poigne tremble autour du latex qui englobe son érection.
— J'ai besoin de te sentir, implore Otabek.
— T'es sûr que tu veux le faire comme ça ? croasse Yuri. Ça va pas te faire m—
Otabek le repousse contre le cadre du lit. Il soulève ses hanches, guide le sexe de Yuri contre ses fesses, et un long gémissement brisé vibre dans sa gorge tandis qu'il s'abaisse.
— Ah, ah, merde, soupire Yuri. Ouais, vas-y.
La tête de lit frappe le mur dans un rythme en contre temps. La table de chevet et la lampe vacillent, et les baignent d'ombres asymétriques. Une crampe remonte le long de la jambe d'Otabek, mais il se force à suivre les poussées rapides de Yuri. Contre toute raison, il se perd dans la douleur, le plaisir et Yuri.
— Ouvre les yeux, ordonne Yuri. Tu voulais que je te regarde, non ?
Yuri enroule une main dans ses cheveux et tire fort. Il est choqué d'entendre les sons que Yuri arrive à lui soutirer, désespérés et suppliants.
— Putain, tu fais tellement de bruit, s'étonne Yuri.
— C'est une mauvaise chose ?
Pour toute réponse, Yuri rit doucement et tape sur les fesses d'Otabek. Il sursaute et se fige, surpris par les secousses électriques qui remontent le long de sa colonne vertébrale. Yuri répète le geste deux fois, et il se demande si sa peau a gardé l'empreinte de ses doigts.
— Arrête de te foutre de ma gueule, geint-il. C'est pas dr— Oh.
Yuri tire davantage sur les mèches sombres. Le torse d'Otabek s'élève rapidement, se cale sur le rythme de celui de Yuri.
— C'est pas drôle, décide Yuri. C'est canon.
— Ça l'est ?
— Ouais.
Comme s'il berçait un oiseau blessé dans ses paumes, Otabek prend le visage de Yuri entre ses mains et l'embrasse avec une tendresse qui s'oppose à la rigueur de leur rythme. Yuri se hâte de trouver un appui pour l'aider à se repositionner, essayant de reprendre la cadence qui lui échappe. La lampe de chevet chute et submerge le salon dans l'obscurité. Ils ne ralentissent pas. Otabek serre Yuri de plus près, savourant un moment où rien d'autre n'existe que Yuri.
— Je suis proche, je suis si proche, putain, croasse Yuri. Merde, continue de bouger, viens pour moi.
Concentré sur le plaisir de Yuri, Otabek est surpris de sentir les doigts de Yuri se refermer sur son érection abandonnée et la caresser avec hâte. Il obéit, ignore la douleur de son genou et ne jouit que lorsque Yuri le fait, averti par la sensation chaude et collante sur son estomac. Il tombe à la renverse et entraîne Yuri dans sa chute, laissant échapper un gémissement pathétique lorsque Yuri glisse hors de lui.
Une fois son souffle calmé, Yuri se relève pour jeter le préservatif, puis se rallonge contre lui. Il frotte son visage contre son torse, entrelace leurs jambes.
— Putain... expire-t-il en traçant de petits cercles sur la cuisse d'Otabek avec son pouce, juste au-dessus de son genou, en évitant ses cicatrices.
— J'aurais aimé te voir, ose dire Otabek.
Au clair de lune, Otabek distingue l'auréole des cheveux blonds de Yuri. Ils s'éparpillent contre sa poitrine tandis que Yuri tente de dissimuler son expression.
— La prochaine fois.
— La prochaine fois ?
La nuit se fait plus profonde dans la chambre, la réponse de Yuri ne vient pas. Une galaxie de grains de beauté orne la peau de Yuri, qu'Otabek trace du bout des doigts ; Yuri cache tout un univers en lui, et il se demande s'il connaîtra un jour tous les secrets.
Otabek remarque que la respiration de Yuri se calme, mais il le connaît suffisamment pour deviner qu'il ne pourra pas s'endormir ainsi. Il fait glisser ses doigts du coccyx de Yuri jusqu'à la première de ses vertèbres, dessine des formes abstraites autour des petits os qui guident sa main de haut en bas.
— Beka ? Tu fais quoi ?
— Je t'apaise pour t'endormir.
— Mhhh...
Yuri s'étire comme un chat et lève la tête. Otabek voit la lueur verte de ses yeux, même dans l'obscurité.
— T'es en train de tracer une putain de bite sur mon dos ?
— Peut-être, répond innocemment Otabek en s'efforçant de réprimer un rire.
— Dégage de mon lit.
