Au fur et à mesure que les jours s'allongent, le monde d'Otabek commence à s'illuminer d'une douce lueur rose dorée. L'emprise glacée de l'hiver s'estompe, remplacée par un nouveau sentiment de bien-être, amplifié par la présence de Yuri à ses côtés. Adossé au rebord de la fenêtre, emmitouflé dans une couverture douillette, Yuri contemple l'étendue tentaculaire de Moscou. Ses jambes pendent librement sous les plis de son cocon de fortune, exposées à la douce caresse du soleil couchant.
— À quoi tu songes ? demande Yuri.
— Tu préférerais être aussi fort qu'une fourmi, ou aussi rapide qu'un léopard ?
Yuri secoue la main pour repousser la fumée et la question d'Otabek.
— Je vous emmerde, la fourmi, le léopard et toi. Sérieux, à quoi tu penses ?
— J'étais en train de me dire que tu es beau.
Yuri émet un gloussement timide.
— Putain, peu importe. Je choisis le léopard.
— Parce que c'est un gros chat ?
— Parce que c'est une putain de bonne idée ! J'ai pas besoin de plus de force, j'ai besoin de pouvoir être plus rapide. Comme ça, plus personne ne pourrait me battre.
Otabek acquiesce, mais il n'écoute plus Yuri. Il aimerait balayer les mèches de cheveux qui dansent sur son visage et surprendre son souffle sur ses lèvres. Il ne se le permet pas. Remarquant son regard, Yuri lui donne une petite tape sur la poitrine.
— Je retourne à l'intérieur, dit-il en frottant ses joues rougies. Je me pèle le cul.
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En sortant de la douche, Otabek triture son bracelet imbibé d'eau et usé par les intempéries, symbole du fait qu'il a toujours pensé à Yuri. À Almaty, les souvenirs de Yuri étaient omniprésents : ses chansons préférées enregistrées sur de vieilles cassettes, le chat en porcelaine de la chambre d'enfant d'Otabek, les recettes de Nikolaï cachées dans les livres de cuisine d'Inzhu.
Aujourd'hui, c'est encore pire. Ses cheveux blonds sont collés à un siphon du lavabo ; l'odeur du café qu'il prépare se faufile sous la porte ; le son de sa voix couvre la musique qui passe à la radio. Tout son univers tourne autour de Yuri.
Otabek passe ses doigts sur le petit bleu sur son épaule et se retourne pour le contempler dans le miroir. Yuri a-t-elle remarqué que leur relation ne cesse de se transformer ? Poser la question serait le seul moyen de le savoir, mais il n'ose pas encore définir ce qu'il ressent pour Yuri. Tout ce qu'il sait, c'est qu'il veut conserver ces souvenirs de lui, les collectionner et les cacher dans ses immenses vitrines.
Essayant de rassembler ses idées, Otabek se frotte avec vigueur le visage, puis sort de la pièce. Comme d'habitude, une tasse de café fumante l'attend, posée sur la table. Yuri se tient devant la cuisinière, saisi par la lumière du soleil. Tout chez lui paraît magnétique.
— Qu'est-ce qu'il y a pour le petit-déjeuner aujourd'hui ? Du jus de chaussettes ?
Tandis qu'Otabek entre dans la cuisine, Yuri regarde les gouttes d'eau glisser entre les meurtrissures rouges sur son torse nu.
— Toi , répond Yuri.
— Quoi ?
— Déshabille-toi et va t'asseoir sur le canapé.
— Je viens de me doucher, proteste faiblement Otabek.
— Je m'en fiche.
— On doit bientôt partir pour l'entraînement.
— J'emmerde l'entraînement, grogne-t-il. Tu veux pas ?
Otabek fait un signe de tête et s'exécute. L'eau n'a pas le temps de sécher sur sa peau, Yuri lèche et suce des sillons humides dans le jardin de bleus roses et rouges sur son torse et ses cuisses. Tout son corps se réchauffe au contact de Yuri, comme s'il avait passé la journée au soleil.
Les lèvres de Yuri remontent avec précision du genou d'Otabek jusqu'au haut de sa jambe, puis plus haut encore, et Otabek se perd dans sa chaleur. Le désir éclot, taquiné par la langue de Yuri, et il ne lui faut pas longtemps pour venir, le dos arqué dans un supplique et un avertissement muets. Yuri ne cache pas sa fierté et réapparaît d'entre ses jambes alors qu'il s'essuie exagérément la bouche.
— C'était bien ?
Une trace blanche subsiste sur la lèvre inférieure de Yuri, brillante à la manière des derniers flocons de neige sur une fleur rouge. Otabek tire Yuri plus près de lui ; ce n'est que dans des moments comme celui-ci, enivré par Yuri, qu'il se permet de l'embrasser.
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Le bruit des lames sur la glace envahit les oreilles d'Otabek, qui regarde les élèves s'agglutiner autour de Viktor, semblables à des abeilles ouvrières autour de leur reine. Viktor glisse d'un patineur à l'autre, l'air débordé.
De l'autre côté de la patinoire, sous l'œil attentif de Katsuki, Yuri et Misha travaillent sur des figures imposées. Ils passent le plus clair de leur temps à se chamailler, mais la puissance brute de Misha est contrebalancée par celle de Yuri, et ils se partagent la glace dans un équilibre précaire... Du moins jusqu'à ce que Yuri croise le regard d'Otabek et lui adresse un sourire timide.
Misha en profite pour lancer une blague qu'Otabek n'entend pas. Yuri rugit, mord à l'hameçon et patine à toute vitesse. Il est clair, dès que Yuri s'élance pour son saut, qu'il n'arrivera pas à atterrir correctement son quadruple Salchow. Il bascule sur une jambe et tombe, les deux mains appuyées sur la glace. Misha éclate de rire et le chaos éclate.
Katsuki poursuit ses deux élèves autour de la piste, tout en marmonnant des excuses au reste des élèves. Il lui faut plusieurs minutes pour canaliser la frustration de Yuri et faire en sorte que Misha se calme dans les gradins. Le visage de Yuri est encore rouge de colère au moment où il rejoint Otabek.
— Qu'est-ce qu'il t'a dit ? demande Otabek.
Yuri détache les lacets de ses patins avec brusquerie.
— Rien du tout.
— C'est rare que tu loupes encore le Sal. Il a dû te dire un truc qui t'as fait chier.
— C'était ta spécialité, pas la mienne, dit sèchement Yuri.
Yuri accepte la gourde qu'Otabek lui donne et martyrise les stickers dessus. Ses ongles courts peinent à peler le papier, mais il s'acharne dessus. Il est focalisé sur Misha, qui a échappé à la surveillance de Katsuki et qui fuse droit vers eux.
— Hé, Yura ! T'es en train de prendre des cours privés ? s'exclame Misha.
— Putain, mais je t'emmerde ! beugle Yuri en sautant de son siège.
— Tu as déjà un volontaire pour ça !
Misha s'échappe à toute vitesse, Otabek pose une main sur l'épaule de Yuri et le force à se rasseoir. Faire un scandale en public n'a jamais rien apporté de bon à Yuri, il l'a appris à force de crêpages de chignons avec un certain adversaire canadien.
— Qu'est-ce que tu lui as dit, toi ? râle Yuri.
— À Misha ? Rien d'intéressant.
— Ah ouais ? T'as fait forte impression sur lui, pourtant. Il avait que ton prénom à la bouche !
— Je suis certain que tu exagères.
Pour être honnête, Otabek n'a pas fait assez attention à Misha pour attester de ses progrès. Il doute que l'adolescent ait pris en compte ses conseils.
— Perso, je suis certain que le petit con a un crush sur toi.
— C'est toi qu'il n'arrête pas de faire chier, souligne Otabek. On dirait un enfant de primaire qui embête sa première copine pour se faire remarquer par elle.
— Non, pas du tout. T'es complètement ouf, il m'a saoulé à me parler d'Otabek qui lui a donné des conseils pour le foutu quad Sal. C'est lui qui aimerait bien prendre des putain de cours privés.
— Mais qu'est-ce que tu racontes ?
— Oh, putain, laisse pisser ! s'écrie soudainement Yuri. J'avais raison, t'es trop con pour voir qui flashe sur toi !
Yuri fourre sa gourde dans les bras d'Otabek, enfile brusquement sa veste, et disparaît dans les vestiaires.
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Le voile gris commence à se dissiper dans la vie d'Otabek, et laisse place à une lueur ensoleillée qui brille à travers les fenêtres de l'atelier. C'est un bel après-midi. Otabek écoute sa playlist de rock sur la radio et fredonne doucement alors qu'il termine de travailler sur la voiture de Yuri. Toutefois, sa bonne humeur est ternie par une appréhension tenace... Maintenant qu'il en a fini avec la réparation, qu'est-ce qui le retient à Moscou ?
— Alors, ça donne quoi ? s'informe Yuri.
Surpris, Otabek lâche son tournevis, qui roule sous la voiture. Il grogne et se glisse à quatre pattes sur le sol pour le récupérer, Yuri ne manque pas l'occasion de lui frapper les fesses. Dans un sursaut, il se cogne le crâne.
— Tu me fais chier, jure-t-il.
— Oh, tu m'insultes, maintenant ?
Otabek se relève et capte le regard amusé de Yuri.
— Je t'emmerde, tu me casses les putain de couilles, dit Otabek dans sa meilleure imitation de Yuri. Ouais, j'ai terminé ta putain de voiture, alors tu vas pouvoir me foutre la paix.
— Putain, cool ! s'exclame Yuri avec un éclat de rire, grimpant sur le siège conducteur sans plus attendre.
Otabek referme le capot et observe Yuri à travers le pare-brise. Yuri démarre, Otabek entend au bruit du moteur qu'il appuie avec trop de force sur la pédale d'accélération, mais le contact ne se coupe pas, et le véhicule ne produit aucun bruit étrange quand le moteur se met en branle. Yuri baisse la fenêtre, puis passe la tête par l'interstice.
— En voiture, Altin ! C'est à moi de jouer les chauffeurs !
Yuri appuie ses paroles en martelant le klaxon, ce qui provoque des exclamations et des sifflements aux employés du garage. Otabek se précipite sur le siège passager sous l'air curieux de Nikolaï, et Yuri tire la langue au vieil homme tandis qu'il effectue une marche arrière tremblante.
Alors qu'ils démarrent, le soleil se cache dans le ciel rose-bleu et devient d'un orange éclatant. Dans cette lumière, les yeux de Yuri scintillent, tandis que ses cheveux brillent comme des mèches d'or. Un sourire timide et léger orne son visage, un spectacle rare qui remplit Otabek de reconnaissance.
— Qu'est-ce qui te préoccupe ? demande Yuri. Je peux voir les rouages tourner dans ta tête.
— Je suis content de te voir détendu, répond Otabek.
— Parce que je suis habituellement malheureux ?
C'est bien là le problème. Si Yuri est ravi d'être plus proche de son grand-père, il n'en reste pas moins sur les nerfs.
— Eh bien, je sais que tu t'inquiètes pour Nikolaï et je comprends pourquoi. Mais je pense que quelque chose d'autre t'empêche de te concentrer sur le patinage.
Yuri décolle la housse du volant, les mains posées dessus comme Otabek le lui avait montré.
— Je suis vraiment épuisé. Je suppose que... Je suis aussi un peu perdu. J'ignore pourquoi et pour qui je patine. Peut-être que c'est moins la fatigue que l'ennui, tu vois.
— Tu as besoin d'une raison spécifique pour patiner ?
— Je sais pas. Avant, je m'efforçais de rendre Nikolaï fier de moi. Mais maintenant... Je réalise qu'il sera fier de moi quoi qu'il arrive. Il a besoin de moi au garage, alors je me demande pourquoi je mets les pieds sur la glace tous les matins.
— Je doute que Nikolaï veuille que tu arrêtes de patiner pour lui. Euh... Tu crois pas que tu as peur de patiner uniquement pour toi-même ?
La camionnette n'est pas bien isolée et de la condensation se forme sur le pare-brise, brouillant la vue sur l'horizon. Yuri essaye de régler le système de ventilation. Le bruit du moteur usé emplit l'atmosphère silencieuse pendant un bref instant.
— Et si je ne peux plus patiner pendant quatre ans ? Et si je ne parviens pas à me qualifier pour Salt Lake et que tous mes efforts se révèlent vains ?
— C'est pas ça qui déterminera ta valeur personnelle, le rassure Otabek.
Otabek jette un coup d'œil à Yuri. Comment expliquer que, indépendamment de ses succès ou de ses échecs, Yuri a laissé une trace importante dans le monde du patinage, tout comme Viktor et Katsuki l'ont fait ?
— C'est pas pour ça que tu t'es éloigné de moi ? siffle Yuri. Parce qu'on croit tous que sans le patinage, nous ne sommes rien ?
— Comment t'as su ?
— On est pareils, toi et moi. Je suis perdu parce que je ne sais pas où j'en suis, mais toi t'es perdu parce que t'as pas eu d'autre choix que de prendre ta retraite.
— Yura, souffle Otabek, la voix pleine de sincérité. Ma place n'est plus sur la glace, mais ça ne signifie pas que je ne veux pas être là pour toi.
Yuri plisse les lèvres. La lumière déclinante se réfracte autour de lui et fait pâlir son aura éclatante. Otabek veut le rassurer, mais il n'est pas sûr de pouvoir briser son armure protectrice.
— Tu sais... C'est normal de compter sur les autres et de demander de l'aide, lui assure Otabek.
— Non, pas question, rétorque Yuri. Compter sur les gens ne mène qu'à la déception.
Pour être honnête, Otabek nourrit des craintes similaires, ce qui explique pourquoi il refuse l'aide de sa famille, évite les relations amoureuses et maintient une certaine distance avec ses rares amis. C'est aussi la raison pour laquelle il a du mal à engager des conversations franches avec Yuri. Il ne lui est jamais venu à l'esprit que Yuri pouvait avoir les mêmes appréhensions.
— Je veux vraiment t'aider, insiste Otabek. Si tu en as besoin, je peux t'aider dans le garage et avec les arrangements musicaux de tes programmes.
— Tu ferais ça pour moi ?
Otabek acquiesce lentement, la main près de la cuisse de Yuri. Cependant, devant l'incertitude qui se reflète sur le visage de Yuri, il s'abstient de le toucher.
— J'ai besoin de temps pour y réfléchir, dit Yuri.
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Effrayé à l'idée de trouver des réponses à ses questions en suspens, Otabek se persuade que sa relation avec Yuri n'a pas changé. Leurs soirées se déroulent selon un schéma familier, leurs corps mêlés comme des pièces de puzzle tordues, un enchevêtrement de membres et de langues qui cherchent à entrer en contact. Leurs baisers sont réservés à ces moments-là, alors qu'ils s'étalent paresseusement sur le lit de Yuri.
Yuri fredonne la chanson qui passe sur les enceintes portables d'Otabek, et trace distraitement les contours de l'estomac d'Otabek. La peau du bout de ses doigts est marquée par des callosités à force de lacer ses patins, tout comme les mains d'Otabek ne seront plus jamais lisses. Ils se ressemblent à bien des égards, et sont pourtant si différents.
— Tu crois qu'on devrait continuer à faire ça ? demande Otabek, la voix pleine d'incertitude.
— Pourquoi pas ? Ça a pas l'air de te déranger, non ?
— Oui, c'est juste que... Je sais pas…
Otabek se cache le visage dans l'oreiller, submergé par l'odeur mêlée de leur sueur et du doux parfum du gel douche de Yuri.
— Quoi ? Depuis quand baiser est devenu un problème pour toi ?
L'impatience de Yuri transparaît dans ses paroles.
— C'est juste que... Tu sors pas avec quelqu'un ?
Yuri pousse un soupir qui fait voleter les cheveux d'Otabek sur sa nuque.
— Mon ex-copine m'a laissé tomber pendant que je me préparais pour Milan, si c'est ce que tu me demandes.
Et Otabek l'aurait su s'il était resté aux côtés de Yuri.
— Oh, désolé, souffle Otabek, le regret colorant son ton.
— Ça n'a pas d'importance.
Yuri serre Otabek contre lui. Son torse est devenu froid.
— Ca t'aurait gêné ? demande Yuri après un bref silence. Si je sortais avec quelqu'un ?
— Peut-être.
La conversation traîne maladroitement dans l'air et Otabek se tortille dans l'étreinte de Yuri.
— Je t'oblige pas à dormir dans la chambre de mon ex, précise Yuri.
— Euh...
— C'était la piaule de mon père. J'ai emménagé ici après avoir déménagé de chez Lilia.
Son père ? Otabek se rend compte qu'il sait très peu de choses sur la famille Yuri. Sa mère est morte, ce qui est l'une des choses qui les a rapprochés lorsqu'ils ont commencé à se connaître ; Yuri ne se souvient pas du tout de sa mère, et Otabek ne garde que quelques bijoux en souvenir de la sienne. Il n'a jamais posé de questions sur le père de Yuri, car il pense qu'il vaut mieux laisser certaines choses dans l'oubli.
— Tu veux en parler ?
Yuri arrête de dessiner des cercles sur le torse d'Otabek et caresse la peau qui borde les poils rêches de son aine. Otabek a l'impression d'attraper un coup de soleil, comme si le contact de Yuri n'était plus chaud et agréable, mais qu'il commençait à brûler sa chair.
— Non, dit Yuri. L'appartement est vide, c'est tout.
Les doigts de Yuri quittent le ventre d'Otabek pour explorer le haut de sa cuisse, lentement mais avec détermination.
— Je suis là pour toi, tente Otabek, même s'il sait que c'est une perte de temps.
— Mh…
Yuri effleure la nuque d'Otabek de ses dents, puis mordille sa peau. Otabek laisse échapper un doux gémissement. C'est un endroit sensible, et ses plaintes étouffées éveillent en eux un nouvel intérêt.
— Tu veux recommencer ? murmure Yuri.
— Yura...
— Entre tes jambes, pas à l'intérieur ? ronronne-t-il. J'aime beaucoup tes cuisses.
Le sexe à moitié dur de Yuri frotte contre les fesses d'Otabek, qui pousse les hanches vers l'arrière en réponse. Il décide de rajouter un problème à la pile croissante de sujets qu'ils évitent ; il écarte davantage ses jambes, docile entre les mains de Yuri.
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La patinoire n'est jamais calme lorsque Yuri et Misha se partagent la glace, mais il est réconfortant de voir Yuri retrouver un peu de sa fougue à travers sa rivalité avec Misha. C'est ainsi que fonctionnait la relation entre Otabek et Yuri : une rivalité fondée sur l'admiration, où chacun poussait l'autre vers de nouveaux sommets. Mais aujourd'hui, alors qu'Otabek touche le fond, il se demande ce qu'il peut apporter à leur relation.
Absorbé par la lueur froide de son téléphone, il fait défiler la page web d'Air Astana. Si Yuri n'a plus besoin de lui, il pourra partir pour Almaty au cours de la première semaine de mai. Sa famille attend son retour avec une certaine impatience.
— Otabek, je peux te parler un instant ?
Otabek lève le regard pour voir Viktor. Il acquiesce et Viktor s'assoit à côté de lui, tandis que Katsuki s'appuie contre les rambardes pour les observer.
— Il paraît que tu donnes des conseils à Misha, dit Viktor.
— Ah. Eh bien... Je suppose.
— Ne sois pas nerveux ! s'esclaffe Viktor. J'ai une offre excitante à te faire.
— Qu'est-ce que tu veux dire ?
Le sourire de Viktor s'élargit.
— Serais-tu intéressé pour intégrer l'académie en tant qu'entraîneur ?
Au moins, il est allé droit au but. Otabek échange un regard avec Katsuki, qui remonte ses lunettes sur son nez et acquiesce.
— Pourquoi moi ? Je pense que je ne suis pas fait pour ce travail.
— Bien sûr que si, dit Viktor, son regard déterminé contrastant avec son sourire enjoué. La prochaine génération de patineurs a besoin de toi. Ce serait un gâchis de sombrer dans l'oubli.
Sur la glace, Yuri réussit sans effort un quadruple Salchow et fait un doigt d'honneur à Misha, assis quelques rangs plus loin, en train de faire une pause avec ses écouteurs dans les oreilles.
— Tu veux que j'entraîne Misha ?
— Tu es très drôle, Otabek.
Otabek est de plus en plus fatigué par les petits jeux de Viktor.
— Qu'est-ce qui est drôle ?
— Tu ne comprends pas ? J'aimerais que tu travailles avec notre petit Yurochka.
— Je m'occuperai de l'entraînement de Misha, ajoute Katsuki. Lui et Yuri ont besoin d'une supervision étroite. Ce sont nos élèves les plus prometteurs. Vitya s'occupe déjà des juniors, et tu es la personne idéale pour Yuri.
— C'est pour ça que vous m'avez invité à venir ici ?
— Yuuchan pensait que Yura avait besoin de se réconcilier avec toi, dit Viktor. C'était une idée merveilleuse, de su ne, Yuuri ?
— Sou desu ne, approuve Yuuri.
— Vous vouliez mettre le grappin sur un coach, c'était ça votre plan ?
Otabek n'a jamais été proche de Katsuki, mais il le respectait et supposait que les manipulations étaient la spécialité de son mari. Katsuki lève les deux mains en signe de défense et secoue vivement la tête.
— Non, non, non ! Tu as manqué à Yura, c'est vrai. J'ai voulu t'inviter parce que je pensais que ça lui ferait du bien de te voir, et nous avions raison de le faire.
— L'idée nous est venue plus tard, poursuit Viktor. Vous formez un binôme parfaitement équilibré, et Yura s'améliore sous tes conseils.
Alors que Yuri quitte la glace, Otabek envisage de retourner à Almaty pour échapper à l'espoir florissant qui l'habite. Une partie de lui aspire à se réfugier dans la familiarité de la maison de son père, dans le confort de ses mauvaises habitudes. Retourner dans l'anonymat semble attrayant, comme un cocon chaud et sûr qui le protégerait des exigences et des attentes qui pèsent sur lui.
— Pourquoi refuserais-tu mon offre ? insiste Viktor.
— Ton offre ? intervient Yuri, qui se tient désormais aux côtés d'Otabek.
— Euh… marmonne Otabek en clignant des yeux.
— De jouer à la fête de fin de saison demain soir, précise Katsuki.
Yuri les regarde et Otabek craint momentanément que Yuri puisse lire dans ses pensées.
— Merde, j'avais oublié ! Il faut que tu viennes, leurs fêtes sont à chier !
Otabek n'a d'autre choix que d'accepter, tout en ignorant délibérément le clin d'œil malicieux que Viktor lui adresse de derrière l'épaule de Yuri. Dans quoi s'est-il fourré ?
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Lors de la fête de fin de saison, Otabek s'installe au poste de DJ tandis que Yuri se réjouit de danser. L'idée de se mêler aux amis de Yuri le met mal à l'aise, il tente de se fondre dans son siège en cuir. Il s'efforce d'ignorer les regards appuyés de Mila, qui désapprouve manifestement son retour dans la vie de Yuri... Mila, qui travaille désormais à l'école de Viktor après avoir poursuivi des études de kinésithérapie, et qu'il évite volontairement dans les couloirs.
Alors que les lumières passent d'une teinte dorée à un rouge envoûtant, diffusant des nuances pastel éthérées sur la peau de Yuri, leurs regards se croisent. Yuri maintient le contact visuel et se balance comme un fruit défendu suspendu à une branche, invitant Otabek à le cueillir.
Impatient, Yuri traverse la foule des athlètes et s'installe d'un geste souple sur les genoux d'Otabek. Otabek le laisse choisir les chansons et les boutons à actionner, mais il a l'impression que Yuri joue avec lui, que ses longs doigts appuient sur les bonnes touches.
— T'en penses quoi ? C'est mieux que tes trucs moroses, non ?
— C'est parfait, répond Otabek, même s'il n'arrive pas à nommer les chansons que joue Yuri. T'es parfait, déclare-t-il, incapable de contenir les mots maintenant qu'il est en état d'ébriété.
Les cils enduits de mascara de Yuri voilent ses yeux, mais ils continuent à rayonner, à capter l'éclat des projecteurs. Verts et séduisants, ils envoûtent Otabek et sèment le chaos dans son esprit. Attirés l'un vers l'autre, ils se retrouvent enfermés dans leur cocon délicat, sans se soucier des fêtards qui les entourent.
— Je veux t'embrasser, dit Yuri, les joues teintées de rouge. Tu veux ?
Otabek y réfléchit depuis des jours, il en a même rêvé. Il pose une main sur la nuque de Yuri et hoche lentement la tête, la hâte lui parcourant les veines. Yuri se penche plus près et Otabek peut presque percevoir le goût de son baume à lèvres.
— Hé, tu peux changer la mu— Qu'est-ce que vous foutez tous les deux ?
Ils se séparent brusquement. L'obscurité s'abat sur eux, tandis qu'un projecteur illumine le visage ahuri de Misha.
— C'est quoi ce bordel? grogne Yuri. Dégage !
Otabek reste sans voix, ne sachant que dire ou que faire. C'était un choix stupide et imprudent que de s'embrasser en public.
— C'est pour ça qu'il est là ? demande Misha.
— Qu'est-ce que ça peut te faire ? répond Yuri d'un ton sec.
— Je savais que c'était étrange qu'il se présente à l'école et qu'il recoive un accueil aussi chaleureux, comme s'il était un putain de roi.
— Tu veux m'expliquer de quoi tu parles ? exige Yuri, son regard passant de Misha à Otabek, le clouant sur place.
— Je savais que c'était bizarre que Viktor l'ait invité à être entraîneur dans notre école. Tu parles de leçons particulières !
Yuri se lève, mais Otabek reste immobile. Alors, Misha les a entendus parler, tout à l'heure.
— Vitya a fait quoi ?
Otabek se lève et pose une main sur l'épaule de Yuri.
— Yura, attends... Laisse-moi t'expliquer.
Le regard meurtrier de Yuri passe de Misha à Otabek, le clouant sur place.
— Ouais, j'aimerais bien, putain !
Quelques regards se braquent sur eux, Otabek tapote nerveusement ses poches à la recherche de son paquet de cigarettes. Du coin de l'œil, il voit Misha disparaître dans la foule.
— Dehors, s'il te plaît ?
――――――――――――――― ❅
Dans l'air frais de la nuit, le souffle d'Otabek s'échappe sous forme de petits nuages blancs, suspendus entre lui et Yuri. La rue faiblement éclairée à l'extérieur de l'académie de patinage intensifie sa nervosité grandissante.
— C'est quoi ce bordel, Beka ?
— Misha dit la vérité. Viktor et Katsuki m'ont demandé de rejoindre l'école pour t'entraîner.
— C'est pour ça que tu me tournes autour et que tu as proposé de m'aider avec mes programmes ? Tu essaies de revenir sur le devant de la scène ?
— Je te jure que c'est pas ça. Je voulais vraiment t'aider.
— Tsss ! Vous trafiquez tous derrière mon dos, hein ?
— Non, c'est pas le cas.
Otabek ne sait que trop bien comment se déroulent la plupart des disputes avec Yuri. Yuri est impulsif, tandis qu'Otabek a tendance à battre en retraite comme un lâche. Il pousse un long soupir et allume une cigarette. Le visage de Yuri se contorsionne en une grimace de colère.
— On est censés être amis. Pourquoi tu me caches des choses ?
— Où est le mal à vouloir que tu patines ? demande Otabek.
— C'est pas la question ! Tu avais l'intention d'accepter sans m'en parler ou tu comptais m'en informer plus tard ? Tu prends des décisions sans m'impliquer !
— Je comprends pas pourquoi tu es si furieux.
— Bien sûr que non ! Tu comprends jamais rien ! Mila avait raison, je n'aurais pas dû te faire confiance.
La lune se profile haut dans le ciel, déforme leurs ombres et les couvre d'un halo délavé. Otabek tire une bouffée de sa cigarette.
— J'essaie de t'aider, répète-t-il.
— Non, tu penses qu'à ton propre intérêt ! Ça t'a pas suffi de disparaître pendant plus d'un an ? Tu veux maintenant gâcher ma vie à moi aussi ?
La rancœur enfouie remonte à la surface. Yuri est déterminé à faire du mal à Otabek, par tous les moyens. Il s'approche, arrache la cigarette des lèvres d'Otabek et la jette au sol, pour en éteindre la lumière sous sa chaussure.
— Dis-moi, est-ce que tu vas me manipuler pour obtenir ce que tu veux et ensuite te débarrasser de moi comme tous les abrutis avec qui tu couches ? Ou est-ce que j'aurai un traitement spécial parce qu'on est redevenus 'meilleurs amis' maintenant qu'on baise ?
Les mots de Yuri agissent comme du venin, et Otabek reconnaît à contrecœur que Yuri a tout à fait le droit de le poignarder en plein cœur. Il a merdé.
— Tu préfères coucher avec moi plutôt que d'avoir une vraie conversation, dit Otabek à voix basse. Tu me caches aussi des choses.
— Tu veux parler de ça ? crache Yuri. Tu crois que je suis intéressé que par le sexe ? Tu crois que ça m'amuse de savoir que tu es incapable de ressentir quoi que ce soit pour quelqu'un ?
— J'ai essayé de rester loin de toi parce que je savais que je te ferais du mal.
Yuri écrase le mégot de cigarette dans une colère renouvelée.
— Et tu avais raison !
— Mais tu crois que j'aime te faire souffrir ? souffle Otabek.
— Faut croire que oui ! Pourquoi tu crois que je couche avec toi ?
Otabek baisse le regard. Il savait dès le départ que devenir intime avec Yuri était une erreur. Il est incapable de lui donner ce qu'il désire.
— C'est bien ce que je pensais ! hurle Yuri. Va-t'en !
Les yeux verts de Yuri brillent de larmes. C'est le même Yuri qu'Otabek a rencontré à l'anniversaire de mariage, blessé et effrayé.
— S'il te plaît, Yura. Laisse-moi essayer d'arranger les choses...
Otabek tente de poser une main sur l'épaule de Yuri, mais ce dernier lui donne des coups sur la poitrine avec ses deux poings.
— T'as eu ta chance et t'as foiré ! Encore une fois !
L'indifférence remplace la tristesse sur les traits de Yuri, et Otabek aurait préféré qu'il lui arrache la peau et les intestins à mains nues. Ça aurait été moins douloureux.
— Fous-moi la paix ! Je t'ai dit d'aller te faire foutre !
Yuri bouscule encore Otabek et rentre en trombe dans l'école. L'univers d'Otabek s'écroule d'un seul coup.
