Les montagnes d'Almaty sont devenues verdâtres pendant l'absence d'Otabek, mais les plus hauts sommets sont encore couverts de neige, et leurs pics rocheux percent de gros nuages blancs comme s'ils se languissaient d'un ciel bleu. Dans les fissures du béton de l'aéroport, l'herbe a pris une couleur dorée. Le soleil va bientôt la brûler.

Otabek ne dit pas un mot au chauffeur de taxi pendant que le véhicule se retrouve bloqué dans les embouteillages en raison des célébrations du début du mois de mai. Il n'a pas le moral ; l'idée des feux d'artifice et de la musique ne fait qu'accentuer sa tristesse. Il appuie son front contre la vitre, tandis que les rues grises se transforment en routes de campagne entourées de nature. Le printemps est beau mais cruel.

Après avoir réglé le prix de la course auprès du chauffeur, Otabek monte le chemin pavé qui mène à la résidence de sa famille. Dans le terrain de jeu du jardin fraîchement bâti, la balançoire bouge au gré du vent, dans l'attente impatiente de la venue de sa petite sœur. Un sentiment de mélancolie envahit son cœur, mais il rassemble ses forces pour frapper à la porte, qui s'ouvre aussitôt.

— Oh, Beka ! Qu'est-ce que… Qu'est-ce que tu fais là ?

Otabek rend son regard surpris à Inzhu. Le ventre de sa belle-mère est bien plus rond que la dernière fois qu'il l'a vue.

— Euh… Je suis rentré plus tôt que prévu, répond Otabek.

— Oh, d'accord, dit-elle en s'écartant pour fermer derrière lui. Eh bien, je suis contente de te voir ! Viens, viens, suis-moi !

Un torchon pendouille au creux du coude d'Inzhu et s'agite alors qu'elle trotte vers la cuisine, Otabek sur les talons. Elle est enceinte jusqu'aux yeux, ça ne change cependant rien à son énergie, elle sautille sur place et ouvre tous les tiroirs pour trouver le thé qu'Otabek aime particulièrement.

— Où est papa ? demande Otabek en appuyant sur le bouton de la bouilloire.

— Il est retenu au bureau, mais il sera heureux que tu dînes avec nous. Il arrive d'ici une heure, ça te va ?

Otabek hoche la tête sans répondre, il n'est pas surexcité à l'idée d'un repas en famille. Il sort deux tasses et Inzhu leur sert du thé, continuant à faire la discussion de sa voix douce.

— Alors, comment se porte Yura ? Tu sais, tu aurais pu l'inviter à venir.

Entendre son prénom fait flancher Otabek, et la culpabilité dévore un autre morceau de son cœur.

— Notre cohabitation n'a pas marché.

Inzhu fronce les sourcils et Otabek croit apercevoir une lueur inquiète dans son regard.

— Je suis désolée d'entendre ça, dit-elle. Vous aviez l'air de très bien vous entendre, non ?

Otabek fixe la pointe de ses baskets.

— Oui, admet-il. C'est moi qui ai foutu les pieds dans le plat.

— Et il n'y a rien que tu puisses faire pour arranger les choses ?

— Je sais pas.

Sa voix se morcelle malgré lui. Inzhu pose sa tasse, se plante maladroitement devant lui et hésite à le prendre dans ses bras. Il se laisse aller à son étreinte, frappé par une peine indicible, absolue, et auto-infligée.

— Oh, Beka… Tu trouveras une solution, j'en suis certaine, dit-elle en frottant doucement son épaule.

— Je sais pas, répète-t-il.

――――――――――――――― ❅

Aider Inzhu à cuisiner a le mérite de lui changer les idées jusqu'à ce que son père passe le pas de la porte. Rysbek n'a pas l'air bien surpris de le voir à la maison, comme s'il s'attendait à ce qu'il revienne la queue entre les pattes. Ils se serrent dans les bras l'un de l'autre sans un mot, avec la pudeur qui leur est caractéristique, puis Inzhu les mène jusqu'à la salle à manger, où la table est dressée.

Otabek échange quelques banalités à propos de la météo durant son vol et de la journée de travail de son père, puis se focalise sur son assiette. Il coupe, coupe, coupe la nourriture en petits morceaux, incapable de défaire le nœud sur son estomac. Être de retour à cette table, étouffé sous le poids de ses erreurs, en train de ravaler sa fierté, symbolise son échec.

— Tu es bien silencieux, dit Rysbek. Raconte-nous comment s'est passé ton séjour.

Otabek lève à peine les yeux des légumes qu'il tranche méticuleusement.

— Euh... Bien. C'était bien.

— C'est tout ?

Qu'est-ce qu'Otabek pourrait dire d'autre ? Il n'a pas envie de faire le récit l'intégralité des deux derniers mois à son père, mais celui-ci ne l'entend pas de la même oreille. Ils sont semblables en bien des points, de leurs petites manies jusqu'à leur façon de s'exprimer, excepté que Rysbek n'hésite pas à insister s'il veut obtenir une réponse.

— Tu es parti un sacré bout de temps, tu dois bien avoir quelque chose à nous dire.

— Rien d'intéressant, affirme Otabek. J'ai passé beaucoup de temps à aider le grand-père de Yura dans son garage, et je suis retourné un peu sur la glace.

— Sur la glace ? s'inquiète Inzhu.

— À côté de la glace, précise Otabek. Vous savez que je peux pas patiner.

— Dans ce cas, que faisais-tu à la patinoire ? demande Rysbek.

— J'étais là pour donner des conseils aux patineurs de Nikiforov.

Inzhu et Rysbek échangent des regards, communiquant dans une langue silencieuse qui échappe à Otabek. Elle lève un sourcil, mais ça ne l'empêche pas de continuer à poser des questions.

— Je pensais qu'entraîner d'autres patineurs ne t'intéressait pas ?

C'est un sujet épineux. L'an dernier, Otabek a refusé d'entraîner dans la patinoire d'Almaty et a préféré s'enterrer dans sa chambre à la place. Inutile de préciser que son père aurait préféré qu'il accepte, qu'il s'assure d'autres années de carrière fructueuse plutôt que de traîner sans but dans les couloirs de leur demeure.

— Peu importe, Papa. C'est pas important, je suis de retour, c'est tout ce qu'i raconter.

— C'est important. Que comptes-tu faire, maintenant que tu es revenu ?

— Pourquoi tu t'y intéresses autant ?

— Pourquoi je ne m'y intéresserais pas ? Tu as disparu sans songer à nous donner des nouvelles, c'est normal que je me pose des questions sur ce qu'il t'est arrivé.

Rysbek a toujours le même tic lorsqu'il est agacé : il tapote le rebord de son assiette avec ses ongles.

— Ça va, soupire Otabek. Je suis plus un enfant, arrête ça.

— Beka...

Otabek serre les dents et regarde les doigts de Rysbek frapper la porcelaine. Tap, tap, tap.

— Je te dis que ça va, dit Otabek sur un ton exaspéré.

— Ne sois pas fâché.

Tap, tap, tap. Le bruit rend Otabek dingue. Il lâche sa fourchette et lève les yeux vers son père. À la suite de l'opération d'Otabek, ils ont maintes fois eu ce genre de conversations. Elles ne se sont jamais bien terminées.

— Je suis pas fâché, je suis lassé. Je suis rentré depuis quelques heures et tu commences déjà à m'interroger.

— Je veux tout simplement m'assurer que tu vas bien.

— Justement, je vois bien que je vous inquiète. J'aurais dû rester à Moscou, je suis un poids pour vous deux.

Un silence s'abat sur la table, il suffoque Otabek à l'image des avalanches de ses cauchemars. Il est un raté. Il est un loser. Il est un naze. Il est…

— Tu es toujours le bienvenu ici, tu le sais bien, s'alarme Inzhu.

— Désolé que tu te sentes ainsi, ajoute Rysbek. Tu peux rester ici aussi longtemps que tu le souhaites.

Voilà un autre trait de famille. Face au conflit, la meilleure solution est de battre en retraite.

— Ce n'est pas grave, dit Otabek.

Ça l'est. Combien de fois a-t-il déçu sa famille ? Il a l'impression d'être le sale gosse qui s'était fait virer de l'équipe d'Almaty pour avoir participé à la bagarre de trop, qui était rentré en pleurs à la maison. Il se déteste d'être de retour au même point une quinzaine d'années plus tard.

――――――――――――――― ❅

Le portrait de la mère d'Otabek trône au-dessus de la massive cheminée du salon. Otabek s'installe dans le canapé en cuir et essaie de remémorer la sensation d'être bercé, enveloppé par la chaleur de ses bras, par celle des flammes. Elle est morte durant l'enfance d'Otabek et l'âtre a été muré peu de temps ensuite.

Marzhan est capturée dans une éternelle jeunesse, brillante de vie sous les couches de peinture à l'huile. Elle est un fantôme qui veille sur le foyer, qui garde des secrets qu'Otabek ne saurait découvrir. Aurait-elle été fière des accomplissements d'Otabek ? Aurait-il été plus aisé de se confier à elle plutôt qu'à son père ?

Un toc-toc à la porte ouverte le tire de ses pensées.

— Beka ? Tu as une petite place pour moi ?

Inzhu entre dans la pièce, une tasse dans chaque main. Otabek se décale sur le canapé et en accepte une. Il n'a jamais osé lui dire qu'il préfère le thé au café, qu'il préfère être seul quand il est triste.

— Où est Papa ? demande-t-il.

— Dans son bureau. Il a du travail à terminer.

Bien sûr... Si Otabek est incapable de s'entendre avec son père, c'est parce qu'ils sont trop similaires. Rysbek a pour habitude de s'enfoncer dans le travail pour éviter de gérer ses émotions, Otabek en a fait de même avec le patinage jusqu'à ce que la glace ne puisse plus emprisonner ses démons.

— À propos de tout à l'heure... dit Inzhu de sa voix douce. Tu vois… Ton père ne pensait pas à mal. Nous nous inquiétons beaucoup pour toi.

— Je t'assure que je vais bien. La cohabitation avec Yura n'a pas fonctionné, c'est tout.

— Tu es certain de ça ?

Otabek fixe les briques de la cheminée, le crépitement des flammes lui manque... Tant de choses lui manquent, creusent un vide dans son torse, labourent son cœur en morceaux.

— Tu n'as pas l'air aussi bien que tu l'affirmes, poursuit-elle. Tu avais la même mine à ton retour de l'hôpital. Comme si...

Comme si son monde entier s'était écroulé ? Il a perdu ce qui lui est le plus cher… S'il savait qu'il allait lui était impossible d'avoir une longue carrière, il avait espéré rester avec Yuri aussi longtemps que possible.

— Je sais que Papa pense que je dois me bouger et il a raison. Je suis adulte, il ne devrait pas avoir à s'occuper de moi.

C'est pathétique d'être un tel loser. Otabek n'est pas si vieux, mais il a l'impression que sa vie est terminée. Il n'est plus qu'un souvenir placardé dans l'aréna d'Almaty, une photo d'un fantôme comme c'est le cas de sa mère. Il n'est plus rien.

Inzhu prend une gorgée de son thé, souffle dessus pour dissiper la chaleur. Otabek regarde les petites bulles qui se forment à la surface.

— Je crois tout simplement qu'il espérait que tes vacances soient bénéfiques pour toi, et que tu ne traverses pas une autre période difficile seul. Lui et toi, vous êtes pareils. Vous avez un mal fou à vous laisser épauler.

Excepté qu'Otabek a horreur d'être tenu par la main par ses proches. Il préfère la douleur physique à la peine morale. Il était capable de gérer seul les ecchymoses et les fractures de stress.

— C'est à moi de corriger mes échecs, pas à vous deux, dit Otabek.

— Tu n'as pas à porter le poids du monde sans être aidé.

— Si je me repose sur les autres, ça veut dire qu'ils peuvent me laisser tomber.

Là-dessus comme sur beaucoup de choses, Yuri a raison.

— Je vais t'apprendre une chose... Tout le monde n'essaie pas de te blesser, tu te fais du mal tout seul en repoussant les gens qui t'aiment.

Inzhu pose une main à côté de celle d'Otabek, leurs doigts ne se touchent pas tout à fait.

— Peux-tu me promettre de songer à tout cela ? demande-t-elle.

— Je sais p— Euh, je vais le faire.

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La nuit, même les cauchemars d'Otabek ne veulent pas de lui. Il reste éveillé, observé par les yeux verts du chat en porcelaine. C'était le premier cadeau que Yuri lui avait fait, déniché dans l'une des échoppes dressées pour le marché de Noël à Barcelone lors de leur premier Grand Prix Final ensemble.

Otabek donnerait tout pour redevenir le garçon qui avait enlevé Yuri sur sa moto de location. Il lui avait fallu des années pour trouver le courage d'adresser la parole à Yuri, et il se souvient des interminables minutes qu'il avait passées à réciter un discours devant son miroir dans l'espoir de ne pas bredouiller.

— C'était il y a longtemps, soupire-t-il pour lui-même.

Il se lève et marche jusqu'à ses étagères, puis attrape la statuette, l'inspecte de plus près. La zone entre les deux oreilles du chat est lisse à force de glisser l'index entre elles.

— Il savait bien que j'allais le blesser à nouveau. Il m'a laissé approcher mais j'ai merdé quand même, hein ?

Avec la solitude réapparaît la vieille habitude d'Otabek de parler tout seul. Si le chat pouvait rire, il se foutrait de sa gueule.

— Ils ont tous raison. Je foire toutes mes chances parce que j'ai peur d'être proche de quelqu'un.

Otabek pose délicatement le chat, qui capte les pâles rayons lunaires.

Oui, si Otabek n'a pas rechigné à revenir à Almaty, c'est parce qu'il est effrayé de ce en quoi sa relation avec Yuri pourrait évoluer. Ils ont joué un rôle qui ne leur convenait pas, une mauvaise réplique du lien précieux qu'ils entretenaient auparavant. Otabek est un menteur : il pourrait offrir à Yuri ce qu'il souhaite, plus qu'une amitié bancale, plus que du sexe foireux.

— J'aurais dû lui parler, se désole-t-il. Je regrette d'être seul.

L'absence de Yuri agit comme une douleur fantôme dans sa jambe, et il a besoin de bouger pour la faire passer. Il descend l'escalier sur la pointe des pieds, grimpe dans sa voiture tape-à-l'œil et s'en va.

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L'aube est livide, les routes sinueuses menant au sommet des montagnes ne sont pas encore envahies de touristes. Une fois la voiture garée sur le bas-côté, seul le chant des oiseaux vient perturber le calme matinal. Les herbes aromatiques qui poussent sur le flanc rocheux dégagent une senteur puissante, mais à cette altitude, l'hiver ne s'en va jamais totalement.

La plaine verte est grise et froide, couverte par une couche de brume, elle lui évoque les étendues désertes de ses cauchemars, un espace désolé où rien n'est cultivé, où il est impossible de s'épanouir. Il est étourdi par le vide en lui, par cet abîme qu'il a voulu remplir avec des objets inutiles. Qu'est-ce qu'il cherche, exactement ?

— J'en peux plus d'être seul, admet Otabek. J'en peux plus de m'infliger ça.

Le parking où il s'est arrêté lui offre une vue imprenable sur la rase campagne d'Almaty, depuis peu de temps libérée de sa neige. Le gel s'attarde dans les montagnes, la vie semble morne, figée dans une glace éternelle. Les champs sont blancs, le ciel est blanc, les villes sont blanches, et il regarde la fumée blanche s'échapper de quelques cheminées. Les montagnes d'Almaty ne le calment plus comme elles le faisaient auparavant.

— Il faut que je fasse un truc, décide-t-il.

Ses pensées gravitent dans son crâne, semblables à des corbeaux autour d'un cadavre. Il faut qu'il fasse un truc. Il faut qu'il se bouge. Il remonte au volant de son Audi.

Almaty s'éveille tandis que sa couverture de brouillard s'élève. Il conduit à travers la ville calme, et il a l'impression de voir Yuri à chaque tournant. Il se frotte les yeux, chassant le manque de sommeil avec le dos de la main. Même à des millions de kilomètres de distance, Yuri est là, sur les panneaux lumineux, hantant ses songes éveillés.

Pourquoi est-il surpris ? Il a toujours été attaché à Yuri, plus que de raison. Pendant quelques mois, il avait eu la mauvaise habitude de collectionner les numéros d'ESPN Sport où Yuri apparaissait et quelques magazines de mode où il posait pour Yves Saint Laurent et Chanel, et il cherchait la moindre excuse pour le regarder concourir. Pourquoi est-il surpris, hein ? Il a voulu la présence de Yuri, jusqu'à la rejeter.

――――――――――――――― ❅

Dimash est en retard partout, excepté au travail : il gare sa moto devant le bar à dix heures tapantes. Il jure pendant qu'il fouille dans ses poches pour trouver ses clés et marque un temps d'arrêt au moment où il aperçoit Otabek.

— C'est quoi ce bordel ?

Il scrute Otabek de haut en bas, de ses fringues fripées et sa posture avachie, de ses yeux cernés à ses cheveux emmêlés.

— Merde, Beka, ajoute-t-il. Ça n'a pas collé avec ton petit-ami, c'est ça ?

Otabek n'a pas la force d'argumenter. Il suit Dimash à l'intérieur avec un marmonnement et le remercie de l'énorme tasse de café qu'il lui offre.

Quelques habitués viennent dès l'ouverture, mais l'établissement est calme jusqu'à midi. Une fois les clients servis, Dimash tire un tabouret à côté d'Otabek et sirote l'un de ces lattes qui contiennent plus de lait que de café.

— Mec, t'as vraiment mauvaise mine, souligne Dimash.

— Le vol était fatigant, rétorque Otabek.

Dimash, puisqu'il est un ami plus agréable qu'Otabek ne l'est, ne cherche pas à lui tirer les vers du nez. Il lui donne une tape dans le dos, lui propose un autre café, puis lui raconte les histoires folles arrivées au bar durant son absence. Une fois que Dimash réussit à lui extraire un rire, il lui adresse un clin d'œil et s'éloigne, appelé par l'une des tables.

Le brouhaha grandissant a le mérite de bercer Otabek… En tout cas assez pour qu'il commence à piquer du nez sur son tabouret. Dimash apparaît à nouveau à ses côtés, une main serrée sur son épaule.

— Tu veux aller dormir chez moi ?

— Ça va pas te faire chier ? demande Otabek.

— Non, t'inquiètes. Rusya est là, il va pouvoir te donner un double des clés.

Otabek secoue la jambe dans un tic nerveux, hésite, puis hoche la tête. Dimash ne pose pas non plus de questions sur son état, ni sur pourquoi il ne retourne pas chez ses parents, et il lui en est infiniment reconnaissant.

— Merci, dit Otabek.

— C'est normal, mec. Il faut que tu sois en forme.

— En forme ?

— Pour la fête que je vais organiser ce soir, bien sûr !

Avant qu'Otabek ne puisse rétorquer quoi que ce soit, Dimash le frappe d'un coup de torchon, puis galope à travers la pièce, et son rire flotte dans l'air autour de lui.

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Otabek n'est pas en forme pour la fête. Il contemple les visages de ses amis apparaître et disparaître entre les nuages du narguilé de Dimash et les écoute d'une seule oreille. C'est comme s'il avait remonté le temps et qu'il était revenu à leur dernière soirée ensemble, quand tout était gris, avant que Yuri n'illumine sa vie.

— Tu as l'air différent, déclare Rusya, entre le troisième verre et le quatrième.

— Différent ? demande Otabek.

— Ouais, je sais pas, un quelque chose dans ton regard. Il s'est passé un truc à Moscou ?

— Euh… Pas vraiment. Enfin, non.

Rusya s'apprête à rouvrir la bouche, mais Dimash lui met un coup de genou sous la table.

— Peu importe, se rattrape Rusya. C'est sympa de te revoir.

— C'est cool d'être avec vous.

Bien qu'Otabek ne soit pas d'humeur, il accepte de poser sur les selfies de Dimash pour lui faire plaisir et fait semblant de s'intéresser aux filtres qu'il choisit afin de les retoucher. Il a du mal à se reconnaître sur les images, sa joue pressée contre celle de Dimash, le regard complètement absent… Son visage a-t-il toujours été inexpressif ?

— J'ai un cadeau pour toi, annonce Dimash en rangeant son téléphone.

— Un cadeau ? panique Otabek.

— Tire pas cette tête, rit-il. Tu vas apprécier.

Otabek suit le geste du doigt de Dimash, puis les pose sur un homme au visage familier, aux lèvres roses et aux yeux verts. L'intensité de son regard serre désagréablement son estomac, mais le souvenir de sa bouche réveille une chaleur dans son bas ventre.

L'air amusé, Rusya lui fourre deux verres entre les mains.

— Whisky, yuzu, thé vert, Tamari, énonce-t-il. Mon petit doigt me dit qu'il va apprécier.

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Otabek n'est plus capable de sauter dans les airs, mais guider quelqu'un sur une piste fait naître un sentiment euphorisant en lui. L'autre homme passe les bras autour de son cou, pose les mains sur ses hanches. Se perdre dans une chorégraphie qui n'a aucun enjeu est rassurant, alors Otabek n'hésite pas à capturer les lèvres de l'autre homme après quelques minutes à danser.

L'essentiel du dialogue se fait avec des pressions de la langue et des éraflures de dents. La bouche de l'inconnu est chaude contre celle d'Otabek, mais sa main, qui cherche à s'insinuer entre son pantalon et son sous-vêtement, est froide. Il sent la fumée et le whisky, là où Otabek s'attendait à humer une fragrance sucrée et à lécher le goût de vin ou de bière bon marché. Il n'est qu'un fac-similé de quelqu'un d'autre.

Tel un coup de poing au visage, un atroce sentiment de solitude fait reculer Otabek. Le type le regarde avec de grands yeux étonnés, leur teinte verte est fade sous les spots colorés.

— Je dois y aller, bredouille Otabek.

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Otabek passe la semaine sur le canapé-lit de Dimash et ne se lève que pour l'accompagner au bar. Les jours sont beaux mais ennuyeux ; les nuits sont obscures et le brouillard efface les lueurs de la ville. Le sentiment d'engourdissement quitte petit à petit Otabek, remplacé par une peine de cœur si intense qu'elle ne peut être ignorée. Il a mal et il déteste Yuri. Il déteste Yuri de l'avoir fait danser, de l'avoir fait sourire, de l'avoir fait rire, de l'avoir fait vivre.

――――――――――――――― ❅

Le weekend arrive et se déroule de la même manière que le précédent. Rusya se charge des boissons et Otabek les avale pour étancher une soif insatiable, il regarde les gens danser comme s'il pouvait y repérer Yuri. La culpabilité monte dans son torse, pesant et bouleversant. Il songe aux mèches roses de Yuri qui virent au blond et à ses yeux étincelants dans l'obscurité ; il s'imagine la tiédeur de la brise de printemps et la chaleur de Yuri contre lui. Il a tellement merdé.

Otabek s'allume une cigarette et ressasse ces dernières semaines. Les mots sont vaporeux, ils tourbillonnent dans son crâne, l'étouffent. Un petit-ami, alors ? ; abandonné sur un autre continent ? ; il a merdé avec son mec ; tu as été incapable de lui dire la vérité à temps ; putain, mais pourquoi tu penses que je couche avec toi ? ; vous aviez l'air de très bien vous entendre, non ? ; ça n'a pas collé avec ton petit-ami, c'est ça ? ; il s'est passé un truc à Moscou ?

Yuri était à portée de main, Otabek n'a pas eu les couilles de tendre la main pour l'attraper. Il n'arrive à faire le deuil d'une relation qui n'a pas eu le temps de bourgeonner, qu'il a décidé de tuer dans l'œuf pour l'évidente raison que…

Merde, il est amoureux de Yuri et il en a peur.

Merde, merde, merde.

— Beka, mec ?

— Hein ?

La vue de Dimash, un bras autour de la taille de Rusya, asphyxie encore plus Otabek. C'est un geste simple et pourtant empreint d'intimité qu'il jalouse.

— Je crois qu'on a un invité en plus, dit Dimash en secouant son portable sous les yeux d'Otabek. Tu veux bien aller vérifier ?

Le comportement de Dimash est étrange, mais Otabek n'y prête pas attention. Il marche jusqu'à la porte d'une manière robotique, se cogne dans les gens au passage, puis l'ouvre.

C'est Yuri.