Merde, c'est Yuri, en chair et en os, les muscles tendus et l'expression menaçante. Le vert de ses yeux brille de reflets dorés dans la faible lumière du hall, bordés de larmes rageuses.
— Yura ? Qu'est-ce que tu fais ici ?
Otabek est paralysé. Yuri se met en mouvement et le pousse brutalement ; il heurte le mur avec un bruit sourd.
— Qu'est-ce que tu fais ici, putain ? crache Yuri.
— Je suis rentré chez moi. Tu m'as dit de sortir de ta v—
— Non, c'est pas une excuse ! Je t'ai pas ordonné de partir dans un autre pays !
— Mais comment… murmure Otabek.
— J'ai dû demander l'adresse à ton pote, dit sèchement Yuri.
— À Dimash ?
— Il t'a tagué dans une photo, et… commence-t-il, avant de s'interrompre. Putain, c'est pas le souci, en fait ! Pourquoi tu t'es cassé ?
Yuri appuie un doigt accusateur sur le torse d'Otabek.
— Je suis désolé.
Les mots d'Otabek sonnent creux et accentuent la fureur de Yuri.
— Arrête de me répéter ça, putain de merde. Tu es tout le temps désolé, mais tu ne fais rien pour changer !
Otabek n'ose pas répondre, de peur de lancer de l'essence sur le feu qui anime Yuri. Il repose la tête contre le mur et fixe Yuri avec des yeux écarquillés, acceptant le sort que Yuri lui réserve.
— Rien du tout, putain ! continue à crier Yuri. J'en peux plus de tes grands discours à la con !
La porte s'ouvre en grand, les spots éblouissent Otabek. Une silhouette fine bloque la lumière, et Dimash apparaît dans son champ de vision.
— Hé, hé, hé, intervient Dimash en appuyant une main sur l'épaule de Yuri. Arrêtez de gueuler. Yuri, je t'ai pas laissé venir pour que tu fiches le bordel. Beka, s'il te plaît, règle tes problèmes avec lui.
Yuri inspire et expire lentement. Il relâche le tissu du t-shirt d'Otabek et repousse Dimash.
— Je… commence Otabek.
— Pas ici, soupire Dimash.
Dimash esquisse un geste de tête vers l'escalier et dépose une clé dans la paume d'Otabek. Yuri le suit avec réticence.
――――――――――――――― ❅
Ils progressent à l'aveuglette sur le toit de l'immeuble, plongés dans une nuit noir de jais. Des vestiges des dernières fêtes de Dimash couvrent le sol et ils s'assoient entre les débris de verre. Yuri se tient à distance d'Otabek et fixe un point invisible devant lui, tâchant de reprendre son souffle.
— Tu ne répondais pas au téléphone, dit Yuri. Je m'inquiétais pour toi, putain, j'avais plus aucune nouvelle.
Otabek essaye de distinguer l'endroit où les immeubles s'arrêtent et où les montagnes s'élèvent. Tout est si noir.
— Je l'ai pas rallumé après être descendu de l'avion, explique Otabek. Je pensais pas que tu allais me joindre.
— Pourquoi tu penses toujours au pire scénario ?
— Tu étais en rage, tu m'as dit de sortir de ta vie.
— J'étais énervé, c'est vrai, admet Yuri. Et puis, quand je me suis calmé, j'ai regretté. J'aurais jamais dû te dire un truc pareil, j'ai pété un câble et j'ai voulu te faire du mal.
— C'est pas grave, dit platement Otabek.
— Ca l'est ! J'ai eu peur que tu… Merde, que tu finisses par te fasses du mal, que tu disparaisses à jamais, j'en sais rien ! Putain, j'en sais rien !
Yuri crie, encore et encore, et sa voix devient un murmure écorché.
— De me faire du mal ?
— Mais putain, t'as vu dans quel état tu es ? enchaîne Yuri. Tu crois que j'ai pas vu que t'étais au fond du trou quand t'as débarqué à Moscou ?
— J'étais pas au f—
— Pourquoi tu t'es cassé alors que t'avais l'air d'aller mieux… Non, pourquoi tu t'es pas battu pour rester ?
Otabek abandonne l'idée de se justifier. Il devine l'impression qu'il renvoie à ses proches, celle de quelqu'un qui souffre tellement qu'il n'a aucune motivation à vivre. Il lave à peine ses fringues, il mange mal, il oublie de boire de l'eau, il dort difficilement, il n'a pas coupé ses cheveux depuis des mois. Si ce n'était pour Yuri, il ne se serait pas embêté à sortir du lit durant son séjour à Moscou.
— Pourquoi t'es parti ? insiste Yuri.
Pourquoi, hein ? Pourquoi ? Le problème avec la souffrance, c'est que, à terme, elle domine tout autre sentiment et qu'elle devient la seule chose dont on est capable ; si on souffre continuellement, alors plus rien ne peut nous blesser, et Otabek a fini par apprécier d'être au fond du trou.
— J'avais peur… J'avais peur d'aller mieux, admet Otabek.
— Mais pourquoi, bordel ?
— Quand j'étais… Euh, j'aimais être engourdi parce que je déteste ressentir les choses. Mes émotions sont angoissantes, même celles qui sont positives.
— Je pensais que tu aimais être avec moi ? Je pensais qu'on était bien ensemble, putain ?
Les mots sont dangereux, tranchants comme les petits bouts de bouteille sur le sol. Une parole de travers et Otabek va les blesser davantage.
— Tu me fais ressentir tellement de choses que j'ai balisé. J'avais tellement peur de ce que devenait notre relation que… Je voulais une excuse pour te laisser.
Et l'avouer fait mal. Et te faire mal me fait mal. Et merde, merde, merde.
— Tu crois que ça ne me fait pas chier de te faire confiance ? Que j'ai pas flippé de te laisser revenir dans ma vie ? demande Yuri.
— Je sais bien, admet Otabek.
— C'est quoi, le truc ? T'as si peur que ça que je te plante un couteau dans le dos ?
— Je te jure que c'est pas ça…
— Si tu me demandes de te pardonner, je le ferai, tu réalises ça ? Pourquoi tu refuses de tenter le coup avec moi ?
Otabek cligne des paupières. Être en présence de Yuri, ça lui fait l'effet de s'enfoncer progressivement un couteau dans le ventre, et il se résout enfin à extraire la lame, à la retirer de sa chair pour l'observer briller sous la lumière astrale.
— Le truc c'est que… Je veux essayer. Je veux essayer d'être avec toi, je m'en suis rendu compte trop tard.
Yuri prend une longue inspiration.
— T'avais vraiment pas réalisé avant ?
— Non, murmure Otabek.
— T'as pas saisi pourquoi je t'ai laissé revenir, pourquoi j'ai décidé de baiser avec toi ? insiste Yuri.
— J'ai pas cherché plus loin que le fait que j'étais attiré par toi. J'ai voulu croire que ça me suffisait d'être… Je sais pas, un plan cul un peu étrange.
Ces mots font tressaillir Yuri, et il s'éloigne par réflexe, comme si Otabek comptait plonger les mains dans son torse et arracher tout ce qu'il y a de plus fragile en lui.
— Putain.
— Je sais ce que je veux maintenant, affirme Otabek en tendant sa paume ouverte vers Yuri.
— T'es sûr de ça ? Tu sais que je déteste les menteurs, et tu sais aussi que j'ai besoin de plus que d'un plan cul.
— Ce serait mentir de te dire que je flippe pas, mais je t'assure que je sais ce que je veux.
Yuri approche sa main mais arrête son geste à quelques millimètres de celle d'Otabek.
— T'es capable de le dire à voix haute ? demande Yuri.
— Et toi, t'es capable de me pardonner ?
— Je suis en colère, et je risque de l'être encore longtemps… Mais je te déteste pas, putain. Je t'ai jamais vraiment détesté.
La peur dans le ton de Yuri est indéniable.
— D'accord, dit Otabek d'une voix rauque. Je veux être avec toi, Yura.
Le soleil, tiré de son sommeil, illumine leurs doigts entremêlés. Otabek lève son autre main et brosse les cheveux hors du visage de Yuri, dont la couleur rose a presque disparu. L'armure de glace de Yuri fond avec chaque jour qui passe, il redevient la personne qu'Otabek connaissait auparavant.
— J'ai toujours envie qu'on s'embrasse, murmure Yuri.
Un sentiment chaud se déploie dans le torse d'Otabek, impossible à déraciner de son cœur maintenant qu'il a posé les mots dessus.
— Pas maintenant, souffle Otabek. Tu es en colère et je veux pas tout gâcher.
— Hein ? Tu veux y aller doucement, c'est ça ?
— C'est ça.
Otabek lâche la main de Yuri, englobe son visage de ses deux paumes et s'approche de lui. Il dépose un baiser sur la peau tiède de son front, réchauffée par l'arrivée de l'aube.
— Pour un mec qui supporte pas d'éprouver des émotions, t'es putain de niais, grogne Yuri en faisant tout un cinéma de s'essuyer avec le revers de la main.
Ils se détournent l'un de l'autre mais restent proches, leurs cuisses se frôlent et leurs pieds pendent dans le vide. L'horizon se dégage, les nuages cotonneux dévoilent un ciel d'une multitude de couleurs pastel.
――――――――――――――― ❅
Le temps qu'ils descendent du toit, la fête est terminée. Ils rejoignent Dimash et Rusya autour de la table basse, où des tasses de café fraîchement moulu sont disposées. Yuri boit la sienne en de petites gorgées, non sans jeter des regards dubitatifs aux deux amis d'Otabek. Une chose ne change pas, il est méfiant envers les proches d'Otabek, voire jaloux.
— Alors, c'est toi, Yuri ? demande Rusya.
— En personne, grogne l'intéressé. T'es qui, toi ?
— Eh bah… Tu es aussi poli que ce que disent les rumeurs, rit Dimash.
— Oooh, c'est mignon, tu t'es renseigné sur moi, se moque Yuri.
Otabek pose une main sur l'avant-bras de Yuri pour le tempérer. Il désigne Dimash, puis Rusya avec la seconde.
— Dinmukhamed, que j'ai rencontré l'année dernière et qui fait les cocktails les plus… Créatifs de la ville. Ruslan, il ne bosse pas au bar, mais Dimash et lui sont une offre groupée, c'est impossible de voir l'un sans l'autre.
— Dégueu, râle Yuri.
— Tu m'as cyberharcelé pour obtenir mon adresse, rétorque Dimash. Tu as sauté dans un avion pour rejoindre Beka. Tu es dégueu, toi aussi.
— Je pensais que tu serais plus cool que ça, vu que Beka a passé la semaine à nous parler de toi, surenchérit Rusya.
— Toute la semaine ? enchaîne Dimash. T'es sympa, il m'appelle pour me parler de ses problèmes de couple depuis des mois.
— On est pas… On était pas… Pas à ce moment, bredouille Otabek.
Yuri plisse les yeux.
— Arrêtez de le faire chier, intervient-il. Si vous savez qui je suis, alors vous savez que j'hésiterai pas à vous égorger avec mes patins. Pigé ?
— Oh, je l'aime bien, il a du caractère, rit Rusya.
— Je suis content que vous ayez réglé vos histoires, dit Dimash, pressé de terminer cette conversation. C'est ton père qui va être content de savoir que tu t'es posé avec un mec !
Le soulagement est de courte durée, une boule se forme dans la gorge d'Otabek.
— Merde, réalise-t-il. Mon père.
— Qu'est-ce qu'il a, ton père ? demande Yuri. Il s'en fout que tu te tapes des mecs, non ?
— C'est pas à propos de ça, j'ai… Oublié de les prévenir que je reste chez Dimash.
— Oublié. Me dis pas que t'es parti comme un voleur de chez eux ?
Otabek baisse les yeux, ployant le poids de l'accusation de Yuri. Ce n'est pas la première fois qu'il disparaît de la maison familiale, et il n'en voudrait pas à son père de lui remonter les bretelles comme on le ferait avec un adolescent capricieux.
— J'ai merdé avec lui aussi, confesse Otabek. Il faut que j'aille lui parler.
— Tu veux que je vienne ? demande Yuri.
Ils savent tous deux qu'Otabek n'est pas la personne la plus socialement adaptée, il ne crache pas sur le fait d'avoir du soutien moral.
— Inzhu va être ravie de t'avoir à la maison pour déjeuner, dit-il en filant dans la salle de bain.
Le temps qu'il revienne au salon, changé dans des habits propres, Dimash et Rusya ont arrêté d'embêter Yuri. Ils sont absorbés l'un par l'autre, Dimash ouvre une barre de céréales et la coince entre ses lèvres, puis s'approche de son petit ami, qui glousse bruyamment. Ils s'embrassent à pleine bouche sans avoir terminé de mastiquer, et Otabek émet un léger rire devant l'expression horrifiée de Yuri.
— Quoi ? siffle Yuri.
Otabek sort la dernière barre de céréales du paquet, la secoue sous le nez de Yuri, puis la fourre dans sa bouche.
— Tu veux petit-déjeuner avant de partir ?
――――――――――――――― ❅
Une fois dans la rue, Yuri passe à côté de la voiture d'Otabek sans réaliser qu'elle lui appartient, et Otabek le retient d'une main pour l'arrêter.
— C'est toi qui conduis cette horreur ?
Le revêtement en or du coupé Audi capte le soleil du milieu de matinée, son éclat est impossible à manquer. Otabek se racle la gorge, contourne le véhicule, puis ouvre la porte-passager à Yuri.
— Charmant, râle Yuri. Alors, c'est quoi ce délire, Altin ?
— Un cadeau du Comité Olympique pour célébrer la qualification du Kazakhstan pour les JOs de Milan, explique Otabek une fois installé derrière le volant. Enfin, c'était avant que je…
— Merde…
— Oui. Au moins, ils m'ont laissé la caisse.
Otabek manœuvre son maigre lot de consolation hors de sa place de parking sans le moindre regard vers Yuri. Le sujet de Milan est délicat, il a peur de lancer une nouvelle dispute. Un silence pesant les accompagne sur la route jusqu'à ce que Yuri prenne à nouveau la parole.
— Tu sais, je suis désolé que ça te soit arrivé. Je te l'ai jamais dit, mais je le suis vraiment.
Otabek est déstabilisé. Il a de nombreuses fois supplié pour le pardon de Yuri et ne s'attendait plus à le recevoir.
— Merci.
— Ouais, te réjouis pas trop, répond Yuri. Je pense toujours que t'es un connard, ajoute-t-il en désignant l'intérieur sophistiqué de la voiture.
Otabek émet un rire rauque. La lame enfoncée dans son torse achève de se déloger, sa respiration devient plus aisée.
――――――――――――――― ❅
— Tu vas t'en sortir ? demande Yuri.
Bonne question. Otabek serre les doigts autour du volant et ferme les paupières. Il s'en veut de continuer à s'enfuir de la maison comme s'il était toujours un gosse. Qu'est-ce qu'il a fait pour remercier sa famille de le soutenir dans ses choix de vie, excepté agir comme un trouduc ?
— Je vais arranger les choses avec eux, opine Otabek.
Ils sortent du véhicule, Otabek guide Yuri le long de l'allée bétonnée et grimpe sur le perron. Après un seul coup de sonnette, la porte dévoile l'air surpris d'Inzhu.
— Beka, c'est toi ! Et, ah, Yura. Bonjour, Yura ! s'exclame-t-elle.
Sa bouche manque de chuter au sol tant elle est grande ouverte, et Yuri ne tarde pas à revêtir la même expression quand il remarque la rondeur de son ventre.
— Salut ! Wouah... Félicitations ? s'étonne Yuri.
Inzhu éclate d'un rire cristallin, remercie Yuri avec enthousiasme, puis les laisse rentrer. Au moment où elle relâche la poignée, l'escalier qui mène à l'étage grince. Rysbek tombe à point nommé, et Otabek se fige en entendant sa voix résonner.
— Qu'est-ce que c'est que ce raffut… Avons-nous des invi— Beka ? interroge-t-il, s'arrêtant net. Tu es revenu ?
— Euh…
— Te portes-tu bien ?
Rysbek dévale les dernières marches. Il rejoint Otabek et l'inspecte de plus près, sans pour autant le toucher.
— Je me suis fait un sang d'encre pour toi.
— Tu étais inquiet pour moi ? demande Otabek, pris au dépourvu par l'expression affolée de son père.
— Bien sûr ! s'exclame-t-il. La dernière fois que tu as quitté la maison après une dispute, je ne t'ai pas vu depuis des semaines, et tu es rentré dans un état… Euh…
Il réalise que Yuri est planté dans l'entrée et s'esclaffe nerveusement.
— Yura est au courant de l'opération et de ce qu'il s'est passé ensuite, le rassure Otabek. Et c'est... Je voudrais te parler de ça, d'ailleurs… De, euh, ce qu'il s'est passé ensuite.
Si Otabek ne crache pas le morceau tout de suite, il ne le fera jamais. Inzhu, qui est bien plus douée que son mari pour déchiffrer les situations sociales, se remet en mouvement et ferme une main autour du poignet de Yuri.
— C'est bientôt l'heure du déjeuner, dit-elle. Tu veux me donner un coup de main ?
Elle le tire à sa suite sans attendre de réponse. Il hésite à se débattre, mais Otabek lui adresse un discret pouce levé. Il est grand temps d'avoir une discussion à cœur ouvert avec son père.
――――――――――――――― ❅
Rysbek guide Otabek dans le salon, ils s'arrêtent devant l'ancienne cheminée, sous le grand portrait à la peinture à l'huile.
— Qu'est-ce qu'il se passe ? Tu es certain que tu te portes bien ?
— Je suis désolé d'avoir disparu comme ça, s'excuse Otabek, de but en blanc. Je suis désolé de t'avoir déçu une nouvelle fois.
— Je suis loin d'être déçu, répond Rysbek, confus.
— Tu espérais que mon voyage change quelque chose pour moi.
— Ce n'était pas mon intention de te mettre la pression. Je voulais m'assurer que tu allais bien, et j'ai dépassé les limites.
Otabek hoche la tête. Ouvrir le dialogue avec son père est angoissant, mais le lointain fracas des ustensiles de cuisine qui s'entrechoquent et les voix mêlées d'Inzhu et Yuri lui procurent un bruit de fond rassurant.
— Je n'étais pas vraiment énervé contre toi, admet Otabek. J'avais honte de moi-même, et ça m'a irrité que tu mettes le doigt dessus. Je voulais être digne de revenir ici, mais tu l'as dit, je suis encore rentré dans un état pitoyable.
Rysbek se racle la gorge, comme s'il cherchait à décoller les mots coincés dedans.
— Tu as toujours été digne, Beka. C'est moi qui ne suis pas méritant de t'avoir ici, je remarque bien que tu ne te sens pas en sécurité sous mon toit. Je m'inquiète pour toi, et j'ai été incapable de te le montrer.
— C'est pas à toi de t'occuper de moi, rétorque Otabek.
Il avait été bien assez difficile de les laisser, Inzhu et lui, prendre soin de lui alors qu'il était alité après l'opération.
— Pourquoi ne serait-ce pas le cas ? Te voir déprimé… Je suis malade à l'idée de te voir plonger de plus en plus bas. Je ne veux pas… Je ne veux pas te perdre, toi aussi.
Otabek se balance d'un pied à l'autre. Il sait exactement ce que son père veut signifier et il n'aime pas ça.
— Je vais bien, c'est pas parce que maman a… commence-t-il, avant de s'interrompre brusquement. C'est pas si grave que ça, reprend-t-il.
— Mais ça pourrait le devenir. Grave.
Otabek détourne les yeux du tableau et observe son père. Il a hérité de son physique et de son caractère, mais quels traits a-t-il en commun avec sa mère ?
— Je n'ai rien pu faire pour l'aider, dit Rysbek. Je n'ai pas remarqué à quel point elle allait mal. Je n'étais même pas à la maison avec vous, quand… Je ne peux pas imaginer qu'il t'arrive la même chose.
L'évocation de sa mère éveille une tristesse si profonde chez Otabek qu'elle se fraye un chemin à travers la torpeur installée dans son corps. C'était son grand-père qui l'avait retrouvée inconsciente à l'intérieur de la maison alors qu'il jouait dans le jardin.
Une vague de souvenirs flous submerge Otabek. Le fracas de la tasse de thé de son grand-père, brisée sur le sol de la terrasse ; les lumières rouges et bleues de l'ambulance qui fendaient la douce obscurité de l'été ; la sensation des doigts du vieil homme dans ses cheveux alors qu'il le berçait ; la porte d'entrée ouverte avec fracas par son père, rentré trop tard de son voyage d'affaires.
À l'époque, Otabek était trop jeune pour comprendre les détails. Tout ce qu'il avait deviné, c'était que sa mère ne rentrerait pas à la maison. II était resté dans l'incompréhension durant des années, parce qu'elle ne lui avait pas semblé malade, même s'il la voyait régulièrement prendre des médicaments ; elle était une jeune femme en bonne santé, toujours souriante, comme elle est dépeinte sur le tableau qui veille sur le salon. Personne n'avait employé les mots « dépression » et « suicide » devant lui, et il avait tiré ses propres conclusions bien plus tard.
Rysbek a les yeux rivés sur ses pieds, sa pomme d'Adam s'agite brusquement : il lutte pour garder sa façade stoïque intacte.
— Tu t'es muré dans le silence, Beka. Comment pourrais-je t'aider, si tu ne me laisses pas t'approcher ?
Le silence est effectivement une arme défensive pour Otabek, néanmoins, s'il ne parle pas de son ressenti, ce n'est pas par manque de confiance. C'est par honte. La honte de trouver la tristesse addictive. La honte de deviner qu'il a au moins un point commun avec sa mère.
— Yura et Inzhu m'ont parlé de tout ça, admet Otabek d'une voix à peine audible. Yura… Il avait peur qu'il m'arrive quelque chose, et sur le coup, je n'ai pas compris pourquoi. Mais, en vérité, bah, je sais que j'ai toujours été plus fragile que les autres, et avec la blessure… Euh, ça ne va pas tant que ça.
Rysbek lève le visage, quelques larmes menacent de s'échapper de ses yeux. Quand était-ce, la dernière fois qu'Otabek l'a vu pleurer ? Ils se sont fait bien plus de mal que ce qu'il supposait.
— Je vais demander de l'aide, dit-il en posant une main sur l'épaule de son père. Pas juste à toi ou à Yura, mais… Ouais, je vais demander une véritable aide avant que ça empire.
Le visage de Rysbek passe de la crainte à la surprise, puis se fige sur une expression de tendresse empreinte de vulnérabilité. Il attire Otabek dans une étreinte maladroite, qui manque d'écraser ses pieds.
— Je suis fier de ta décision, murmure Rysbek.
Otabek ferme les yeux et pose le front contre son épaule. À travers la baie vitrée, le soleil les réchauffe, une réminiscence du feu qui brûlait autrefois dans la cheminée.
――――――――――――――― ❅
Une fois les premières minutes de gêne passées, Yuri est amadoué par la nourriture en abondance et les friandises préparées par Inzhu. Il se lance dans le récit des aventures d'Otabek dans le garage de son grand-père, qui n'a pas eu à faire grand-chose d'autre que hocher la tête pour souligner ses propos. Le repas se termine par une promesse de revenir durant l'été, quand la famille Altin se sera agrandie.
Pendant qu'Otabek est occupé à faire sa valise, Yuri s'approche des étagères et inspecte leur contenu. Il a passé plusieurs vacances ici, mais l'étalage de bric-à-brac d'Otabek, éloigné de l'idée qu'on se fait de sa personnalité renfermée, le fascine encore.
— Je t'ai jamais demandé comment tu allais, dit Yuri.
— Tu ne pouvais pas savoir, le rassure Otabek.
— Je t'ai harcelé de messages, mais j'ai pas vraiment cherché à comprendre.
— Si tu l'avais fait, je t'aurais pas répondu.
Il a vécu un an là, allongé, à regarder les saisons changer par la fenêtre. Il n'aurait pas attrapé une main tendue.
Yuri se mordille la lèvre, l'air de vouloir dire autre chose. Il pose les yeux sur la statuette de chat qu'il avait achetée pour Otabek et glisse le doigt entre ses deux oreilles. Un drôle d'espoir s'implante dans le torse d'Otabek alors qu'il observe Yuri remettre de la vie dans sa chambre remplie de fantômes.
— Tu me diras quand ça ne va pas, maintenant ? demande doucement Yuri.
— Je le ferai, promet Otabek.
――――――――――――――― ❅
La fête de Dimash bat son plein, mais Otabek porte peu d'attention à ce qu'il se passe dans l'appartement, focalisé sur le contact physique que Yuri maintient avec lui. Il s'avère que Yuri est plus tactile lorsqu'il est éméché, que sa main repose un centimètre au-dessus de la ceinture d'Otabek, où son pouce caresse son abdomen sous son t-shirt. Il sent le gel douche qu'il a emprunté à Otabek ainsi que les cigarettes qu'il fume, et Otabek est un peu ivre de l'avoir marqué de son odeur.
— Qu'ils sont mignons ! rit Dimash en plantant son coude dans le flanc de Rusya. T'as vu ! J'aurais jamais pensé voir Beka roucouler en public !
— Qu'est-ce qu'il veut, le gros dégueulasse ? râle Yuri.
— Moi, dégueulasse ? Yuri, tu sais, beaucoup de vérités auxquelles nous nous attachons dépendent de notre point de vue. Beka, jeune Padawan, je vois que tu as appris de mon enseignement et que tu as enfin décidé de suivre ton instinct.
Otabek cligne des yeux.
— J'ai pas la moindre idée de ce que tu racontes, dit-il.
— Ton abruti de pote cite Star Wars, merde ! Putain, je sais pas pourquoi je sors avec toi, t'es tout aussi con que lui ! se plaint Yuri.
――――――――――――――― ❅
Les derniers invités sont partis, Dimash et Rusya sont reclus dans leur chambre. Otabek ignore les rires étouffés qui proviennent de la pièce, il profite de la chaleur de Yuri, allongé contre lui sur le canapé-lit.
— Dis-moi… murmure Yuri.
Son souffle chatouille la gorge d'Otabek, qui lutte contre l'envie de sourire.
— Oui ? encourage Otabek.
— Tu sais que je dois rentrer bientôt, hein ? Vitya veut que je revienne vite à l'académie.
— Oui, répète-t-il.
— Tu te doutes qu'il aimerait que tu rentres, précise Yuri. Et… J'espère que tu sais que ma porte t'est ouverte.
Otabek accueille la question implicite avec un calme exceptionnel. Ces derniers jours, il a fait la paix avec son désir de retourner à Moscou. Il ne sait pas s'il veut partir définitivement d'Almaty, mais il sait qu'il a besoin de changement s'il souhaite aller de l'avant.
— Je compte accepter la proposition de Viktor, dit-il.
Yuri se redresse sur un coude et fronce les sourcils.
— Tu me crois pas, constate Otabek.
— Si, si. J'ai tellement l'habitude de tes je sais pas que ça m'étonne que tu me dises ça sans essayer de débattre.
Yuri pouffe jusqu'à ce que son rire s'éteigne et que ses lèvres retrouvent leur moue boudeuse. Il louche un peu vers le visage d'Otabek, l'air concentré.
— Sérieux, qu'est-ce qu'il y a ? s'alarme Otabek.
— C'est le bon moment, là ? J'en ai marre d'attendre.
Yuri attrape sa lèvre inférieure avec ses dents. Sa bouche est rose, tentante, abîmée là où il la martyrise. Otabek a envie de mordre dessus, et Yuri le rend également impatient.
— Tu es toujours énervé, ou pas ? taquine Otabek en posant un pouce sur le menton de Yuri afin d'incliner son visage.
— Non.
Un faible feu naît là où les doigts de Yuri sont appuyés contre la hanche et le torse d'Otabek. Leurs souffles se mêlent, deviennent de plus en plus chauds.
— Et t'es touj—
— Je t'emmerde, putain, s'impatiente Yuri.
Avant qu'Otabek ne le réalise, leurs lèvres se trouvent. Leurs dents s'entrechoquent comme si c'était la première fois qu'ils s'embrassaient, un doux petit son échappe à Yuri, un secret qu'il ne partage qu'avec Otabek. À l'aide de sa langue, Otabek lui en extirpe d'autres, et Yuri presse chaque millimètre de leurs corps ensemble.
La brûlure devient un feu de forêt qui s'étend dans tout l'être d'Otabek ; il est heureux de se laisser consumer.
