La saison basse est bien remplie pour Otabek : le couple Katsuki-Nikiforov a fini par accepter qu'il s'occupe des programmes de Yuri. Chercher les erreurs dans les mouvements de Yuri et trouver des solutions lui rappelle la réparation des voitures, les tâtonnements jusqu'à ce qu'il trouve quelque chose qui fonctionne ; ça lui permet de mettre de l'ordre dans ses idées. Même si ça a été difficile pour lui, il peut apprécier les progrès qu'il a réalisés grâce à la thérapie : la plupart du temps, il est capable de sortir du lit et d'affronter le monde extérieur.

Le brouillard qui attristait l'esprit d'Otabek s'est dissipé au cours de l'année, et il n'a plus le même pouvoir sur sa vie que lorsqu'Otabek était au plus bas. Pourtant, il reste toujours au loin, prêt à le rattraper à la moindre erreur. Ses pensées sont encore un peu confuses, et il se rend compte que la seule chose qu'il a en commun avec sa mère, c'est... Le gros nuage gris au-dessus de sa tête qu'il ne veut pas nommer.

Il est six heures du matin, mais le soleil est déjà levé, tout comme Otabek. Il s'est réveillé après avoir rêvé d'un paysage blanc. Il n'arrive pas à se rendormir. Il s'appuie contre le mur du garage, mal éclairé par le néon qui bourdonne, et allume une cigarette. La journée n'est pas si rude, le ciel est bleu, les oiseaux chantent, la porte grince... Que fait Nikolaï ici ?

Si le vieil homme est surpris d'avoir de la compagnie, il ne laisse rien paraître. Il tire un tabouret poussiéreux derrière lui, s'assoit dessus, et porte sa pipe en bois à sa bouche. Sa fumée se mêle à celle de la cigarette d'Otabek.

— Yurochka n'aime pas quand je fume, alors je viens me cacher ici pour le faire.

— Yura a des opinions très tranchées.

Nikolaï se plonge dans un court silence méditatif.

— Pourtant, tu sembles trouver comment le dompter.

— Mh…

Otabek hausse les épaules. Le vieil homme en sait-il beaucoup de leur relation ? Nikolaï est loin d'être idiot, mais Otabek ne veut pas évoquer un sujet dont Yuri n'a pas encore discuté avec lui.

— Yura m'a dit que c'est toi qui te charges de l'entraîner, à présent ?

— Je suis là pour le conseiller, explique Otabek. Il fait le plus gros du travail.

— Je suis tout de même content que tu sois là pour l'épauler.

— Mh… répète-t-il.

La ville s'éveille, seuls les premiers coups de klaxons perturbent le calme . Otabek écrase sa clope contre le mur, ajoutant une nouvelle tâche sur le crépi. Il a du mal à croire que son influence sur Yuri est positive.

— Tu sais, Otabek… Yura a besoin de quelqu'un sur qui il peut compter. Il ne le montre pas, mais il est sensible.

Otabek marque une pause, choisissant ses mots avec soin.

— Je suis pas certain de savoir tout ce qu'il traverse, mais j'aimerais être là pour lui.

— J'espère que tu ne dis pas ça à la légère.

Otabek a l'impression d'être le gosse qui regardait son père souffler des anneaux de fumée. Nikolaï n'a pas haussé le ton, mais il reconnaît l'expression orageuse que Yuri porte souvent.

— Pourquoi tu me dis ça ?

— Je ne te dirais rien que Yura n'envisage pas de partager avec toi, mais tu dois bien deviner que c'est difficile pour lui de faire confiance à quelqu'un. Ne gâche pas ça, d'accord ?

C'est surprenant d'entendre Nikolaï donner un clair avertissement. C'est un vieux grognon, mais il a un bon fond et a toujours été clément envers Otabek.

— Je veux pas lui faire de mal, dit Otabek avec son air sérieux. Je compte pas répéter les mêmes erreurs plusieurs fois.

— Bien.

Yuri a eu une vie compliquée, et, même si Otabek n'en connaît pas les détails, il comprend le désir de son grand-père de le protéger. Il fixe ses pieds, touche du bout de sa chaussure les petites fleurs qui poussent dans les craquelures du béton. Fragiles.

— J'ai été jeune et innocent, tout comme toi, reprend Nikolaï. À présent, je suis vieux et je sais que l'amour n'est pas toujours suffisant pour rendre quelqu'un heureux. Il va falloir effectuer des efforts et donner le meilleur de toi-même si tu veux faire durer les choses avec Yura. Si tu ne prends pas soin de lui, je me chargerai personnellement de te botter le cul.

Le souffle d'Otabek se bloque dans sa gorge. L'amour. Entendre ce mot dans la bouche de Nikolaï le rend palpable, un peu comme s'il avait enfin réussi à refermer les doigts sur de la fumée pour l'enfermer dans sa paume.

— Je…

Otabek se retourne, les yeux rivés sur la porte. Il a reconnu les pas de Yuri avant qu'il ne sorte avec fracas.

— C'est quoi, ce foutoir ? Vous complotez contre moi ?

Ils laissent échapper un rire nerveux. Yuri les observe d'un air critique avant de remarquer la pipe éteinte entre dans la main son grand-père. Il l'arrache de ses mains et la fourre dans la poche de sa veste, Nikolaï s'apprête à parler, mais il lui coupe l'herbe sous le pied.

— Tu sais que je déteste quand tu fumes ! Et toi, Beka, tu devrais pas l'encourager dans ses sales habitudes.

— Euh…

— En plus, on doit partir à la patinoire ! Dépêche !

Otabek échange un regard avec Nikolaï et suit le pas de charge de Yuri. Une chose est certaine, Yuri les mène tous deux par le bout du nez.

――――――――――――――― ❅

— Tu me chatouilles.

Otabek se tortille sous le toucher de Yuri. Yuri fait glisser un doigt de sa cheville à son mollet. Des sensations contradictoires s'emparent d'Otabek alors qu'il est aux prises avec les sentiments qu'il éprouve à l'égard de Yuri.

— J'ai dû passer du temps avec la vieille sorcière pour apprendre à te masser correctement, et j'ai même pas droit à un remerciement.

Otabek hausse un sourcil.

— Eh bien, tu as une part de responsabilité dans mon état d'inconfort.

Yuri réplique en appuyant son pouce sur le suçon qui orne l'intérieur de la cuisse d'Otabek. Autrefois ami exigeant et avide d'attention, Yuri est devenu un amant encore plus difficile à satisfaire.

— Tu sais que j'ai du mal avec les pirouettes, explicite Otabek.

— De toute façon, tu as toujours été nul pour ça.

Les mots de Yuri sont désagréables, bien qu'il les neutralise avec la douceur de son toucher. Communiquer n'est pas encore leur fort, et Otabek s'est habitué à la façon dont Yuri gère sa frustration. En ce moment, il est irrité de ne pas avancer aussi vite qu'il l'espérait dans son programme court, et si la version de Take Me To Church qu'Otabek remixé lui donne une meilleure vision de ce qu'il souhaiterait exprimer à travers ses thèmes de la saison, Otabek soupçonne qu'autre chose lui trotte en tête… Une chose qu'il n'arrive pas à dire et qui lui reste sur le cœur.

— On devrait sortir, dit Otabek.

— Sortir, le vieux ? Me dis pas que tu veux danser au club comme si on avait dix-huit piges ?

Otabek lâche un soupir.

— Non. Je voulais dire, s'éloigner un peu de Moscou. On pourrait prendre la camionnette et prendre l'air ce weekend.

Quand le nuage gris menace d'étouffer Otabek, il aime grimper sur sa moto et rouler au hasard, sans savoir où passer la nuit. Sortir Yuri de sa routine pourrait l'aider à se faire une meilleure idée de ce qu'il ressent.

— T'es sûr de vouloir être mon passager ?

— Non, avoue Otabek. Mais j'ai une idée… Tu pourrais me montrer des endroits que tu aimes bien, et je pourrais jouer les chauffeurs.

— J'aurai le droit de choisir la musique ?

— Oui.

— C'est un marché, alors.

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Les longs trajets rappellent à Otabek son enfance, les heures à regarder les kilomètres défiler, assis sur les genoux de sa mère dans la vieille voiture de son grand-père. Il aimerait à nouveau avoir cinq ans, quand la vie semblait constamment belle.

Yuri s'affale sur le siège passager, ses pieds nus posés sur le tableau de bord. Le soleil est un brin timide aujourd'hui, mais il fait vite chaud dans la camionnette, alors il a remonté les manches de son haut, un t-shirt Nirvana troué qui appartient à Otabek. Du coin de l'œil, Otabek contemple les gouttes de sueur disparaître sous le col, rouler le long de son corps. Il aimerait tout comprendre de Yuri, il voudrait pouvoir ouvrir sa poitrine pour en retirer les choses qui lui font mal au cœur.

— Regarde la route et pas moi, trouduc.

Otabek résiste à l'envie de s'excuser et se pince les lèvres dans une grimace exagérée, ce qui provoque un rire à Yuri.

— T'es tellement bizarre.

— Le bon genre de bizarre ?

Yuri inspecte Otabek quelques secondes. Ses mots ne sont plus aussi tranchants qu'auparavant.

— Le bon genre de bizarre, déclare Yuri.

En effet, Otabek a le bon sens de regarder la route, et le trajet reprend dans un calme relatif. À force de passer du temps ensemble, leurs goûts musicaux se sont mélangés, la playlist que Yuri a préparée pour le voyage pourrait provenir de l'ancestral iPod d'Otabek. Yuri s'arrête sur une chanson, reconnaît les premières notes de guitare et ne tarde pas à se mettre à chanter.

— Two jumps in a week, I bet you think that's pretty clever, don't you, boy? Flying on your motorcycle, watching all the ground beneath you drop.

La route est humide des derniers jours de pluie, brillante et interminable. Une drôle d'excitation parcourt Otabek, il est électrisé par la présence de Yuri. Il commence à se dire que cet été pourrait bien être beau.

— Don't leave me high, don't leave me dry, don't leave me high, don't leave me dr— Pourquoi tu souris comme ça ?

— J'avais presque oublié que tu sais chanter. T'es tellement silencieux comme mec qu'on ne s'attend pas à ce que tu aies cette voix.

— Je le suis, mais pas avec toi.

— Ah ouais ?

— Je te l'ai dit. T'es spécial.

— Toi t'es surtout un putain de flatteur.

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Le pare-brise encadre un paysage désolé composé d'entrepôts abandonnés et d'interminables tronçons de route inoccupés. Pour tenter de lutter contre l'ennui, Yuri se divertit en posant des questions à Otabek.

— Tu préfères avoir des crevettes comme doigts ou avoir des tétons hurlants ?

— Des… Quoi ? Et tu vas me dire que c'est moi qui suis étrange ?

— Réponds à la question, Altin. Crevettes ou tétons ?

— T'imagines si mes tétons criaient dès que tu les touches ?

— Tu penses que je préférerais que tu me touches avec tes mains pleines de crevettes ?

— C'est… Oui, d'accord. Les tétons hurlants.

— Ouais, on est d'accord !

Bien qu'il leur reste encore quelques heures avant d'atteindre leur destination finale, Otabek pourrait passer des jours à rouler si ça lui permet d'entendre Yuri rire de la sorte.

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L'amour d'Otabek pour la conduite s'épanouit lors des chaudes nuits d'été, lorsque le monde qui l'entoure est baigné par la douce lueur des stations-service illuminées. Dans cet espace éthéré, les soucis et les angoisses s'estompent pour laisser place à la palette de couleurs vibrantes qui peignent le paysage, à la chanson qui danse dans l'air et aux parfums qui flottent dans la brise. C'est une nuit pleine de vie.

Maintenant que Yuri est loin du garage et de la patinoire, il se détend lui aussi, se laisse aller et s'assoupit contre la portière de la voiture.

— Hé, Yura ?

Yuri ouvre un œil, puis s'étire, semblable à un chat dérangé en pleine sieste. Les phares des voitures illuminent ses cheveux d'or.

— Hé, Beka ?

— On peut discuter d'un truc ?

— Quoi, c'est grave ?

— Non, du tout, c'est… J'ai réfléchi, à propos de tes doutes pour la saison, et à propos de ta lassitude… Bah, y'a un truc dont j'ai parlé avec ma psy.

— Dis-moi ? demande Yuri, l'air mi-curieux, mi-inquiet.

Otabek déglutit. C'est difficile d'évoquer tout ça à voix haute.

— En gros… C'est normal de traverser une période où tu te sens comme un imposteur après avoir participé à un événement aussi gros que les JOs. Tu vois le truc ?

— Ouais, je vois.

Yuri acquiesce, mais il l'air d'attendre une suite à l'explication d'Otabek.

— Elle pense que j'étais encore en train de me remettre du contrecoup de Beijing quand je me suis blessé… Et que, ouais, rater Milan n'a fait que remonter toutes ces émotions à la surface, parce que tu connais le délire… Que faire de mon temps si j'ai pas ce but d'aller aux JOs, qui suis-je si je suis pas un athlète…

— Genre, la dépression post-olympique

, ou je sais pas quoi ? Tu penses être au sommet, mais en fait, t'es au fond du trou ?

C'est compliqué à admettre, mais Otabek est bien placé pour savoir que si c'est éprouvant de grimper sur un podium, en descendre s'avère encore plus complexe. C'est le truc sur lequel sa psychiatre et lui travaillent en ce moment : réussir à trouver une routine pour combler l'immense vide laissé par la fin de sa carrière.

— Ouais. Je me suis dit que c'est peut-être ce qu'il t'arrive aussi.

— Oh… Ouais, ouais, je sais pas. Comment je peux expliquer ça sans sonner comme un connard ? J'ai gagné, et ça n'a rien changé à ma vie. Je sais que je suis pas un imposteur, mais c'est juste… L'euphorie n'a pas duré longtemps, ma vie est pareille qu'avant février, médaille d'or ou non.

— Parce que tu ne peux pas t'empêcher de te dire que les résultats auraient pu être différents ? Que tu as constamment des choses à prouver ?

— Je me dis que si je fais pas aussi bien la prochaine fois, je serai une déception pour les gens.

— Tu n'es… Tu ne l'es pas. Pas pour moi, en tout cas. C'est juste… On se sent toujours obligés d'être parfaits, hein ? Et ça finit par nous monter à la tête ?

Yuri détourne les yeux, il observe sa propre réflexion dans la vitre, coupée par les troncs d'arbres qui se reflètent dessus. Ils ne disent rien pendant un moment, se perdent dans leurs pensées respectives le temps de digérer une conversation inhabituellement lourde pour eux.

— Y'a un autre truc dont j'ai discuté avec elle… On nous a enseigné de garder un mental d'acier quoi qu'il arrive, mais, genre, y'a pas de mal à demander de l'aide à quelqu'un.

S'adapter à sa nouvelle vie est une bataille de chaque jour pour Otabek, mais il apprend à accepter que ses émotions soient légitimes, pas seulement un caprice. Il n'avait osé parler à personne de son mal-être, parce qu'il avait l'impression d'être faible, d'être de trop, d'être un sale gosse. Son silence l'a détruit avant même que sa blessure ne le fasse.

— C'est ta façon bizarre d'essayer de me soutenir ?

— Oui.

Otabek écoute le bruit rassurant des roues sur la route, accompagné par un doux riff de guitare. A heart that's full up like a landfill, a job that slowly kills you, bruises that won't heal, you look so tired, unhappy.

Il faut une autre longue minute pour que Yuri réponde, et c'est à peine si Otabek peut entendre le son de sa voix.

— Merci.

Otabek hoche la tête, augmente la radio, et cette fois, Yuri chante avec lui.

— This is my final fit, my final bellyache, with no alarms and no surprises.

――――――――――――――― ❅

Un chemin forestier les conduit à une rivière avec une petite plage de sable. Sa largeur masque la vue de la rive opposée, et un cercle de pierre marque l'emplacement d'un feu de camp, qu'Otabek allume. Yuri déballe leurs provisions, prend une bouchée d'une barre de céréales et l'arrose d'une bière.

Otabek jette la dernière poignée de brindilles dans le feu, boit une gorgée de sa boisson et s'installe à côté de Yuri. Il enveloppe Yuri dans la couverture qu'ils ont apportée et sort une cigarette de sa poche.

— Alors, quelle est l'histoire de cet endroit ?

— Grand-père venait ici pour pêcher, à l'époque où il pouvait parcourir de longues distances, explique Yuri.

— C'est tout ?

— Tu m'as amené ici pour m'interroger ? rétorque Yuri sur un ton badin.

— Tu m'as amené ici pour me dire quelque chose, n'est-ce pas ?

Yuri grommelle dans sa bière, ce qui confirme le point de vue d'Otabek.

— C'est vrai. Oui, j'avais l'habitude de venir camper ici avec Nikolaï et mon père.

— Ton père ?

Otabek laisse brûler sa cigarette, son attention étant attirée par la façon dont les flammes vacillantes modifient les formes du visage de Yuri.

— Tu aimes pêcher ? demande Yuri.

— Pas vraiment. Mon grand-père préférait rester à la maison pour travailler sur les voitures, et mon père n'était pas un grand amateur d'activités de plein air.

— Le camping m'a toujours semblé ennuyeux, mais j'aimais passer du temps avec Deda et Papa. Ils étaient toujours occupés à faire tourner le garage.

Les pièces du puzzle commencent à s'emboîter : deux appartements au-dessus du garage, le lit de Yuri dans le salon, les objets mystérieux dans la chambre d'amis vacante et les conversations énigmatiques avec Nikolaï.

— J'ai supposé que tu n'étais pas proche de ton père, admet Otabek. Tu ne l'as jamais mentionné lorsque nous sommes devenus amis, alors que nous parlions beaucoup de nos mères.

— Je voulais pas te cacher des choses. C'est juste que j'aime pas parler de lui.

Otabek frotte maladroitement ses mains l'une contre l'autre, la terre s'accrochant à ses paumes.

— Tu veux qu'on parle de lui maintenant ?

— Parler de lui me fait me sentir comme une merde.

— Pourquoi ?

— C'est un menteur et un joueur compulsif. C'est hors de son contrôle, et il avait l'habitude de voler de l'argent dans la caisse du garage.

L'odeur amère des bouleaux emplit l'air, il y a de la mélancolie dans cet endroit désert où seuls les insectes font du bruit. Otabek jette sa cigarette dans le feu et se tourne vers Yuri. Il semble frêle, noyé dans sa grande couverture.

— Ça explique pourquoi je l'ai jamais vu dans les parages, dit Otabek. Tu lui parles encore ?

— Seulement par textos. Il essaie de se racheter en m'offrant des trucs chers, comme si il pouvait acheter mon pardon.

— Je me doutais bien qu'il y avait un problème entre Nikolaï et toi, mais je supposais que c'était lié au fait de maintenir le garage à flot.

Yuri laisse échapper un rire creux et sans joie.

— On s'en sort bien depuis qu'il est parti. Mais maintenant, il veut revenir, et je ne sais pas ce que j'en pense.

— C'est quoi son histoire ?

— Le grand classique du père incompétent. Il promet qu'il ira mieux et qu'il s'occupera du garage pour que Deda puisse prendre sa retraite, mais il ne le fait jamais. Pour ce que j'en sais, il est dehors en train de parier avec ses copains de beuverie.

— Vous pensez qu'il ne se fera pas aider ?

— Je sais pas… J'aimerais qu'il aille mieux. Je veux qu'il revienne.

Des larmes s'accumulent au coin des yeux de Yuri, et Otabek devine que ses poings sont serrés sous la couverture. Il déteste voir Yuri désemparé.

— Hé, je suis désolé.

— De quoi ? Je suis désolé de t'avoir balancé tout ça, c'est juste que... Je ne veux pas finir comme lui.

— Tes accomplissements ne prouvent pas ta valeur. Je sais que je te l'ai déjà dit, mais... C'est vrai. Et je vois bien que ça te pèse depuis des mois.

Yuri pousse un long soupir et boit le reste de sa bière.

— Tu avais raison. Je suis pas seulement contrarié par le patinage. Je veux laisser mon père revenir, et j'ai peur de faire une erreur en le laissant diriger le garage. Et s'il me déçoit encore ?

Ne trouvant rien à dire, Otabek passe son bras autour des épaules de Yuri. Ce doit être un défi pour Yuri de concilier sa carrière et sa famille. Pendant longtemps, Yuri lui a semblé invulnérable. C'est étrange de sentir Yuri trembler contre sa poitrine ; il n'est pas la créature divine qu'il s'était imaginée, il n'est rien de plus qu'un homme. Il est submergé par l'envie de le protéger.

— Tu n'as pas à porter la douleur de ta famille. Tu n'as pas à le faire seul.

C'est plus facile à dire qu'à faire, et Otabek lui-même vient d'une famille qui ne discute pas des problèmes, qui les laisse en suspens jusqu'à ce qu'ils soient couverts de poussière et qu'ils ne puissent plus être résolus.

Yuri ne répond pas et cache son visage contre la poitrine d'Otabek.

— J'aimerais savoir quoi dire pour t'aider.

— T'as pas besoin de dire quoi que ce soit.

— Qu'est-ce que je peux faire, alors ?

Si Otabek le pouvait, il prendrait toute la douleur de Yuri pour le soulager, il la porterait jusqu'à ce que ses deux genoux lâchent.

Il y a une autre pause, et les lèvres de Yuri se déplacent contre sa clavicule alors qu'il parle, fraîches et poisseuses d'alcool.

— Reste avec moi, Beka.

Comment pourrait-il envisager de partir ? Il serre Yuri aussi fort qu'il le peut et embrasse son front jusqu'à ce que sa respiration tremblante s'apaise. Égoïstement, Otabek espère que l'amour, qu'il soit celui de Nikolaï ou le sien, suffira à aider Yuri.

――――――――――――――― ❅

Le meilleur moyen d'apaiser l'esprit de Yuri est de le distraire. Ils partagent des bières et échangent des questions, mais Yuri s'ennuie. Il dispose des bouteilles vides sur un tronc d'arbre et tente de les faire tomber avec des pierres. Malgré ses efforts, Otabek manque toujours ses cibles.

— T'es naze !

— Je fais de mon mieux.

Otabek est insensible à la remarque. Il prend plaisir à regarder Yuri sauter entre les branches d'un arbre et chercher des pierres dans l'herbe. Dans ces moments-là, Yuri se débarrasse de son armure de glace, révélant une innocence enfantine.

— Je vais te montrer comment faire, déclare Yuri.

Avec une patience inhabituelle, Yuri place une pierre dans la main d'Otabek et guide sa visée. Leur légère différence de taille fait dévier le tir de sa trajectoire. La bouteille vacille mais reste debout.

— Je suis vraiment naze.

Un ricanement chaleureux effleure l'oreille d'Otabek.

— Non, on va y arriver, lui assure Yuri.

En fait, Otabek croit que Yuri est ravi de lui apprendre quelque chose. Yuri réajuste son bras et se penche vers lui. Un frisson parcourt son cou tandis que Yuri parle.

— Maintenant, essaie de... Oh, merde, Beka, regarde !

— Hein ?

Yuri s'éloigne et l'air chaud de la nuit devient désagréable sur la peau d'Otabek. Il se retourne pour suivre le regard de Yuri.

Le ciel reste sombre, mais l'eau est illuminée par des centaines de lucioles. Leur éclat lumineux scintille, dansant sur les vagues. Ils se lèvent et se dirigent discrètement vers le quai, craignant que l'enchantement ne s'estompe.

— Je ne m'attendais pas à voir des lucioles ici, dit Otabek.

— C'est la première fois que j'en vois.

Les insectes irradient d'une lumière verte phosphorescente, plus vive que la douce lueur du croissant de lune qui plane sur la forêt. Yuri saisit la main d'Otabek et tous les vestiges de sa mauvaise humeur précédente se dissipent. Otabek a l'impression d'être de retour à Moscou, à admirer les fenêtres illuminées des immeubles. Il se glisse sous la couverture avec Yuri.

— C'est magnifique, murmure Yuri.

— T'es magnifique.

— T'es es un idiot.

Le rire d'Otabek emplit l'air. Il souhaite ardemment que ce moment occulte tous les souvenirs persistants que Yuri peut avoir de cet endroit. Comme on capture des lucioles dans un bocal, il souhaite encapsuler ce souvenir, le préserver à jamais.

Et c'est ainsi que trois mots simples émergent du plus profond de son cœur. Ils tourbillonnent dans son esprit comme la fumée d'un narguilé, sans que la brise ne les affecte. Il veut que Yuri comprenne que l'amour lui suffit.

— Yura ?

— Oui ?

Yuri se retourne, ses yeux émeraude pétillent. Otabek n'a pas menti. Yuri est vraiment magnifique. Malgré la journée passée dans la voiture, il porte l'essence persistante d'un parfum de jasmin, comme si le printemps résidait en lui.

— Tu sais ce que je ressens pour toi ?

— Je crois que oui.

— Je peux le dire ?

Yuri inspire de façon audible, ce qui fait frissonner Otabek.

— Pour l'instant, je me sens...

— Prêt ?

Il y a quelques semaines, une telle réponse aurait pu donner à Otabek un sentiment de rejet. Mais pas ce soir. Même si le moment semble idéal pour une confession, il est prêt à rester aux côtés de Yuri aussi longtemps que nécessaire.

— Je peux quand même t'embrasser ?

— Oui.

Un sourire s'épanouit sur le visage de Yuri et éclipse le paysage alentour. Otabek le capture avec ses lèvres, le trace avec sa langue, bien décidé à le graver dans sa mémoire.