Avec l'arrivée de la belle saison, Otabek prend goût à apprendre à s'occuper des fleurs qui poussent sur la fenêtre de Yuri. Il apprécie tout autant la vue de Yuri, qui s'épanouit au soleil, débarrassé de ses pulls et de ses couvertures. Il a revêtu un débardeur qu'il a noué au niveau de sa taille, et la sueur macule la peau pâle de son ventre.

Une fois de retour à la maison après l'entraînement, Yuri a sur-le-champ entamé le ménage. Il s'est donné à fond sur la glace, comme si toute cette énergie dépensée pouvait le délivrer de ses angoisses. Il tourne le dos à Otabek, ses hanches se balancent de manière lascive tandis qu'il s'occupe de dépoussiérer une étagère. Son corps est perpétuellement en mouvement, que ce soit lorsqu'il tapote nerveusement du pied ou lorsqu'il danse sur une chanson qu'Otabek a lancée sur l'enceinte. Il bouge, rappelant des remous sur de l'eau ou des branches secouées par le vent. Otabek adore ça, toute cette vie qui exulte de lui.

— Heart's about to palpitate, and I'm not about to hesitate, and…, chante Otabek tout en s'approchant de Yuri.

La tension disparaît des épaules de Yuri alors qu'Otabek pose les mains sur ses hanches afin d'accompagner leur ondoiement. Il repousse les cheveux de la nuque de Yuri, souffle dessus et regarde des frissons s'y dessiner.

— One to treasure the rest of your days here and give you pleasure in so many ways dear.

Feignant de pouvoir résister, Yuri continue à passer son plumeau, mais ne cesse pas de bouger. En dépit de la fatigue accumulée, ses gestes sont fluides. Otabek retire les dernières mèches qui collent à sa peau, puis lèche la transpiration qui roule de ses premières vertèbres. Yuri manque un pas, il se retourne dans ses bras et pose une main sur son torse. Il s'en empare et embrasse chacune des phalanges de Yuri.

— Qu'est-ce que tu fais ?

— Tu es nerveux, dit Otabek.

— Bien joué, Sherlock.

Le vent fait flotter la poussière autour d'eux, l'air est lourd à l'intérieur de la pièce, et Otabek croit bien qu'un orage se prépare dehors. Il fait anormalement chaud pour le début du mois de juin, ils sont tous les deux agités. Otabek sourit, montrant sa dent fissurée, puis attrape la seconde main de Yuri pour y déposer d'autres baisers.

— J'ai une idée pour que tu te sentes mieux, murmure Otabek.

Yuri lève les yeux au ciel, mais laisse Otabek l'immobiliser contre la bibliothèque et glisser un genou entre ses cuisses.

— C'est quoi ?

Otabek pose une main de chaque côté de la cage thoracique de Yuri ; il piège le feu-follet brûlant qu'est Yuri dans son étreinte. La chanson a changé, mais ils ne dansent plus.

— Je pourrais t'emmener prendre une douche et faire en sorte de te détendre, dit-il, en appuyant sa jambe entre celles de Yuri.

— Tu penses que ton genou va tenir le coup ? taquine Yuri.

Il fait de plus en plus chaud et une pellicule nébuleuse s'installe dans les yeux de Yuri. Otabek remplace son genou par sa paume, Yuri est déjà à moitié dur en son creux.

— Tu penses que tu vas pouvoir tenir le coup ? réplique Otabek.

Yuri laisse tomber son plumeau, passe les bras autour de la nuque d'Otabek, et Otabek s'enveloppe dans son odeur de jasmin.

――――――――――――――― ❅

Le temps qu'ils sortent de la douche, les nuages gris se sont accumulés au-dessus de Moscou. Yuri s'est rhabillé de l'un des t-shirts Iron Maiden qu'il a subtilisés à Otabek, et il prépare le repas pendant qu'Otabek termine de nettoyer. Il a accepté de revoir son père ce soir, il a chargé Nikolaï de l'inviter. En attendant, il est incapable de s'asseoir plus de deux minutes, et le tchack-tchack assourdissant de son couteau de cuisine rend Otabek nerveux.

— Tu veux m'en parler ? demande Otabek.

Ils ont ouvert une bouteille de vin avant même que leurs invités arrivent, et il observe Yuri derrière son verre. Yuri souffle, frustré, puis repose sa spatule.

— Pourquoi je panique à l'idée de revoir mon daron ? Putain, j'espère que je vais pas m'embrouiller avec lui, il me fait perdre mon sang-froid.

— J'imagine que vouloir poser des limites avec lui ne t'empêche pas d'aspirer à garder une relation fonctionnelle avec lui, répond Otabek.

— Ouais, c'est… Ouais, soupire Yuri. J'adorerais qu'on redevienne une famille, mais je suis toujours blessé par ses conneries. C'était nul à chier d'être considéré comme le fils du loser de service.

— T'as du mal à passer au-dessus ?

— Tout le monde se disait que j'allais devenir un moins que rien, parce que les nouvelles vont vite et que tout le quartier était au courant qu'il affectionnait un peu trop les jeux d'argent. Les gens l'aiment bien jusqu'à ce qu'ils comprennent qui il est vraiment et…

— Tu lui ressembles pas, coupe Otabek.

— Qu'est-ce que tu en sais ? Tu l'as jamais rencontré.

— Tu es inquiet de ce que je vais penser de toi après avoir vu ton père ?

Yuri soupire à nouveau, abandonne la poêle et boit une grande gorgée de vin. Otabek regarde les gouttelettes rouges perler sur ses lèvres, il aimerait les lécher comme il a lappé sa peau tout à l'heure sous la douche ; il aimerait laver Yuri de toute cette souffrance.

— Ouais, admet Yuri. En plus, ce sera ton premier repas avec mon vieux ronchon de grand-père.

— Je connais Nikolaï, rationalise Otabek. Il n'y a aucune raison que ça se passe mal.

— Ouais, mais ça n'a jamais été… Officiel ? Putain, laisse tomber, je suis stressé, je dis que des conneries.

— Yura… Je t'assure que ça ira.

— Depuis quand tu as autant d'assurance ? demande Yuri avec un rire sec.

— Depuis que je passe autant de temps avec toi. Ça te plaît ?

Yuri ricane, cette fois plus sincèrement, et s'avance pour embrasser Otabek. Le baiser est débridé et brutal, et Otabek pose une main au creux des reins pour le coller contre lui. L'eau bouillonne et menace de déborder dans la casserole. Ils se séparent.

— Ça me plaît, dit Yuri. Mais rêve pas trop, Altin, y'a pas moyen qu'on le refasse. Je veux pas passer le repas à songer à tous les endroits où tu as foutu ta bouche.

Otabek s'esclaffe à son tour. Il contourne lentement Yuri, récupère la spatule et baisse l'intensité du feu.

— Je sais pas de quoi tu parles, Plisetsky. Je compte juste t'aider à préparer le dîner.

――――――――――――――― ❅

Otabek ne sait pas comment il s'imaginait le père de Yuri. Peut-être une version plus âgée et plus fatiguée par la vie de Yuri, peut-être le cliché d'un mauvais parent qu'on trouve dans les films. La vérité, c'est que Vasily a l'air tout à fait normal. Ses cheveux sont d'un blond vénitien fade, quelques taches de rousseur parsèment son visage comme c'est le cas de Yuri, mais sa légère moustache claire ne rappelle en rien la barbe bicolore de Nikolaï. Il est bien plus grand que son père et son fils, toutefois, il se ratatine sur lui-même dès qu'il voit Yuri.

Le monde s'arrête de tourner quand ils passent le pas de la porte. Vasily observe la pièce d'un bout à l'autre, l'allure raidie. L'air est lourd et chargé d'électricité, et Otabek se sent déstabilisé comme s'il s'attendait à être coincé au cœur de l'orage. Nikolaï tousse pour diffuser la tension.

— Ça fait longtemps, dit Vasily.

Alors que son père l'entraîne dans une étreinte maladroite, Yuri semble aussi nerveux qu'Otabek ne l'est. Il marmonne un « salut, Papka », et s'empresse de reculer d'un pas et de saluer son grand-père.

— Je suis Vasily, enchaîne celui-ci, avec un sourire poli et une main étirée vers Otabek.

Otabek décroise les bras de son torse.

— Otabek A—

— Otabek Altin, termine-t-il, en serrant énergiquement sa main.

— Comment vous s—

— C'est toi qui lui as parlé de Beka, Deda ? interrompt Yuri.

Nikolaï, propre à l'impression qu'Otabek a de lui, ne se laisse pas démonter. Il traverse la pièce comme s'il était chez lui, indifférent à la moue irritée de son petit-fils, et s'assoit à table. Yuri le suit afin de continuer à le sermonner.

— Je sais qu'il regarde pas le patin, alors c'est forcément toi qui as bavardé à propos de Beka, insiste Yuri.

— Quoi, Yurochka ? Il demandait des nouvelles, et j'en ai donné, c'est tout.

— Mais c'était pas à toi de lui dire que je sors avec lui ! s'exclame Yuri, en désignant Vasily, puis Otabek. Et puis, déjà, je t'ai rien annoncé officiellement, t'es chiant à te mêler de tout !

— Qui a parlé de sortir avec quelqu'un ? le taquine Nikolaï.

— Oh putain ! Tu me gaves, se plaint-il. Je vais… Euh, je vais servir la bouffe.

Yuri s'intéresse au four et à la plaque de cuisson en murmurant des insultes, et Nikolaï étouffe un rire dans sa barbe. Otabek discerne une lueur d'affection dans les yeux de Vasily, mais il demeure spectateur de leur chamailleries sans intervenir.

Ils ont préparé une recette empruntée à Nikolaï, du bœuf avec une sauce de crème fraîche, ainsi qu'une purée faite de navets, de choux, et de patates. Une fois installé, Yuri raconte sa dernière saison et sa victoire aux Jeux olympiques. Il parle de la voix un peu lasse qu'il utilise avec les journalistes, et son père le félicite avec la courtoisie de quelqu'un n'y connaît rien en patinage artistique.

La pénombre qui provient de dehors donne une impression délavée à la pièce. Yuri a l'air pâle et fatigué. Bien qu'Otabek sache que Yuri est assez fort pour gérer la situation sans son intervention, il a envie de l'attirer contre lui et de le protéger.

— Qu'est-ce que tu fais en ce moment, alors ? demande Yuri.

— Ah, souffle Vasily, semblant surpris que son fils s'intéresse à lui. Je suis chez Boris, il me laisse rester dans son appartement tant que je l'aide au travail. Tu te souviens de lui ?

— Ton meilleur pote, celui qui allait parfois pêcher avec nous ? Celui du bar-tabac à l'autre bout de la ville ?

— C'est ça. Le boulot n'est pas trop compliqué, il suffit de servir des bières et d'encaisser.

— Il faut dire que tu as toujours aimé l'alcool et le fric, ironise Yuri.

Un silence tombe autour de la table. Otabek évite le regard des invités et fixe les nuages gris qui bloquent la lumière et obscurcissent les silhouettes de Vasily et Nikolaï. Le rire de Vasily explose, et il sursaute.

— Surtout l'argent, admet Vasily. Eh bien, je vois que rien ne te fait perdre ton caractère… Tu as toujours été plein d'esprit, comme ton grand-père.

— Tant mieux si ça te plait, parce que j'ai des questions à te poser.

L'expression de Yuri s'assombrit un peu plus. Les paumes d'Otabek deviennent moites.

— Dis-moi ? suggère Vasily.

— Tu es venu pour recoller les morceaux, vrai ou pas vrai ?

— Vrai.

— Alors… Option un, tu vas me dire que c'est parce que tu t'es pas remis de la mort de Mama que tu as mal viré. Option deux, tu vas me raconter que j'ai eu raison de te dégager de la maison, parce que tu ne voulais pas avoir une mauvaise influence sur moi. Option trois, tu comptes assumer d'avoir été un parent médiocre, même si ça fait de toi un connard. C'est laquelle ?

Yuri s'est exprimé d'un ton calme, et c'est encore plus effrayant que les moments où il crie à s'en briser les poumons. Il fait passer un test à son père, un test dont lui-même ne connaît pas la bonne solution.

— Yurochka… intervient Nikolaï.

— Non, dit Vasily, en posant une main sur l'épaule de son père. Yurchik, tu as raison de me demander des comptes. C'est les trois options en même temps.

— D'accord, répond Yuri. Alors, tu veux m'expliquer pourquoi tu es revenu ?

Les assiettes sont froides, à peine entamées. Excepté Nikolaï, ils ont arrêté de manger, et le nœud sur l'estomac d'Otabek est de plus en plus serré.

— Je ne t'ai pas traité comme il faut, je le sais. J'aimerais reprendre mon poste au garage. Ce n'est pas à toi de corriger mes erreurs, ni de t'occuper de l'entreprise, ni même de ton grand-père.

Le regard de Vasily, vert avec des éclats jaunes, ne quitte pas le visage de Yuri, qu'il analyse sagement.

— C'est vrai, ça ? Vous en avez parlé, Deda ?

Nikolaï pose finalement ses couverts. Son expression est neutre, il dégage malgré ça une présence intimidante ; il est l'homme qui glisse des friandises à Otabek pour l'avoir aidé à réparer une voiture, mais aussi celui qui n'a aucun problème à lui faire comprendre de ne pas blesser Yuri.

— C'est vrai, ton père est un menteur. C'est en connaissance de cause que j'aimerais lui donner une seconde chance.

— Pourquoi ?

— Il ne me reste plus que vous deux, et je suis trop vieux pour éprouver de la rancœur.

Yuri n'arrive pas à cacher son mouvement de recul. Il voudrait trouver quelque chose à rétorquer, Otabek le devine, mais ils savent l'un comme l'autre que la santé de Nikolaï est fragile. Il semble soudainement fatigué et esseulé à Otabek, courbé au-dessus de la table, étudiant Yuri à travers les verres rayés de ses lunettes.

La solitude est une émotion qu'Otabek a décryptée chez Yuri par le passé, et elle s'est estompée avec le temps. Le garçon qu'il a rencontré à Barcelone était isolé, l'homme qu'il a réappris à connaître est entouré d'une famille qui n'a rien à voir avec les liens du sang. La présence de son père ne lui est plus vitale, mais Nikolaï a besoin de se reconnecter à son fils.

— Tu sais comme moi que je n'hésiterai pas à le mettre à la porte une seconde fois s'il te fait du mal, reprend Nikolaï.

Otabek glisse une main sous la table pour presser le genou de Yuri, qu'il sent trembler sous ses doigts.

— Je peux pas promettre de tourner la page, mais bon… répond Yuri. Argh, si Deda veut de toi ici, alors moi aussi, ajoute-t-il à l'intention de son père.

Vasily hoche lentement la tête. Yuri serre la main d'Otabek, puis recommence à manger en silence.

Otabek s'est toujours dit que l'amour n'est rien de plus qu'une lame confiée à une personne qu'on chérit, et que cette personne peut décider de nous défendre avec comme elle peut choisir de nous la planter en plein cœur. Yuri a de nombreuses fois été meurtri de cette manière, et sa colère était une arme qu'il utilisait pour se préserver. Ça ne faisait que le blesser en retour.

――――――――――――――― ❅

L'orage éclate bien après que Nikolaï et Vasily aient quitté l'appartement. Le bruit de la pluie qui bat sur le toit rassure Otabek, mais Yuri sursaute entre ses bras à chaque coup de tonnerre. Ils ont abandonné les assiettes sales sur la table, puis se sont glissés sous les couvertures du lit de Yuri. 10 Things I Hate About You passe sur l'ordinateur, ils n'en écoutent pas un traître mot.

— Comment tu te sens ? demande Otabek.

La fraîcheur entre par la fenêtre entrouverte et fait frissonner Yuri, Otabek essaye tant bien que mal de le protéger de son corps.

— Je suis surtout inquiet pour Deda, admet Yuri.

— Nikolaï est un homme fort. Je voulais savoir comment toi tu te portes.

— Je sais pas. C'est bizarre d'avoir revu mon père après l'avoir foutu dehors. C'était pas la première fois où il avait merdé, mais c'était la première fois où il avait merdé à ce point. Tu vois le truc ?

— Tu as peur qu'il te blesse à nouveau ? Que tu vas regretter de lui avoir fait confiance ?

Le monde extérieur est très gris par la fenêtre. Otabek n'aperçoit que les cheveux de Yuri, blonds et éclatants, dans lesquels il a plongé le nez. Yuri est un soleil à taille humaine.

— C'est pas que je l'aime pas, dit Yuri, à voix basse. Il m'a conduit à la patinoire même si ça l'intéresse pas, il m'aidait à faire mes devoirs, il m'a appris à me raser, et il a été présent jusqu'à ce que la situation dégénère.

— À te raser, toi ? plaisante amicalement Otabek.

— Qu'est-ce que tu me veux, Altin ? T'as autre chose que des poils de cul sur le menton, toi ?

— Désolé, rit-il.

Yuri pouffe en douce.

— C'est vrai que j'ai été blessé, murmure-t-il. Je me suis senti abandonné alors que c'est moi qui l'ai viré de l'appartement.

— Tu n'avais pas trop le choix, souligne Otabek.

— Ouais… Il aurait réellement pu niquer nos vies s'il avait volé une grosse somme au garage. Je sais qu'il regrette et qu'il a surtout besoin d'aide psychologique… Mais ouais. Ça me fait chier.

Otabek considère cette réponse. Pour lui comme Yuri, il y avait une immense pression de gagner les compétitions, mais il n'a jamais eu à se soucier de la dimension financière. Il n'a pas la moindre idée de ce que Yuri ressent.

— Je suis désolé, répète Otabek.

— C'est pas à toi de l'être. C'est à lui de changer les choses.

Le silence s'étire à nouveau. Yuri se tourne dans les bras d'Otabek, qui l'enferme entre eux dans l'espoir de pouvoir soulager ses peines.

――――――――――――――― ❅

Les orages d'été tombent tout le reste du mois de juin et Yuri se réfugie à la patinoire la plupart des jours. Otabek alterne entre travailler sur ses programmes et donner un coup de main au garage, où il maintient un œil sur Vasily. Yuri a choisi de garder une distance avec son père, qu'il ne voit que pour des rencontres définies en avance, et jamais en seul à seul. Cet équilibre précaire fonctionne pour eux, Otabek espère qu'ils arriveront à reconstruire une relation sur ces nouvelles fondations.

Aujourd'hui, Otabek a passé toute l'après-midi à l'atelier, et Yuri l'a rejoint dès que son créneau horaire à la patinoire s'est terminé. Le soleil paraît s'être installé pour de bon, et Otabek sort du garage avec un sourire aux lèvres et une boîte à outils sous le bras. Sa moue joyeuse s'accentue au moment où il repère Yuri, debout à côté de la camionnette blanche.

Une fois qu'Otabek est à son niveau, Yuri claque un baiser sur sa joue, et Otabek fait semblant que ce geste désinvolte ne lui fait rien.

— Comment va mon daron ? demande Yuri. Rien à signaler ?

Le retour de Vasily permet à Yuri de se focaliser sur son programme, tandis que Nikolaï a chargé Otabek de revoir les chiffres du garage en cas de besoin. Otabek ne s'est pas fait une réelle opinion de Vasily. Il se révèle être un homme agréable que les clients apprécient, et c'est tout ce qui lui importe pour l'instant.

— Je pense qu'il essaye de m'amadouer, dit Otabek. Il m'a fait du café et il a tenté de me faire la discussion durant toute sa pause.

— Qu'est-ce qu'il t'as demandé ?

— Comment on s'est rencontrés, d'où je viens, ce qui me pousse à rester ici, toutes ces conneries.

— Putain, quel enfer. Le truc bien à propos du fait de plus avoir de daron, c'est que personne n'allait être bizarre avec mon mec.

Un rougissement s'étend sur les joues d'Otabek. Il attrape le scotch qui traîne sur le capot de la camionnette, désespéré de se redonner prestance, mais le fait tomber au sol.

— Alors, avec quoi tu as besoin d'aide ? demande-t-il en se raclant la gorge et en récupérant le rouleau.

Tout un bazar est posé aux pieds de Yuri, dont un pulvérisateur, des masques et des gants.

— Magenta ou fuschia ? sollicite Yuri en levant deux récipients de peinture.

— Et tu te moquais de ma voiture dorée ? s'offusque Otabek.

— Bah quoi ? C'est putain de cool comme couleur. J'ai envie de marquer le coup pour que la caisse soit à moi. T'es pas content que je demande ton avis ?

Otabek s'avance pour attraper une mèche rose délavé et la faire rouler entre ses doigts. Yuri a arrêté de se teindre les cheveux en prévision de la nouvelle saison, et le soleil les rend de plus en plus blonds.

— Fuschia. C'est ta couleur.

――――――――――――――― ❅

La fête que Viktor organise pour célébrer le début de l'été se fait sur le parking de l'académie, durant une journée exempte de nuages. Otabek n'est cette fois pas forcé de jouer les DJ, et il évite le plus gros de la foule en restant proche du buffet, captivé par les bols bien rangés et la nourriture coupée en petits cubes.

Yuri apparaît, revenu du bar avec deux boissons en main et Viktor sur les talons. Ils sont en pleine discussion, et Otabek accepte son verre avec un geste poli de la tête. Viktor est en train de complimenter Yuri sur ses progrès, qu'il suppose (et Otabek lui donne pour une fois raison) liés aux changements de sa vie privée.

Otabek n'a jamais été proche de Viktor, mais il en a assez lu dans la presse pour être familier avec son passé. Issu d'une famille aisée et influente, il a coupé les ponts avec eux, lassé d'essayer de se conformer à leurs idéaux. C'est l'une des choses qui a porté son style de patin, qui a façonné sa personnalité qui brise les codes et qui pousse le monde fermé dans lequel ils évoluent à changer…

— C'est compliqué d'avoir la tête dans ton travail si ta vie personnelle te tracasse, argumente Viktor. Tu as toujours eu des difficultés à compartimenter, et si ça a longtemps servi de combustible pour ton envie de vaincre, ça ne pouvait pas durer éternellement.

— Mouais, se renfrogne Yuri.

— Nous finissons tous par nous briser à un moment.

— Le fait que tes parents sont des connards ne t'a jamais empêché de gagner une compétition.

— Justement. Je me suis négligé au profit du travail parce que j'avais l'impression que j'étais facile à jeter… Pourquoi m'embêter de relations sociales, si je pouvais me concentrer sur le patin ?

— Qu'est-ce qui t'a fait changer d'avis ? Ou du moins, réussir à trouver un équilibre entre ta vie personnelle et ton boulot, maintenant que tu coaches ?

Yuri essaye de masquer sa curiosité avec ses sourcils froncés, mais c'est peine perdue. C'est rare que Viktor soit sincère sans avoir à user d'artifices, même Otabek ne peut s'empêcher d'écouter.

— Rencontrer Yuuchan, déclare Viktor. Il m'a fait voir un tout nouveau monde. Il m'a fait comprendre que l'amour et l'affection s'offrent sans conditions, et je méritais que la vie devienne meilleure.

Otabek est surpris d'entendre la peine qui filtre entre les mots de Viktor… Il l'a longtemps perçu comme un gosse de riche qui a du mal à gérer ses relations sociales parce qu'il a toujours tout eu sur un plateau d'argent. Avec le recul, il se dit que c'est sans doute un jugement qu'il portait sur lui-même.

— Beurk, commente Yuri, après avoir mastiqué un toast et ruminé les paroles de Viktor. Mais je vois ce que tu veux dire. Je sais que ma famille est dysfonctionnelle et que ça devrait pas m'empêcher de vivre, mais c'est putain de compliqué de le faire.

C'est le paradoxe de Yuri, tiraillé entre le besoin de garder ses distances avec les autres pour ne pas être blessé et celui de s'accrocher à eux pour ne pas être abandonné.

— Tu travailles moins souvent au garage et ça te fait du bien, note Otabek. Par contre, tu vis littéralement dans les souvenirs de ta famille.

— C'est pas parce que je suis pas tout le temps d'accord avec Nikolaï que j'ai pas envie de le voir, rétorque Yuri.

— Avoir un peu d'indépendance pourrait te soulager, enchaîne Viktor. Tu te gérais bien, lorsque tu vivais à Saint-Pétersbourg.

— C'était ce vieux fou de Yakov et Lilia Mikhailovna qui se chargeaient de me loger et de me nourrir, j'avais pas grand-chose à faire.

— Des appartements vont se libérer à l'académie avant que la nouvelle saison, annonce Viktor, l'air de rien.

Yuri se mâchouille la lèvre inférieure et se raidit, feignant de s'intéresser aux biscuits apéritifs. Viktor l'observe avec curiosité, puis en fait de même avec Otabek. Durant un instant, Otabek songe qu'il va rajouter quelque chose, mais il se contente de sourire. Combien des événements qui se sont déroulés depuis mars avait prévu Viktor ? Combien des réactions d'Otabek avait-il anticipé dans l'espoir de les guider, Yuri et lui, dans la direction qu'il juge bonne ?

Otabek s'apprête à ouvrir la bouche, soucieux de dissiper le malaise de Yuri. Seulement, une soudaine cohue les force à se retourner. Katsuki et Misha sont postés devant le barbecue, duquel commence à s'échapper des…. Flammes ?

— Putain, mais qu'est-ce qu'ils sont cons ! s'écrie Yuri.

Yuri détale, attrape deux bouteilles d'eau sur la table, puis les vide sur les braises. Katsuki fixe la nourriture brûlée avec horreur, et Misha est rouge de honte.

— Tout ce qu'on avait à faire, c'est démarrer le feu… se lamente Katsuki.

— C'est un allume-barbecue, pas un lance-flamme, qu'est-ce que t'as foutu ? geint Misha.

— Putain, poussez-vous, intervient Yuri. Vous êtes deux énormes nazes ! Je vais m'en occuper moi-même !

Les insultes fusent, toutes plus créatives les unes que les autres. Elles ne suffisent pas à faire fuir les « énormes nazes », alors Yuri utilise l'une des spatules en métal pour les chasser.

— Hé ? Tu veux de l'aide ? demande Otabek en s'approchant prudemment.

— Depuis quand tu sais te servir de tes deux mains gauches ?

— Euh… Soutien moral ?

Otabek se penche un peu plus et dépose un discret baiser sur la joue de Yuri. Les yeux de Yuri s'agrandissent. Ils reflètent toute la lumière du soleil.

— Occupe-toi de la bouffe et pas de moi, râle Yuri.

Non sans embrasser le second côté du visage de Yuri, Otabek obéit. Il débarrasse le brasier et ramasse le sac de braises afin de démarrer un nouveau feu. Autour d'eux, les silhouettes à présent familières des athlètes parlent avec animation ; les odeurs de nourriture se mélangent, et les guirlandes de drapeaux colorés claquent au vent. Otabek ressent une étrange sensation de plénitude.