L'air lourd du début d'été amplifie les odeurs d'éther et de produits chimiques portées par le vent. Assailli de toute part par cette puanteur, Otabek plisse le nez, paye le taxi et claque la portière tandis que Yuri sort les valises du coffre.

— T'es sûr que c'est le bon hôpital ? demande-t-il en relevant ses lunettes de soleil sur son nez.

Otabek se contente de répondre d'un léger rire… Ça fait dix fois depuis leur arrivée précipitée à Almaty que Yuri lui pose la question. Il est agité depuis l'appel de Rysbek, bien que celui-ci leur a assuré que sa femme et sa fille se portent parfaitement bien.

Ils empruntent les longs couloirs labyrinthiques de la clinique et le fléchage les guide jusqu'à l'aile dédiée au service maternité. Yuri pousse la porte de la chambre sans laisser le temps à Otabek de songer à quoi faire ou quoi dire.

À l'intérieur de la pièce, Otabek repère une table pleine à craquer de bouquets de fleurs et de cartes de félicitations. Rysbek est assis sur une chaise à côté de l'étalage de petites attentions, et Inzhu est installée dans le lit, sa fille... La demi-sœur d'Otabek nichée dans ses bras. Depuis le pas de la porte, Otabek ne distingue qu'une touffe de cheveux sombres. Il se fige, la bouche entrouverte.

Yuri est le premier à réagir. Il adresse ses félicitations à l'heureux couple, lâche la main d'Otabek, puis tire leur cadeau de son sac. Otabek était paniqué à l'idée de ne rien avoir à offrir, il avait insisté pour qu'ils achètent une grosse peluche de chat dans la boutique de l'aéroport.

— On est tellement contents d'être là ! s'exclame Yuri. Hein Beka ?

Ramené à la réalité par la voix de Yuri, Otabek avance dans la pièce. Inzhu et Rysbek ont l'air épuisés, mais ravis.

— On est arrivés aussi vite que possible, y'avait pas d'autre vol... Et euh... On a rien trouvé d'autre, mais je voulais pas venir les mains vides, bredouille-t-il.

— Ne t'inquiète pas, rit doucement Inzhu en acceptant la peluche. Viens plutôt par là… Tu souhaites tenir ta sœur ?

Otabek hoche la tête et s'installe sur le bord du lit. Son coeur tambourine à toute allure. Durant les quelques secondes où l'enfant passe des bras de sa mère aux siens, un milliard de pensées lui traversent l'esprit… La peur irrationnelle d'être un mauvais frère ne l'a pas quitté depuis l'annonce de la grossesse d'Inzhu.

— Aybanu…

Avec une infinie délicatesse, il caresse la joue d'Aybanu, qui tourne la tête vers lui. Elle louche et cligne des paupières avant de se focaliser sur son visage. Ses yeux grands ouverts sont bruns, comme les siens et ceux de son père, bien que striés de quelques filaments dorés. Otabek affiche un large sourire. Pourquoi redoutait-il cet instant ?

Otabek adresse un signe de tête à Yuri pour lui faire comprendre de s'asseoir avec lui, Inzhu lui propose également de tenir l'enfant. Yuri accepte avec enthousiasme, il rayonne de joie. Quoi qu'on pense de son attitude brusque, il est doué avec les enfants, et l'estomac d'Otabek se noue bizarrement en le voyant bercer sa sœur.

— Elle est trop mignonne, s'émerveille Yuri.

À vrai dire, non, le ventre d'Otabek n'est pas serré, il est pris d'assaut par une armée de papillons qui grouillent jusqu'à s'étendre dans l'intégralité de son torse. Il croise le regard humide de Rysbek, et réalise, lorsqu'il porte machinalement les mains à son propre visage, que ses larmes menacent elles également de couler. Il n'arrive pas à se souvenir de la dernière fois qu'il a ressenti un tel sentiment de paix.

――――――――――――――― ❅

Les trois jours d'Inzhu à la maternité se terminent le lendemain de l'arrivée d'Otabek à Almaty, Yuri et lui retournent à la grande demeure Altin afin d'aider à la préparation de la chambre d'Aybanu. Pour une fois, Rysbek s'est laissé dépasser par la situation, le lit d'enfant n'est pas tout à fait monté. Yuri était le premier à se porter volontaire, et il lit le manuel d'instructions à voix haute pendant qu'Otabek se charge de l'assembler.

— Je sais pas comment tu fais pour t'en sortir, râle Yuri. Tous les putain de schémas se ressemblent.

Il secoue vivement les feuilles devant le nez d'Otabek, qui les attrape pour les décrypter par lui-même. Il est à côté de la plaque et maladroit dans la vie de tous les jours, mais il est habile de ses dix doigts en ce qui concerne la mécanique.

— C'est pas si difficile que ça, affirme-t-il en se remettant à la tâche.

— Si t'es si doué que ça, je te laisserai monter mes meubles quand je déménagerai, se moque Yuri.

C'est une possibilité qui se profile sérieusement. Yuri apprend à poser des limites saines avec sa famille, il a besoin de temps et d'espace pour se focaliser sur lui-même. Prendre du recul le rend moins tendu et agressif. Otabek suppose qu'il doit étouffer dans son appartement. Une nouvelle question trotte donc dans l'esprit d'Otabek… Quelle place va-t-il trouver dans la vie de Yuri ?

Les émotions d'Otabek fleurissent encore plus rapidement ici, sous le soleil enjoué d'Almaty, où Yuri étincelle sous la lumière qui traverse la baie vitrée. Yuri s'inscrit si bien dans sa vie, et il l'aime même lorsqu'il est comme ça, la peau nue de ses bras pleine de sueur et un tournevis coincé entre les dents pour camoufler ses insultes.

— Beka ?

— Quoi ?

— Tu me fixes.

Un voile rouge s'installe sur les joues d'Otabek. Il se penche sur la notice d'utilisation et fait semblant de la lire. Il pense à Yuri qui avait rassuré ses angoisses dans l'avion, à Yuri qui tenait sa sœur dans ses bras ; il pense à quel point il veut le garder auprès de lui, à quel point il a besoin de lui.

— Beka ?

— Hein ?

— Arrête un peu de lire ce truc, dit Yuri, un sourcil haussé. Tes parents n'arrivent pas avant demain matin.

Sans laisser le temps à Otabek de répondre, Yuri rampe au-dessus des planches en bois. Il envoie des vis voler sur la moquette alors qu'il écrase ses lèvres sur celles d'Otabek.

La bouche de Yuri a la saveur de la limonade qu'il a achetée dans le distributeur, son corps porte l'odeur de la crème solaire. Otabek a envie de savoir quel goût a sa peau là où elle est cachée sous les vêtements.

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À la grande surprise d'Otabek, Yuri n'hésite pas à jouer les baby-sitters lorsqu'Inzhu se repose. Il a quelquefois vu Yuri interagir avec des enfants, toujours avec ce ton qui mêle une espièglerie et une colère feinte, mais il ne s'est jamais dévêtu de son armure d'agressivité comme il le fait avec Aybanu.

— Beka ? Tu me fixes de nouveau.

Tandis qu'Otabek observe Yuri chuchoter des sottises au nourrisson à moitié endormi dans ses bras, quelque chose brûle fort à l'intérieur de son torse.

— Tu es vachement doué avec les enfants.

— Oh, ouais, dit Yuri, avec un haussement d'épaules. Il fallait bien que quelqu'un garde les gosses des voisins et voisines lorsqu'ils étaient tous au boulot.

— Eh bah… Je t'aurais pas imaginé comme étant l'homme qui murmure à l'oreille des bambins.

— J'avais surtout envie d'avoir de l'argent de poche pour payer mes leçons de patin.

Toujours est-il qu'avec chaque heure que Yuri passe ici, les maudits trois petits mots qu'Otabek tient à l'abri luttent un peu plus fort pour s'échapper de la cage formée par ses côtes.

Aybanu cligne fort des paupières, s'agite contre le torse de Yuri, et éclate en pleurs.

— Putain, grimace Yuri.

— Merde, surenchérit Otabek. Elle va réveiller toute la maison…

— Avec ses cordes vocales, elle va devenir une super chanteuse d'opéra. Qu'est-ce qu'on est censé faire ?

— Euh… Bouge pas, bredouille Otabek.

Otabek se hâte de suivre les consignes que lui avait données Inzhu. Il tamise les grandes lumières de la chambre, puis apporte une couverture pour envelopper l'enfant dedans. À sa demande, Yuri tente de la cajoler de manière rassurante et de lui parler d'une voix douce, mais rien n'y fait, sa crise de larmes redouble d'intensité.

— Y'a rien qui te calmait quand t'étais gamin ? Peut-être qu'elle s'emmerde juste et qu'elle a besoin d'être stimulée, propose Yuri.

— Mon père dit que j'adorais quand ma mère chantait pour moi, mais…

Yuri hausse un sourcil et Otabek se précipite en dehors de la pièce avant de se faire remonter les bretelles. Il se sentirait idiot de chanter acepella devant Yuri, mais une petite idée en tête lui trotte en te^te. Il file dans la salle de musique, sur la pointe des pieds pour ne pas réveiller son père et sa belle-mère.

— Qu'est-ce que tu fi—Qu'est-ce que c'est que ce truc ? interroge Yuri dès qu'il passe le pas de la porte.

— Une dombra.

— Mais encore ?

Un sourire amusé aux lèvres, Otabek s'installe sur une chaise et pose l'instrument en forme de poire sur ses genoux. C'est rare qu'il joue en public, même Yuri ne l'a jamais vu à l'œuvre hors d'une cabine de DJ. La chanson ne rend pas aussi bien qu'à la guitare, et retravailler les accords de tête sonne un peu étrange. Voir l'air émerveillé de Yuri vaut le coup d'affronter sa timidité.

See the stone set in your eyes, see the thorn twist in your side, I'll wait for you.

Otabek fait de son mieux pour reproduire le rythme de With or Without You sur deux cordes et profite du rougissement qui s'installe sur les joues de Yuri. Il avait ajouté le morceau à leur playlist commune, ça n'avait pas échappé à Otabek.

Through the storm, we reach the shore, you give it all but I want more and I'm waiting for you.

Malgré les notes manquées, Yuri semble charmé. Il n'a pas cessé de bercer Aybanu et il commence à murmurer les paroles avec Otabek.

With or without you, with or without you, I can't live, with or without you.

Le son de la dombra s'éteint petit à petit, ils ne se quittent pas du regard. L'air est épais, comme si la brise d'été avait arrêté de souffler à l'intérieur de la pièce et que le temps s'était figé, pétrifiant les particules de pollen autour d'eux.

Otabek fredonne le dernier « without or without you » à contrecœur. Ce n'est que lorsque des pas résonnent dans le couloir qu'ils remarquent que les pleurs d'Aybanu se sont calmés. Rysbek débarque dans la chambre, les yeux cernés et les cheveux décoiffés. Ils ne peuvent s'empêcher de sursauter comme s'ils avaient été surpris à faire quelque chose de mal.

— Vous avez réussi à calmer ses pleurs ? s'étonne-t-il.

— Beka a une voix magique ! Elle a arrêté de pleurer tout de suite, s'extasie Yuri.

Rysbek jette un coup d'œil à la dombra qu'Otabek serre contre lui avec un air gêné, puis à Yuri qui cajole sa fille, et son sourire s'adoucit davantage. C'est rare qu'Otabek sache décrypter l'affection que son père ressent pour lui, mais elle paraît tout à coup évidente.

— Tu n'étais pas au courant ? demande Rysbek avec un sourire fier. Ça fait longtemps qu'il chante… Il ne t'a jamais montré ses vidéos à la chorale ?

— Quoi ? s'exclame Yuri.

— À la chorale ? Celles à l'Opéra ?

— Non, jamais !

— Il était très doué, et, je me tue à lui dire, mais il ne me croit pas.

— Mais… arrêtez de parler de moi comme si j'étais pas là, gémit Otabek.

— Y'a pas de mais qui tienne, je veux voir les vidéos ! réclame Yuri.

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Les cheveux de Yuri flottent autour de son visage tandis qu'il grimpe sur la balançoire. Otabek s'allonge dans l'herbe, il hume les effluves rassurantes du sol terreux et des fleurs sauvages odorantes. La brise est chaude et agréable malgré l'heure tardive, et ils ont emmené des bières sur l'aire de jeu construite dans le jardin.

Ils profitent du calme après les jours mouvementés qui ont suivi l'arrivée d'Aybanu à la maison. Otabek est d'au moins dix ans trop vieux pour s'amuser de piquer de l'alcool dans le frigo de son père, mais Yuri lui fait l'effet de se sentir jeune et insouciant. Il y a quelques mois, il avait eu le sentiment que sa vie s'arrêtait, ruinée par sa blessure. Là, alors que le soleil meurt derrière les montagnes, il se dit qu'elle pourrait bien recommencer.

— Fais chier, grogne Yuri. Y'a plein de moustiques de merde autour de ta ville à la con.

Le bruit de la paume de Yuri qui claque contre sa jambe brise la quiétude.

— Je pensais que tu aimais Almaty, plaisante Otabek en se relevant sur les coudes.

— J'aime bien traîner avec toi, nuance.

Otabek roule sur le côté, puis tapote l'herbe aplatie à côté de lui.

— Viens t'allonger avec moi, dans ce cas.

Un peu de terre s'écrase sur le visage d'Otabek quand Yuri se jette sur le sol. Otabek ne cesse de fixer le ciel. Est-ce qu'il fait assez beau pour qu'ils puissent apercevoir les étoiles ce soir ? Ça fait longtemps qu'Otabek ne s'était pas senti aussi bien à Almaty, et il aimerait pouvoir partager la beauté du paysage avec Yuri.

— Tu penses à quoi ? souffle Yuri.

Le silence plane, entrecoupé de la mélodie du vent dans les sapins.

— Je sais pas, répond Otabek, par réflexe.

— C'est des conneries.

Otabek songe à tellement de choses depuis que les roues de l'avion ont touché le béton…. Il redoutait son retour dans la maison familiale, mais maintenant qu'il est confronté à ses peurs, il se rend compte qu'elles étaient infondées. Il a changé. Il n'est plus la personne qui se laisse dépérir dans son lit, et même s'il est loin d'être parfait, il essaye chaque jour de s'améliorer.

— Je me sens mieux, admet Otabek. J'ai envie que ça dure.

— Tu penses que ça va pas durer ?

— Je sais pas.

Ses problèmes ne sont pas réglés, ses rendez-vous hebdomadaires chez la psychiatre et ses cauchemars le lui rappellent. La différence, c'est que quelque part entre le gris de l'hiver et les couleurs de l'été, il a décidé de se battre pour réussir à sortir du brouillard.

— Tu sais que je suis là pour toi, hein ? demande Yuri.

— Je sais.

Cette année est pleine de changements, le déménagement à Moscou, le nouveau travail, la naissance d'Aybanu. C'est effrayant, mais ça a forcé Otabek à retirer les épines autour de son cœur et à laisser de l'espoir germer à leur place. Il remue dans l'herbe, les brins chatouillent sa joue. Ils sont secs ; la pluie de Moscou est loin derrière lui… Pourtant, il est impatient de découvrir ce que cette ville qu'il a détestée pour l'avoir associée à la fin de sa carrière lui réserve.

Proche de Yuri, Otabek peut voir les piqûres de moustiques et les taches de rousseur sur sa peau. Capturé par la lumière lunaire, il est plus splendide que jamais.

— Tu es tellement beau, dit Otabek, avant même de réaliser qu'il l'a prononcé dit à voix haute.

Yuri émet un rire étouffé.

— Tu le penses vraiment ?

— Je l'ai toujours pensé. J'avais juste peur de me l'admettre.

Les lèvres de Yuri cherchent celles d'Otabek et le monde entier devient chaud, chaud, chaud.

――――――――――――――― ❅

Ce n'est pas un séjour à Almaty sans une fête organisée par Dimash, du moins, c'est ce que soutient passionnément Rusya au moment où il ouvre la porte de l'appartement pour faire entrer Otabek et Yuri.

— Beka ! Yura ! les hèle Dimash, depuis son canapé.

— Salut, mec, répond Otabek.

Yuri hausse un sourcil lorsqu'il entend son diminutif, mais salue Dimash d'un geste de tête et accepte le verre que Ruslan lui donne. Otabek et lui s'assoient sur le tapis, de l'autre côté de la table basse, et ils échangent des nouvelles avec beaucoup moins d'insultes que la première fois qu'ils se sont rencontrés. Yuri supporte même les nombreuses références à Star Stars de Dimash sans (trop) râler.

Détendu, Otabek pose une main sur la cuisse de Yuri et y trace des cercles avec son pouce. Son geste attitude immédiatement l'attention de Dimash.

— Toi qui refusais de réessayer de sortir avec un patineur, t'as bien changé ! rit-il.

Yuri se redresse, crispé sous les doigts d'Otabek.

— Réessayer ?

— Oui, admet Otabek, l'air penaud. Réessayer.

— T'es sorti avec qui ? s'étonne Yuri d'une voix blanche.

— Jean-Jacques, dit-il en baissant les yeux.

À vrai dire, Otabek n'a pas pensé à Jean-Jacques depuis un long moment. Son numéro est toujours dans le répertoire d'Otabek, mais il ne l'a pas appelé depuis des années. Lors de leurs dernières rencontres en compétition, c'était à peine s'ils se saluaient. Il n'a jamais mentionné cette histoire à Yuri.

— Putain, Leroy ? De quoi ? Merde, quand ça ? interroge Yuri.

Ils échangent des regards nerveux. Dimash semble s'en vouloir d'avoir foutu les pieds dans le plat.

— J'étais adolescent et ça a duré un peu plus longtemps qu'un été, c'était loin d'être sérieux.

À vrai dire, aucune de ses relations n'a tenu plus de quelques mois, et il n'y en a eu que trois. Jean-Jacques, lorsqu'Otabek avait seize ans et venait d'arriver à Vancouver ; Michelle, qui lui avait été présentée par Leo l'année suivante à l'occasion de son déménagement à El Segundo ; Aisha, qu'il avait rencontrée dans un club à son retour à Almaty, peu après ses dix-huit ans. S'il n'en a pas parlé à grand monde, c'est uniquement par culpabilité. Aucune de ces personnes n'était plus qu'un pansement sur une plaie ouverte… Tout ce qu'il voulait, c'était de se sentir aimé.

Otabek s'attend à ce que Yuri explose de rage. S'il y a deux choses que Yuri déteste, c'est Jean-Jacques Leroy, et l'idée de passer en second.

— Oh, souffle Yuri. J'aurais pas pensé qu'il te plaisait vraiment.

Comment Otabek est-il censé expliquer ça ? Il prend une grande inspiration et force les mots hors de sa gorge.

— C'était juste une amourette parce que j'étais jeune, bête, et déprimé. Ça voulait rien dire, j'ai vite regretté de l'avoir mené en bateau. Il était réellement gentil avec moi, c'est moi qui me suis conduit comme un trouduc avec lui.

— Oh, répète Yuri.

— Oh ? Ça te fait chier d'entendre ça ?

Yuri se mordille un instant la lèvre, puis la relâche avec un haussement d'épaules. Dimash et Rusya font mine de regarder leurs téléphones, mais ils ne perdent pas une miette de la discussion.

— Ça m'a foutu en rogne que tu t'intéresses à tout le monde sauf moi, admet Yuri. Ça m'a même foutu en rogne durant des années.

— Mais plus maintenant ?

— Mais on a tous fait des conneries. À seize piges, je suis sorti avec Andreï, le connard de l'équipe de danse sur glace de Yakov. Je veux dire, il fait de la danse sur glace, j'aurais dû savoir que c'est un gros con... Mais je voulais savoir si j'aimais aussi les mecs.

— Oh, souffle à son tour Otabek.

—À vingt-six ans, je suis sorti avec une femme que je n'aimais même pas parce que j'avais besoin de réconfort après avoir perdu la personne que j'appréciais vraiment. J'étais aussi un trouduc.

Rusya laisse échapper une exclamation sonore, promptement arrêté par Dimash, place une main devant sa bouche. Yuri ne s'embête même pas à leur lancer un regard glacial et poursuit son élan de sincérité.

— Tout ce que t'as fait par le passé, je m'en tape. Ce qui m'importe, c'est que là… C'est pas comme avec ces gens, c'est sérieux.

Otabek fixe Yuri, bouche bée. Yuri n'a jamais eu de scrupules à lui faire comprendre qu'il ne voyait pas ses liaisons d'un bon œil, et au fond de lui-même, Otabek se doutait que c'était en partie par jalousie.

— C'est vraiment sérieux, admet Otabek, les joues roses.

Sa main n'a pas quitté la cuisse de Yuri, et Yuri serre ses doigts autour des siens.

— Comme ils sont mignons ! piaille Dimash. Notre Beka est a—

Avant que Dimash ne puisse prononcer le mot interdit, Otabek lâche Yuri et plaque les deux paumes contre les lèvres de Dimash. Ils roulent ensemble dans une lutte un brin pathétique, rythmée par leurs crises de fou rire, et bien sûr documentée par Rusya, qui préfère filmer toute la scène plutôt que défendre son petit-ami.

— Putain, arrêtez… Beka, t'es chiant ! Tu sais ce qui m'importe ? C'est que tes amis soient cons ! se plaint Yuri, le visage encore plus cramoisi que celui d'Otabek.

――――――――――――――― ❅

La fumée prend des formes fantasmagoriques sous le faible éclairage coloré de l'appartement ; Otabek est juste assez ivre pour flotter comme elle. Sa tête est légère, mais il est intimement conscient de la présence de Yuri. Ils sont sans cesse en contact, que ce soit leurs cuisses qui se touchent ou les baisers qu'ils échangent en douce.

Otabek sent, à la façon dont Yuri gigote contre, qu'il a néanmoins envie de bouger et de danser. Avec le stress et le remue-ménage de ces derniers jours, le genou d'Otabek le fait souffrir.

— Tu peux y aller sans moi, glisse Otabek.

— Tu veux pas danser ?

Une moue boudeuse s'apprête à s'installer sur les lèvres roses de Yuri, mais Rusya se lève d'un bond et attrape l'avant-bras de Yuri.

— J'adore cette chanson ! Viens avec moi ! clame Rusya.

Otabek regarde Yuri s'éloigner dans la foule.

— Tu as bien dressé ton tigre, je vois que vous filez le parfait amour, s'amuse Dimash.

Il n'en faut pas plus à Otabek pour menacer de piquer un autre fard, qu'il cache en sirotant son cocktail.

— Oh, Beka, Beka, Beka. Qu'est-ce qu'il t'arrive, je t'ai perturbé ?

— Non, non, bredouille-t-il.

— Vous vous êtes pas encore dit le mot magique ?

— Arrête de te foutre de ma gueule.

Dimash attrape les mains d'Otabek, une moue dramatique au visage.

— Je suis sérieux, dit Dimash. C'est pour cette raison que tu as balisé tout à l'heure ?

— Oui.

— Pourquoi t'as l'air à deux doigts de monter sur l'échafaud à l'idée de cracher le morceau ?

— Bah… Comment je fais pour savoir si Yura a envie de l'entendre ?

Au centre de la piste, Yuri bouge comme si le monde tournait autour de lui ; peu importe à quel point la pièce est pleine, Otabek ne voit que lui.

— C'est mignon que tu flippes.

— C'est pas mignon, soupire Otabek. Tu te sens jamais de cette manière, par rapport à Rusya ? Euh… T'as pas peur qu'il regrette de s'être posé avec toi ?

Otabek sait que Dimash doute d'être assez bien pour son petit-ami, puisqu'il lui avait confié un soir où ils étaient particulièrement ivres, affalés sur les tabourets de son bar. Enfin… Dimash a parfois l'impression d'être trop. Trop bruyant, trop enjoué, trop étrange, trop lui-même. Tout l'inverse d'Otabek, qui a l'impression de ne pas être assez. Pas assez bavard, pas assez joyeux, pas assez intéressant, pas assez quelqu'un.

— Parfois, admet Dimash. Mais quand c'est comme ça, Rusya trouve les mots pour me rassurer.

La communication n'a jamais été le fort d'Otabek, ni celui de Yuri, même s'ils tentent de faire des efforts.

— Tu penses que c'est une bonne idée de déménager à Moscou avec lui ?

Otabek n'a pas quitté Yuri des yeux. Il sent Dimash bouger à côté de lui, sans doute pour suivre son regard. Yuri et Ruslan dansent comme s'ils se connaissaient depuis des lustres, liés par leur affection commune pour la danse.

— C'est pas à moi de décider ça pour toi. Tout ce que je peux dire, c'est que c'est évident qu'il tient beaucoup à toi, glisse Dimash.

— Tu penses ?

— À ton instinct se fier il faut, raille-t-il, avant de retrouver son sérieux. Ouais, Beka. Ça crève les yeux, et j'aimerais que tu arrives à voir ça.

Pour être honnête, Otabek croit bien qu'il commence à s'apercevoir que Yuri tient à lui. Il le perçoit dans les plats que Yuri lui prépare ; dans la voiture qu'il a eu le droit de retaper ; dans les chansons qu'ils choisissent sur l'autoradio ; dans la façon dont Yuri se préoccupe de sa famille comme s'il était la sienne ; dans les sourires que Yuri ne montre qu'à lui ; dans les baisers désespérés qu'ils partagent.

— Ouais... T'as raison, c'est à Yuri que je dois parler de tout ça.

Dimash affiche un large sourire et tire une grande bouffée sur son narguilé. Il disparaît un instant dans un nuage de brume blanche, puis le patchwork de couleurs vives de sa chemise redevient net.

— Dépêche-toi de le faire, alors ! Je veux qu'on fasse un double rendez-vous avant que vous partiez.

――――――――――――――― ❅

L'été, le soleil se couche tard. Le ciel est violet, clairsemé de touches de doré et de rose. Otabek relève ses genoux contre sa poitrine, soulagé de prendre l'air sur le toit de l'immeuble après avoir passé des heures dans les vapeurs de hookah.

Ils sont proches, leurs épaules se frôlent. Le contact tiède de leurs avant-bras nus est agréable, et l'odeur de noix de coco de la crème solaire de Yuri chatouille le nez d'Otabek. Il est parfois encore surpris d'à quel point la proximité avec Yuri est aisée.

— Acidulé ou sucré ? demande-t-il en fourrant une poignée de bonbons dans sa bouche.

— Acidulé, répond Yuri. Et toi ?

— Sucré. Sandwichs avec ou sans croûte ?

— Avec... Pas la peine de préciser, je sais que c'est sans, pour toi. Chocolat ou vanille ?

— C'est une question de cul ? plaisante Otabek.

— T'es vraiment dégueulasse, rit Yuri. Vanille, si tu te poses la question.

Otabek pouffe bêtement, et ils s'échangent des questions jusqu'à ce que la conversation ne s'arrête d'elle-même. Le silence n'est pas complet, la musique s'échappe des fenêtres ouvertes et la circulation continue dans les rues, mais Otabek apprécie ces moments où ils n'ont pas besoin de parler.

— Almaty ou Moscou ? demande soudain Yuri.

Rien ne remplace Almaty pour Otabek ; les montagnes et les grands espaces verts lui manquent dès qu'il s'éloigne. Il s'est souvent posé la question, et pour une fois, il n'hésite pas à donner la réponse.

— Moscou.

— T'es sûr de ça ?

— Je dis pas que je penserai ça toute ma vie, mais pour l'instant... Moscou, c'est très bien.

Yuri secoue ses pieds dans le vide, l'air soucieux. Otabek ressent le besoin soudain de le serrer contre lui, comme s'il menaçait de s'envoler.

— Je pense que Viktor était sérieux, à propos de rester à l'académie, dit Yuri.

— Ce serait plus pratique pour toi, non ?

— Et toi ? T'as pas cherché d'appartement, à ce que je sache.

La tristesse de Yuri semble s'accentuer et Otabek l'attire sur ses genoux. Dans la lumière déclinante, la silhouette de Yuri masque les bâtiments environnants, et il apparaît à contre-jour, son visage s'illuminant doucement comme le soleil couchant.

— Je suis sûr que Viktor m'accueillera aussi, rassure Otabek.

— T'es pas obligé de revenir, tu sais. Je t'en voudrais pas si tu voulais rester ici.

Alors que les rues se vident peu à peu et que les passants rentrent chez eux, Otabek ressent un étrange sentiment d'appartenance. Il sait que ce n'est pas seulement à Almaty qu'il se sent chez lui. Il glisse tendrement une mèche de cheveux derrière l'oreille de Yuri et lui caresse la joue, espérant transmettre sa sincérité par ces gestes simples.

— Je sais ce que je veux.