Le soleil apparaît haut dans le ciel tandis qu'Otabek pose ses pieds aux chaussettes dépareillées sur le balcon. Il hume l'émanation du café tout juste moulu, et abandonne sa tasse sur la table à la faveur des pots de plantes aromatiques que Yuri et lui ont décidé de planter. Il touche les petites feuilles du thym, dont le parfum s'élève comme de la fumée et lui rappelle l'odeur agréable de viande grillée incrustée dans les rideaux de sa maison familiale.

— Vous grandissez vite. Vous êtes bien ici, hein ?

Otabek sort son téléphone et expédie une photo des végétaux à Inzhu, qui se moque régulièrement de son incapacité à faire pousser quoi que ce soit qui ne soit pas une mauvaise herbe. Quelques minutes plus tard, il reçoit un cliché en retour : son père assoupi sur le canapé, sa fille dans ses bras. Il s'apprête à taper une réponse, néanmoins, un bruit à l'intérieur attire son attention.

Généralement léger sur ses pieds, Yuri se traîne, fatigué par le déménagement. Le soir précédent, une fois le dîner avalé et un film lancé, il a sombré dans un sommeil paisible sur les genoux d'Otabek. Ils ont emménagé aux numéros 303 et 305 dans les bâtiments de l'académie, et Yuri a préservé sa tradition de venir cuisiner pour Otabek.

Ils abaissent petit à petit leurs gardes, et Otabek songe avec un sourire aux lèvres que ça signifie se réveiller souvent aux côtés de Yuri. Partager son lit avec quelqu'un est étrange, il doit s'habituer au poids de Yuri à côté et à se prendre des coups au visage. Ça en vaut la peine ; l'odeur fruitée du shampoing de Yuri imprime un goût d'espoir dans ses draps.

— Encore en train de papoter tout seul ? demande Yuri.

Le parfum de Yuri enveloppe Otabek en même temps que ses bras, sécurisant.

— Je parle aux plantes.

— Chelou.

— Tu aimes bien ça, non ?

— Mouais, c'est vrai, soupire Yuri en serrant Otabek plus fort. Quand j'ai décidé de sortir avec toi, je me doutais pas que la connerie s'attrapait comme une IST.

— Pousse-toi avant d'aggraver ton cas, alors. De toute façon, t'es plein de sueur et tu colles, c'est dégueulasse.

Avant que les pluies du mois de fin août n'arrivent, apportant le mauvais temps, la température paraît accablante, lourde des orages qui n'explosent plus.

— Ah ouais ? demande Yuri.

Puisque Yuri ne bouge pas, Otabek se retourne entre ses bras.

— Ouais.

— Tu veux pas que je fasse ça, alors…

Les lèvres de Yuri sont chaudes et douces contre celles d'Otabek, et lui font oublier la chaleur du soleil qui les frappe de plein fouet.

――――――――――――――― ❅

La neige tombe autour d'Otabek. Il lève la tête vers le ciel, et inhaler l'air vivifiant de l'hiver devient de plus en plus douloureux avec chaque inspiration. Il attend. Il sait ce qu'il se passera quand la poudreuse l'aura recouvert : elle bloquera ses narines et il étouffera.

Sur les toits et les pavés, les couches blanches s'accumulent, s'accumulent et s'accumulent encore, à tel point qu'il ne distingue plus rien. Un craquement sinistre détonne, les bâtiments se brisent sous la déferlante de neige. Le froid mord la peau d'Otabek, et la douleur explose, sourde dans ses os. Il réagit, rassemble ses dernières forces, arrache le linceul blanchâtre. Il tire si fort que les draps pourraient tout aussi bien se déchirer entre ses doigts.

Sous les yeux écarquillés d'Otabek, la lumière s'allume. Le monde reprend des couleurs, et il distingue Yuri, ses cheveux blonds s'apparentant à une auréole autour de son crâne.

— Beka, ça va ?

Le contact de la main de Yuri sur son avant-bras peine à le connecter à la réalité.

— T'as fait un cauchemar ?

Otabek hoche la tête, incapable de parler ; ses mauvais rêves sont moins fréquents, mais leur intensité ne diminue pas.

— Tu veux que je te tienne ? questionne doucement Yuri.

— Oui, hoquète Otabek.

Yuri s'allonge sur le côté et attire Otabek contre lui. Il frémit, comme si son corps cherchait à combattre la sensation d'être réconforté.

— Yura, je suis désolé…

— De ?

— De te réveiller, croasse Otabek. De t'inquiéter. De…

— T'excuses pas. C'est normal que je sois là pour toi.

Ses mots frôlent la nuque d'Otabek, pareils à de légers baisers. Avec leur mince différence de taille, ils s'imbriquent parfaitement l'un contre l'autre.

— Tu peux dormir, je serai là demain, murmure Yuri. Je serai là…

――――――――――――――― ❅

— Qu'est-ce que tu attends ! Fais-nous le tour du propriétaire !

Otabek lève les yeux au ciel, inverse l'appareil photo de son téléphone, et filme la pièce pour Dimash. La décoration de l'appartement 303 est sommaire, Yuri y a soigneusement aligné ses bibelots préférés. Il avait envie d'un nouveau départ, pas d'exposer ses mauvais souvenirs sous verre.

— T'en penses quoi ? demande Otabek.

— Que tu vas devoir nous inviter, répond Dimash.

— Pourquoi ça ?

— Parce qu'on est tes amis, défend Rusya.

Rusya apparaît dans le cadre, relevé de sa position allongée sur les genoux de Dimash. Ils sont greffés l'un à l'autre durant tous leurs appels vidéos avec Otabek, ça a quelque chose d'attachant.

— C'est une explication ? taquine Otabek.

— Tout à fait, affirme Dimash. C'est mon rôle d'ami chiant de vérifier que tu crèches dans un endroit correct.

— Et j'ai pas mon mot à dire ?

— Non, dit Rusya.

— Alors, on vient quand ? insiste Dimash.

Otabek laisse planer un silence et cache à peine un sourire. Maintenant qu'il a sauté le pas du déménagement, il réalise qu'ils avaient raison : discuter avec des objets est plus facile qu'avec les êtres humains, mais ne remplace pas le soutien d'une véritable personne.

— Si vous pouvez venir avant le début de la saison, on pourra vous faire une place ici, dit Otabek.

— On ? souligne Dimash, amusé.

Otabek se mord l'intérieur de la joue. Yuri passe plus de temps ici que dans son appartement et Otabek n'en a encore parlé à personne.

— Tu nous caches quelque chose ? surenchérit Rusya.

À point nommé, la porte de la salle de bain s'ouvre et Yuri apparaît dans le coin supérieur de l'écran. Sa peau nue est à peine couverte de la serviette nouée à sa taille et le visage flamboyant d'Otabek contraste avec sa pâleur.

Dimash et Rusya ne loupent pas l'occasion, sifflant Yuri. L'effet escompté est immédiat, Yuri approche d'un pas décidé, et le téléphone effectue un vol plané à travers la pièce.

――――――――――――――― ❅

Debout dans les gradins, Otabek inspire l'air frais, les yeux rivés sur la glace. Il apprend à faire la paix avec la frustration de ne plus patiner en compétition, et observer les athlètes lutter contre les limites de leur corps lui rappelle que céder est inévitable. Un jour, ce sera à leur tour de vivre cette cruelle réalité, et il peut employer son expérience afin de retarder cet instant le plus possible.

Se tenant à l'un des sièges afin de se mettre en équilibre sur une jambe et d'étirer l'autre derrière lui, il fouille l'aréna. Il a beau s'accorder une pause, il est incapable de lâcher Yuri du regard.

Voir Yuri patiner sur Nothing Else Matters le frappe en pleine poitrine. Cette prestation, créée pour être dansée ensemble, n'a jamais été aussi percutante que maintenant qu'il reste sur le bord de la piste. Il doit admettre, en dépit de sa nostalgie, que c'est positif ; à l'image de la chorégraphie, sa relation avec Yuri a changé pour le meilleur.

So close, no matter how far, couldn't be much more from the heart

, murmure Otabek en vacillant alors qu'il étire son autre cuisse.

Entendre les guitares mélancoliques du morceau ramène Otabek à tous les instants précieux et difficiles de sa relation avec Yuri. Les nuits blanches à se parler à travers un écran ; les larmes retenues devant les portiques d'aéroport ; les échappées à moto durant les compétitions pour grappiller du temps ; les cris et les explosions de colère par lassitude ; et, au bout du compte, la douleur qui vient avec l'absence.

Never opened myself this way, life is ours, we live it our way.

Ce chagrin qu'ils digèrent toujours, Yuri a besoin de l'exprimer. Il interprète la chanson pour ce qu'elle est, un message à toutes les personnes qu'il a aimées et dont il a été séparé, qui lui seront fatalement arrachées.

Quelque chose change en Yuri. Il réalise que sa peine et sa colère vont de pair, qu'elles existent en parfaite dualité comme le feu et la glace s'opposent. Il ne peut combattre sa douleur sans l'exorciser, et maintenant qu'il en a assez que sa fureur le consume, il trace toutes ces choses qui lui ont fait mal sur la piste. All these words I don't just say, and nothing else matters.

— Ah, beautiful, commente Viktor.

Otabek sursaute et bascule vers l'avant, et Viktor le rattrape d'une main sur l'épaule.

— Hein ?

— Tout est dans le détail, c'est magnifique. Tu vois la tenue du haut de son corps et de ses bras ?

Yuri se retourne, capte le regard d'Otabek, et ne le lâche pas. Forever trusting who we are, no, nothing else matters.

Captivé par l'intensité de ces yeux qui semblent dire « regarde-moi, regarde-moi et ne pars pas », Otabek oublie de répondre à Viktor. Ils rompent le contact visuel quand Yuri se laisse glisser à genoux, le visage incliné, la glace, une paume sur le cœur, l'autre levée vers les gradins.

— Tu avais raison, poursuit Viktor en tapotant l'épaule d'Otabek. C'est le programme parfait pour lui.

— C'est lui qui a travaillé dur pour que ça marche, précise Otabek.

— Il n'aurait pas réussi sans toi.

À contrecœur, Otabek se détourne de Yuri et scrute l'expression de Viktor. Il paraît sincère.

— Tu penses qu'il arrivera à ramener l'or ?

— À ton avis ? Otabek Altin, s'il y a une chose que Yura a toujours été déterminé à obtenir, c'est l'or ! s'amuse Viktor.

Des petites rides marquent le coin de ses yeux tandis qu'il sourit, lui donnant l'air sage et rusé. Il connaît un secret qu'Otabek est trop inattentif pour découvrir, et, avant qu'il puisse lui demander d'expliciter, la musique s'arrête, remplacée par des éclats de voix.

— Vous en avez pas marre de jouer votre merde à fond ? s'énerve Misha.

— Qu'est-ce que tu veux, putain ? rugit Yuri.

— J'aimerais pouvoir bosser. Vous avez pas le monopole de la glace !

— T'étais bien content d'avoir le monopole quand Beka s'occupait de remixer ton morceau, espèce crétin des îles !

— Hein ? Je viens de Yekaterinburg, y'a pas d'îles là-bas !

— C'était une expression, bordel ! Et c'est pas le sujet !

Otabek se pince l'arrête du nez, désabusé de s'être à nouveau fourré dans leurs chamailleries alors qu'il cherchait à s'en tirer. Soucieux de revenir dans les bonnes grâces de Misha, il avait retravaillé l'arrangement de son programme sur Hell On Earth d'Iron Maiden et l'avait rendu « supportable pour l'oreille humaine » afin que Viktor le valide… Viktor, d'ailleurs bien amusé par la situation, rit ouvertement.

— Je crois bien que c'est à toi d'aller calmer nos petits Mishka et Yurochka.

— Euh… Misha n'est pas sous ma tutelle.

— Voyons, voyons. Tu vois bien qu'ils se disputent pour toi !

Otabek descend les quelques marches qui le séparent de la piste, le visage brûlant. Yuri et Misha vocifèrent de plus en plus fort, et toutes les têtes se tournent vers eux.

— Y'a pas de raison que tu sois le seul à avoir un traitement de faveur ici. D'abord Vitya, et maintenant c'est pareil avec Beka.

— Ah, c'est Beka, pour toi ? Dis-moi, c'était pas toi qui te pavanais parce que Beka t'a enseigné son Salchow ?

— Peut-être qu'il a décidé que t'étais trop chiant à entraîner. Tu sais pas s'il veut prendre d'autres élèves ?

— Putain, qu'est-ce que tu cherches, fichu petit con ?

Le piège est flagrant. Yuri saute dedans à pieds joints, et ils recommencent à se crêper le chignon, au plus grand plaisir de Misha. L'adolescent alimente sa rivalité avec Yuri dans une tentative d'obtenir son attention, il est assez malin pour avoir deviné que Yuri a du mal à contrôler sa possessivité.

Otabek se racle la gorge, mais ni lui ni Misha n'ont le temps de rouvrir la bouche.

Yuri agrippe les deux côtés de la veste d'Otabek et l'attire vers lui par-dessus les rambardes afin d'écraser leurs lèvres ensemble. Bien que les démonstrations d'affection en public le gênent, il est flatté que Yuri n'hésite pas à exhiber leur relation devant l'académie entière, et lui rend son baiser avec la même ardeur.

— Alors, t'en penses quoi ? murmure Yuri. Tu veux toujours me coacher ?

— J'en pense que si j'ai une érection devant le reste des élèves, je vais me faire virer et la question ne se posera plus, répond-il à son oreille.

Yuri le regarde avec des yeux écarquillés. Et puis, il explose de rire et sa rage se dissipe. Damnée soit la décence, Otabek attrape à son tour sa bouche, sous les sifflements des autres athlètes.

――――――――――――――― ❅

Avoir Yuri comme étudiant relève du défi pour Otabek, au même titre que concourir contre lui l'était. L'énergie de suivre le film qui défile sur son ordinateur portable lui manque, il n'a pas retenu le titre de cette énième comédie romantique. Il trouve Yuri bien plus captivant ; sous le pâle éclat des lampes, ses cheveux se colorent d'or et la fine couche de sueur sur sa peau brille.

— Tout est OK ? T'as mal ?

Sorti de ses pensées, Otabek cesse de se frotter machinalement le genou. Bien que la gêne soit viable, une douleur fantôme demeure, semblable à un souvenir de son année perdue à se torturer.

— C'est juste un peu raide à cause de l'entraînement, répond Otabek.

— On y est allés trop fort ?

— Non, non. Fallait bien que je te rappelle pourquoi le Salchow était ma spécialité.

Ils se toisent une poignée de secondes.

— Ouais, ouais, dit Yuri en tirant sur le jogging d'Otabek. Vire ce machin plutôt que de dire des conneries.

— Hein ?

— Ton genou, trouduc. Laisse-moi m'en occuper.

Argumenter est impossible avec Yuri. Il saute du lit, revient avec un flacon, et fixe Otabek tandis qu'il se déshabille. Il dispose un coussin sous sa jambe, enduit ensuite ses doigts d'huile de massage. C'est une autre chose à propos de laquelle Dimash n'avait pas tort : Yuri prouve son affection de façons détournées.

Yuri frictionne la peau autour de la rotule avant de la faire rouler d'un geste habitué. Il connaît les soins propices à enrayer, la douleur ne tarde pas à diminuer, et la chair de poule s'éveille. Il quitte l'articulation du genou, remonte les mains le long de la cuisse, et son touché, d'ordinaire aseptisé, devient séducteur, enflammant l'épiderme partout où il passe.

Otabek ne retient pas un long grognement de satisfaction quand il appuie sur une zone sensible.

— Désolé. Tu me détends.

— Je dirais plutôt que tu es tendu d'excitation, note Yuri en s'esclaffant.

— Tes doigts sont magiques, c'est pour ça.

— Tu veux savoir à quel point ?

— Je crois que je suis au cour—

La bouche de Yuri est addictive, affamée. Elle laisse Otabek avide, alouvi.

— Arrête, tu vas mettre cette saloperie d'huile partout, proteste mollement Otabek.

— M'en fous, c'est ton lit.

— Tu dors aussi dedans !

Yuri passe les mains sous le t-shirt d'Otabek, lui chatouille les côtes, et en profite pour le faire basculer sur le matelas. Ils se chamaillent comme des gosses, excepté que l'humeur timide ne dure pas. Yuri se fige, les paumes à plat sur les pectoraux d'Otabek, la réponse de son corps évidente contre sa cuisse.

— Beka, tu veux ou pas ?

— Je te veux tout le temps, dit sincèrement Otabek.

— Oh. Laisse-moi encore m'occuper de toi, s'il te plaît ?

Otabek déglutit, décontenancé par le changement d'atmosphère. Il se sent fragile, à l'image d'un oiseau aux ailes blessées capturé entre les mains de Yuri.

— D'accord. Comment ?

— Bouge pas, ordonne Yuri en l'aidant à retirer son haut. Te touche pas non plus.

Les lèvres de Yuri sont gonflées par les baisers qu'ils échangent à la moindre occasion, rougies comme un fruit mûr, douces à l'intérieur de la cuisse d'Otabek ; ses doigts sont délicats autour de son genou, une caresse pareille à celles d'herbes sur sa peau. De l'électricité statique naît, il réalise que Yuri ne s'est jamais risqué à toucher directement les cicatrices de son opération. Discrètes, un peu plus foncées que la teinte du tissu cutané et cachées par les poils sombres, elles le répugnent.

— Ça te va ? vérifie Yuri à voix basse.

— Je crois.

— T'es parfait, murmure-t-il en glissant le pouce sur le fin relief boursouflé. T'imagines pas à quel point j'ai envie de te faire l'amour.

Otabek se mord l'intérieur de la joue, agité par le besoin de se débattre, cloué au lit par le choix des mots de Yuri. Son apparence le complexe depuis l'accident. Il n'est pas aussi grand que d'autres mecs, il est moins musclé qu'avant, il n'a pas la grâce agile des personnes comme Yuri.

— J'adore tes cuisses, flatte Yuri. J'adore tout ton corps.

Les compliments de Yuri tirent un frisson à Otabek, son sexe tressaille dans la prison de son sous-vêtement. Yuri frôle et cajole, il force Otabek à lâcher prise et rit de le voir si réceptif. Yuri, à l'image du soleil, illumine tout ce qu'il touche ; de la même manière que les plantes sur le rebord de la fenêtre, Otabek se courbe pour chercher son contact.

— Tu comptes me torturer pour me prouver que je t'excite ? demande Otabek d'une voix plaintive.

— Oui.

Yuri dépose un bref baiser sur la bouche d'Otabek, blottit son nez dans son cou et tire ses cheveux pour se donner un meilleur accès, pour mordiller. À l'aide de son autre main, il poursuit les caresses le long de sa cuisse.

— Bordel, tu me rends fou.

Entendre Otabek jurer encourage Yuri, qui trace de minces ruisseaux étincelants le long de son torse avec sa langue. L'air de fin août est étouffant d'avoir été accumulé à l'intérieur de la pièce toute la journée, et les lèvres de Yuri réchauffent Otabek davantage.

— J'adore savoir que t'es mouillé pour moi.

Yuri souligne ses paroles en lapant la forme de son érection jusqu'à imbiber le tissu. Ses hanches tremblent et Yuri comprend sa demande implicite, le débarrassant de son boxer.

— Reste allongé et sois sage, OK ?

Sans se presser, Yuri coupe l'ordinateur, le pose sur la table de chevet, et attrape une bouteille de lubrifiant. Otabek, en cette circonstance plus impatient, se tourne aussitôt sur le flanc.

— Non, face à face.

Yuri lui administre une petite tape sur les fesses pour lui faire signe d'obéir. Il se débarrasse de ses habits, pâle et lumineux en contraste avec la nuit qui tombe derrière lui, et s'installe entre ses jambes.

— C'est pas nécessaire de me prép—ah—Ah, putain.

Le ventre d'Otabek se tord. Yuri fait rouler ses bourses au creux de sa paume et glisse ses phalanges en lui avec délicatesse. Il se tortille, frustré.

— Reste sage, répète Yuri. Tu n'aimes pas ?

— Si, si, mais je te veux, bégaye Otabek.

— Bientôt.

Le toucher de Yuri ne suffit pas à satisfaire Otabek, mais il demeure atrocement agréable. Il jette un bras contre son visage pour cacher son expression, et ses petits halètements se muent en des râles de plaisir.

— Regarde-moi, exige Yuri en le forçant à retirer son bras. Un autre ?

— Putain, oui, gémit Otabek.

Yuri ne cesse de choyer Otabek, il caresse son torse, son ventre, ses jambes. Ce doux contact, ajouté à ses doigts courbés à la perfection à l'intérieur de lui, paraît intense. Il éprouve le même picotement que s'il prenait un coup de soleil.

— Yura, appelle Otabek, hors d'haleine.

— T'en veux encore ?

Qu'est-ce qu'Otabek veut, au juste ? La seule évidence, c'est qu'il a besoin de Yuri. Un quatrième doigt rejoint les autres, et Yuri lui tire des sons qu'il ne se pensait pas capable d'émettre. Il se trouve à sa merci, prêt à placer son cœur entre ses paumes.

— T'es magnifique, complimente Yuri. J'adore te voir prendre du plaisir.

— Tu attends quoi pour me prendre moi, alors ?

— Tais-toi. Sois sage.

Yuri continue à torturer Otabek. Les sensations contraires le consument au point de devenir invivables, et puis le froid le fait frémir quand Yuri recule.

— Reste sur le dos, exige Yuri en récupérant le flacon et un carré d'aluminium.

Otabek lève une jambe pour que Yuri puisse s'en saisir, mais Yuri l'observe avec les sourcils froncés.

— Je vais pas te refaire mal en te tordant n'importe comment ?

— J'aime quand on le fait comme ça, je veux te sentir en entier. Tu veux pas ?

Sans laisser le temps à Yuri de répondre, Otabek s'empare du lubrifiant et referme la main autour du sexe de Yuri, qui bouge dans sa poigne par réflexe.

— Ça va le faire, ajoute Otabek. Je vais garder le genou le plus à plat possible.

La fébrilité rattrape Yuri. Il remet le coussin sous la jambe blessée d'Otabek et place l'autre contre son torse, le pied sur son épaule.

— Magnifique, répète Yuri en déposant un baiser sur l'os de sa cheville.

Otabek n'arrive pas à contester, Yuri se glisse à l'intérieur de lui et le souffle lui manque. Il est sensible d'avoir été taquiné, il savoure la pointe de douleur lorsque Yuri le force à se plier pour l'embrasser à pleine bouche. Il avait pour habitude de songer qu'avoir mal témoignait d'être vivant, et Yuri donne une nouvelle signification à cette idée en repoussant ses limites, physiques comme mentales.

Tout l'être d'Otabek est en feu, que ce soit le point de contact entre leurs corps, son sexe négligé, ou sa chair abîmée par les attentions de Yuri. Chaque poussée des hanches de Yuri est lente et maîtrisée, et Yuri apprécie la moindre de ses réactions.

— Tu aimes ça ?

— Plus vite, s'il te plait.

Otabek n'obtient pas ce qu'il désire, Yuri est déterminé à le rendre dingue.

Et qu'est-ce qui ne plaît pas à Otabek, lorsqu'il s'agit de lui ? Il aime la douceur que Yuri lui témoigne dans l'intimité ; la méchanceté dont il fait quelquefois preuve ; la jalousie excessive qu'il lutte pour contrôler ; sa beauté fragile verbalisée uniquement en secret ; les manières détournées qu'il a de démontrer son affection. Merde, il ne trouve pas de mot dans leur langue commune qui suffit pour exprimer ce qu'il ressent, alors il tire sur les cheveux gorgés de transpiration de Yuri pour lui faire comprendre autrement.

— S'il te plaît, geint-il contre sa bouche. J'ai besoin de toi.

Yuri semble également submergé par ses émotions, sa pomme d'Adam s'agite, son torse se soulève dans un rythme essoufflé.

— Tu peux venir sans être caressé ?

Ça sonne comme un ordre, et Otabek veut être sage.

— Oui.

— Bon garçon, complimente Yuri.

Otabek est consterné par le gémissement pathétique qui lui échappe, Yuri le surprend encore plus en retirant son pied de son épaule afin de lui donner les petites poussées abruptes et rapides qu'il aime. Dans cette position, son érection est coincée entre leurs corps, et Yuri l'a assez fait tourner en bourrique pour qu'il puisse se satisfaire de cette seule friction.

— Beka… chuchote Yuri. Viens pour moi, Altynym...

Trop étourdi, Otabek ne se demande pas depuis quand Yuri arrive à baragouiner dans sa langue natale. Tout ce qui compte, c'est les louages de « bon garçon », les murmures de « Beka, Beka » à son oreille, les surnoms affectueux qu'il n'aurait jamais imaginé entendre… Tout ce qui compte, c'est qu'il se sente bien avec Yuri.

L'humidité collante entre leurs estomacs informe Otabek qu'il a joui, et Yuri repousse une nouvelle fois ses limites jusqu'à venir à son tour. Un long moment s'écoule avant qu'il puisse passer outre le voile blanc et se focaliser sur Yuri.

Yuri embrasse son front, son arcade sourcilière, sa joue dans l'espoir de calmer leurs respirations agitées.

— Yura, je…

— Mhhh ?

Yuri s'est relevé sur les coudes. Il bloque l'éclairage et surplombe Otabek, à l'instar d'un dieu tout puissant. Otabek se sent enfin à sa place, libéré de ses remords, repenti par amour.

— J'aimerais rester là pour toujours, baragouine Otabek. Je suis tellement bien avec toi.

Un sourire illumine le visage de Yuri.

— Moi aussi.

――――――――――――――― ❅

Perché sur une échelle, Yuri farfouille à l'arrière de l'enseigne lumineuse du garage. Il retire la grille de protection et extrait le tube défectueux, guidé par les directives de son père. Vu son sourire, Vasily est heureux d'instruire quelque chose à son fils, qu'importe si Yuri ponctue chacune de ses actions par des jurons.

Otabek les observe sans piper mot. Il n'intervient que peu dans leur relation, simple spectateur de leurs décisions. Il sait que Yuri est terrifié à l'idée de perdre sa famille ; que sa mère est décédée si tôt qu'il a oublié son visage, que son grand-père a vieilli prématurément. Il ne peut que compatir à l'immense vide que les départs laissent.

— Hé, Beka ? Tu nous écoutes ?

— Tu veux que je te montre où se trouve le disjoncteur, mon garçon ?

En entendant les voix jointes de Yuri et de son père qu'Otabek réalise qu'ils ont terminé les réparations et qu'il était en train de les fixer. Il hoche la tête sans répondre, et Vasily quitte son poste en bas de l'échelle afin de le guider dans le garage.

Ils n'échangent pas un mot pendant qu'ils se rendent dans la réserve, et Otabek reste avare de paroles quand Vasily lui montre où se trouve le disjoncteur et quel interrupteur contrôle les lumières extérieures.

— Tu sembles très calme aujourd'hui, note Vasily. Qu'est-ce qu'il se passe ?

Otabek étudie Vasily des pieds à la tête. Le pardon que Yuri leur accorde, à l'un comme à l'autre, un espoir facile à étouffer, est pareil à un mince cierge allumé dans l'obscurité. Il ne veut pas que Yuri se retrouve plongé dans le noir.

— Juste... Ne merde pas, dit Otabek.

— Comment ça ?

Égoïste, Otabek s'est habitué au Yuri qu'il a appris à connaître cet été. Il chérit le Yuri qui a les doigts couverts de graisse de moteur ; qui sourit en lui expliquant ses comédies romantiques ; qui lui ronronne des mots doux quand il lui fait l'amour.

— Ne merde pas avec Yura. Il commence tout juste à remonter la pente.

La mâchoire de Vasily se crispe et il se force à rire.

— Normalement, ça devrait être à moi de te dire de ne pas merder.

Otabek hausse les épaules. Il fait volte-face, mais Vasily l'arrête d'une main sur son omoplate.

— Je ne compte pas le blesser.

Le ton de Vasily est grave, il se balance d'un pied à l'autre. Durant un instant, son attitude timide rappelle à Otabek celle de son père, et il réalise qu'il ne saura jamais quoi penser de lui.

Au moment où ils quittent l'atelier, les néons se mettent à bourdonner. Yuri a tout juste le temps de descendre de son perchoir, triomphant, avant qu'ils ne s'allument.

— Putain, vous voyez que je suis pas si naze que ça en bricolage !

D'autres cris de joies échappent à Yuri, il ne perd pas une seconde pour aller chercher son grand-père à l'intérieur. Otabek ne peut s'empêcher de sourire.

――――――――――――――― ❅

Un vent tiède soulève les feuilles qui dorment sur les pavés, et quelques nuages, filandreux à la manière de la vapeur d'un narguilé, tachent le ciel rose. D'ici le début de la saison de patin, le blanc aura entièrement recouvert le paysage.

Otabek expire la dernière bouffée de sa cigarette et imagine le goût métallique de la neige sur sa langue. Il s'occupe assez la journée pour ne pas ressentir de tristesse, mais s'il s'accorde un instant pour observer la voûte céleste virer au noir, ses doutes s'emparent de lui. Est-il assez bon pour se racheter auprès de Yuri, sa famille, et ses amis ?

La porte claque et annonce l'arrivée de Yuri. Ses clés de l'appartement d'Otabek dépassent de ses doigts, desquels pendent le chat en porcelaine.

— Ton message disait que tu peux pas dormir ? questionne Yuri en attrapant un plaid sur le canapé.

— Ouais. Tu connais le truc…

— Tu veux que je te tienne compagnie ?

— S'il te plaît.

Yuri passe la couverture sur les épaules d'Otabek et un silence s'installe. C'est une partie moins agréable de leur routine : quand ça ne va pas, Otabek disparaît sur le balcon, et Yuri sait où le trouver.

— J'ai une question pour toi, dit Yuri.

— Dis-moi ?

Un long souffle quitte les lèvres de Yuri, il semble vouloir chasser les nuages qui cachent les couleurs du coucher de soleil.

— Almaty ou Moscou ?

— Tu m'as déjà demandé, non ?

— Et la réponse n'a pas changé ? insiste Yuri.

— Moscou, répond Otabek sans hésiter. C'est toujours Moscou.

— Alors, c'est quoi qui te travaille en ce moment ? T'es... Enfin, des fois, t'es renfermé et silencieux.

Otabek tressaille. Il suspectait que Yuri se pose des questions sur son bonheur ici, et il ne peut pas lui en vouloir. Le changement, quoique positif, reste éprouvant, et le stress alimente les cauchemars qui les réveillent la nuit.

— C'est de ça que j'espérais te parler.

— Il s'est passé un truc au garage ? À l'académie ?

— Non, non, du tout. C'est juste que...

Décrire son mal-être n'est pas instinctif pour Otabek. Seulement, il a déjà trop attendu, et il veut honorer sa promesse d'accepter la main tendue de Yuri.

— C'est juste que j'ai pas nécessairement besoin de raisons pour aller mal, tu vois ? C'est… Comment t'expliquer ? C'est comme si un nuage gris me suivait tout le temps…

— Sans raison ?

— Ouais. Comme s'il pleuvait spécifiquement sur moi alors que les autres se trouvent au soleil.

— C'est pour ça que tu es distant, certains jours ?

— En gros… J'ai l'impression de vivre dans la brume, et à l'occasion, tout mon avenir semble bloqué. J'arrive pas à dissiper tout ce brouillard, peu importe mes efforts.

Aussi loin qu'Otabek se souvienne, les nuages ont toujours plané au-dessus de lui, et le mal-être l'accompagne chaque matin comme du sucre collé au fond de son café. Il en avait décrété que c'était sa personnalité, qu'il était un mec un peu triste, et ce n'est que cette année qu'il a décidé de prendre la situation au sérieux.

Si c'est sérieux, il peut trouver une explication, un traitement, et envisager une guérison.

— Je peux te poser une autre question ? hésite Yuri.

— Bien sûr.

— Tu m'as jamais répondu… Ça t'arrive d'avoir des idées noires ? Genre, je sais bien que tout n'est pas rose pour toi. Mais quand t'es revenu ici, c'était pire que jamais. Tu semblais lassé de tout, ça me faisait flipper.

— C'est pas ce que tu imagines. Dans ces moments-là, c'est pas vraiment que j'ai envie de me blesser, c'est surtout que j'ai envie de tout envoyer chier.

— Car tu penses que tu peux pas aller mieux ?

Otabek se perd dans la contemplation des petites rues que le halo des lampadaires ne touche pas. Se laisser submerger par sa noirceur serait si facile pour lui. Il en a honte.

— Je sais que je peux aller mieux, explique Otabek. Ça va te paraître horrible, mais… C'est rassurant pour moi de me sentir hyper mal. Ça veut dire que j'ai plus besoin de m'inquiéter que de combattre pour ensuite rechuter. Et bah... Quand on s'est retrouvés, j'étais bien dans ma merde. J'avais pas la volonté d'être fort.

— Mais tu l'es, rétorque Yuri. Tu l'es parce que t'es toujours là et tu viens de m'avouer tout ça. Putain, ça doit être la première fois en dix piges que tu parles autant de toi sans que je te tire les vers du nez !

— Et ça ne change rien ? Que tu saches comment… Comment je me sens au fond de moi ?

Au fil des années, Otabek avait perdu goût à vivre. Pourquoi était-il ici ? Quel était le but de se lever chaque matin ? Avait-il un rôle dans l'existence ? Il s'est détesté d'être vivant quand sa mère est morte, et il apprend petit à petit à être fier d'avoir survécu.

— Ça m'est putain d'égal, dit Yuri. Je serais un foutu connard si je te laissais tomber à cause de ça.

— Tu le penses vraiment ?

— Merde, t'es coincé avec moi jusqu'à ce que je crève.

Le visage d'Otabek se détend d'un coup, un sourire naît sur ses lèvres. C'est une réponse typique de Yuri, une réponse qu'il s'attendait à recevoir.

— J'avais besoin de te dire tout ça pour réussir à avancer, admet Otabek. Euh… Merci de m'avoir écouté.

— Merci de t'être confié, trouduc.

Un silence soulagé s'installe. Otabek tire nonchalamment sur une autre cigarette, et avec chaque nuage qui s'échappe vers le ciel, il se sent soulagé. À présent, il distingue un avenir derrière la brume. Il a longtemps éprouvé de la rancune envers son père pour avoir réussi à se reconstruire après la tragédie, mais il a découvert son plus grand secret : pour recommencer à vivre, il faut s'y autoriser.

Otabek inspire fort sur sa cigarette, emprisonne la fumée contre son palais et forme un « O » avec sa bouche. Le petit nuage se dissipe en une traînée blanche, il pouffe à voix basse. Il reste l'enfant perdu qui regardait les anneaux de fumée disparaître sans savoir les attraper, et ce n'est pas grave. Il s'est pardonné.

— Qu'est-ce que tu fiches ?

— Je voulais faire des anneaux de fumée, dit Otabek comme si c'était une évidence.

— Putain, t'es naze !

Sans laisser le temps à Otabek de s'offusquer, Yuri vole sa clope. Il ne tousse même pas en inhalant, et lorsqu'il exhale, il forme une série de petits ronds.

— Grand-père m'a appris quelques trucs avant que je lui interdise de fumer, raconte Yuri dans un rire. Regarde… Tu souffles trop de fumée. Il faut que t'en garde moins que ça en bouche, et puis que tu expires lentement.

Yuri répète la manœuvre et ses anneaux de fumée se dessinent à merveille.

Si Otabek n'était pas tombé amoureux de lui auparavant, ce serait arrivé à cet instant. C'est inexorable et effrayant, inexplicable et beau, fragile et puissant ; c'est comme une jonquille qui pousse à travers la neige, comme le dégel final de l'hiver, comme les premiers bourgeons au printemps.

— Hé ? Pourquoi tu me regardes comme ça ?

Yuri se fige, le scrute de ses yeux de chat. La cigarette s'éteint entre ses lèvres et un sourire illumine son visage.

— Si tu savais comme je t'aime.

Les mots d'Otabek lui échappent, rejoignent les anneaux de fumée, et il ne les regrette pas. Ça aussi, il avait besoin de l'avouer à voix haute.

— Je sais, ouais, dit Yuri. T'as finalement trouvé les couilles de le dire, hein ?

Un rire secoue Otabek et Yuri l'imite. C'est une autre réponse classique de Yuri, une autre réponse qu'il s'attendait à entendre. Il avait le pressentiment qu'il était trop tôt, que Yuri n'était pas prêt, et ça lui va. Ils ont tout leur temps pour se découvrir.

Vivre, ça doit être ça. Avoir hâte qu'un nouveau matin arrive, puisque qu'avec chaque aube qui se lève, l'obscurité recule un peu plus loin.

— Yura ?

— Ouais ?

— Là, je vais bien.