NdA : Chapitre, mais je n'avais pas envie de le couper en deux. Et c'est le dernier avant l'épilogue ! Attention, moult fluff à la fin hahaha. Bonne lecture !
La maison de Mary se trouvait un peu à l'écart de la ville. Pour s'y rendre, il fallait prendre un bus pendant une bonne dizaine de minutes, puis marcher environ cinq minutes. C'était une maison comme on en trouve beaucoup dans cette région de Norvège : blanche, en bois, au toit en tuiles foncées, avec son jardinet vert et fleuri à l'arrière. Elle donnait directement sur le front de mer. Deux vélos étaient garés sur la petite cour à l'avant, et une paire de bottes d'enfant étaient déposées sur le perron. Sous l'auvent qui abritait la porte d'entrée se trouvait une boîte aux lettres en fer blanc avec l'inscription « Famille Malone Nielsen ».
Will serrait fort la main de Lyra dans la sienne, comme pour s'abreuver un peu plus du courage qui était celui de la jeune femme. Il sonna. De l'autre côté, un léger cri d'enfant retentit, suivi de l'exclamation d'une femme et de pas pressés qui se rapprochèrent. Puis la porte s'ouvrit sur Mary, essoufflée et les joues rouges comme si elle avait couru un marathon, les cheveux ébouriffés, les pieds nus, les lunettes sur le front et un large sourire qui illuminait son visage.
- Salut, fit Will.
Les épaules de Mary s'affaissèrent devant la désinvolture du jeune homme.
- « Salut » ? se désola-t-elle, Imbécile ! Je me suis beaucoup inquiétée !
- Je sais, répondit Will sincèrement, Désolé.
Ils s'enlacèrent avec affection pendant de longues secondes et Mary lui embrassa sa joue et posa sur lui un regard brillant.
- Il faudrait songer à couper tout ça, ajouta t-elle dubitative en passant la main dans ses boucles ébènes.
Un rire clair échappa à Will. Il se décala et Lyra s'approcha. Sous son sourire éclatant, sa gorge se serra. Mary la regarda, le regard illuminé d'une tendre émotion. Les deux femmes tombèrent dans les bras l'une de l'autre. Puis Mary s'écarta pour observer la jeune femme. Elle posa ses mains sur ses bras, puis ses épaules et enfin autour de son visage.
- Vous avez vraiment réussi alors ! se réjouit-elle, Regarde toi ! Une si belle jeune femme ! Oh, comme je suis heureuse de te voir, de vous voir ! Vous avez dû vivre de sacrées aventures ! Entrez, venez, je vais te présenter.
Elle se poussa pour les laisser entrer et ferma la porte derrière eux. Ils arrivèrent dans une petite entrée où s'entassaient des chaussures de toutes tailles, des manteaux et des vestes. Ils déposèrent leurs sacs et se déchaussèrent avant de suivre Mary dans une vaste pièce à vivre. C'était une maison qui sentait la vie et l'amour. Il y en avait à chaque recoin. Ici une photo, là une paire de chaussons, là-bas un bouquet de fleurs séchés ou ici encore un petit mot collé sur un coin de mur. Une large étagère recouverte de livre surplombait le salon confortable et Lyra frissonna de plaisir en voyant les ouvrages si bien alignés. La table basse en bois clair était envahie de petit bazar : une tasse de café non terminée, des piles de papiers sous un ordinateur portable ouvert et, à côté, quatre campanules violettes, aux tiges irrégulières, soigneusement alignées. Mary s'empressa de ranger en se confondant en excuses :
- On vous attendait, mais tu sais comment je suis, Will …
Une grande baie vitrée ouvrait la maison sur l'océan glacial infini, où l'horizon était parsemé des contours indistincts des îles. Un jardin fleuri, battu par les vents, invitait les occupants à la contemplation. Lyra s'approcha doucement, goûtant la vue du regard et soupira d'envie.
- Hey, mais regarde qui voilà ? lança une voix amicale derrière eux.
Une femme venait d'entrer dans le salon. Ses yeux noisettes brillaient autant que son sourire rayonnait, et ses cheveux, très bruns et noués dans une tresse épaisse , tombaient élégamment sur son épaule. Posée sur sa hanche, lovée dans ses bras, se trouvait une petite fille aussi brune qu'elle, âgée peut-être d'un an, presque deux, tout au plus. Le visage de l'enfant était encore rouge d'un chagrin à peine passé et deux grosses larmes restaient suspendues au sommet de ses joues rondes. Elle s'agrippait à la femme et regardait Will, le corps secoué par quelques sanglots. En comprenant qui se trouvait face à elle, son visage s'illumina et elle tendit les bras en poussant des petits cris de joie. Will s'approcha et attrapa l'enfant dans ses mains en s'esclaffant :
- Bonjour toi ! Oh, tu m'as manqué !
Il couvrit le visage de l'enfant de petits baisers pendant qu'elle riait aux éclats. Ensuite, Will la serra contre lui en soupirant.
- Comment est-ce possible de grandir aussi vite ?
Il enlaça la femme brune, qui lui fit aussi une remarque sur ses cheveux, et il roula des yeux. Puis, il fit sauter la petite fille en l'air, la faisant tournoyer, et elle éclata de rire encore plus fort. C'était comme une réunion de famille, ou en tout cas l'idée que Lyra se faisait d'une réunion de famille.
- Lyra, voici Olivia, ma femme, annonça Mary. Et ça, c'est Nora, notre fille.
- Je suis ravie de te rencontrer, dit Olivia en l'enlaçant à son tour, Mary et Will m'ont beaucoup parlé de toi. Oh, et tu dois être Pantalaimon, c'est bien ça ? Je suis heureuse de faire ta connaissance.
- Olivia est au courant de beaucoup de choses, rassura Mary en voyant l'air surpris de la jeune femme et son dæmon. Elle sait pour ton monde, l'existence des dæmons, mon séjour chez les Mulefa...
Will s'approcha d'elles, toujours Nora dans les bras qui lui pressait les joues et jouait avec ses cheveux en babillant joyeusement. Il la présenta à Lyra.
- Dis bonjour à cette magnifique femme, Nora, dit-il. As-tu déjà vu plus belle ? Hmm, je ne pense pas, si on met de côté tes mamans bien entendu.
Lyra lui lança un regard désapprobateur.
- Je ne vais pas mentir à un bébé, quand même, rétorqua t-il très sérieusement.
Olivia s'était éclipsée dans la cuisine, Mary ouvrait une bouteille de vin blanc et Will s'était accroupi pour libérer la petite fille. Cette dernière marcha d'un pas chancelant mais affirmé vers une caisse. Elle entreprit méthodiquement d'en vider le contenu au sol. Mary soupira. Nora se dirigea ensuite vers Will, un livre, une peluche et deux petits cubes dans ses bras potelés. Elle laissa tomber les trois derniers éléments pour ne garder que le livre et le tendit au jeune homme. Il s'installa sur le canapé, prit l'enfant sur ses genoux et ouvrit le petit livre, alors qu'elle enfournait son pouce dans sa bouche en regardant les pages. Lyra se retourna vers la baie vitrée et plongea son regard dans l'horizon bleuté.
- Vous vivez vraiment dans un bel environnement, dit-elle rêveusement. J'espère vivre dans un endroit pareil un jour…
Will leva les yeux vers elle et Mary s'approcha pour lui offrir un verre de vin.
- Oui, dit-elle, on se sent vraiment chanceuses. C'est un vrai paradis. Parfois, des bandes de phoques viennent nager au loin, et ça nous est arrivé d'observer des baleines. Et c'est parfait pour observer les Aurores Boréales en hiver ! Il faut que tu vois ça ! D'ailleurs, on a pu en observer ces derniers temps. C'est curieux, car ce n'est pas la saison… Il y en a eu une magnifique hier soir. Vous l'avez vue ?
Lyra jeta un regard à Will par-dessus son épaule et celui-ci lui lança un petit sourire complice.
- Hmm non, on n'a pas fait attention … répondit-elle en avalant une gorgée de vin. Will m'a dit que tu continuais tes recherches sur la Poussière ?
Le regard de Mary s'illumina et elle entraina la jeune femme à l'étage où se trouvait un bureau qu'elle occupait quand elle télétravaillait. Elles restèrent de longues minutes à discuter, échanger. Lyra lisait avec intérêt les travaux de Mary, pour le plus grand plaisir de cette dernière, et lui posait des questions, sincèrement curieuse de ce qu'elle avait pu découvrir. Elles continuaient de disserter en retournant dans la pièce à vivre, où Will et Olivia bavardaient tranquillement tout en donnant le diner à Nora. La lumière de fin d'après-midi envahissait graduellement la pièce.
- Il adore vraiment cette enfant, observa doucement Mary.
Lyra n'ajouta rien. Elle aida Mary à dresser la table pendant que Will reprenait l'enfant dans ses bras pour aller regarder le paysage. Elle leur jetait des regards à la dérobée tout en plaçant les verres. Nora bailla longuement, une petite larme de fatigue perla ses grands yeux. Elle blottit sa tête contre le cou de Will. Il déposa un petit baiser sur ses cheveux fins.
- Je crois qu'il est l'heure pour cette jeune fille d'aller se coucher, annonça Olivia en s'approchant. Tu veux t'en occuper ?
- Oh oui, allons au lit ! répondit Will d'une voix chantante à l'attention de la petite fille.
- Il faudra la changer par contre, prévint Olivia avec un sourire malicieux.
Will s'arrêta et considéra un instant la situation. Il regarda l'enfant, sa mère, puis Lyra qui ne loupait rien de la scène. Cette dernière reporta son regard sur la table, en rougissant légèrement, et Will laissa échapper un sourire en coin.
- C'est bon, je peux gérer, déclara-t-il, sûr de lui. J'ai déjà fait ça. Bonne nuit !
Il fit un petit signe aux trois femmes et Nora le singea, affichant un grand sourire pourvu de quatre petites dents blanches. Puis il gravit les marches en chantonnant. Lyra rejoignit Olivia en cuisine, trop curieuse de savoir ce qu'il se cachait sous les effluves aromatiques et citronnées. Elle regardait le contenu du fou, celui du saladier que la femme mélangeait, humait les arômes et demandait des détails sur les recettes. Will arriva plusieurs minutes plus tard, et passa la main dans le dos de la jeune femme.
- Tout va bien ? demanda Olivia en lui jetant un regard par-dessus son épaule.
- Yep. Changée, couchée et bercée. Tout va bien.
Olivia le remercia et lui tendit le saladier qui contenait un savant mélange de pastèque, tomates et feta. Ils retrouvèrent Mary autour de la table au centre de laquelle elle avait disposé des bougies et le bouquet apporté par Lyra.
- Maintenant, j'ai besoin de tout savoir sur votre périple et ces derniers mois, déclara Mary en garnissant les assiettes.
Lyra fut la première à parler. Elle raconta son histoire depuis le début. Les disputes et la disparition de Pantalaimon, son long voyage jusqu'au Grand Est. Et puis ces retrouvailles complètement inattendues et incroyables. Son cœur battait à vive allure. Elle raconta son voyage jusqu'au Nord avec son dæmon, et tout ce qu'ils avaient vécu. Et cette fois, elle n'omit aucun détail. Mettre des mots, ses propres mots, sur ce qu'elle avait vécu était pénible, mais c'était une véritable catharsis. Et plus elle racontait, plus Mary et d'Olivia s'accrochaient à son récit, bouleversées. Même s'il connaissait ces histoire, Will était tout autant ému. Il garda pour lui son émotion car il voyait bien combien elle prenait sur elle pour rester dans son histoire sans vaciller.
Puis sa voix accompagna celle de la jeune femme au moment où elle atteignait leurs retrouvailles à Bodø. Ils racontèrent la suite ensemble, que ce soit les voyages, la vie sur le bateau, les propos de Kaisa et de Xaphania, la décision de reforger le Poignard Subtil et leur voyage au Svalbard. Les deux femmes étaient fascinées par les ours en armure et Lyra était plus que fière de pouvoir transmettre ses connaissances et la mémoire de son ami adoré. Leur récit dura tout le long du repas. Une fois l'entrée terminée, Olivia apporta le plat principal, du saumon rôti au citron, à l'ail et à l'aneth, qui réjouit les sens des attablés, et Mary ouvrit une seconde bouteille de vin. Lyra ne tarissait pas d'éloges sur les saveurs et les parfums. Pendant qu'ils parlaient, Mary leur offrait des regards fiers et affectueux.
À leur retour, il y a sept ans, Mary avait réussi à gagner la confiance et l'amitié d'Elaine et avait rapidement emménagé chez les Parry. Elle avait aidé Will dans les démarches et pour s'occuper de sa mère, afin qu'il puisse grandir de manière plus apaisée. Mais l'adolescence avait été une période compliquée pour lui. Et Mary n'avait pas du tout été préparée à accompagner un adolescent qui contenant autant d'amertume et de rancœur en lui. Malgré tout, ils avaient fait de leurs mieux. Lors d'un congrès au Canada, elle avait rencontré Olivia. Le coup de foudre avait été immédiat, et elle avait décidé de la rejoindre en Norvège, pour revenir au moment du décès d'Elaine. Elle avait retrouvé Will plus stable d'apparence, mais complètement renfermé sur lui-même. Il refusait obstinément d'exprimer ses émotions. Elle l'avait vu sombrer, s'effondrer à maintes reprises pour se relever et batailler contre la colère, le chagrin et les deuils qui l'accablaient. Elle l'avait vu se jeter à corps perdu dans l'espoir infime de retrouver Lyra grâce à la fenêtre découverte à Bodø.
Pas un jour n'était passé sans qu'elle ne pense à lui, ne s'inquiète pour lui. Alors le voir ainsi, transformé, épanoui, riant de bon cœur, soulageait son âme d'un poids incommensurable.
En parlant, Will jouait distraitement avec une mèche de cheveux nichée dans le cou de Lyra. Il l'enroulait autour de son doigt puis la faisait doucement glisser entre son pouce et son index avant de recommencer. Un geste naturel, propre à tous les amoureux, comme s'ils ne s'étaient jamais quittés. Et Mary essaya de visualiser ce que ce devait être d'être séparés aussi cruellement, de penser l'un à l'autre, de continuer à s'aimer en se disant que des retrouvailles ne seront jamais possibles. Son cœur se serra. Allaient-ils devoir subir ça encore ? Ils avaient l'air si heureux. Elle ravala son émotion pour se concentrer sur ce qu'ils racontaient.
- Mais alors, est-ce qu'il y a un moyen pour que tu sois là bas, sans souffrir ? finit-elle par demander.
- Et bien, déjà il y a la mélasse des sorcières, expliqua Will. Elle est aussi efficace qu'infecte…
- Il y a autre chose ?
Will regarda Lyra pour la laisser répondre.
- Oui, dit lentement la jeune femme, il faut qu'on ait … un enfant. Ils disent qu'avoir un enfant tisse des liens indivisibles entre deux personnes et que c'est la seule solution sur le long terme.
- Oh ! Mais … hein ? Mais, enfin, Will ! Tu n'as pas … je veux dire … Lyra ? Tu es … enceinte ?!
En parlant, Mary avait porté une main émue à sa poitrine et ses joues s'étaient embrasées. Simultanément, Lyra et Will s'empressèrent de corriger cette idée. Ils se regardèrent à la fois embarrassés d'avoir eu besoin de se précipiter et amusés d'avoir parlé en même temps.
- Et donc, qu'allez-vous faire ? Quels sont vos plans maintenant ? demanda Mary
Voilà, il était temps, c'était la question que Will attendait et il sentit son cœur battre rapidement, très rapidement. Tout allait se concrétiser et il appréhendait la réaction de Mary. Lyra lui offrit un sourire encourageant. Il inspira un grand coup et se lança :
- Je vais rester. Dans le monde de Lyra. Pour toujours.
Mary fronça les sourcils.
- C'est-à-dire ?
- C'est-à-dire que je ne vais pas revenir ici, dit Will. Jamais. Il faut éviter de traverser, on te l'a raconté…
Mary secoua la tête. Elle ne souriait plus du tout.
- Comment ça ? Qu'est ce que tu veux dire ? Attends, Will, tu ne peux pas juste disparaître comme ça, comme si tu n'avais jamais existé ! C'est impossible.
- En fait, si, je peux, dit Will très sérieusement.
Il y eut un silence.
- Qu'est-ce que tu veux dire ? Qu'est-ce que tu as fait ? demanda Mary
Devant son désarroi, Will commença à perdre un peu de sa confiance en lui. Il n'était plus aussi sûr de ce qu'il avait préparé mais c'était trop tard.
- J'ai tout prévu, tu n'auras à t'occuper de rien, je t'assure… commença-t-il.
- Je n'en doute pas, rétorqua Mary d'un ton un peu amer.
- Bon, laisse-moi aller jusqu'au bout, s'il te plaît.
Lyra s'était redressée et le regardait avec un mélange de curiosité et d'appréhension. Ils s'étaient mis d'accord sur l'histoire du voyage, l'histoire du bateau. Mais pour le reste … Will avala sa salive.
- L'idée c'est de disparaître, expliqua-t-il. On a imaginé qu'on partait en voyage en bateau autour du monde. Du coup, j'ai programmé quelques mails que tu recevras tout au long de l'année, qui « raconteront » ce que l'on vit. Des mails plutôt courts, car tu sais que je ne suis pas expansif. Et puis il y a un moment où tu ne recevras plus rien. C'est là que j'ai besoin de toi Mary, vraiment. J'ai besoin que tu nous déclare disparus. Et tout le reste se mettra en route tout seul. J'ai vu avec la banque et avec le notaire. Tous mes biens seront légués à une association de protection de l'environnement et à ton labo de recherche.
Il inspira profondément. Voilà. ça devait marcher. Mary devait être touchée qu'il ait pensé à ses recherches. Mary devait accepter.
Un silence de mort s'installa, à peine perturbé par les babillages mélodieux de Nora à travers le babyphone. Les trois femmes fixaient Will d'un air abasourdi qui le déstabilisa.
- Qu…quoi ? bafouilla Mary, livide. Tu te moques de moi ? Lyra, tu étais au courant ?
- Non non, je t'assure que non ! s'exclama Lyra.
Will se figea et fit glisser son regard de Mary à Lyra, les deux personnes les plus importantes de sa vie.
- Je refuse ! déclara fermement Mary.
- Mary, s'il te plaît … commença le jeune homme.
- Tu ne me peux pas me demander ça Will ! C'est au-dessus de mes forces ! Tu ne peux juste tout laisser derrière toi comme ça ! C'est impossible ! As-tu pensé à ceux que tu laisses ? As-tu pensé à Nora ? As-tu pensé à moi ?
Will se tendit. Il se frotta le sourcil gauche. Bien sûr qu'il y avait pensé. Quitter ce monde était difficile. Quitter Mary l'était encore plus.
- Tu ne peux pas faire ça, abandonner ceux qui t'aiment, ajouta Mary. Et si Elaine était encore là ? Tu la laisserais aussi ?
La mâchoire de Will se crispa, et son regard s'assombrit.
- Laisse ma mère en dehors de ça, dit-il d'une voix froide.
Il se leva, le corps tendu.
- Ecoute, Will, excuse-moi, je … bafouilla Mary, les joues rouges de honte.
- J'ai besoin d'air, siffla-t-il.
Il se retourna et quitta à grandes enjambées la pièce pour sortir sur la terrasse en bois qui donnait sur la mer. Lyra et Mary échangèrent un regard puis la jeune femme se leva et sortit à son tour. Elle referma la baie vitrée derrière elle. Assis à même le sol, les pieds dans l'herbe, Will gardait les mâchoires crispées et les sourcils froncés. Elle s'approcha et encercla ses épaules de ses bras, en s'appuyant contre son dos. Le vent frais du Nord caressait leurs visages.
- Qu'est-ce qui ne va pas ? marmonna Will, Tu n'es pas heureuse ?
Elle se redressa et s'installa face à lui. Délicatement, elle lui prit ses mains dans les siennes.
- Je n'ai jamais été aussi heureuse de toute ma vie, dit-elle. Ça va au-delà de la joie, de l'amour, des deux réunis. Il n'y a pas de mots assez forts. Mais tout ce que tu veux mettre en place… Est-ce que vraiment nécessaire ? Est-ce que tu es sûr que c'est la seule solution? Que c'est ce que tu veux ?
- Non ce n'est pas ce que je veux, soupira-t-il en se frottant le front. Bien sûr que non. Mais ce monde est un enfer administratif, je te jure. Tu ne peux littéralement pas exister, sans rien faire socialement, économiquement… Disparaître est la solution la plus simple. Il n'y a pas d'autres moyens que d'agir ainsi. J'ai retourné la situation dans tous les sens et je n'ai rien trouvé de mieux.
Lyra secoua la tête en soupirant.
- Tu recommences, dit-elle.
- Quoi ?
- Garder les choses pour toi.
Will fronça les sourcils, un peu déconcerté.
- Enfin, je n'allais pas t'emb …
- Ne me dis pas « m'embêter avec ça », l'interrompit Lyra d'une voix ferme. Tu es prêt à quitter ton propre monde, pour que l'on soit ensemble ! Comment pourrais tu m'embêter avec ça ? Mais c'est radical Will, trop radical. Et de toute manière, tu aurais dû m'en parler pour savoir si j'étais d'accord.
- Je pensais que …
- Ça ne suffit pas. Tu ne peux pas juste émettre des hypothèses. Écoute, tu m'as dit que je savais écouter, et je le crois vraiment. Mais il faut que tu me parles. Si tu veux que je fasses partie de ta vie, tu dois me laisser en faire pleinement partie. Et ça passe par les discussions importantes, comme celle-ci. C'est comme lorsque tu as pris ta décision de quitter ton monde, rappelles-toi. Discuter, ce n'est pas forcément se disputer ou débattre, ça peut aussi juste clarifier sa position. C'est inquiétant, car on sait jamais vraiment comment l'autre va réagir. Mais ça fait partie de la vie. Tu comprends ce que je veux dire ? Je t'aime, je te soutiendrai toujours, quoi qu'il arrive.
Il la fixa sans rien dire, avant de prendre conscience qu'elle avait raison. Il avait toujours pris des décisions seul, pour lui, pour sa mère, parce-qu'il n'avait pas le choix et qu'il pensait que c'était ainsi que la vie devait se dérouler : seul, avec soi-même. Mais Lyra était à ses côtés, désormais. Il n'avait plus à réfléchir seul, il n'était plus seul, plus jamais.
- Désolé, lâcha-t-il, j'ai vraiment agi comme un gros con.
- Mais non ! dit-elle dans un rire léger, On a encore des choses à apprendre l'un de l'autre. Ça serait ennuyeux si tout était parfait.
- Mais il n'y a pas d'autre solution, Lyra… se lamenta Will. Je trouvais ça plus simple de tout laisser derrière et de disparaître pour de bon… Comme ça, ça m'obligerait à me débrouiller pour ne jamais traverser la fenêtre. Mais maintenant, je réalise… Je ne sais plus quoi faire…
Lyra demeura silencieuse. Elle avait ce regard particulier qui montrait qu'elle réfléchissait, cherchait une solution, qu'elle examinait tous les angles de la situation. Elle secoua la tête.
- Écoute, déclara-t-elle, retournons à l'intérieur. Mary nous attend. Peut-être que l'on pourra trouver une solution ensemble ? Ou alors lui faire accepter … Elle t'aime Will, elle finira par comprendre.
Ils se levèrent et Will enfonça ses poings dans ses poches. Il regarda un instant le paysage, le regard troublé.
- Fais chier, maugréa-t-il en baissant les yeux, C'est dur …
- Je sais, dit Lyra en lui caressant la joue.
Dans la pièce à vivre, Mary faisait les cent pas sous le regard désemparé d'Olivia. Mary allait et venait, repoussait ses cheveux de son front, posait ses lunettes sur le haut de sa tête, passait la main sur son visage et recommençait. Elle s'immobilisa à leur entrée et fixa intensément le jeune homme.
- Je vois bien que tu es beaucoup plus heureux ainsi, annonça-t-elle avec détermination, c'est pour ça que je ne cherche pas à te retenir. Mais Will, c'est si … Tu me demandes de faire comme si tu étais mort ! Littéralement ! Je ne peux pas t'effacer de ma vie, de nos vies, c'est impossible. Ne plus jamais te voir … Ne me demande pas ça. On va trouver une solution, il doit y avoir une solution…
Will gardait les poings dans les poches, les yeux baissés et Mary se planta devant lui. Elle avait commencé à tendre la main mais s'était résignée. Elle savait que si elle touchait ne serait-ce que le bras de Will, ce dernier fondrait en larmes. Il s'était efforcé de construire une armure mentale pour préserver un semblant de dignité en faisant ses adieux à Mary mais elle ne rendait pas ça facile.
Mary fronça les sourcils, se gratta la joue et son regard passait d'un point invisible à un autre à toute vitesse. Elle réfléchissait vite, très vite.
- L'ange qui vous a parlé en … Nouvelle-France, ne vous jamais interdit de traverser la fenêtre, on est d'accord ? Elle vous a conseillé de le faire le moins possible, c'est bien ça ? interrogea-t-elle.
Lyra acquiesça.
- Mary … commença Will.
- Non, non, laisse moi terminer, coupa Mary. Donc, vous avez le droit de traverser quelques fois.
- En effet, ajouta Lyra, c'est même mieux, car je ne pense pas qu'il puisse tenir uniquement avec la mélasse des sorcières …
Will lui jeta un regard désespéré. Elle n'était pas d'une très grande aide non plus. Les yeux de Mary s'illuminèrent.
- Ok, voici ce que je propose, dit-elle en repoussant à nouveau ses cheveux. Elle posa ses mains sur les bras de Will.
« Vous ne traversez qu'une seule fois par an. Une seule et unique fois pour ne pas gêner cet équilibre dont vous parlez. On pourrait choisir une date fixe, comme Noël ? Il y a bien une trêve de Noël dans ton monde, Lyra ?
- Oui, répondit-elle. C'est une bonne idée. Je ne sais pas pourquoi on y a pas pensé avant…
Will les observa à tour de rôle, puis ses muscles se décontractèrent. Revenir une fois par an. Ne pas tout laisser derrière soit. Ne pas disparaître complètement. Oui, c'était une bonne idée.
- D'accord, répondit-il en reniflant. Tous les Noël ici. C'est promis.
Cette fois, Mary le serra contre elle et il se laissa aller à cette étreinte. Mary était là. Elle avait toujours été la. Elle serait toujours là. Elle était son amie, la famille qu'il avait choisie.
Le pop d'un bouchon qui saute résonna et ils se tournèrent vers Olivia qui servait un vin pétillant dans les verres à vin.
- Trinquons ! déclara-t-elle avec un sourire lumineux, A vos belles retrouvailles et aux nouvelles promesses !
L'atmosphère chargée en émotions se détendit. La mousse légère chatouillait les narines et les bulles dansèrent dans les gorges.
Autour du dessert, un crumble de pêches au romarin, Lyra questionna longuement Olivia sur son travail de glaciologue. Cette dernière lui raconta sa dernière expédition en Sibérie pour analyser le dégel du permafrost. Elle lui montra les différentes découvertes de son équipe et répondit à ses nombreuses questions. Pendant ce temps là, Mary et Will sirotaient leurs verres en discutant à voix basse et riaient avec légèreté. Les deux dæmons, eux, contemplaient la vue depuis la baie vitrée, blottis l'un contre l'autre. Lyra et Olivia s'éclipsèrent un instant car la jeune femme désirait voir les photographies prises par la glaciologue lors de ses expéditions. Will en profita pour regarder Mary et lui poser la question qui lui brûlait les lèvres depuis leur arrivée.
- Tu savais, n'est-ce pas ? questionna-t-il, Pour la prophétie des sorcières concernant Lyra.
Mary tressaillit légèrement. Elle acheva la fin de son verre puis acquiesça.
- Pourquoi est-ce que tu ne m'as rien dit ?
- Avec Serafina, nous avions convenu de vous en parler individuellement, si vous avez des questions … répondit Mary en baissant les yeux, Je voulais. Je n'ai jamais su trouver le moment, ni les mots justes. Comment as-tu su ?
- Lyra. Enfin, d'abord par un Allemand un peu ivre, et ensuite elle m'a tout raconté. Je t'en ai voulu, tu sais ?
- Je devine …
Ils se regardèrent un instant en silence, puis Mary fit tourner son verre dans sa main, les yeux dans le vague.
- Donc, commença-t-elle doucement, Si vous vous aimez si fort et que tu restes là bas, vous allez avoir un enfant.
Ce n'était pas une question. Will s'étouffa avec son vin. Mary avait beaucoup de qualités mais le tact n'en faisait pas partie. Il déglutit difficilement avant de la regarder.
- C'est ça, ajouta-t-il. Serafina me l'a dit. Et l'aléthiomètre l'a confirmé. Mais on n'a pas voulu en savoir plus. Chaque chose en son temps.
- Will... papa... murmura Mary, complètement perdue dans ses pensées.
- Mary, stop, c'est gênant, ordonna Will.
Elle cligna des yeux puis se pencha pour saisir sa main dans les siennes.
- Je suis désolée de m'être emportée, dit-elle d'une petite voix. C'est que je tiens vraiment à toi, tu le sais. Je suis fière de toi, Will. Je suis heureuse pour toi. Vraiment. Et je suis sûre qu'Elaine le serait aussi.
Will lui adressa un sourire tendre. Ils entendirent les deux femmes descendre les escaliers en discutant tranquillement. Lyra s'arrêta en bas des marches et regarda, la bouche ronde d'étonnement, vers la baie vitrée.
- Mary ! s'exclama-t-elle, Est-ce que c'est … ?
Will et Mary se tournèrent pour voir que Pantalaimon et Kirjava étaient sortis sur la terrasse et bavardaient avec un chocard à bec jaune, posé devant eux.
- Oui, confirma Mary en souriant. C'est mon dæmon ! On se voit régulièrement, on échange aussi. J'ai également appris à Olivia à voir le sien.
- Oh ! s'émerveilla Lyra en reportant son attention sur Olivia, Quelle forme a-t-il ?
- C'est un renard roux flamboyant, répondit-elle avec un petit sourire fier. J'ai hâte que Nora soit assez grande pour qu'on lui apprenne également.
Will se redressa brusquement. Il avait regardé l'heure et la soirée s'était étirée plus qu'il n'avait anticipé.
- Merde ! siffla-t-il, Il faut qu'on file si on veut avoir le dernier bus !
Les adieux furent précipités, un peu trop selon Will. Mais ils avaient la saveur de la promesse de retrouvailles dans quelques mois, pour Noël, quand Bodø sera plongée dans l'obscurité perpétuelle et illuminée par les lumières chaudes des intérieurs en fête. Cela n'empêcha pas Mary de le serrer longuement, très longuement, trop longuement contre elle. Olivia dut presque la détacher de force. Ils attrapèrent le bus de justesse et s'installèrent en riant, essoufflés.
- Tu es fatiguée ? demanda Will en prenant la main de Lyra. Parce que si ça te dit, on peut aller dans le bar de ma coloc, je pense que ça peut te plaire.
- Est-ce que c'est un rendez-vous ? dit Lyra, les yeux brillants.
- Peut-être bien, répondit-il avec un sourire espiègle aux lèvres.
Le bar de Josephine se trouvait à quelques rues de la fenêtre vers le monde de Lyra. Il était facilement repérable de loin : un petit groupe de personne était attroupé devant la porte pour fumer une cigarette, leurs visages baignés par la lueur de l'enseigne du bar, sur laquelle clignotait « Måneskinn » en lettres roses et vertes. Dès que quelqu'un sortait ou entrait, de la musique résonnait dans la ruelle mal éclairée. Les deux dæmons s'éclipsèrent en promettant de les retrouver. Alors qu'ils approchaient du lieu, une tête brune se dressa par dessus les autres et s'écria :
- LES VOILÀ !
Azad se précipita vers eux pour les enlacer en même temps. Il avait changé de tenue, troquant son costume sérieux par un t-shirt, un jean et une paire de baskets blanches. Il avait une cigarette à la main, une pinte dans l'autre, visiblement pas la première de la soirée. Il éclata d'un rire tonitruant, écrasa sa cigarette dans le cendrier avant de les pousser à l'intérieur du bar. Ils furent accueillis par une bouffée de chaleur moite et de musique rock aux basses profondes et aux voix rauques. L'endroit était spacieux, faiblement éclairé par des ampoules suspendues au plafond. Des personnes étaient installées au bar ou sur de larges banquettes en cuir vert sapin, engagées dans des discussions malgré le volume sonore de la musique. Une petite foule compacte se massait vers le fond de la pièce où quatre individus, maniant des guitares électriques et arborant de longs cheveux, s'agitaient sur scène. L'air était empli d'un mélange de bière, de sueur et de l'atmosphère peu ventilée, mais l'ambiance était chaleureuse et animée. Azad hurla pour couvrir le bruit :
- Jo ! Je t'avais dit qu'ils viendraient ! Hé, Josephine ! Est-ce que tu m'écoutes ?!
Une femme émergea derrière le comptoir en métal usé. Elle plissa les yeux. Son expression se détendit en voyant Will. Azad les poussa vers le bar. Il s'accouda et désigna Lyra :
- Et ça, c'est Liza !
- Lyra… corrigea cette dernière, las.
- C'est LA fille ! continua Azad sans entendre, Celle qui a réussi à capturer le cœur de ce mysteeeeerieux Will Parry.
Will soupira. Il se pencha pour enlacer la femme par-dessus le bar et lui confia les sacs. Lyra la dévorait presque des yeux. Elle semblait grande, peut-être presque aussi grande que Will. Ses cheveux très courts, d'un blond presque blanc, encadraient son visage fin. Plusieurs anneaux argentés ornaient ses oreilles, et un autre scintillait à sa narine droite. Un ensemble complexe de fleurs, feuilles et formes géométriques couvraient ses deux bras dénudés. Lyra n'avait jamais vu une femme comme elle. Elle était hypnotisée par l'aura que Josephine dégageait, si bien qu'elle sursauta et se mit à rougir de manière incontrôlée quand la barmaid se hissa par-dessus le comptoir pour l'embrasser sur les deux joues. Josephine leur servit à chacun une bière avec un petit clin d'œil pour Lyra qui baissa le regard. Appuyée sur le comptoir, Jo pointa Will d'un mouvement du menton.
- Alors, comme ça, on voulait partir sans dire au revoir ? railla-t-elle.
Will roula ses yeux sombres vers Azad, qui haussa les épaules.
- C'est très sympa comme endroit, se réjouit Lyra en observant les gens attablés et le groupe qui jouait.
Elle bu une gorgé de bière. C'était frais, légèrement amer et bienvenu dans cette salle moite.
- Tu es musicienne ? lui demanda Jo, Parce que si c'est le cas, tu peux aller sur scène, on te trouvera un créneau avec plaisir.
- Oula, non, je n'ai pas ce talent, répondit Lyra en secouant la tête.
Azad poussa une exclamation et se tourna vers la barmaid, les yeux brillant d'une nouvelle idée.
- Tu sais qui peut chanter ? s'écria-t-il.
Tous les deux tournèrent leurs regards vers Will, qui pâlit.
- Voilà une excellente idée ! dit Jo en claquant ses paumes sur le comptoir.
- Quoi ? bafouilla Will, Vous n'êtes pas sérieux …
- Bien sûr que si, répliqua Jo. Allez, fais pas ton timide. On sait tous que tu chantes bien, pas vrai Lyra ?
Lyra hocha la tête. Elle suivait la conversation sans vraiment comprendre, mais totalement exaltée.
- Et en plus, tu l'as déjà fait, rappela Azad en s'accoudant paresseusement au comptoir.
- Ça ne compte pas, rétorqua Will. J'avais bu.
- Et alors ? Tu as une bière à la main … observa Lyra.
Il écarquilla les yeux en la regardant. Il ne s'attendait pas à ce qu'elle se joigne à l'argumentation de ses colocataires. Maintenant, trois paires d'yeux le fixaient avec espoir. Josephine prit un air concentré.
- Tu pourrais chanter du Bill Withers, réfléchit-elle, ou du Clapton.
- Ou alors, tu peux peut-être chanter Elton … suggéra Azad.
- Non, répondirent simultanément Will et Jo.
- C'est qui Elton ? demanda Lyra.
Et Azad se tourna vers elle, les yeux scintillants d'excitation.
- Mais bien sûr ! Si tu ne connais pas les Beatles, alors tu ne peux pas connaître notre roi à tous !
- Le roi chante ? fit-elle surprise
Azad brancha ses écouteurs à son téléphone et se mit chercher frénétiquement quelque chose dessus.
- Oh non, Azad…, se désespéra Will
- Chut toi, le houspilla-t-il avec un geste de la main, va-t-en, laisse nous.
Il tendit un écouteur à Lyra qui ne savait pas quoi en faire. Le barbu lui glissa dans l'oreille et lança la musique. Les premières notes de piano résonnèrent, et Lyra dut boucher sa seconde oreille pour couvrir la musique de la scène et écouter correctement. Face à elle, Azad avait fermé les yeux et mimait le chant, visiblement transporté. Will observait la scène, déconfit. Lyra capta son regard et cria :
- C'est plutôt sympa !
Il leva les yeux au ciel. Elle l'interrogea du regard en retirant l'écouteur pour le rendre à Azad, qui affichait un sourire satisfait.
- Rien. Tu as tout à fait le droit d'apprécier ce que tu veux, répondit Will.
- Ah, je sais ! dit Jo en regardant Will avec insistance. Je sais ce que tu peux chanter !
Il sembla comprendre où elle voulait en venir puisqu'il répondit :
- Oh non …
- Oh si !
- Mais non ! Ça va plomber l'ambiance.
- Mais nooooon, ça va calmer un peu les esprits, c'est parfait ! En plus, Charlotte doit passer après et ce qu'elle fait est très doux.
Elle lui donna gentiment un coup de poing dans l'épaule.
- Alors, dit-elle, tu chantes ? Tu me dois bien ça, aller ! En cadeau d'adieu !
Le regard de Will passa de sa colocataire à Lyra, qui le fixait avec ses yeux pétillants auxquels il ne pouvait rien refuser. Et puis, dans l'instant présent, la bière aidant, il consentit en soupirant.
- Bon d'accord.
Lyra claqua des mains.
- Mais si elle pleure, ce sera de ta faute, dit-il sévèrement à Jo.
- Je ne vais pas pleurer, se renfrogna Lyra. Pourquoi est-ce que je pleurerais ?
- Oh chérie, dit la barmaid en lui lançant un regard compatissant, s'il chante la chanson à laquelle je pense, tu vas pleurer.
Elle pinça ses lèvres et siffla pour interpeler une femme qui se retourna. Lyra la regarda avec fascination. Elle savait siffler ! La femme arriva, ressemblant comme deux gouttes d'eau à Jo, à l'exception d'une longue chevelure blond foncé et d'un corps dépourvu de tatouages et de piercings. Elle salua Will et Lyra d'un sourire amical, et Josephine et elle échangèrent des mots en norvégien. Puis la femme et Will discutèrent brièvement et Jo contourna son bar pour s'installer près de Lyra.
- C'est ma sœur jumelle, Charlotte, expliqua-t-elle en s'accoudant au comptoir. Elle est guitariste, compositrice, interprète. Elle vient régulièrement tester ses compos ici, au bar. J'espère que tu aimeras.
Elle trinqua avec Lyra, qui prit une gorgée de sa bière. Sur scène, le groupe de rock avait fait sensation et jouait une nouvelle chanson.
- Bon, commença Jo en se tournant vers elle, je te poserai bien mille et une question sur qui tu es, et comment tu as rencontré Will, mais Azad a déjà tout gâché et m'a raconté beaucoup de choses.
Azad, toujours assis à leurs côtés, marmonna.
- Alors, dis-moi Lyra, que fais-tu et où emportes-tu notre cher Will ? demanda Jo avec un sourire affectueux.
Lyra fit une petite moue en avalant une nouvelle gorgée de bière, « notre cher Will ».
- Je suis étudiante à Oxford, raconta-t-elle. Azad t'as raconté mon histoire avec le culte des sœurs, pas vrai ? Eh bien, elles ont acheté mon silence à prix d'or. Avec cet argent, je me suis acheté un bateau et j'ai retrouvé Will. On va d'abord partir vers l'Islande et le Groenland. Et ensuite on verra. Mais on va revenir finalement, une fois par an à Noël, car on l'a promis à une amie qui vit ici.
Josephine siffla, admirative. Azad s'apprêtait à poser une nouvelle question à Lyra mais il se tut. Will venait d'arriver sur la scène en compagnie de Charlotte et sa guitare. Il réglait la hauteur du micro. Lyra pouvait voir qu'il se maudissait intérieurement d'avoir accepté cette idée. Elle ricana doucement dans son verre. Charlotte prononça quelques mots en norvégiens. Des acclamations fusèrent et Will prit la parole en frotta ses mains contre son jean.
- Ok, dit-il, désolé si ça plombe un peu l'ambiance. Mais j'ai été contraint et forcé.
- Pas du tout ! cria Josephine en mettant ses mains en porte-voix.
- Jo, il se peut que je te déteste après ça, ajouta-t-il.
- Absolument pas, cria de nouveau la barmaid en riant.
- Et Lyra, je t'aime.
De nouveau, des sifflets enthousiastes se firent entendre, et Lyra rougissait derrière son verre. Will échangea un regard avec Charlotte, qui hocha la tête et commença un premier accord à la guitare. Will s'approcha du micro et commença à chanter, sa voix chaude retentit dans la salle :
I lost myself on a cool, damp night
I gave myself in that misty light
Quelqu'un lança une exclamation d'encouragement au milieu de la foule.
Was hypnotized by a strange delight
Under a lilac tree
Lyra, elle, ne ricanait plus du tout. Elle le regardait, la bouche entrouverte.
I made wine from the lilac tree
Put my heart in its recipe
It makes me see what I want to see
And be what I want to be
Elle savait qu'il avait une belle voix, elle l'avait entendu à maintes reprises. Mais là, sur cette scène, son timbre qui résonnait dans la pièce dépourvue de tout bruit parasite, c'était différent.
When I think more than I want to think
I do things I never should do
I drink much more than I ought to drink
Because it brings me back to you
Elle retenait son souffle. Parce qu'il avait fermé ses yeux et qu'il semblait littéralement vivre la chanson. Parce qu'elle sentait chaque fibre de son corps vibrer avec sa voix.
Lilac wine is sweet and heady, like my love
Lilac wine, I feel unsteady, like my love
Il n'y avait plus que lui dans son champ de vision, au creux de ses oreilles et de son âme. Et son cœur qui battait si fort dans sa poitrine.
Listen to me, I cannot see clearly
Isn't that she coming to me ? Nearly here
Une main apparut devant elle, tenant un mouchoir. Sans même s'en rendre compte, elle avait commencé à pleurer en silence. Jo lui adressa un petit sourire, comme pour dire « Je t'avais prévenu ».
- Fais chier, marmonna Lyra en saisissant le mouchoir.
- C'est normal, dit Jo en se penchant vers elle. Je me souviens, j'étais à l'appart et Will ne m'avait pas calculée. Il faisait je ne sais quoi dans le salon, et il a commencé à chanter cette chanson. Je jure que je n'ai jamais autant pleuré en écoutant quelqu'un chanter. Je pleure facilement, mais là… je sais pas, c'est comme si elle était faite pour sa voix, tu vois ce que je veux dire ?
Lyra hocha la tête sans quitter Will du regard. Il avait rouvert les yeux et les avait posé sur elle à travers la foule obscure. Elle sentit sa poitrine se gonfler de fierté, d'orgueil et d'amour.
Lorsque Will et Charlotte lâchèrent leur dernier accord, la foule applaudit, lança des sifflets et des acclamations. Le jeune homme fit un salut retenu envers les spectateurs, remercia Charlotte et quitta la scène pour retrouver Lyra. La guitariste s'installa à la place du jeune homme et entama une mélodie douce et mélancolique.
- Ah merde, tu as vraiment pleuré, dit Will en arrivant près de Lyra. Je suis désolé.
- Bien sur non, tu n'es pas désolé, renifla-t-elle.
Il la serra contre lui avec un petit rire, et elle s'accrocha à son t-shirt. Il fut accosté par un ami d'Azad particulièrement saoul, qui tenait absolument à lui faire part de sa critique envers sa prestation vocal. Pendant ce temps, Lyra en profita pour blâmer Azad sur son attitude envers Kirjava. Il tenta de se justifier, affirmant qu'il adorait les chats et qu'il ne comprenait pas pourquoi elle ne se laissait pas caresser. L'idée horrifia Lyra. Elle rétorqua, sévère :
- Est-ce que tu as cherché à savoir si elle était d'accord ?
- Mais c'est un chat !
- Je vois pas en quoi c'est différent.
Charlotte fut longuement applaudie, puis un groupe de R&B local prit la suite et réveilla la foule. Will finit par réussir à se dépêtrer de son interlocuteur encombrant. Quand il se retourna, Lyra avait disparue. Il scruta la foule du regard pour la trouver debout, au milieu d'autres personnes qui écoutaient le groupe. Elle avait fermé les yeux et laissait aller son corps à la musique, bougeant ses épaules en rythme, balançant sa tête. Will l'observait, elle qui se mouvait dans sa complète liberté, inconsciente des regards posés sur elle. Ou bien elle s'en fichait tout simplement. Il la rejoignit pour l'embrasser, la faire danser, la faire rire, comme il savait si bien faire.
A la fin de la chanson, elle s'éclipsa pour aller se soulager, et Will s'installa au bar pour terminer son verre.
- Elle est vraiment chouette, déclara Jo.
- Elle est un peu plus que ça, ajouta Will en reposant son verre vide. Mais oui, elle est vraiment chouette.
- Elle m'a raconté votre projet de voyage, dit la barmaid. Vous reviendrez à Noël, c'est ça ? Passez me voir, on est ouverts le 24 décembre. Ça me fera plaisir.
- On y pensera.
- Tu es un type bien étrange, Will Parry, ajouta-t-elle en se servant un verre d'eau, Mais je t'aime bien. J'ai été heureuse d'être ta coloc. Et celle de Kirjava ! J'espère que tout se passera bien pour vous.
Will lui sourit. Il sentit une main se poser sur le haut de son dos, puis des doigts frais glissèrent le long de sa nuque pour venir plonger dans ses boucles. Il tourna la tête pour accueillir le baiser que Lyra lui offrait. Elle se faufila entre ses jambes, passa les bras autour de son cou et il encercla sa taille pour la serrer contre lui. Dans la manière dont elle enfonçait ses ongles longuement dans son cuir chevelu, dans la pression de leurs lèvres l'une contre l'autre, dans la cambrure de son dos sous ses doigts, il savait, il connaissait son corps et ses messages. La musique vibrait autour d'eux mais le monde s'effaçait. Il n'y avait que ça qui comptait. Ce corps fluet appuyé contre le sien, à jamais. Quand leurs visages se détachèrent, Lyra garda un instant les yeux fermés. Elle passa le bout de sa langue sur sa lèvre inférieure, puis la mordit doucement. Elle soupira, un petit sourire au visage.
- On y va ? demanda Will d'une voix à peine audible.
Lyra ouvrit les yeux et le regarda à travers ses cils.
- Si tu es prêt, oui.
Il se releva et passa derrière le bar pour récupérer ses affaires. Les embrassades avec Azad furent longues. La bière avait exacerbé son émotion et il s'était mis à pleurer à chaudes larmes sur l'épaule de Will. Il se détacha tant bien que mal avec l'aide de Josephine. Cette dernière le serra également contre elle, puis elle enlaça Lyra.
Ils quittèrent le bar et s'enfoncèrent dans les ruelles de la ville endormie. Leurs deux dæmons les rejoignirent sur le chemin.
- Lyra, porte moi, demanda Pantalaimon d'une petite voix.
- Absolument pas. Tu es trop lourd et je suis fatiguée.
Le dæmon ronchonna puis se mit à courir devant. Lui et Kirjava ressentaient l'ivresse que vivaient leurs humains. Aussi, la chatte avançait d'un pas indolent en remuant légèrement la tête, tandis que la martre des pins sautillait dans tous les sens, complètement excitée. Il courait devant puis revenait vers la chatte et lançait des remarques et des exclamations, attendait une réaction de sa part, réaction qui n'arrivait pas, alors il recommençait à aller et venir en courant.
- Tu m'as menti, déclara Lyra.
- Hein ? s'exclama Will, Quoi ? Jamais !
- Si. Tu m'as dit que tu étais solitaire. Mais tu as des amis. Je suis contente que tu n'aies pas à tout abandonner.
Elle se blottit contre lui et eut un petit rire. Will considéra un instant sa remarque. Elle n'avait pas tort. Il sourit.
- Tu sais ce que je veux, maintenant ? Une chanson. Chante moi une chanson, quémanda-t-elle d'une voix guillerette.
- Tu veux une chanson ? répéta Will d'une voix nonchalante, Tu sais ce que j'aimerais, moi ?
Sa voix avait changée de tonalité et était plus grave, plus lente.
- J'aimerais rentrer à la maison, dit-il.
- Je crois bien que c'est où nous nous dirigeons, présentement. Et après être rentrés ?
- Et bien, retourner sur ce bateau. Dans cette chambre. Et te remercier à ma manière d'être aussi bienveillante, compréhensive et te montrer encore un peu plus à quel point je t'aime, murmura-t-il en embrassant son oreille, Et à quel point j'aime t'entendre gémir.
Lyra pouffa en mettant la main devant sa bouche. Et puis elle se plaça face à lui, encercla son torse de ses bras. Ils continuaient de marcher, lui en enjambées lentes et elle, trottant presque, à reculons.
- Oui, mais tout ça, c'est pas tout de suite, pointa-t-elle. Alors est ce que je peux avoir une chanson ? S'il te plaît.
- Est-ce que tu vas réclamer une chanson tous les jours ?
Elle hocha la tête d'un air décidé.
- Tant que tu es là et que tu respires, oui.
Il passa rêveusement ses doigts au travers ses cheveux blonds foncés.
- Hmm, quels beaux cheveux parfaitement démêlés vous avez là. Avez-vous l'adresse de votre coiffeur, mademoiselle ?
Et encore une fois son petit rire mélodieux. Il posa les mains autour de son visage, l'embrassa et se mit à chanter :
Stars shining bright above you
Night breezes seem to whisper "I love you"
Birds singing in a sycamore tree
Dream a little dream of me
Lyra ferma les yeux, un petit sourire aux lèvres. Sa tête tournait doucement, le vent frais caressait son visage et la voix de Will, ses oreilles. Elle se sentait heureuse et chanceuse.
Say nighty night and kiss me
Just hold me tight and tell me you miss me
While I'm alone and blue as…
Il s'arrêta. Les dæmons avaient bifurqué dans une impasse. La fenêtre était là, lovée dans un coin, faible scintillement à peine visible. Lyra le libéra et s'avança en fredonnant. Elle ne craignait plus l'ange qui guettait car désormais les anges la connaissaient, elle aussi. Elle s'arrêta au bord de la fenêtre et se retourna vers Will, qui était immobile à l'entrée de l'impasse.
Le soleil se levait déjà, baignant le ciel et teintant les nuages d'un fin liseré orangé.
- Tu es prêt ? demanda Kirjava.
- Et toi ? répondit-il en baissant les yeux vers elle.
Il sentit son dæmon sourire au plus profond de son être. Sa félicité lui réchauffa l'âme, l'assurant un peu plus dans le choix qu'il avait fait, dans le choix qu'ils avaient fait. Ils avancèrent pour rejoindre Lyra et Pantalaimon qui patientaient en bavardant. Arrivés à leurs hauteurs, les deux dæmons traversèrent, suivis de Lyra. Elle se retourna vers lui. Elle dans son monde et lui dans le sien qui ne le serait bientôt plus. Elle lui tendit la main à travers l'ouverture. Will la saisit et traversa à son tour.
Notes : Måneskinn = clair de lune / moonlight
Les chansons chantées par Will sont : « Lilac Wine » de Jeff Buckley et « Dream a little dream » of me d'Ella Fiztgerald et Louis Amstrong.
