Welcome back ! Pour ceux qui ne connaissent pas encore ma façon de fonctionner, cette histoire est entièrement rédigée, et sera publiée chaque samedi en courant d'après-midi. Cette fic est un brin différente de mes précédentes, j'espère qu'elle saura vous convaincre.
Cette fic se déroule dix ans après l'anime, en 2026 juste après les Jeux Olympiques de Milan. Otabek et Yuri ont respectivement 28 et 25 ans.
Comme toujours, pensez à laisser un p'tit mot ou un like si vous aimez cette fic. C'est le seul pain de l'auteur de ff :) En attendant, vous pouvez aussi me retrouver sur Instagram, au même pseudo qu'ici !
Otabek n'a jamais réussi à souffler des anneaux de fumée.
Sa cigarette en main, il observe les ronds parfaits qui s'échappent de la bouche de Dimash et s'imagine s'évanouir dans l'air avec ceux. Il serait soulagé de s'envoler, de se libérer, mais il est coincé dans son corps. Dans son esprit.
Les anneaux de fumée ne sont pas le problème, il échoue quoi qu'il fasse ; voilà pourquoi il est là, à s'ennuyer à la fête de son meilleur ami. Il a vingt-huit ans. Il va mal. Il a merdé sa vie.
— Yo, la terre appelle Beka. T'es avec nous ?
En guise de réponse, Otabek hausse les épaules. Dimash lui tend le tuyau du narguilé, mais il le refuse. Il accepte en revanche le verre que Ruslan, le petit-ami de Dimash, glisse vers lui, et tousse à la première gorgée. Il avait oublié que Rusya ne boit que des choses étranges, en particulier un odieux mélange de whisky, de Coca et de café. Ça suffira à l'engourdir.
— T'es venu jusqu'ici pour faire la gueule ? demande Dimash en passant un bras autour de ses épaules raides.
— Non.
— C'est pas cool de quitter ton lit et le palace familial ? De voir le monde extérieur plutôt que ta chambre ?
Otabek se garde de lui dire que son appartement peut être difficilement décrit comme étant le monde extérieur.
— J'avais envie d'un verre, dit-il platement. C'est ta spécialité, non ?
Ses demi-phrases ne déstabilisent pas Dimash, qui fait l'essentiel du dialogue entre eux depuis leur rencontre.
— Oh, Beka, Beka, Beka ! J'ai compris, je te laisse tranquille !
Ils se servent une nouvelle tournée, puis un silence s'installe. Otabek boit à petites gorgées et observe ses deux amis du coin de l'œil. Leurs bouches sont rougies, à l'image des baisers aux fruits sucrés qu'ils partagent. Un goût âcre reste sur le palais d'Otabek, il ne comprend pas comment quelqu'un peut s'attacher à une autre personne au point d'imaginer passer une vie entière avec elle. Il n'est bon qu'à collectionner les numéros d'amants qu'il ne rappellera jamais.
L'heureux couple remarque son regard fixe. Ruslan tire la langue et Dimash lui adresse un clin d'œil.
— Dis-moi, mec ? appelle Dimash. Tu viens mixer à la fin du mois ?
— Fin du mois ?
— Ouais, le weekend de la célébration de Naouryz.
— Le patron me laisse le champ libre pour le choix de la musique.
Le matériel d'Otabek est stocké dans la réserve du bar où travaille Dimash, mais il ne s'y rend que pour lui faire plaisir. Il s'apprête à inventer une excuse, une obligation familiale bidon. Son téléphone sonne dans sa poche et lui sauve la mise. Il se fige à la vue du nom de contact.
— T'es sur que ça va ? s'inquiète Dimash.
— Je vais prendre l'air.
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Le crépuscule est noir, strié de nuages chargés de neige, fins et étirés, similaires à des veines blanches prêtes à exploser. Otabek se laisse tomber sur une chaise en ferraille et cale une autre cigarette entre ses lèvres. Depuis son retour à Almaty, il a développé la mauvaise habitude de fumer clope sur clope.
Devrait-il décrocher le téléphone ? Ça fait des lustres qu'il n'a pas vu ce nom s'afficher dessus, mais, vu la soudaineté de l'appel, il ne peut qu'imaginer que c'est une urgence. Il déglutit et appuie sur le bouton vert.
— Otabek ! s'exclame une voix chantante aux accents familiers. Je ne pensais pas que tu décrocherais ! Il n'est pas trop tard chez toi ?
Otabek demeure silencieux. La lune, haute dans le ciel, le juge de ses cratères pareils à des yeux sombres et épuisés. Il expire une bouffée de fumée, qui lui cache la vue des astres, et réfléchit à quoi dire. Il ne se souvient pas de la dernière fois où il a vu Viktor Nikiforov en personne.
La musique change, les basses font vibrer les portes vitrées et répondent à sa place.
— Oh ! pouffe Viktor. Je vois que tu t'amuses bien…
— Euh… Oui.
— Dis-moi, que penserais-tu de t'amuser encore plus ?
— M'amuser ?
À l'autre bout de la ligne, les applaudissements enjoués de Viktor résonnent. Otabek réalise que l'appel n'était pas une urgence… Un poids s'enlève de sa poitrine, mais il a toujours du mal à respirer. Il pince l'arrête de son nez et se force à prendre une longue inspiration. Comment a-t-il pu oublier que Viktor est étrange ? Encore plus étrange que le reste des êtres humains ?
— Oui, oui, c'est ce qui est prévu ! s'exclame Viktor.
— Qu'est-ce que tu veux dire par là ?
— Ah oui, c'est vrai, tu n'en sais rien du tout… Mon Yuuri et moi allons fêter nos dix ans de mariage. Je voulais t'expédier une invitation par courrier, mais ça m'a échappé ! Yuuchan a suggéré que je te téléphone directement.
— Un anniversaire de mariage ?
— Effectivement ! Mon Yuuri mérite que nous célébrions notre amour ! Tu sais, notre passion n'a jamais cessé de brûler comme au premier jour !
La conversation marque une pause. Otabek est gêné par cet élan d'affection, il n'a jamais été proche de Viktor. Ça ne l'a visiblement jamais empêché de l'abreuver de détails à propos de sa vie privée.
— C'est à Moscou, dit Viktor.
— Moscou, répète Otabek.
— C'est ça. Je vais t'envoyer les détails par email !
— Mais…
— Tu n'as pas changé d'adresse ? Amazing. Ne t'inquiètes de rien, je vais t'expédier le billet d'avion et la réservation d'hôtel. Tout est à ma charge. See you soon, Otabek !
Otabek n'a pas le temps de penser ou de parler, Viktor raccroche. L'écran éteint lui renvoie son reflet, sa mâchoire crispée et ses yeux pleins de regrets. Il lui faut quelques secondes pour réaliser la date affichée dessus, le premier mars, et son cœur se serre un peu plus. Il n'aime pas songer à toutes les choses qu'il a abandonnées lorsqu'il a raccroché ses patins. Il n'a aucune envie de retourner à Moscou.
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Au moment où Otabek pousse la porte, un courant d'air frais s'engouffre à l'intérieur. Un voile blanc s'installe, étouffant, à l'image de celui qui couvre Almaty cet hiver. Dimash paraît y échapper, chaleureux tel les premiers jours du printemps, toujours habillé de ses vêtements colorés. Contrairement à lui, Otabek passe inaperçu dans ses fringues sombres. Il se laisse tomber à ses côtés et le fait sursauter.
— C'était ta famille ? Ça avait l'air urgent ?
Dimash parle souvent ainsi, en énonçant des phrases sur le ton d'une question. C'est perturbant.
— Un ami, répond Otabek. C'était rien.
— Un ami ? Tu en as, excepté Rusya et moi ?
— C'était pas vraiment un ami, élude-t-il.
— Ah ! Un petit-ami, alors ?
Le sourire de Dimash s'agrandit. Otabek joue avec le bracelet tressé à son poignet, mal à l'aise.
— Petite-amie ? essaye Dimash. Abandonnée sur un autre continent ?
— Patinage artistique, dit Otabek.
Un amour qu'Otabek a abandonné, laissant tomber tout ce qui allait avec. Dimash et Rusya échangent un regard, et Rusya fait glisser un verre en sa direction. C'est la dernière création de Dimash et de Rusya, du whisky mélangé avec du yuzu, du sirop de thé vert et quelques gouttes de Tamari.
Ils font de leur mieux pour remonter le moral d'Otabek. Ils l'entraînent à travers le salon pour danser, non sans avoir remarqué que depuis le début de la soirée, un garçon ne cesse de lui lancer des œillades en battant des cils, les lèvres serrées sur la paille de cocktail.
— T'as trouvé une cible ? taquine Dimash.
Otabek hausse à nouveau les épaules. Il préfère se consacrer à de vieux amours. Il ne patine plus, mais la danse est un vieux réflexe inscrit dans ses muscles. Elle lui donne l'impression d'être à la fois prisonnier et libéré de son corps. À chaque fois qu'Otabek montait sur la glace, il se battait contre ses émotions, contre la tristesse ou la frustration. Il ne possède plus cette échappatoire, mais il peut encore danser jusqu'au matin pour espérer engourdir ses sentiments.
Sous les lumières tamisées, la fumée se teinte d'émeraude et de fuchsia, et semble danser avec les corps pressés les uns contre les autres. Après quelques verres, Otabek a l'impression de flotter comme elle, et il retrouve l'inconnu de tout à l'heure. Dimash et Rusya disparaissent avec un énième clin d'œil appuyé, probablement dans l'optique de s'emballer dans un recoin de l'appartement. Otabek les ignore, lui offre son verre.
L'homme en question possède des traits fins et des yeux de chat, il avale l'affreuse création de Dimash sans même sourciller. Sa bouche est amère et douce en même temps, comme du lait caillé qui collerait à celle d'Otabek. Il ne proteste néanmoins pas, l'inconnu et ses lèvres roses sont assez beaux pour lui faire oublier le coup de téléphone.
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Le soleil est réveillé, énervé derrière les nuages blancs. Otabek frotte ses yeux collés par le manque de sommeil, les ouvre pour découvrir une notification sur son téléphone : un ticket d'avion daté pour le vingt mars accompagné d'un mail plein de points d'exclamations qu'il ne prend pas la peine de lire.
Un mal de crâne instantané lui fait comprendre qu'il a besoin d'eau et d'air. Il quitte le lit, remonte la couverture sur l'homme allongé à côté de lui et s'habille à la va-vite. Alors qu'il descend l'escalier, la date lui apprend qu'il a bel et bien loupé l'anniversaire de Yuri.
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Ce n'est pas difficile pour Otabek de retrouver sa voiture parmi les véhicules garés dans l'avenue passante, la couche de neige sale ne parvient pas à camoufler la couleur dorée du coupé Audi. C'est la seule chose tape-à-l'oeil qu'il possède, un cadeau du Comité Olympique après avoir gagné ses seconds Jeux. Qui sait quel genre d'horreur il aurait pu recevoir s'il s'était rendu à ceux de cette année ?
Les sièges en cuir sont froids, Otabek allume le chauffage et le pousse à fond. Il frotte ses mains l'une contre l'autre. Il a l'impression que la chaleur peine à l'atteindre, pourtant habitué à passer ses journées dans le froid des patinoires.
La neige continue à tomber tandis qu'il progresse dans les rues d'Almaty. Les essuie-glaces peinent à retirer les flocons et le forcent à se vider la tête et se concentrer. Plutôt que de rentrer chez lui, il se dirige vers la salle de sport.
L'abonnement est hors de prix, mais personne ne le reconnaît ici. Il partage son temps entre le vélo, la marche sur le tapis et les exercices ciblant le haut du corps. La salle se vide et se remplit plusieurs fois avant que Dimash ne prenne place sur le tapis de course à côté du sien. Contrairement à lui, Dimash a bonne mine, surtout pour quelqu'un qui s'est couché si tard.
— Yo, Beka.
Ils ne se disent rien de plus, mais Otabek jette des coup d'œil discrets à Dimash. Il est fin, fait de muscles allongés, et Otabek se sent bêtement jaloux. La sueur perle à son front alors qu'il suit la cadence de Dimash. Pourquoi s'efforce-t-il à conserver son physique ? Pourquoi pense-t-il autant à l'appel de Viktor ? Pourquoi se raccroche-t-il au monde du patin ?
— Tu n'as pas répondu à propos du set, dit Dimash. On fait toujours complet quand tu joues au bar…
— Je pourrais pas, répond Otabek. Je suis désolé.
— Aller, mec ! Ça te changera les idées !
— Je suis déjà invité quelque part.
— De quoi ? Invité par qui ?
Dimash appuie sur le bouton pause du tapis. Otabek s'arrête à son tour, passe une main dans ses cheveux mouillés, puis la langue sur ses lèvres sèches.
— La fête de mariage de Viktor Nikiforov, explique-t-il.
— Genre… Le patineur ?
— Oui.
— Et tu vas vraiment y aller ?
— Oui.
— Bah putain ! Je comprends mieux ta tête hier soir !
Otabek bredouille une réponse incompréhensible. Il reprend son souffle, incapable de calmer le battement rapide de son cœur.
— Tu veux pas m'accompagner ?
— À ta réception ultra privée de bourgeois pédants ? rit Dimash.
— À l'anniversaire de mariage de mes… Connaissances.
— Non merci.
— S'il-te-plaît ? tente Otabek.
— Je crois bien qu'il faut que tu y ailles tout seul !
Sur le fond, Otabek sait que Dimash a raison. Ça fait trop longtemps qu'il retarde ce moment.
— Garde le moral, Beka ! s'exclame Dimash en lui administrant une tape dans le dos. Je suis certain que tu vas trouver des points positifs à ton voyage en Russie !
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Trois semaines séparent Otabek de son weekend à Moscou et il les passe dans sa chambre. Il pense à ce qui l'attend et à qui l'attend en Russie, et se souvient que tout ce qu'il a un jour aimé n'est plus qu'un souvenir. Chaque matin, il lui faut un effort considérable, ne serait-ce que pour sortir du lit et démarrer sa journée. Il est ankylosé.
— Beka ?
Otabek se redresse sur les coudes. Son père se tient dans l'encadrement de la porte, se balance d'un pied à l'autre et l'observe de son regard indéchiffrable. C'est amusant de constater à quel point Otabek ressemble à Rysbek, que ce soit à cause de sa petite taille ou de son visage anguleux, alors qu'on lui a toujours dit qu'il est comme sa mère.
— Hm ?
— Veux-tu faire un tour dehors avec moi ? demande Rysbek.
Pas réellement, non. Otabek n'a pas envie de sortir du lit, mais le malaise apparent de son père le force à s'en tirer.
Dehors, le mobilier de jardin et le terrain de jeu en construction sont délavés par une lueur pâle, figés dans les derniers jours de l'hiver. Otabek préfère le printemps, car il peut étaler les pièces détachées de ses motos dans l'herbe fraîchement tondue.
Les sommets à l'horizon sont blancs, gelés. Otabek se surprend à se dire que les montagnes sont la seule raison pour laquelle il persiste à revenir à Almaty. Depuis qu'il est enfant, il aime se dire qu'elles veillent sur lui, toutes puissantes. Il n'a pas été inébranlable comme elles.
Sans un mot, Rysbek s'accoude à la rambarde. Il pose un paquet de cigarette dessus, en sort une, puis pousse la boîte vers Otabek. Après un geste de tête succinct, Otabek en allume également une. Le silence entre eux est meublé par le bruit du vent dans les arbres et le cri lointain d'une buse. Elle plane au-dessus du plateau, à la recherche d'une proie. Otabek, immobile à côté de son père, est un animal chétif prêt à succomber aux griffes d'un prédateur.
Rysbek se tourne vers Otabek, indiquant qu'il a terminé de réfléchir. Ses yeux sont à présent pénétrants.
— Ton départ est programmé bientôt ?
— Dans deux jours, répond Otabek.
Otabek, nerveux, porte sa cigarette à ses lèvres. Ce n'est pas qu'il n'apprécie pas son père, c'est qu'il n'a jamais su quoi lui dire.
— En Russie, n'est-ce pas ? questionne Rysbek.
— En Russie.
— Tu retournes t'entraîner ?
— Non, dit-il. Tu sais que je peux pas.
— Bien, affirme Rysbek. Cela te fera du bien de t'aérer un peu et de retourner à la vie normale… De te re-sociabiliser petit à petit. Cela ne peut pas être bon de passer ton temps à—
— Je suis invité à une fête, l'interrompt Otabek.
— Une fête, répète Rysbek, surpris. Et quand reviendra-tu ?
Son visage disparaît derrière un nuage gris. Les bords de ses ongles sont jaunis, Otabek a hérité de trop de ses mauvaises habitudes. L'incapacité d'exprimer ses émotions n'est pas récente, mais la cigarette l'est.
Otabek hausse les épaules, il écrase son mégot sur la barrière, et laisse une trace indésirable sur le bois clair.
— Rapidement. Je t'appellerai pour te donner des nouvelles, ajoute-t-il avant de tourner les talons.
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La poussière s'accumule sur toutes les surfaces de la chambre d'Otabek. Il passe le bout des doigts sur une étagère où s'accumulent des bibelots en tout genre, qu'il peut associer à chaque période de sa vie ; des petits morceaux de lui-même récoltés à travers le monde.
Ses collections avaient débuté lorsqu'il avait quitté le Kazakhstan pour la première fois pour passer l'été à Saint-Pétersbourg, d'où il avait ramené des timbres rares. Ensuite, il s'était intéressé aux minéraux et pierres, qu'il avait entreposés dans la chambre de sa famille d'accueil à Colorado Springs. À Toronto, lorsqu'il avait jonglé entre ses études et le patin, il s'était décidé à acheter des ouvrages sur la musique et la philosophie. À son retour à Almaty, il avait passé beaucoup de temps dans la nature et avait récolté des feuilles et fleurs afin de les laisser sécher entre les pages de ces livres.
— J'ai eu raison d'accepter l'invitation ? demande-t-il à son public de cailloux gris et de vieilleries.
Plus rien ne fait sens pour Otabek. Il a vingt-huit ans, et pour la plupart des gens, c'est le début d'une vie. Pour lui, c'est la fin. Tout ce qu'il voit, c'est qu'il est de retour dans la demeure de son père, à parler à des vitrines de verre pleines de médailles inutiles, à collectionner les bijoux hérités de sa famille, à accumuler les souvenirs douloureux.
— Sans doute que oui… C'est pas comme si je pouvais passer ma vie ici.
Une statuette posée sur une pile de bouquins attire le regard d'Otabek. C'est un chat taillé dans le bois clair, une pièce unique parmi toutes les collections qu'il accumule. Ses yeux, peints en vert émeraude, sont distincts même dans la pénombre. Narquois, ils provoquent Otabek.
— Oui, c'est une bonne idée d'aller à Moscou, conclu-t-il. Il faut que je me bouge le cul, n'est-ce pas ?
Il adresse un mince sourire à la sculpture et il glisse l'index sur la surface polie entre ses deux oreilles.
— Beka ?
La voix d'Inzhu, pourtant douce, fait sursauter Otabek. Il éloigne sa main de la statuette et se retourne. Elle attend qu'Otabek hoche la tête pour entrer dans la pièce et s'assoit sur son lit, lissant soigneusement son pull large.
— C'est demain que tu pars, n'est-ce pas ? Tu veux que je te conduise à l'aéroport ?
— J'appellerai un taxi. Ne t'embête pas pour moi.
Les cheveux mi-longs d'Inzhu retombent sur son visage rond, son teint et ses yeux brillent. Elle ressemble au tableau d'elle que Rysbek a fait peindre et accrocher dans le salon. Otabek ressent toujours une impression étrange lorsqu'il contemple la peinture, bien qu'il apprécie Inzhu, et il est fort probable qu'Inzhu ressente la même chose envers lui. Elle observe la pièce, pas tout à fait à l'aise.
— Est-ce que ça ira ? Yura viendra te récupérer à l'aéroport ?
Otabek se balance d'un pied à l'autre.
— Je saurai me débrouiller, répond-il.
Il déteste qu'on s'inquiète pour lui. Il a déjà causé assez de problèmes à Inzhu lorsqu'il a débarqué ici sans prévenir avec ses valises sous le bras.
— Il n'y a rien dont tu as besoin ?
— Rien, merci.
Pour clôturer la conversation, Otabek ouvre son armoire et fait mine de chercher sa valise. Il a attendu la dernière minute pour se décider à préparer ses affaires. Il contemple un instant les piles de vêtements froissés, puis se retourne. Le chat, perché derrière Inzhu, l'observe toujours.
— Tout compte fait… Tu penses avoir le temps de préparer tes gâteaux au miel ?
— Ça dépend… Tu es prêt à me donner un coup de pouce ?
— Bien sûr, dit Otabek avec un sourire timide.
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Otabek n'a que très peu de volonté, et une recherche internet lancée juste avant le décollage lui apprend que Yuri n'a pas participé aux Mondiaux le weekend passé. Il se torture l'esprit. Comment Yuri va-t-il l'accueillir ? Sera-t-il d'ailleurs présent à la fête ? Se porte-t-il bien ?
Il ferme les yeux, essaie vainement de se calmer. Il déteste les lumières criardes de l'avion et le bruit des réacteurs. Il joue par réflexe avec son bracelet, l'étire pour le faire claquer sur sa peau, cherche à s'ancrer à la réalité. C'est futile.
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Viktor et Katsuki ont choisi de célébrer leur décennie de vie en couple le premier jour du printemps. Les herbes vertes et les fleurs colorées ne poussent pas encore dans les rues, Otabek apprécie cependant le symbolisme derrière ce choix. La neige tâche ses chaussures ainsi que son costume trop cher alors qu'il fait les cent pas devant l'hôtel en tirant sur sa cigarette. Il est en retard parce qu'il n'était pas assez proche de ses deux collègues pour s'infliger les longs discours de Viktor et l'émotivité de Katsuki.
Des flashs et de la musique qui lui parviennent de la salle de réception, et si ce n'est pas assez pour signifier que les célébrations sont bien entamées, les premiers invités ivres dégringolent le long de l'escalier. Otabek écrase son mégot, ajuste sa cravate et sa veste, puis pénètre dans le bâtiment.
La décoration est somptueuse et majestueuse, comme on peut s'y attendre venant de Viktor. Les sols en marbre et les chandeliers guident Otabek en haut des marches, jusqu'à la grande salle. Le déluge de sons et de lumières le font flancher. Il devrait être plus habitué à tout ça, mais c'est plus simple lorsqu'il est derrière les platines et non dans la foule.
Au moins, personne ne remarque sa présence. Il accepte la coupe de champagne qu'on lui offre, s'adosse à un mur et fait de son mieux pour se fondre dans le décor. Il reconnaît une partie des invités, puisqu'il a partagé une patinoire avec eux à un moment ou à un autre de sa carrière, bien qu'il ne se souvienne pas de leur nom. Dans le milieu, il n'a jamais été ami qu'avec Yuri et les amis de Yuri.
Yuri… Il ne faut que quelques instants à Otabek pour le trouver, comme si un lien invisible les unissait toujours. Yuri est… Rayonnant. Tout en cheveux dorés et en peau pâle dévoilée par les paillettes de son débardeur, il danse sous les projecteurs comme si le monde entier lui appartenait.
Otabek se tient dans l'ombre, un tournesol orienté vers le soleil. Il tire plus fort sur le bracelet à son poignet, soudainement dérangé par son frottement sur sa peau, et il reste immobile, effrayé de rentrer dans la lumière qui entoure Yuri.
À présent, d'autres personnes accompagnent Yuri, comme Otabek l'aurait fait auparavant. Viktor et Katsuki se relaient pour le faire tourner sur lui-même, et une jeune femme aux cheveux roux qui rappelle quelque chose à Otabek ainsi qu'un autre garçon, plus jeune qu'eux et l'air tout aussi insolent que Yuri, documentent toute la scène, cachés derrière leurs téléphones. Yuri capte leurs regards et fait mine de les engueuler, mais Otabek n'a pas besoin de l'entendre pour deviner ses insultes. La façade froide de Yuri fond, il explose de rire. Avant d'être remarqué, Otabek tourne les talons. Il ouvre les portes menant au balcon et se glisse dans la nuit.
Yuri a l'air heureux sans lui.
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La terrasse de la salle de réception donne sur le Kremlin, Otabek suppose que Viktor a voulu impressionner ses invités internationaux. La Place Rouge fredonne sans interruption et Otabek trouve rassurant d'observer le flot de passants et de voitures ; toutes les villes sont pareilles une fois qu'on prend assez de hauteur pour les observer.
Otabek tapote ses poches à la recherche de son paquet de clopes, puis réalise qu'il est resté dans son hôtel. Il envisage de retourner à l'intérieur pour en emprunter une à quelqu'un, mais les portes s'ouvrent brusquement et il reconnaît les trois voix qui conversent dans un mélange de russe, anglais et japonais. Le regard de Yuri sur lui le transperce comme une lance.
— C'est quoi… C'est quoi ce bordel ?
Yuri s'est figé d'un coup, freiné dans son élan. Ses cheveux sont décoiffés par le vent, ils s'agitent contre ses épaules. Otabek ne dit rien du tout, une biche piégée dans les phares d'une voiture. Il attend l'accident, préparé à se laisser saigner vivant.
— Qu'est-ce qu'il fait là ? demande Yuri.
Viktor ou Katsuki n'ont pas le temps d'ouvrir la bouche, Yuri fait quelques pas de plus vers Otabek, menaçant.
— Putain, tu fiches quoi ici ?
Otabek peut voir les endroits où sont fond de teint est mal estompé dans son cou et la rougeur de colère qu'il n'arrive pas à cacher. Le fard bave sur ses paupières, ses cils pleins de mascara battent fort.
— Euh… Salut, Yura.
Le visage de Yuri rougit davantage.
— Une putain d'année sans nouvelles et c'est la seule merde que tu as à me dire ? Salut, Yura ?
— Euh…
— Quoi, trouduc ? Qu'est-ce que tu fiches ici ?
Yuri souffle fort sous le coup de la colère, les mots forment une fumée blanche entre eux.
— J'ai été invité par Viktor et Katsuki, dit Otabek.
— Putain, t'étais pas obligé de venir ! Les deux idiots étaient sans doute juste polis !
Les deux idiots en question observent la scène sans réagir. Katsuki est mortifié et Viktor porte une expression neutre.
— Laisse-moi essayer de…
— Non, j'ai pas envie de t'écouter ! T'as pas le droit de débarquer comme une fleur comme si on était toujours potes !
— Yura…
— Non ! rugit Yuri. Tais-toi !
Otabek devrait insister et s'excuser, mais le regard de Yuri le cloue sur place. Il arrache toutes les couches d'indifférence de son visage pour dévoiler le tableau mal peint et craquelé qu'il est véritablement. Il suppose qu'il mérite la rage de Yuri, il a arrêté de donner des nouvelles.
— Écoute-le… commence Viktor. Laisse-le s'expliquer.
— Ta gueule, toi aussi, grogne Yuri. C'est toi qui l'a invité, il raconte pas de conneries ?
— C'est nous, dit Katsuki. Tu sais, Vitya n'a pas…
— Vous me faites tous chier ! Allez vous faire foutre !
Aussi vite qu'il n'est arrivé, Yuri disparaît à l'intérieur, avalé par les lumières des spots. Katsuki s'excuse et se dépêche de le suivre. Viktor reste planté là un moment, son regard dénué de jugement, plein de la curiosité qui a toujours dérangé Otabek.
— Merci d'être venu, dit Viktor.
— Euh… Félicitations, bredouille Otabek.
— Merci, Otabek ! Écoute… Je suppose que tu ferais mieux de partir, mais je te contacterai demain, right ?
Viktor referme la porte derrière lui, et, sans la chaleur de la salle de réception, le froid de la nuit fait frémir Otabek.
Avec un soupir tremblant, Otabek se retourne, scruté par les nombreuses lumières qui entourent la Place Rouge. Il a l'impression que les yeux de Yuri le fixent toujours, impitoyables et féroces, brillants dans la nuit, pareils à ceux d'un chat. Il ne s'attendait pas à ce que Yuri le regarde comme s'il était un simple étranger.
La neige tombe plus fort à présent, les flocons s'échouent dans la rue à l'image d'étoiles filantes qui s'écrasent sur terre. Otabek a été égoïste de vouloir revenir dans un monde qui n'a plus besoin de lui, mais est-ce surprenant ?
Il ne fait que merder.
