Appuyé sur la rambarde du balcon, Otabek tire sur sa cigarette. Il rassemble la fumée dans sa bouche plutôt que d'inspirer, puis l'éloigne d'elle en la poussant vers sa langue. Lors de l'expiration, il forme un O avec ses lèvres, mais il tousse et les émanations se dissipent.

C'est vrai, il n'a jamais réussi à former des anneaux de fumée.

Quand il était enfant, il aimait s'asseoir dans le grand jardin de la maison d'Almaty aux côtés de son père, qui soufflait de larges ronds vaporeux pour l'amuser. Il les regardait s'évader vers les montagnes et levait ses petites mains pour tenter de les attraper, mais ils glissaient entre ses doigts. Tout est destiné à lui échapper. Il en est bien souvent le responsable, revenir à Moscou et se confronter à Yuri solidifie cette impression.

La chambre que Viktor a réservée pour lui offre une vue imprenable sur les bâtiments gothiques et les bras de la Moska cachés sous la neige. Le gel s'éternise cette année, la vie est si morne, figée dans une glace épaisse. Les rues sont blanches, le ciel est blanc, les immeubles sont blancs, la fumée qui s'échappe des cheminées est blanche. Les grands sommets urbains ne calment pas Otabek comme les montagnes d'Almaty le font.

Son téléphone vibre. Il hésite quelques secondes, puis le sort de sa poche avec un geste fébrile. Il a reçu un message de Dimash et aucun de Yuri.

Dimash : alors mec? tjrs pas de nouvelles de la princesse?

Dimash ne sait pas grand-chose de Yuri, excepté que lui et Otabek étaient meilleurs amis et compétiteurs, mais il a déjà un surnom pour lui et pourrait reconnaître son allure. Juste avant les Jeux Olympiques de Milan 2026, Yuri était placardé sur tous les arrêts de bus.

C'était une publicité pour les bijoux de Cartier, où il était dépeint à l'image d'une Vénus moderne. Ses cheveux humides tombaient autour de son visage, il portait une robe blanche dont le tissu transparent se confondait avec sa peau pâle ainsi qu'une veste en cuir négligemment jetée sur son épaule. Son regard intense défiait l'objectif et volait la vedette au collier d'or en forme de panthère qu'il était censé vendre. Le texte lisait le mot indomptable. Ce mot définit Yuri, une créature délicate et pourtant trop sauvage pour l'épave qu'est Otabek.

Otabek : Je sais pas.
Dimash : beka beka beka
Dimash : tu as essayé de lui parler?
Dimash : je suis sur que non
Otabek : Non.
Dimash : prq pas? vous etes potes non?
Otabek : Je sais pas.
Dimash : mais tu veux lui reparler? c pour ca que tu es à moscou non?

Ça aussi, Otabek ne le sait pas. Ça fait plus d'un an qu'il se convainc que laisser Yuri tranquille était la meilleure décision à prendre.

Dimash : ton silence veut dire oui

Otabek affiche une mine renfrognée ; Dimash est doué pour lire en lui. En dépit de la raison, Yuri est resté dans un coin de son esprit, imprimé sur sa rétine comme sur une page de magazine.

Dimash : merde aller va lui parler mec!
Dimash : promets juste de pas me remplacer
Dimash : c moi qui a le titre de meilleur ami chiant

Les messages continuent à arriver, Otabek range son portable sans répondre. Il ne sait pas s'il a le courage de rouvrir des plaies mal cicatrisées et a besoin de réfléchir à tout ça sans l'intervention du petit démon perché sur son épaule.

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Les passants sont emmitouflés pour se protéger du vent âpre qui souffle sur la ville, mais Otabek accueille volontiers les bourrasques qui se glissent sous sa veste et son écharpe. Il marche à travers les rues jusqu'à ce que son corps soit aussi engourdi que son esprit ; il reste dehors jusqu'à ce que le froid brûle la peau de ses mains et lui donne l'impression de ressentir quelque chose.

Quand Otabek a-t-il commencé à se sentir ankylosé ? Son corps est un abattoir où ses émotions meurent, où plus aucun espoir ne naît. Il rêve de déverser ses regrets sur le sol, de cracher sa tristesse dans une grosse tâche rose. S'il saignait, ça voudrait dire qu'il est vivant.

La nuit tombe déjà, elle transforme le blanc en noir et n'améliore pas son humeur. Son père lui aurait dit que sortir se dégourdir les jambes est une bonne idée, mais ça l'incite surtout à ressasser ses mauvaises pensées. Le ciel brumeux l'étouffe, les lumières de la ville lui rappellent des bougies presque éteintes. Il s'en veut encore d'avoir loupé l'anniversaire de Yuri.

Otabek attend que des cristaux se forment dans ses cheveux mal peignés pour pousser la porte d'un salon de thé. Il demande un café noir malgré l'heure tardive et se balance d'un pied à l'autre en guettant sa commande. Il n'aime pas les espaces clos, la musique et les conversations trop fortes. Il bouscule une table en s'échappant, se cramponnant à son gobelet.

— Désolé, désolé, désolé ! s'excuse-t-il à l'objet inanimé.

Son flot d'excuses lui vaut quelques regards curieux et il sent ses joues se réchauffer. « Mignon », dirait Dimash. « Trouduc », aurait dit Yuri. Il est un trouduc, il file tout droit vers la sortie et se dirige vers l'hôtel d'un pas rapide.

Aller faire un tour était une mauvaise idée, et la sensation d'être épié le confirme. Toute la rue est plongée dans la pénombre, excepté pour un énorme panneau publicitaire. Yuri et son regard vert sont étirés sur le papier, ils illuminent le trottoir où Otabek marche. Indomptable… Yuri a échappé à Otabek et pourtant, il colle à la peau d'Otabek de la même manière que l'odeur de ses cigarettes.

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Le malaise d'Otabek ne cesse pas lorsqu'il arrive à l'hôtel, il s'intensifie à la vue d'une silhouette vêtue d'un long trench-coat, adossée au mur. Visiblement, « recontacter » Otabek signifie « attendre devant sa porte ».

— Otabek ! Te voilà enfin ! s'extasie Viktor.

Viktor passe un bras autour des épaules d'Otabek et subtilise la clé de la chambre avec un large sourire factice. Il s'invite à l'intérieur, puis retire ses gants et s'intéresse aux rideaux de soie et à la literie à la densité de tissage très élevée, l'air pensif.

— Tu ne répondais pas au téléphone, dit-il en passant les doigts sur l'un des fauteuils. Je me suis dit que ce serait plus amusant de venir te voir en personne !

Otabek ne sait pas si c'est une chose normale que les gens font ou si c'est un truc que seul Viktor fait, alors il n'ose pas protester outre mesure.

— Je l'avais oublié ici, répond Otabek.

Il ne sait d'ailleurs pas non plus s'il doit s'excuser d'avoir provoqué un scandale à l'anniversaire de mariage, il décide alors de lui proposer une infusion plutôt que d'entretenir une discussion. Il n'y a que ces petits sachets Lipton qui sont une hérésie pour les buveurs de thé.

Le sifflement de la bouilloire est désagréable et le goût de la tisane est infâme. Viktor aime le thé à peu près autant qu'Otabek ; ils font semblant de l'apprécier en prenant de petites gorgées.

— C'est quoi, cette tête d'enterrement ? questionne inopinément Viktor.

— Ma tête ?

— Tu as toujours l'air si grave, tu ne souris jamais.

— C'est… C'est juste ma tête normale.

Otabek résiste à l'envie de porter les mains à son visage pour le cacher. On lui répète depuis son adolescence qu'il est incapable de sourire, mais il n'a pas l'habitude que ce soit énoncé si crûment.

Wow, tu es vraiment amusant, glousse Viktor. Je comprends mieux pourquoi Yurochka t'apprécie autant.

Yurochka ? L'apprécier autant ? C'est nouveau. Otabek pose son thé et croise les bras sur son torse, un réflexe défensif inutile face à un interlocuteur qui trouve tout amusant. Otabek n'a pas le temps pour ces petits jeux.

— Pourquoi tu m'as appelé ?

— Oh, oh ! C'est vrai ! s'exclame Viktor, comme s'il avait oublié la raison de sa venue. Tu devrais venir à la patinoire.

Viktor sort une carte de visite et l'agite sous le nez d'Otabek. Une impression embossée montre deux patins liés par les lacets, l'un à la lame dorée, l'autre à la lame argentée. Après inspection, Otabek réalise que les deux ficelles forment un cœur.

En fouillant sur internet avant le départ de son avion, Otabek a lu que, suite à la retraite de Feltsman, le couple Katsuki-Nikiforov a cessé d'enseigner dans son club à Saint-Pétersbourg et a déménagé à Moscou en vue de reprendre la direction d'une école de patinage à Moscou. Otabek suspecte que ça a quelque chose à voir avec Yuri, resté aux côtés de Viktor malgré ses plaintes constantes qu'il déteste « ce putain d'enfoiré de vieux con de Vitya ».

— Je patine plus, dit Otabek.

— Tout de même ! Comptes-tu rester cloîtré pour le restant de ton séjour ? Tu pourrais assister à une leçon en l'honneur du bon vieux temps.

— Pourquoi je ferais ça ?

— La glace ne te manque pas ? Il paraît que tu as totalement abandonné.

— Je viens de te le dire, je patine plus.

— Juste une seule fois !

Une part d'Otabek veut accepter. Évidemment que ça lui manque, il n'y a pas une seule seconde de sa vie où il ne regrette pas d'avoir pris sa retraite. Rien ne le comblera comme le patin le faisait et retourner à la patinoire rendrait douloureux le fait apparent qu'il est devenu un moins que rien.

— Alors, comptes-tu venir ? demande Viktor. Ça te ferait du bien ! s'exclame-t-il. Tu as l'air…

Minable ? Otabek sait qu'il l'est. Ses cheveux sont emmêlés, trop longs puisqu'ils n'ont pas été coupés depuis des siècles, et tombent devant ses yeux cernés. Il y a du café renversé sur son pull et ses vêtements baillent autour de ses membres, parce qu'il n'a pas l'énergie de laver son linge ou de préparer à manger.

— Fatigué, dit Otabek. Je dors mal.

— Ah ! Bon, dans ce cas… Tu n'as même pas besoin de patiner, insiste Viktor. Qu'est-ce qui t'empêche de venir ?

— Si j'accepte, tu promets d'arrêter de me poser des questions ?

Perfect. C'est une affaire conclue ! J'enverrai un taxi pour toi, d'accord ? Demain matin à sept heures. Juste devant le parvis de l'hôtel…

Qu'est-ce que Viktor traficote ? Ils n'ont jamais été proches, même si Otabek a participé à quelques-uns de ses camps d'entraînement par le passé. Son instinct lui dit que c'est une mauvaise idée, mais il a de toute façon toujours eu des idées foireuses, alors il serre la main de Viktor.

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La ville est blanche et la neige étouffe l'écho des pas d'Otabek, il n'arrive pas à distinguer le bout de l'avenue ni l'hôtel qu'il vient de quitter. Il n'est vêtu que du short de sport et du débardeur ample qu'il porte pour dormir. Il progresse pieds nus, avançant difficilement. Il est seul, perdu et apeuré. Il appelle à l'aide, personne ne répond.

Ses doigts et ses orteils deviennent violets, ses battements de cœur, pourtant effrayés, ralentissent petit à petit. Il crie à nouveau, à pleins poumons. Sa voix se répercute sur les bâtiments et semble faire trembler toute la rue. Étourdi, il s'arrête, hurle plus fort. Un grondement sec se fait entendre. Il reprend sa marche, et le bruit est de plus en plus fort, jusqu'à ce que les immeubles s'effondrent sous le poids d'une avalanche. Il veut courir, essaye de courir. Ses jambes ne le soutiennent plus et le blanc devient noir.

Il se réveille en sursaut.

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Une fois à l'école de patin, les seuls amis d'Otabek sont ses regrets. La plupart des élèves ont dix ans de moins que lui et l'observent avec des yeux curieux, comme s'il était un fantôme revenu hanter les vivants. L'endroit est si propre que même les vestiaires sentent le neuf plutôt que la sueur, ne faisait qu'intensifier son malaise. Il n'a pas de patins, il se contente de se débarrasser de son sac et de sa veste, et réalise qu'il porte toujours son pull taché.

Rentrer dans la patinoire lui donne l'impression d'être l'équivalent humain d'une marque de café sur une surface parfaitement polie. Les lumières sont si fortes qu'elles font mal au crâne, il plisse les yeux pour chercher Viktor. Flanqué par son ami, il se tient au centre de la piste et débat avec un jeune homme aux cheveux blond cendré ainsi qu'à la moue insolente. C'est le garçon qu'Otabek avait aperçu à la fête, néanmoins de fâcheuse humeur aujourd'hui, les bras croisés sur son torse, les lèvres pincées entre elles dans un rictus boudeur. Otabek sait, puisqu'il a assisté à de nombreux caprices, que la crise de nerfs approche.

Un autre regard fougueux capte celui d'Otabek, et il réalise que Yuri le suit ici. Le portrait de Yuri est affiché sur le mur derrière la piste, accompagné de ceux des autres athlètes connus recrutés par le couple Viktor-Katsuki. Le jeune homme énervé s'y trouve et Otabek reconnaît la rousse qui dansait avec Yuri (Mila, se souvient-il). Il ne peut pas juger cet élan d'égocentrisme de leur part : sa photo trône dans la patinoire d'Almaty, et c'est l'une des raisons pour lesquelles il ne veut plus y mettre les pieds.

— Excuse-moi pour l'agitation. Le garnement pense qu'il peut ajouter un cinquième quad à son programme.

Otabek secoue la tête à l'entente de la voix de Viktor. Il était en train de fixer les photos, de fixer Yuri.

— Est-ce qu'il peut ajouter un cinquième quad à son programme ? demande Otabek.

— Il pourrait, répond Viktor, mais il doit apprendre l'humilité d'abord.

Voilà qui sonne familier.

— Ah… Ça fonctionne ? demande Otabek par politesse plutôt que par véritable intérêt.

Le garçon pousse une exclamation féroce, puis jette ses mitaines sur la glace et s'éloigne à toute vitesse. Il encercle la piste, accélère davantage et atterrit sa combinaison triple Lutz-triple boucle piquée, droit sur sa jambe d'appui, un sourire fier au visage. Une vive douleur de jalousie, malsaine et laide, étrangle Otabek.

— Non, soupire Viktor en passant une main gantée dans ses cheveux.

À ces mots, il abandonne son pauvre mari avec le patineur récalcitrant et déchausse ses patins dans l'intention de faire visiter l'académie à Otabek.

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L'école de Viktor fait partie d'une large académie de sports sur glace, mais l'aile dédiée au patinage artistique est la plus récente, avec l'ajout d'appartements pour loger les élèves ainsi que d'une troisième patinoire afin de ne pas avoir à la partager avec l'équipe de hockey et l'équipe de patinage de vitesse.

La visite est interminable et Viktor ne se tait pas une seule seconde. Otabek a simplement besoin de hocher la tête pour faire semblant de s'intéresser à cette fois où Katsuki « a marché dans de la peinture fraîche et en a étalé dans tout le couloir » ; ou à marmonner des compliments lorsqu'ils passent devant le « mur historique » qui décore la mezzanine du hall et qui présente les accomplissements de Viktor.

C'est dans l'espace nommé le salon, coupé du reste de l'académie, qu'ils s'arrêtent enfin. Otabek note le sol de moquette douce, les longs murs de verre, ainsi que la cheminée et les fauteuils à la finition haut de gamme (pompeux, même pour Viktor).

— Alors ? Qu'en penses-tu ?

— C'est… Beaucoup, dit Otabek, fatigué d'échanger des banalités.

— Si expressif, comme toujours, plaisante Viktor. Es-tu en train de me faire comprendre que mon école ne te plaît pas ?

—Si, si… Les élèves qui s'entraînent ici ont de la chance de bénéficier d'autant de ressources.

La jalousie plante ses griffes dans l'estomac d'Otabek, Viktor le réalise-t-il ?

Otabek appuie sur les boutons de la machine à café, et espère se noyer dans son gobelet alors qu'il endure un quart d'heure de plus à discuter avec Viktor avant de réussir à poser la question qui lui brûle les lèvres.

— Yura n'a pas d'heures sur la glace aujourd'hui ?

C'est un lundi et le milieu de la matinée, ça ne lui ressemble pas de manquer un entraînement. Otabek déteste l'inquiétude qui s'extirpe des ruines de l'amitié qu'il a laissée se délabrer.

— Tu vois... J'aurais aimé te parler de tout ça.

— Moi ? Pourquoi ça ? s'étonne Otabek.

Viktor se tapote la lèvre inférieure avec l'index, anormalement peu bavard. Il s'approche d'Otabek et, d'un geste trop familier, pose une main dans son dos.

— Eh bien… Je me dis qu'il serait bien que vous ayez une petite discussion, juste lui et toi.

— Je pense pas qu'il veuille m'adresser la parole, dit Otabek en se dérobant à son touché.

— Il n'est… Pas très diplomate, c'est vrai. Mais ce serait une bonne chose que vous régliez votre… Petite chamaillerie. Voilà pourquoi tu as accepté mon invitation, non ?

Otabek n'a pas la moindre idée de ce Viktor y gagnerait, et il doit reconnaître qu'il est venu à Moscou par pur égoïsme et stupide espoir de ranime son amitié avec Yuri.

— Oui, admet-il.

Amazing ! s'exclame Viktor. Il n'y a pas de raison qu'il ne te parle pas, alors ! Je vais te transmettre son adresse et… Oh, tu as toujours son numéro de téléphone, n'est-ce pas ?

Il ne laisse pas le temps à Otabek de répondre et attrape une serviette en papier pour noter les coordonnées de Yuri.

— Voilà ! Eh bien… Bonne chance, j'imagine ! dit Viktor avec un sourire rayonnant.

Quelque chose dit à Otabek qu'il va en avoir besoin.

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Le trajet en transports en commun est long et emmène Otabek dans un quartier qu'il ne connaît pas. À la sortie du métro, il suit son GPS, mais la brume grisâtre et opaque l'empêche d'apercevoir plus loin qu'à quelques mètres. Du peu qu'il repère, cet endroit n'a rien à voir avec l'appartement que Yuri occupait à Saint-Pétersbourg, où il lui rendait visite dès qu'ils pouvaient dégager du temps entre deux compétitions. Quand Yuri est-il rentré à Moscou ? Pourquoi habite-t-il à grande distance de l'école alors qu'elle possède des dortoirs ?

La voix robotique de son GPS fait sursauter Otabek, son bip irritant indique qu'il est arrivé.

— Qu'est-ce que tu me racontes ? Ça doit pas être ici.

Otabek lance un regard circulaire autour de lui. La flèche sur l'écran montre un bâtiment à la peinture jaune écaillée, affublé d'un petit porche dont il grimpe les marches glissantes en se tenant à la rambarde.

— Il n'y a pas de nom sur la sonnette… réfléchit-il à voix haute. Où tu te caches, Yura ?

Otabek quitte l'application GPS et ouvre ses fils de discussion. Il ignore le fait que le dernier message de Yuri date de son anniversaire le trente-et-un octobre de l'année passée. Il n'y avait pas réagi. Il appuie sur le bouton appeler, la ligne retentit sans réponse. Sans doute que Yuri a supprimé son numéro et qu'il va rester planté là, avec un sac à dos plein de biscuits froids qu'il va jeter à la poubelle.

Un bruit de ferraille agresse les oreilles d'Otabek, il se retourne et remarque qu'un lourd portail électrique est en train de s'ouvrir. Une lumière clignote à travers le brouillard, puis une silhouette fine habillée de couleurs vives apparaît. Yuri avance, droit comme un soldat. Il est vêtu d'un t-shirt avec un imprimé de tigre et un large logo Versace, un bas de jogging assorti et des baskets qui prennent l'eau.

— Putain, dégage de mon porche, trouduc.

Otabek obéit, descend les quelques marches et lui fait face. Il réalise que Yuri est transpirant malgré le froid, que son visage est maculé de traces grises et de poussière. Son odeur est tout de même agréable et sucrée, portée par la brume d'hiver. Gucci Bloom, si Otabek se souvient bien de son parfum.

— Tu fiches quoi ici ? demande Yuri, d'un ton belliqueux.

La lumière crue qui provient du porche souligne son air féroce encadré par deux mèches de cheveux échappées de son chignon attaché à la va-vite.

— Viktor m'a donné ton adresse.

— Vitya ? Putain d'enfoiré. Qu'est-ce que tu veux ?

La voix détachée de Yuri donne envie à Otabek de s'enterrer six pieds sur terre.

— Yura… souffle Otabek.

Yuri tressaille. Il a l'allure fragile avec sa petite taille et sa silhouette sépulcrale, l'un des nombreux fantômes qui hantent Otabek et ses cauchemars.

— Pas la peine de me faire tes yeux de chien battu. Dis-moi ce que tu veux.

— On devrait discuter, dit Otabek.

Otabek tend la main pour toucher le bras de Yuri, mais la laisse tomber au dernier moment.

— Qu'est-ce qui te fait croire ça ? grogne Yuri.

C'est simple : Ses bras croisés sur le torse et ses poings serrés, ses crocs dévoilés sur ses lèvres roses.

— J'ai merdé, dit Otabek.

— Il t'a fallu combien de temps pour t'en rendre compte ?

— Quatorze mois.

L'expression féroce de Yuri flétri et la peine accentue ses traits finement ciselés. Yuri ne veut pas de ses excuses, mais il a besoin de les présenter maintenant qu'il est placé face aux conséquences de ses actes. Quel trouduc.

— On était meilleurs amis, dit Yuri. On était des putain de meilleurs amis et tu as décidé de me ghoster comme si on était de vulgaires compétiteurs.

— Je sais. Je suis désolé.

— Merde, je veux pas d'excuses. Je veux pas de tes putain d'excuses, Otabek.

— Je pense quand même qu'on devrait discuter.

— Pourquoi je devrais t'écouter ?

— Parce que je regrette d'avoir été un trouduc.

Un ricanement menace d'échapper à Yuri, qu'il camoufle avec un claquement de langue dédaigneux.

Otabek décide d'interpréter cette réaction un signe de bon augure et sort un tupperware taché d'huile et de sucre. Yuri ne le lâche pas du regard, sur ses gardes, puis accepte la boîte et l'inspecte.

Les gâteaux tirent un rictus à Yuri, ses yeux brillent sous ses cils pâles. Lorsqu'ils se voyaient à Almaty, Yuri pouvait en dévorer des fournées entières, et, vu le régime strict qu'il s'impose, peu de gens excepté Otabek savent qu'il aime les sucreries.

— Je suis vraiment désolé, dit Otabek. Je peux entrer pour discuter ? Juste cinq min—

— Non.

— Mais…

Yuri croise à nouveau les bras sur son torse, le récipient serré dans une main. Il détaille Otabek de haut en bas, qui se sent de plus en plus idiot, mais qui essaye de soutenir son regard.

Le gel qu'Otabek avait passé dans ses cheveux pour les plaquer en arrière ne sert plus à rien et ses mèches sombres repiquent sur son front, salies de blanc. Les vêtements de Yuri, couverts de neige mouillée, soulignent sa silhouette chétive.

Tout compte fait, ils ont tous les deux l'air de loques.

— On peut se voir, décrète Yuri. Demain. Ailleurs qu'ici.

— Merci, je suis—

— Nan, économise ta salive. Je suis en rogne.

Pourquoi Otabek est-il déçu ? Il devrait être heureux que Yuri accepte de lui adresser la parole. Le bourdonnement de l'autoroute meuble l'épais silence qui flotte entre eux, et, le temps qu'il ose ouvrir la bouche pour répondre, Yuri a tourné les talons. Il le regarde disparaître derrière les nuées, si denses qu'elles semblent sortir de terre dans le but de les séparer.