L'écho des roulettes de la valise d'Otabek brise le calme de ce matin froid et maussade. Il la traîne difficilement derrière lui jusqu'à s'arrêter devant un lavomatic, puis pousse la porte de son épaule afin de faire céder le gel qui la maintient fermée. À l'intérieur, deux grand-mères sont installées sous des lumières vacillantes, cachées dans leurs écharpes et fourrures. Otabek dépose ses vêtements dans l'une des machines à laver et retire son pull taché.

La chair de poule ne tarde pas à ramper sur sa peau et le bourdonnement du lave-linge efface les messes basses des deux mamies. Il n'a pas la moindre idée de ce qu'il est en train de faire et sait encore moins ce qu'il va raconter lorsqu'il verra Yuri dans quelques heures. Il est sur le point d'étendre son séjour en Russie sur un coup de tête et il a besoin de conseils… Dans ce genre de cas de figure, il n'y a qu'un seul numéro à appeler. Son portable est perpétuellement sur le point de manquer de batterie, mais ce sera suffisant pour téléphoner.

— Beka, Beka, Beka ! s'exclame la voix claironnante de Dimash.

— Dimash, Dimash, Dimash, reprend platement Otabek.

— Qu'est-ce qu'il t'arrive ? Tu t'es perdu en allant à l'aéroport et je dois te servir de guide à distance ?

Otabek se balance d'un pied à l'autre. Ce n'est arrivé qu'une… Deux fois. Ce n'est arrivé que deux fois.

— Je suis pas à l'aéroport, dit-il. Enfin… Je me suis pas perdu non plus.

— Fais des phrases ! Fais des phrases complètes, mec.

— Je rentre pas aujourd'hui.

Il y a un mince silence, où la théière de Dimash siffle à travers le combiné. Otabek réalise qu'il a besoin d'un café pour se réveiller et se débarrasser de son mal de crâne, il n'a pas fermé l'œil de la nuit.

— J'ai loupé quelque chose ? demande Dimash.

— J'ai parlé à Yuri. Je crois que je vais rester plus longtemps à Moscou.

— C'est plutôt une bonne chose, dit-il sur le ton d'une question.

— Je sais pas.

— Parce que… ?

— J'aimerais reprendre contact avec lui et je pense que lui aussi mais j'ai peur de me tromper parce que je sais pas lire les émotions des autres, débite Otabek

— Woah, doucement, doucement ! Tu sais… À tes intuitions te fier, il faut.

— Hein ?

Fais-le ou ne le fais pas. Il n'y a pas d'essai.

Ils conversent dans un mélange de russe et de kazakh, et Otabek s'attire quelques regards curieux des deux mamies. Il plaque son téléphone plus fort contre sa joue pour les empêcher d'entendre Dimash.

— Je comprends pas ce que tu dis, geint Otabek. Tu es déjà défoncé ?

Le savoir je ne peux pas.

— Qu'est-ce que tu me chantes ?

— Je cite Maître Yoda, explique Dimash. Moi, je suis naze pour donner des conseils.

— Maître Yoda ?

— Beka, tu es hilarant et je t'aime pour ça, rit-il d'une manière inopinée.

Otabek s'affale contre le mur de machines à laver, son crâne part en arrière avec un « bunk » sonore. Il n'essayait pas d'être drôle, mais toute sa vie est une plaisanterie qu'il ne comprend pas.

— Tu sais que je pige pas quand tu ne parles pas clairement, se plaint Otabek.

Le rire de Dimash lui parvient de façon plus distante et il croit reconnaître la voix de Rusya. Ils échangent à voix basse avant que Dimash ne reprenne la parole dans le téléphone.

— Je dois y aller, mais… J'ai une question pour toi, mon petit gars têtu et obstiné : quand c'était, la dernière fois que tu as fait un truc que tu n'avais pas envie de faire ? Aller… Je te laisse réfléchir à ça !

— À plus, Beka ! crie Rusya. Bonne chance !

Avant qu'ils ne raccrochent, d'autres rires se font entendre, suivis de bruits dégoûtants qui sont probablement des sons de baisers. Otabek jette son téléphone dans sa valise et fourre ses mains dans ses poches, frustré. Qu'est-ce qu'il va bien pouvoir raconter ?

À la recherche de ses mots, il regarde le jour se lever à travers la vitre crasseuse et serre la serviette froissée sur laquelle est notée l'adresse de Yuri. Les arbres morts sont maquillés de couleurs délavées par les rayons de soleil qui passent parmi les nuages, mais l'humeur d'Otabek est pessimiste. Il ne bouge que lorsque le bip du sèche-linge le tire de ses pensées, et se sent toujours perdu.

――――――――――――――― ❅

Les murs du café sont peints de teintes pastel, et des guirlandes lumineuses au plafond éclairent toute la salle de restauration. Otabek s'assoit dans un coin et fixe les narcisses jaunes

qui décorent les tables, emprisonnés dans leurs petits pots. Il survole les pétales de la pulpe de ses doigts et se force à respirer lentement.

Yuri passe la porte cinq minutes plus tard, portant toujours son t-shirt à motif de tigre et son parfum à l'odeur de jasmin. Ses cheveux sont détachés et frôlent tout juste ses clavicules, Otabek ne l'avait pas remarqué la veille, mais le dessous est coloré en rose doré et assorti à un baume à lèvres de la même teinte. C'est inattendu, ça lui va bien.

— Je crève la dalle, j'ai pas eu le temps de manger ce matin ! déclare Yuri.

Otabek est familier avec le mauvais caractère d'un Yuri affamé, alors il hèle un serveur sans s'embêter de salutations. Yuri a l'appétit d'un loup dans le corps agile d'un félin.

Le café est presque vide en début d'après-midi, leur commande arrive rapidement et leur épargne un silence étrange. Otabek arrange ses plats devant lui : deux grandes tasses de café noir, de la crème glacée et des frites. Yuri fait tourner sa cuillère dans son thé et le « cling » répétitif du métal sur la porcelaine rend Otabek nerveux.

À moins que cela ait quelque chose à voir avec les yeux de Yuri, plantés sur lui comme deux lames aiguisées qui glissent petit à petit sous sa chair.

— Tu bouffes de la glace alors qu'on se les gèle dehors, remarque Yuri.

Pas tout à fait une question, pas tout à fait une critique.

— Et donc ?

— Et donc, c'est chelou.

— Comment tu peux le savoir si tu n'as jamais essayé ?

Une lueur d'hésitation fait vaciller le regard acéré de Yuri. D'un geste brusque, il tend le bras, attrape une frite dans l'assiette d'Otabek, la trempe dans la crème glacée, puis l'enfourne dans sa bouche.

— C'est ce que je disais ! s'exclame-t-il entre deux bouchées. C'est dégueulasse !

— Je t'ai pas dit que tu pouvais mettre des microbes dans ma bouffe, boude Otabek. Et puis, c'est normal que tu n'aimes pas. Il faut que tu manges la glace et les frites séparément histoire que ce soit bon.

Yuri hausse les épaules et s'occupe à picorer son cookie, qu'il trempe dans son thé. Otabek ne lui dit pas qu'il trouve que c'est dégueulasse de mettre des miettes dans sa boisson et Yuri ne fait pas de commentaires sur les deux tasses de café qu'il avale.

— Dis-moi plutôt où tu as disparu durant si longtemps ? demande Yuri d'un ton qui se veut décontracté. Tu t'es cassé à l'étranger ? Aux USA ?

— Non, dit-il. Almaty.

— Tu crèches chez tes vieux ?

— Oui.

— Tsss, siffle Yuri en plissant le nez. T'en a pas marre de voir leur gueules ? Putain, partir de chez cette vieille sorcière de Lilia était le meilleur truc qui m'est arrivé !

Un murmure vexé provient de la table d'à côté, parce que Yuri parle fort et n'a pas peur de dire le fond de sa pensée. Otabek avait oublié.

— J'avais besoin de temps pour… commence Otabek, avant de s'arrêter net.

Il n'a jamais officiellement annoncé à Yuri qu'il a quitté le patin. Il trace des formes concentriques avec sa cuillère, puis la glisse dans sa bouche et articule ses mots autour d'elle.

— Je sais pas. J'ai besoin de temps pour réfléchir avant de choisir où habiter.

— T'as toujours beaucoup trop réfléchi, espèce d'idiot. Je sais pas, c'est ta phrase préférée.

Cette remarque tire un petit rire à Otabek. Yuri en profite et expédie ses miettes de cookies vers lui pour le taquiner. Il cache sa bouche avec sa main, gêné de ricaner de plus belle. Il déteste son sourire, ils le savent tous les deux.

— Merde, jure Yuri. J'avais oublié que c'est amusant de te forcer à sourire.

— Ah ? Tu aimes me faire sourire, c'est ça ?

Yuri hausse un sourcil, semble hésiter entre une réponse acerbe et une réponse sincère.

— Ouais, connard, dit-il.

Otabek fourre la fin de sa glace dans sa bouche, sa froideur contraste avec la chaleur de ses joues.

Ils conversent sans rentrer dans les détails, surtout pour parler de l'école que cet abruti de Viktor vient d'ouvrir et de l'anniversaire de mariage que Yuri a été forcé d'organiser avec lui. En dépit des nombreuses insultes de Yuri, il est étrange pour Otabek de réaliser à quel point il s'est rapproché de Viktor et Katsuki durant son absence.

— Je peux ? demande Yuri.

Yuri se penche pour subtiliser des frites dans l'assiette d'Otabek, il teste sa réaction en haussant à nouveau un sourcil. Ils partageaient leur nourriture lorsqu'ils étaient encore meilleurs amis, mais les hésitations de Yuri indiquent à Otabek que leur aisance n'est pas revenue.

— Va-y, dit Otabek en poussant l'assiette vers Yuri.

Otabek récolte un léger sourire, mais la conversation ne tarde pas à s'éteindre. Yuri consulte l'heure sur son téléphone à plusieurs reprises.

— Merde… Il faut que j'y aille, dit-il. J'ai pas beaucoup de temps libre, en ce moment.

— Déjà ? demande Otabek. Tu vas retourner à l'académie ?

— Pourquoi tu veux le savoir ? Je t'ai manqué ?

Sans cacher sa moue acerbe, Yuri arrache un pétale du bouquet et le froisse entre ses doigts.

— Oui, dit Otabek.

Yuri lève les yeux au ciel tout en déchirant un deuxième pétale. Otabek pense déceler une once de vulnérabilité dans la manière dont il plante les dents dans sa lèvre inférieure.

— Je te dis pas de conneries, ajoute Otabek. Je suis content de te revoir.

— Tssss, râle Yuri. Bon… OK. Tu peux promettre de rester hors de mes jambes ?

— Oui. Pourquoi ça ?

— Suis-moi et tu le sauras, dit-il en enfilant sa veste.

――――――――――――――― ❅

Yuri guide Otabek jusqu'au gros portail de fer devant lequel ils se sont retrouvés la veille. La brume a laissé place à de la neige fondue, mais l'endroit ne paraît pas plus vivant. Du linge pend aux balcons, foncé par l'eau comme s'il avait été abandonné là depuis des lustres, et quelques chats errants fouillent dans les poubelles.

— C'est ici que tu habites maintenant ? demande Otabek.

— C'est le garage de mon grand-père, répond Yuri en appuyant sur les boutons.

Le portail dévoile un bâtiment tout en béton dont une enseigne affiche la mention « Garage Plisetsky ». La plupart des néons ne fonctionnent plus, et lorsqu'ils crépitent périodiquement, ils affichent le mot « rage » en grosses lettres rouges. Otabek ravale son mauvais pressentiment et emboîte le pas de Yuri.

— Salut Yurik, dit un homme en uniforme bleu, installé sur un tabouret rouillé et devant un bureau de fortune.

— Salut, répond Yuri. Désolé, je suis à la bourre. C'est quoi les nouvelles ?

— Rien de fou. Les Oblonsky veulent récupérer leur caisse cet aprem, alors tout le monde est occupé. Ton carrosse ne démarre toujours pas et il nous bouffe toute la place dans l'atelier. Nikolaï m'a dit que tu devrais bosser dessus aujourd'hui.

— Pouah… Ouais, ouais, je vais m'en occuper.

L'homme vêtu de bleu lance un coup d'œil critique à Otabek, qui le salue d'un geste de tête silencieux. Il suit Yuri jusqu'au carrosse en question, une camionnette ayant connu de jours meilleurs.

— Où est Nikolaï ? demande Otabek alors que Yuri ouvre le capot.

— Il ne vient bosser que quelques heures par jour. Ses foutus de problèmes de dos, tu te rappelles ? Du coup, c'est mon taf de remettre son vieux tacot sur roues. Bref… Tu peux attendre là tant que tu ne déranges personne.

Yuri désigne un coin de la pièce, puis lui tourne le dos pour récupérer une caisse à outils et se pencher pour inspecter l'intérieur du capot. Otabek s'adosse contre un mur, silencieux. C'est surprenant de voir Yuri brillant d'huile et de sueur, plutôt que de paillettes et de particules de glace.

— Putain… Putain de voiture de merde ! jure Yuri.

Yuri flanque un coup de pied dans la roue et s'essuie les mains sur son t-shirt hors de prix, faisant grimacer Otabek.

— Tu essayes de réparer quoi ? demande Otabek.

— Tout ! grogne Yuri.

— Mais encore ? Il faudrait commencer quelque part.

— Le moteur déconne à mort, soupire-t-il. Je peux pas le démarrer.

Otabek s'approche. Le dessous du capot est couvert de feuilles mortes et d'insectes écrasés, et ce qui n'est pas encrassé de saleté est rouillé. Otabek comprend mieux : tout est si vieux que le problème pourrait venir de n'importe où et de tout à la fois.

— D'accord, euh… Tu as pensé à changer les bougies d'allumage ?

— Ouais… Nan, soupire Yuri. Non, j'y ai pas pensé. Pourquoi tu me dis ça comme si c'était évident ?

Le grand-père d'Otabek lui avait enseigné des bases de la mécanique, et il sait par expérience que c'est l'une des premières choses à vérifier en cas de panne. Il connaît également l'ego sensible de Yuri, qui déteste être en retard sur les autres.

— Euh, l'intuition, marmonne Otabek. Tout ce que tu as à faire, c'est débrancher la borne négative de la batterie, retirer le cache, puis changer les bougies avec une clé. Tu penses pouvoir y arriver ?

Yuri lance un regard plein de défi à Otabek.

— Je suis pas complètement con.

Otabek lève les paumes comme pour se dédouaner et recule, il obéit à l'ordre de Yuri de ne pas lui traîner dans les pattes. Il fait semblant de plonger le nez dans son téléphone, même s'il fixe un écran déchargé.

Cinq minutes plus tard, un nouveau flot de jurons informe Otabek que Yuri rencontre plus de difficultés que prévu. Il se mord la joue pour ne pas pouffer, range son portable et pose une main sur l'épaule de Yuri. Il y a un instant de flottement où Yuri ne se dérobe pas, comme s'il reconnaissait et appréciait son toucher.

— Donne-moi tout ça, propose Otabek. Je vais jeter un coup d'œil.

Yuri affiche une moue boudeuse, mais fait glisser sa caisse à outils vers Otabek avec la pointe du pied. Il est doué dans tout ce qu'il entreprend, mais son manque de patience et son mauvais caractère le rattrapent toujours.

Otabek coince la clé à bougies entre ses dents le temps de retirer le cache récalcitrant. Le regard de Yuri, fixé sur lui, est insistant. C'est étrange et agréable d'être le centre de son attention.

— Là, doucement… murmure Otabek à la voiture. On va trouver ce qui ne va pas et tu vas pouvoir redémarrer…

Les bras croisés sur son torse, Yuri rit du bout des lèvres. Otabek sait qu'il retient une remarque sur le fait qu'il est « perché » et « chelou », alors il s'empresse de changer les bougies. Il se redresse avec difficulté, les dents serrées et l'expression fermée.

— Yura ?

Yuri fronce les sourcils tandis qu'Otabek secoue sa jambe engourdie.

— Quoi ?

— Tu veux essayer de démarrer ? demande Otabek.

Une lueur d'intérêt passe dans les yeux de Yuri, il tire de sa poche un porte-clés duquel un chat en porcelaine blanche pendouille, s'installe ensuite sur le siège conducteur dans un mouvement gracieux. Otabek ignore le pincement qui serre sa gorge à la vue du bibelot, jette un œil à l'intérieur sans y monter et hume l'odeur de tabac à pipe qui s'en échappe (celle de tous les grands-pères, suppose-t-il).

Yuri tourne la clé une première fois, mais il ne s'allume pas. La seconde, le moteur toussote quelques secondes, puis s'éteint tout aussi rapidement. La troisième fois, il y met un peu plus de force, agacé, et la camionnette proteste avec fracas.

— Ça pourrait être le filtre à air… Otabek réfléchit à voix haute. Ou les injecteurs…

— Tu essayes de m'impressionner, Otabek ?

Otabek roule des yeux dans une imitation imparfaite de la mimique de Yuri.

— J'essaye de te filer un coup de main, espèce de tête de mule, dit Otabek. Tu veux que je vérifie, ou non ?

— Nan, nan, ce truc me saoule ! Viens plutôt avec moi, ordonne Yuri.

――――――――――――――― ❅

— Bière ? demande Yuri en tendant une bouteille vers Otabek.

— Un mardi après-midi ?

La salle de pause est assortie à l'atelier, avec son sol en béton avec ses taches d'huile et ses fissures sinueuses. Il y a des photos des employés au mur, dont quelques clichés qui représentent Nikolaï et une version plus petite et plus souriante de Yuri.

— Un mardi après-midi, répète Yuri sans donner plus d'explications. T'en veux une ou non ?

Otabek accepte la bouteille, dont il pèle l'étiquette par tic nerveux. Il ne se sent jamais à sa place dans les lieux qu'il ne connaît pas et ne se sent pas tout à fait à sa place aux côtés de Yuri. Il n'a pas de décapsuleur, alors il sort son briquet de sa poche et l'utilise pour faire un effet de levier sur la capsule. Il lui faut quelques essais pour y arriver ; de la mousse dégouline le long de ses doigts et sur le ciment craquelé.

— Désolé, désolé, désolé, s'excuse-t-il, l'air penaud.

— T'inquiètes, le sol est déjà dégueulasse, dit Yuri.

— Je te parlais pas à toi… Je parlais à… Euh, la bouteille.

— Putain, j'avais oublié que tu es…

Le regard de Yuri est de retour sur Otabek, intense, et il lutte contre l'envie de se gratter la nuque avec ses doigts collants.

— Que je suis ?

— Très… Otabek.

— C'est une bonne ou une mauvaise chose ?

— Laisse-moi du temps pour y réfléchir.

Otabek s'essuie les mains sur son pantalon, puis s'assoit sur l'un des établis. Yuri analyse son visage et avance jusqu'à se placer entre ses genoux ouverts. Le sourire que Yuri cache derrière le goulot est-il de bon augure ? Comme ça, alors qu'ils sont proches et éclairés par les lampes halogènes, il peut voir les constellations de taches de rousseur parsemées sur le nez de Yuri et la façon dont ses longs cils battent, pareils à des ailes de papillons.

Encore plus lentement, Yuri lève une main et passe le pouce sur la joue d'Otabek.

— Huile de moteur, dit Yuri.

Il montre son doigt couvert d'une trace noire.

— Ah, souffle Otabek en glissant à son tour l'index sur le front de Yuri. Poussière, ajoute-t-il.

— Merde, on est de gros dégueulasses, ricane Yuri.

Le rire de Yuri arrive à se frayer un chemin sous l'épiderme d'Otabek, il gratte la surface pour s'y faufiler. Le silence entre eux, l'espace d'un instant, est plus détendu qu'il n'est étrange. Puis, la pluie frappe sur le toit et les surprend, les forçant à se séparer.

Yuri s'assoit aux côtés d'Otabek et boit en de grandes gorgées. Lui aussi n'a pas l'air à sa place, une œuvre d'art qu'on aurait retirée des projecteurs pour la fourrer dans un royaume de rouille et de décrépitude.

— Qu'est-ce que tu fous à Almaty, alors ?

— Pas grand chose, répond Otabek. Je mixe. Je m'entraîne. Je m'ennuie.

Otabek est intentionnellement vague à propos de son entraînement, il ne fait rien de plus qu'aller à la salle. Il ne mentionne pas non plus Dimash, il se souvient que Yuri était férocement jaloux de ses quelques amis.

— Tu fais encore ce truc de DJ ? J'aurais pensé que ça allait te passer.

— Ouais, ça me vide la tête, ment Otabek.

— Si tu restes dans le coin quelque temps, tu pourrais mixer à Moscou, dit Yuri sur un ton désintéressé.

— Tu crois ?

— Ouais. Mila adore ce genre de trucs, elle doit avoir un bon plan pour toi.

— Mila ? La rousse de la fête de mariage ?

Yuri se lève pour marcher jusqu'au frigo, et Otabek se demande quelle expression il arbore.

— Ouais, ouais. Elle avait un énorme crush sur toi, je suis sûr qu'elle accepterait que tu lui demandes une faveur. Tu t'en souviens pas ?

Un crush… Otabek doute que ce soit vrai, et il est incapable de camoufler sa surprise mélangée à de la gêne.

— Tu penses que je raconte des conneries, remarque Yuri.

— J'en sais rien.

— Elle était à fond sur toi avant de se décider à se taper l'Italienne !

— L'Italienne ? C'est qui ?

— Change pas de sujet, râle Yuri. J'arrive pas à y croire… T'es pas au courant que la moitié de la catégorie sénior ne dirait pas non à l'occasion de baiser avec toi ?

— Quoi ?

Otabek s'étouffe avec sa bière. Yuri rit à nouveau, cette fois à gorge rompue, jusqu'à ce qu'il croise le regard interloqué d'Otabek. Quelque chose dans celui de Yuri, lointain et amer, échappe à Otabek.

— Oh, laisse tomber !

— Pourquoi ça ?

— T'es trop con et tes questions sont encore plus débiles !

Yuri se hisse sur l'établi et affiche une moue boudeuse, ce qui tire également un léger rire à Otabek. Ça lui rappelle les interminables discussions qu'ils avaient pour habitude d'avoir lorsqu'ils étaient jeunes adultes, à débattre de qui ils avaient envie d'embrasser ou de qui ils auraient aimé baiser.

— Emil Nekola ? demande Otabek.

— Hein ?

— Tu te le taperais ou pas ?

— Euh… j'en sais rien. Non, je suppose, marmonne Yuri.

— Moi non plus, dit Otabek en prenant une gorgée. Sara Crispino ?

— C'est elle, l'Italienne !

— C'est pas ma question. Tu te la taperais ou pas ?

Yuri fixe le jour qui décline par la fenêtre, les lèvres pincées. Il n'a pas envie de montrer qu'il est amusé.

— Oui, dit-il. Et toi ?

— Oui, répond Otabek. Jean-Jacques Leroy ?

— Non, putain, non ! Tu te taperais Leroy, toi ?

Otabek hausse les épaules.

— Oui, dit-il d'un ton factuel.

— Mais c'est un blaireau ! s'écrie Yuri.

— J'ai dit que je me le taperais, pas que j'allais l'épouser.

— T'es dégueulasse. Tu pourrais te taper quelqu'un que tu n'aimes pas ?

— Seung-Gi Lee ? enchaîne Otabek, ignorant sa question.

— Il est canon, répond Yuri. Mais il est chelou et il broie tout le temps du noir, alors… Je sais pas, c'est pas mon genre.

Pourquoi est-ce que cette remarque blesse Otabek ? Il est « chelou » et il « broie du noir », mais Yuri n'est pas, ne sera jamais intéressé par lui. Yuri était en couple la dernière fois qu'ils se sont côtoyés, et il n'a jamais vu d'un bon œil l'habitude d'Otabek d'enchaîner les conquêtes.

— Otabek ?

— Ouais ?

— C'est à ton tour de répondre, dit Yuri. Seung-Gi Lee ?

Otabek a perdu l'envie de jouer. Il sait, au fond, que Yuri a raison : il est chelou. Il se tape des inconnus pour la simple raison que c'est gratifiant que quelqu'un apprécie son corps.

— Tu sais quoi, j'ai un autre jeu, dit Otabek. Tu préférerais être un hamster géant ou un petit rhinocéros ?

— Un… Hamster géant, j'imagine.

— Moi aussi. Tu préférerais ne pas avoir de coudes ou ne pas avoir de genoux ? Perso, je préf—

Un éclat de rire à demi-retenu l'arrête en pleine phrase.

— Qu'est-ce que je disais ! s'exclame Yuri. Putain, t'es perché !

— C'est bien ou mal, alors ?

Yuri fait mine de réfléchir, tout en terminant sa bouteille d'une traite.

— Bien, je crois, répond-il finalement.

— Cool, dit Otabek, sans cacher son sourire. Alors, coudes ou genoux ?

――――――――――――――― ❅

Le temps qu'ils se lassent de papoter comme des gamins, Yuri a quitté son perchoir pour s'asseoir sur le sol, au milieu de leurs cadavres de bouteilles, salissant son jeans. Otabek est pompette, il savoure l'agréable fourmillement qui s'étend dans son corps. Vu le peu que Yuri a mangé, il est déjà un peu ivre et il rit sans limites à leurs blagues idiotes.

Otabek est enhardi par l'impression que tout pourrait redevenir comme avant. Ils ont parlé de tout et de rien, surtout de conneries, mais il n'a pas eu l'occasion de poser la question qui l'a réellement mené jusqu'ici. Il veut savoir ce qu'il est arrivé à Yuri durant son absence, peu importe à quel point c'est égoïste.

— Yura…

— Mmmouais ?

Yuri lève la tête vers lui, quelques mèches blondes tombent dans ses yeux paresseux mais brillants.

— Dis, tu n'étais pas aux Mondiaux ?

— Comment tu sais ça ? Tu m'as stalké, Monsieur « j'utilise pas les réseaux sociaux » ?

— Peut-être.

— Tu ne réponds plus à mes questions par oui ou par non ?

— C'est toi qui ne réponds pas à la mienne ! se plaint Otabek.

— Donc… Tu m'as stalké.

— Oui, admet-il. À toi de me répondre.

L'expression joueuse de Yuri a disparu, remplacée par un air préoccupé.

— Non, j'étais crevé après les JOs. Si j'étais allé aux Mondiaux, j'aurais fait de la merde.

— C'est crevant, acquiesce Otabek.

Ses derniers Jeux olympiques remontent d'il y a plus de quatre ans, mais il se souvient avoir été vidé de toute énergie.

— J'ai fait tellement de putain d'interviews…. Tellement de putain de photoshoots, continue Yuri.

— Ça doit être compliqué de gagner l'or, ironise Otabek.

Il voudrait insuffler du venin dans ses mots, parce qu'il n'a jamais réussi à accomplir ce que Yuri a fait, mais ses paroles sonnent plutôt comme de l'admiration.

— À chier, réplique Yuri.

— Eh bien, bravo pour ta victoire à chier.

Yuri siffle un rire. Otabek l'a parfois détesté d'être meilleur qu'il ne l'est, mais, en fin de compte, il rêve de rester dans son orbite, une météorite qui rêve de détruire le soleil dans sa chute.

— Merci, dit Yuri. J'aurais aimé que tu sois là, ajoute-t-il à voix basse.

— J'étais… commence Otabek.

— Oublie ça, soupire-t-il. Je commence à être bourré, je sais plus ce que je dis. Et puis, je dois retourner bosser sur la caisse.

— Tu veux que je te laisse tranquille ?

— S'il-te-plaît.

Se raclant la gorge pour chasser la vulnérabilité de sa voix, Yuri se lève et montre la sortie à Otabek.

Otabek a du mal à camoufler sa déception. Ils avaient pour habitude de tout partager, ils ont été meilleurs amis durant presque dix ans avant qu'il ne décide de disparaître parce qu'il ne supportait plus d'être un moins que rien.

— J'étais réellement content de te revoir, souffle-t-il.

— Ouais… À une autre fois, d'accord ?

La porte se referme. Otabek s'éloigne, seul dans la nuit, et ses regrets sont lourds sur sa langue pâteuse.

— À une autre fois, murmure-t-il pour lui-même.