Les drapeaux bleu, blanc et rouge accrochés aux lampadaires s'agitent en une triste danse et Otabek se courbe avec eux, à l'image d'une feuille-morte portée par les rafales. Il marche vers la bouche de métro sans cesser de ruminer ses pensées, les mains dans les poches et la jambe traînante. Il a reçu trois messages durant la nuit : un de son père, lui demandant quand il comptait rentrer à Almaty et voulant savoir si son séjour se déroule bien ; un de Dimash, exigeant les détails de sa rencontre avec la « princesse » ; un de Yuri, contenant la question « tu préférerais manger de la glace trop fondue ou des coins de brownies ? »
Il les a ignorés. Il a du mal à dialoguer avec les gens, encore plus à travers les SMS. Son père et Dimash veulent bien faire, mais leur flot constant d'interrogations l'étouffent. Qu'espèrent-ils qu'il trouve ici ? Pensent-ils que ses retrouvailles avec Yuri peuvent arranger son mal-être ? À vrai dire, les intentions de Yuri lui échappent également. Comment est-il censé interpréter son ambivalence ? Peuvent-ils redevenir amis comme si de rien n'était ?
Malgré ses doutes, Otabek visse son casque audio sur ses oreilles et grimpe dans la ligne de métro qui mène jusqu'à l'école de patin.
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Le jour est trop gris pour éclairer l'intérieur de la patinoire, mais les spots blancs installés au plafond jouent le rôle d'un soleil contrefait et trop saturé. Otabek se plante dans l'obscurité du bord de la piste, il observe les athlètes. Il reconnaît Viktor et Katsuki, ainsi que le garçon têtu qu'il a aperçu l'autre fois… Misha, à en juger les exclamations que poussent ses deux entraîneurs. L'adolescent est téméraire, voire un danger public. Il fuse entre ses camarades à toute vitesse, mais réceptionne ses sauts avec une aisance qui tord l'estomac d'Otabek.
— Otabek ! s'extasie Viktor, dès qu'il remarque son arrivée.
Il patine en direction d'Otabek et s'arrête devant lui.
— Qu'est-ce qui t'emmène ici ?
— Tu m'as invité à revenir, marmonne Otabek.
— Oh ! Veux-tu nous rejoindre sur la glace ?
— Euh…
Le sourire béat de Viktor s'agrandit.
— Yuuchan ? Avons-nous une paire de patins en plus ? Ah, arigato ! Suis-moi !
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Otabek n'a pas posé un pied sur la glace depuis plus de six mois et il devrait être heureux de le faire. Il regrette pourtant d'avoir accepté l'invitation de Viktor. Il bataille pour garder l'équilibre, les bras tendus avec l'aisance d'un moineau à qui on aurait brisé les ailes. Il ne ressent que de la honte à l'idée d'être naze.
Non loin d'Otabek, Misha fuse à toute vitesse et ne lui accorde qu'un regard intrigué. Il est agile, rapide, léger. Il est l'oiseau de proie et Otabek est un nuisible. Otabek a toujours su qu'une nouvelle génération viendrait remplacer la sienne, mais ça n'a jamais été aussi parfaitement illustré qu'aujourd'hui.
— Hé, attention !
Une main repousse Otabek, qui trébuche en arrière. Il était tellement occupé à fixer le portrait de Misha affiché au mur qu'il n'a pas remarqué qu'il avançait droit vers sa version en chair et en os.
— Désolé, bredouille Otabek.
Otabek suppose qu'il devrait répondre quelque chose de plus, mais il s'éloigne en silence. Il n'a pas le temps de ressasser son humiliation, puisque Viktor apparaît devant lui, un sourire en coin au visage.
— Viens patiner avec moi, exige Viktor. Juste quelques tours de piste !
Viktor reste à quelques centimètres de distance d'Otabek et observe ses moindres faits et gestes, son regard plus tranchant qu'une lame de patin. Otabek s'est débrouillé sans entraîneur durant ses dernières années sur la glace, il ne supporte plus qu'on le surveille.
— Tu as l'air stressé, note Viktor. Ce n'est pas agréable d'être de retour à la maison ?
À la maison ? Otabek pourrait difficilement décrire la glace comme étant un chez lui.
— J'en sais rien.
— Détends-toi, détends-toi ! Tu as toujours été si… Raide et crispé.
L'implication que Viktor a fait attention à sa carrière et à sa manière de patiner rend Otabek encore plus mal à l'aise. Il suit Viktor dans quelques éléments imposés simples et fait de son mieux pour relâcher ses mouvements et desserrer la mâchoire.
— J'ai vu Yura, dit soudainement Otabek.
— Yura ?
— Tu m'as demandé d'aller le voir ? Hier, après ma visite ?
— Oh, oui, oui ! Ça m'est sorti de la tête ! sourit Viktor. Comment va notre petit Yurochka ?
— Il avait l'air…
— Démotivé ?
Différent ? Mais peut-être était-ce à cause de la présence d'Otabek.
— Je suppose. Il n'a pas dit grand-chose, juste qu'il était fatigué.
— Fatigué, répète Viktor.
Viktor s'arrête en un arrêt latéral. Il pose un poing sur sa hanche, mime de se plonger dans une réflexion profonde et reprend la parole quelques secondes plus tard en agitant vivement les mains.
— Justement, j'aurais aimé que tu l'aides avec ça !
Décidément, tout le monde demande quelque chose à Otabek aujourd'hui. Il s'apprête à réclamer des explications, mais la porte s'ouvre brusquement. C'est une entrée fracassante comme seul Yuri sait les faire : il trotte jusqu'aux rambardes, jette ses protections de patin dans les gradins et saute sur la piste.
— De quoi vous discutez, bande de losers ? s'exclame-t-il. Qu'est-ce que tu fous là ?
Yuri fait claquer sa langue contre son palais. Son regard est lointain comme lors de ses retrouvailles avec Otabek, dénué de la pointe d'affection qu'Otabek pouvait deviner la veille.
— Nous parlions de combien Otabek est heureux d'être de retour sur la glace ! annonce fièrement Viktor. N'est-ce pas ?
— Euh… J'allais justement prendre une pause, grogne Otabek.
Il n'a pas envie de prouver qu'il est un « loser » en trébuchant sur ses pieds. Avant que Yuri ou Viktor ne puissent dire quoi que ce soit, il s'enfuit dans les gradins.
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Les portraits au mur fixent Otabek d'un air sarcastique, mais ils sont plus faciles à regarder que Yuri… Yuri porte en lui un rappel de ce qu'Otabek et lui étaient ensemble. Ils se sont toujours battus contre les autres plutôt que l'un contre l'autre ; ils partageaient une relation privilégiée qui avait donné à Otabek l'impression d'être invincible.
Avec le recul, Otabek songe qu'il tirait cette puissance de Yuri, qu'il vampirisait tout ce qui faisait de Yuri quelqu'un de spécial et de fort. Il considère Yuri comme une créature fragile mais enragée, extraordinaire et incompréhensible, tout en peau laiteuse et en regards noirs. Depuis quand est-il jaloux de son meilleur ami ? Cette jalousie est-elle née de la blessure qui a précipité la fin de sa carrière ?
— Quand est-ce que tu comptes lui dire ? demande une voix féminine.
Le ton est familier, alors Otabek n'est pas surpris de voir Mila s'installer à côté de lui. Ses cheveux sont plus pâles que dans ses souvenirs, mais elle n'a pas perdu sa flamme.
— Qu'est-ce que tu veux dire par là ?
Mila croise les bras sur sa poitrine dans un claquement de langue qui ressemble à ceux de Yuri ; le son vibre dans son corps et lui tape aussitôt sur les nerfs.
— Ta blessure, dit-elle. Il n'en sait rien, non ?
Otabek baisse le regard et frotte son genou par réflexe. De quelle manière a-t-elle deviné ? En dehors de son équipe médicale, il ne l'a mentionné à personne. Il a dépensé un effort considérable pour cacher son secret et se déplace normalement s'il ne force pas trop sur son articulation. Il serre les dents, alarmé d'avoir été percé à jour avec une telle facilité.
— Non, acquiesce-t-il en relevant les yeux.
— Je te conseille de lui dire avant que Vitya ne comprenne. Il est incapable de tenir sa langue.
Elle semble vouloir ajouter quelque chose, puis elle secoue la tête comme si c'était elle qu'Otabek avait déçue en cachant ce qui lui est arrivé.
— Je suis dé—
— Parle à Yura, pas à moi.
Mila s'en va ; Otabek serre les doigts plus fort autour de son genou, jusqu'à ce que les phalanges deviennent blanches et que la douleur pulse dans sa jambe. Bien. Il le mérite.
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Si Otabek et Yuri partageaient une rigueur excessive dans leurs entraînements, il y a un côté plus sauvage au patinage de Yuri. Otabek n'aurait jamais été capable d'évoquer tant d'émotions à l'aide de sa chorégraphie ou de ses expressions du visage, et Yuri signe chacune de ses performances d'une touche de folie qui n'appartient qu'à lui.
Dès que Yuri quitte la piste, Otabek approche d'un pas indécis, une bouteille d'eau et les protections de patin de Yuri en main. Yuri hausse un sourcil surpris, mais accepte son bras pour s'y appuyer et enfiler les protections.
— Alors, Vitya a réussi à te persuader de tester sa glace ? demande Yuri, roulant des yeux.
— Il a été… Convaincant.
— Il t'a bassiné avec tout ça, hein ? Avec son énorme melon, il est décidé à ouvrir la meilleure école du pays.
— Ouais, il m'a fait visiter l'établissement dans les moindres recoins. Je me suis demandé si j'allais revoir la lumière du jour.
Yuri étouffe un rire qui n'est pas aussi sarcastique qu'il le souhaiterait.
— Tu t'y habitueras, dit Yuri en acceptant la bouteille qu'Otabek lui tend.
Otabek n'est pas certain de vouloir rester ici longtemps pour s'habituer au caractère de Viktor et c'est une énième chose qu'il ne compte pas mentionner à voix haute. Yuri avale la bouteille dans de grandes gorgées, puis la flanque dans ses mains.
— Bon… enchaîne Yuri. Faut que j'aille me doucher, mais tu veux aller boire un café ensuite ?
— Euh…
Compte tenu de la manière dont leur conversation s'est terminée la veille, Otabek est surpris. Il pensait que Yuri le tiendrait éloigné plus longtemps que ça.
— On dirait bien que tu en as besoin, poursuit Yuri, observant Otabek de haut en bas.
Otabek ne peut pas rétorquer. Il est incapable de se remémorer de sa dernière nuit de sommeil complète, ses douleurs et ses mauvais souvenirs le rattrapent dès qu'il ferme l'œil.
— Oui, d'accord, oui. Tu connais un endroit sympa pour boire un café ?
— Tu verras.
Yuri sourit, dévoilant ses dents blanches. Il porte son air malicieux, celui qui a l'air dangereux, mais auquel Otabek n'a jamais su lui refuser quoi que ce soit.
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À la suite d'un trajet en bus qui éprouve les nerfs d'Otabek, ils se retrouvent dans le quartier du garage. Un mélange de pluie et de neige trempe les vêtements d'Otabek avant qu'ils n'atteignent le portail, il n'a pas emmené des fringues suffisamment épaisses pour le protéger de l'hiver qui persiste à Moscou. Yuri attrape le bout de sa manche pour le forcer à lui courir après, comme s'ils avaient à nouveau seize et dix-huit ans et qu'ils se poursuivaient le long de la rue. Otabek suit du mieux qu'il peut, parce que c'est ce qu'il a toujours fait.
L'employé à l'uniforme bleu n'est pas là, remplacé par Nikolaï, perché sur le tabouret rouillé et tordu au-dessus du bureau en palettes. Le vieil homme lève les yeux d'une pile de courrier et tire sa pipe en bois d'entre ses lèvres.
— Yura, Otabek ! s'exclame-t-il, exhibant un sourire aux plombages tout aussi gris que la fumée qui s'échappe de sa bouche.
Otabek avance d'un pas et offre instinctivement sa main à Nikolaï. Ils se sont rencontrés plusieurs fois, que ce soit à travers les appels vidéos avec Yuri ou après les compétitions où ils se rencontraient en coup de vent.
— Yurochka m'a dit que tu étais passé au garage, l'autre jour ! Qu'est-ce qui t'emmène ici, mon grand ?
Peu importe si Otabek approche des trente ans, Nikolaï l'imagine comme l'adolescent qui lui avait foutu une peur bleue en enlevant Yuri sur sa moto.
— Je suis… En vacances dans le coin.
— Oh, des vacances, des vacances. Eh bien, je suis content de te voir ! Le garçon mal élevé qui me sert de petit-fils refuse de t'inviter à dîner.
— Mais arrêêête ! geint Yuri. Arrête de me foutre la honte !
— Bah quoi ? Je m'intéresse à ton ami. Il ne nous a jamais rendu visite, et c'est toi qui a mentionné que tu étais heureux de le r—
— J'ai rien dit du tout !
Yuri fusille le vieil homme du regard. Un rire secoue tout le corps de Nikolaï, il repousse les lunettes de vue qu'il porte à présent sur l'arrête de son nez. Il n'avait pas l'air si vieux, la dernière fois qu'Otabek l'avait aperçu en FaceTime.
— Bien sûr, bien sûr… Je dois devenir sénile, rigole Nikolaï.
— Ouais, ouais, justement, tu veux de l'aide à gérer les papiers ? demande Yuri en désignant la pile à l'équilibre précaire formée par les gros courriers.
— Ne t'inquiète pas pour ça. Allez plutôt vous amuser, les garçons.
Otabek peut voir Yuri ravaler une réplique et se mordre l'intérieur de la joue. Ça n'échappe pas non plus à Nikolaï, qui lui donne un coup d'enveloppe sur le haut du crâne.
— Aller, aller, hors de mes pattes, Yurochka ! ordonne Nikolaï, montrant une porte.
— Oui, Deda. D'accord, Deda, râle Yuri. N'oublie pas de te reposer ou tu vas devenir sénile plus tôt que prévu, Deda !
— Content de t'avoir revu, bredouille Otabek, déjà tiré par le bout de la manche par Yuri.
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— Dépêche-toi, Otabek !
Une cage d'escalier aux rambardes de fer monte à l'étage supérieur, et Yuri grimpe les marches en pierres deux à deux. En haut, le couloir est peint d'une couleur vieillotte et des tapis crasseux mènent à deux portes identiques. Yuri se dirige vers celle qui se trouve à leur droite, puis sort son porte-clés de sa poche. Le chat de porcelaine tangue sous les yeux d'Otabek.
Ils enjambent d'autres piles de courrier et pénètrent dans l'entrée, où ils abandonnent leurs baskets. Le sol est froid sous les chaussettes dépareillées d'Otabek.
— Bienvenue chez moi, déclare Yuri.
L'appartement, tout comme la présence de Yuri au garage et dans cet immeuble, ne fait pas tout à fait sens pour Otabek. Les murs repeints en blanc jurent avec les rideaux en dentelle, les comptoirs de faux marbre côtoient les armoires en bois foncé. Excepté pour la propreté exemplaire du logement et les quelques babioles en forme de chat, il ne ressemble pas à un endroit où Yuri voudrait vivre.
— Ça te donne l'impression d'être en vacances chez tes grands-parents, hein ? ironise Yuri.
— Rien de mal à ça, dit Otabek. Tu dois être content d'avoir ton indépendance, non ?
— Deda habite littéralement dans l'appartement d'à côté, tu sais. Je l'entends tousser sur sa pipe et regarder ses jeux télévisés à la con, tu parles d'une indépendance !
Tandis que Yuri plonge la tête dans le frigo, Otabek observe l'endroit plus en détail. Le salon est étiré en longueur et donne sur une cuisine ouverte ; son espace restreint est flanqué d'un canapé, un lit, une table basse, ainsi que d'une télévision. En plus de la salle d'eau, il y a une autre pièce, qu'Otabek imagine être un bureau, mais qui ne porte aucun signe distinct.
Les seules décorations sont des photos au mur. Elles montrent Yuri et son grand-père qui pêchent ensemble sur un lac gelé ; Yuri et sa langue tirée en direction de Mila dans les gradins de la patinoire ; ou Yuri qui prend la pose avec Viktor et Katsuki dans les sources chaudes d'Hasetsu. Il n'y a pas si longtemps, Otabek aurait trouvé sa place dans les souvenirs de Yuri. Son cœur lui fait mal, il se serre comme s'il cherchait à cracher tout son sang.
— Bière ? demande Yuri.
— Je pensais que j'allais avoir un café ?
— Sois pas rabas-joie ! râle-t-il en poussant la canette dans les mains d'Otabek.
Cette fois, c'est mercredi après-midi, mais Otabek n'argumente pas. Il s'assoit et Yuri pose une couverture sur leurs genoux, puis ouvre sa boisson avec un long pschitt. Le silence est moins étrange que la veille dans la salle de pause, mais encore rythmé par l'insupportable tic-tac d'une horloge ancienne qu'Otabek s'efforce d'occulter.
— Je préfère la glace fondue, dit Otabek. Les coins de brownie, c'est dégueulasse.
— T'es chelou, c'est la meilleure partie du brownie ! répond Yuri.
— T'as des goûts de merde, toi aussi, déclare-t-il. Autre question, puisque tu veux critiquer… Tu préférerais passer un an à regarder des comédies romantiques ou des films d'horreur ?
— Tu connais mon avis, dit Yuri en croisant les bras sur son torse.
— Réponds, Yura.
— Tsss ! Tu sais que j'ai une sélection de comédies romantiques sur mon ordinateur !
Un sourire menace de prendre possession du visage d'Otabek, il se rapproche de Yuri et tape son genou contre le sien d'un geste taquin.
— Yuri Nikolaevich Plisetsky, grand romantique dans l'âme.
— Ta gueule, grogne Yuri. Tu préférerais dormir avec des chaussettes aux pieds ou porter des chaussettes avec des sandales ?
— Ne me dis pas que tu fais partie des gens qui portent des chaussettes pour dormir ? demande Otabek, l'air profondément vexé.
Yuri ne se retient plus de rire. C'est expressif et bruyant, et il gigote et cogne le genou d'Otabek avec le sien. C'est l'un des sons préférés d'Otabek.
— Je préfère le confort au style, je choisis les sandales, dit Otabek.
— Ouais, tu manques de style, Otabek. Je sais pas si je pourrais redevenir ami avec un mec qui s'habille si mal.
— Tu veux qu'on redevienne amis ?
Otabek déteste l'accent suppliant qui lui vient aisément lorsqu'il a besoin de la clémence de Yuri. Les yeux de Yuri sont braqués sur lui, derrière les mèches roses tombées de son chignon.
— Putain, t'es con, dit Yuri. Pourquoi tu penses que t'es là ?
— Je sais pas. Parce que personne ne veut de ta bière à même pas seize heures ?
— Mais je t'emmerde ! Va m'en chercher une autre plutôt que de me faire chier, ordonne-t-il en pliant sa canette pour la jeter en direction d'Otabek.
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Otabek est un peu bourré. Il rit aux questions de Yuri, et ne peut se retenir de sourire, au point qu'il en a mal aux joues. Yuri est dans le même état que lui, il se débat avec son chignon à présent défait et passe agressivement les doigts dans ses cheveux. Otabek lève le bras pour attraper une mèche dorée, il s'entend demander à Yuri s'il veut de l'aide.
— Hein ?
— De l'aide pour attacher tes cheveux ? répète Otabek. Je pourrais les tresser pour toi.
— Tu sais toujours faire ça ?
Otabek avait pour habitude de donner un coup de main à Yuri avant les compétitions, et il avait appris un nombre incalculable de coiffures compliquées grâce à des tutoriels YouTube.
— Ça doit pas s'oublier, suppose-t-il.
Yuri s'installe correctement devant Otabek. Ses cheveux arrivent au niveau de ses omoplates, un peu plus longs que la dernière fois qu'Otabek s'est occupé de les coiffer. Il croise les mèches avec application, concentré sur sa tâche. Au bout de la deuxième tresse, il peut voir que le port du cou de Yuri s'affaisse et que ses épaules se détendent instinctivement. Il sourit pour lui-même, parce qu'il ne pensait pas que ce serait toujours aisé d'endormir Yuri. Il hésite à prolonger le moment, mais il ne veut pas risquer de l'énerver Yuri, alors il attrape l'élastique sur la table et ferme la natte.
— Ça te va bien, dit Otabek.
D'accord, Otabek est vraiment bourré, et il regrette d'avoir parlé sans réfléchir. Yuri se tourne, inspecte son expression comme pour vérifier qu'il dit la vérité. Il frotte son genou, un tic nerveux qu'il n'arrive pas à perdre. Yuri sait-il qu'il est incapable de mentir ? Que leur proximité lui donne l'impression que son cœur n'est pas loin de sauter hors de son torse ?
Aussi brusquement qu'il s'était figé, Yuri s'agite à nouveau et se tortille pour attraper son téléphone dans sa poche.
— Et toi, t'as l'air d'un con, dit-il. Arrête de tirer cette tête et aide-moi à prendre une photo. Je suis certain que c'est putain de cool.
Otabek recommence à respirer normalement et laisse Yuri le convaincre de prendre des selfies avec lui.
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— Ça te gêne si je fume ? demande Otabek.
La nervosité n'a pas lâché Otabek, elle s'étend à l'intérieur de son torse, un arbre aux branches crochues. Il a besoin de s'occuper les mains, maintenant qu'elles ont quitté les cheveux de Yuri.
— Va te mettre sur la bordure de la fenêtre, je veux pas de traces de nicotine partout sur mes murs, répond Yuri.
Otabek tapote ses poches, à la recherche de son briquet. Yuri lève les yeux au ciel et en attrape un, soigneusement rangé dans une petite coupelle sur la table basse de verre.
— Deda oublie tout le temps le sien. Viens, je vais me poser avec toi.
Le rebord de la fenêtre leur permet de s'asseoir côte à côte, et leurs genoux se frôlent à nouveau. Otabek compte sur le froid pour lui remettre les idées en place, la chaleur s'étend sur ses joues dès qu'il est avec Yuri.
Sur les pavés, la neige efface les pas des passants quelques secondes après qu'ils se soient formés, Otabek porte sa cigarette à ses lèvres, sa manche s'abaisse et le vent se fraye un chemin dans sa veste pour geler son corps entier. Le printemps succédera-t-il bientôt à l'hiver ? Tout ce blanc disparaîtra-t-il pour laisser place aux couleurs ?
Yuri tire une main de la couverture dans laquelle il est enroulé, Otabek lui tend sa clope par réflexe, mais Yuri touche son poignet. Leurs peaux sont glaciales et le contact est brûlant.
— Tu portes toujours ça ?
— Oui. C'est… Spécial.
— Tu dis ça pour me faire plaisir ? Tu collectionnes tellement de conneries, tu dois en avoir rien à foutre de ce machin…
C'est vrai, Otabek collectionne beaucoup de conneries. Des cailloux gris qu'il ramasse sur le bord de chemins ; des fleurs qu'il laisse mourir entre les pages de livres ; des numéros de conquêtes qu'il ne rappellera jamais.
Quelques objets sont néanmoins importants pour lui, dont le bracelet à son poignet, qui aurait tout aussi bien pu être une corde à son cou tant il lui avait paru essentiel. À une époque, Yuri portait un bracelet identique. Otabek lui rendait visite à chaque weekend ou semaine de libre, et les au revoir étaient toujours déchirants. Un jour, sur le point de quitter l'un des camps d'hiver de Viktor, il l'avait offert à Yuri ; c'était la seule manière qu'il avait trouvé de rester à ses côtés malgré la distance.
— Et ça te ferait plaisir ? Si c'était spécial pour moi ? demande Otabek.
— Qu'est-ce que j'en sais ? grogne Yuri.
Otabek regarde la fumée s'envoler de sa cigarette à peine entamée. Il ne veut pas que Yuri lui glisse entre les doigts.
— Ça n'a jamais été des conneries, Yura. Je sais que j'ai merdé et je sais que c'est de ma faute. Je t'ai fait du mal et je m'en veux de l'avoir fait… J'ai été un ami de merde… Un trouduc, et j'en suis désolé. J'aimerais une chance de… D'arranger les choses.
La phrase d'Otabek se meurt en même temps que le vent éteint sa cigarette. Il la porte à ses lèvres en attendant une réponse, Yuri amène son briquet au bout du cylindre mais ne dit rien. La flamme les éclaire brièvement, et le frôlement de la main de Yuri réchauffe la mâchoire d'Otabek.
Otabek se force à détacher les yeux de Yuri, puis les pose sur Moscou en contrebas. En hauteur, les rues forment une toile d'araignée lumineuse et saupoudrée de givre qui se referme progressivement sur eux.
— Peu importe… dit Yuri. Je serai pas à la patinoire demain, je serai au garage avec Deda. Tu viendras ? demande-t-il, sa voix devenant un murmure.
Enroulé dans son cocon de couvertures, Yuri semble chétif. Il rappelle à Otabek une fleur fragile découverte sous les dernières neiges de l'hiver, forte d'avoir émergé si tôt mais proche de se faner. Otabek a égoïstement envie de l'aider à s'épanouir, même s'il sait qu'il détruit tout ce qu'il touche.
— Je viendrai, promet Otabek.
