La pluie frappe la peau d'Otabek alors qu'il marche dans le quartier de Yuri, dont les rues sont gorgées d'eau et dont l'air est imprégné de l'odeur âcre de la terre mouillée. Cinq minutes avant l'ouverture du garage, il attend devant la porte principale. Les néons clignotent, l'aube se lève tard aujourd'hui et le soleil éclaire à peine les murs couverts de lierre. Il sort son téléphone et envoie un message à Yuri.
Otabek : Tu préférerais manger un seul carré de chocolat ou tout un paquet de pop corn ?
Une poignée de secondes plus tard, le portail s'ouvre dans un bruit de ferraille rouillée. Yuri était en train d'attendre, lui aussi. Ses habits bariolés contrastent avec le paysage de brume et de décrépitude ; malgré le froid, il porte un simple leggings et un pull coupé en dessous de sa taille, qui montrent un rectangle de peau pâle et une fine ligne de poils clairs.
Yuri se racle la gorge et Otabek se souvient qu'il est doté de l'usage de la parole. Il relève les yeux pour croiser ceux de Yuri, brillants de curiosité, encore méfiants.
— Un carré de chocolat, dit Yuri. Et toi ?
— Du pop corn, répond Otabek.
— Sérieux ?
— Bah quoi ? Tu vas pas me dire que c'est bizarre, ça aussi ?
— C'est plein de graisse et de beurre. T'as jamais récupéré l'utilité de tes papilles gustatives après avoir vécu en Amérique, c'est ça ?
Yuri chasse toute argumentation de la part d'Otabek d'un geste dédaigneux du bras et les mène à l'intérieur. Ils sont accueillis par un poste de radio allumé et par les conversations qui proviennent des différents ateliers. Le bruit blanc est réconfortant pour Otabek.
Nikolaï est posté à l'entrée et les salue, sa pipe en main. Il se replonge dans sa pile de papiers ; il doit s'être pris un savon de la part de son petit-fils après ses bavardages de la veille. Otabek cache son sourire dans le col de sa veste et suit Yuri jusqu'à la camionnette.
— Elle te donne toujours du fil à retordre ?
— Ça fait chier, mais je veux vraiment la faire marcher, dit Yuri. Deda m'a dit que je peux l'avoir si j'arrive à la réparer. Je sais à peine changer une ampoule, je sais pas quoi foutre de ce truc. Tu t'y connais mieux que moi, non ?
Otabek se souvient avoir vu cette vieille carcasse sur de nombreux parkings de nombreuses patinoires, et il ne doute pas que Yuri a passé toute son enfance sur le siège passager. Il entasse de multiples objets dont il oublie l'intérêt, mais Yuri n'accorde de l'importe qu'à peu de choses. C'est évident qu'il doit se débrouiller pour la réparer, non ?
— Je peux te filer un coup de main, dit Otabek. Tu auras juste à me passer les outils et à lancer les recherches Google pour moi. Marché conclu ?
Il tend la main, Yuri l'attrape après une demi-seconde d'hésitation. Sa main est chaude même à travers les mitaines d'Otabek.
— Marché conclu.
Otabek se met au travail sans plus attendre, il retire ses gants et ouvre le capot. Yuri n'exagère pas, tout est à changer sur le véhicule, la maintenance basique n'a pas été effectuée depuis des lustres. Il va avoir du pain sur la planche.
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Les heures défilent avec aisance, le soleil entame sa course au-dessus du garage et sa lumière timide est filtrée par les vitres sales. Ils ne parlent pas beaucoup, excepté pour les quelques questions qu'ils échangent, et Otabek est heureux de se plonger dans un silence plaisant avec Yuri.
Un contact désagréable et pointu dans les côtes d'Otabek le fait néanmoins sursauter, et il manque de se cogner le crâne contre le capot. Il fait volte-face pour découvrir Yuri, l'air narquois et un tournevis à la main.
— Otabek, réclame-t-il. Je me fais chier. Occupe-moi.
— Je m'occupe déjà de ta voiture.
— Pas grave. Prends une pause.
Otabek reconnaît l'expression de Yuri, sa lèvre piégée entre ses dents et ses yeux perçants. Il lutte contre le réflexe enfantin de bouder. Il a beau avoir vingt-six ans, il a la patience du gamin de seize ans qu'Otabek avait enlevé sur sa moto.
— Non, dit Otabek, plus pour taquiner Yuri qu'autre chose.
— Mais je m'ennuie !
— Non, répète-t-il.
— T'es naze ! T'es vraiment naze.
La moue fâchée de Yuri s'installe complètement, et Otabek décide de se remettre au boulot. Au moment où il se tourne, Yuri plante l'index entre deux de ses côtes. Il ne maîtrise pas son bond en arrière et son cri aigu.
— Tu sais que je déteste ça, marmonne-t-il.
— C'est pour ça que c'est drôle, rétorque Yuri.
Yuri fait un pas de plus, l'air d'un lion en chasse.
— Arrête.
— J'ai pas envie. Fais-moi arrêter.
Otabek n'a pas le temps de répondre à la provocation, Yuri se jette sur lui. Yuri chatouille ses flancs, il est obligé de lâcher ses outils avec fracas, de se défendre. Ses mains sont pleines de graisse et d'huile, et il étale de la crasse sur le pull au motif de tigre que Yuri avait décrit comme étant « ultra cher » et « merde Otabek c'est du Kenzo ».
Yuri se débat comme il le peut, et, si Otabek est à peine plus grand que lui, il est plus large, alors Yuri se retrouve coincé contre la portière. Il plonge les mains sous le tissu pour chatouiller la peau de Yuri. Elle est chaude, là aussi. En un rien de temps, Yuri se décompose en cris et en gloussements, puis le supplie d'arrêter. Il est plus clément qu'il ne devrait l'être et s'immobilise.
— C'est quoi, le mot magique pour me faire arrêter ?
— Je t'emmerde, dit Yuri, son souffle frôlant le visage d'Otabek.
Otabek est soudainement conscient de leur proximité et ses joues s'échauffent. Il se maudit intérieurement, il a dépassé l'âge d'être troublé ainsi. En plus… C'est Yuri. Le même Yuri qu'il a coiffé ou aidé à s'étirer, le même Yuri avec qui il a partagé son lit et ses vêtements un milliard de fois. Il a été plus proche de Yuri que de qui que ce soit d'autre, il ne devrait pas être surpris que cette aisance leur revienne.
— T'as perdu ta langue, Altin ?
Otabek cligne des paupières.
— Non, dit-il. Je t'emmerde aussi.
L'envie de jouer quitte Otabek, il retire ses mains de la taille de Yuri. Il ne recule pas, piégé dans ce moment d'inertie, à l'image des particules de poussière qui flottent autour d'eux. En dépit de sa façade de bravade, Yuri a l'air perturbé. Otabek relève que ses lèvres sont maquillées, assorties à ses joues roses.
Otabek est frappé par la beauté fragile mais sévère qui émane de Yuri, comme si le temps passé loin de lui le dévoilait sous un jour nouveau. Sa peau laiteuse est accentuée par des traits anguleux, sa taille fine est contrastée par ses muscles marqués. Quelque chose grimpe en Otabek, de la même manière que le lierre pousse sur une ruine. Il a toujours su que Yuri est quelqu'un d'objectivement attirant, pourquoi n'avait-il pas constaté ce changement en lui, ce moment où il était passé de chaton effarouché à félin sauvage ?
— Tu comptes rester planté là à me fixer toute la journée ou tu comptes venir manger ? demande Yuri.
— Hein ? articule Otabek, revenant à la réalité.
Les conversations et la musique lui semblent trop fortes, une vague d'angoisse monte dans son torse. Il est trop proche de Yuri.
— J'ai faim, dit Yuri. Tu viens manger ou non ?
Par le passé, Otabek s'était souvent dit que Yuri est un esprit malin envoyé sur terre pour le forcer à se plier à ses moindres désirs et cette pensée n'est que confirmée quand il accepte sans sourciller, quittant l'atelier sous le regard intrigué de Nikolaï.
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« Venir manger » signifie qu'Otabek doit à nouveau affronter le froid pour marcher quelques pâtés de maisons jusqu'à un food truck garé sur un parking au béton craquelé. Pressé de se réchauffer, il revient aussi vite que sa jambe lui permet.
Ils s'installent à la petite table ronde et Otabek déballe le contenu de son sac, deux pommes de terre cuites au four, la première fourrée au beurre, la seconde au saumon. Ils mangent en silence, sans ressentir l'envie de meubler la conversation avec les banalités qui agacent tant Otabek. Quand Yuri décrète qu'il est rassasié, ils migrent sur le canapé avec leurs tasses de thé. Ils avaient pour habitude de faire ça tout le temps, partager la présence l'un de l'autre sans rien faire de spécifique, comme s'ils avaient besoin d'annuler la distance que les kilomètres mettaient entre eux en se rapprochant l'un de l'autre le plus possible.
Yuri se plonge dans son téléphone, il enroule distraitement une mèche de cheveux autour de son doigt. Il a l'air détendu, avec sa couverture sur les genoux et ses pieds sur les cuisses d'Otabek. Avec chaque heure qui passe, il se réadapte un peu plus à la présence d'Otabek dans sa vie, et Otabek s'empresse de faire semblant qu'il n'est jamais parti.
— J'aime bien tes cheveux, dit Otabek. La couleur, je veux dire. C'est cool.
L'espace d'un instant, Yuri a l'air décontenancé, puis il affiche un autre de ses sourires hypnotiques, lissant l'une des mèches roses.
— Ouais, j'ai fait ça sur un coup de tête ! J'avais besoin de changement.
— Tu penses pas que les juges vont te faire chier avec ça ?
Médaillé d'or ou non, Yuri n'est pas exempt des critiques. Il ne serait ni le premier ni le dernier patineur à se voir suggérer de changer son apparence pour rentrer dans les normes.
— Je les emmerde, déclare Yuri. Qu'est-ce que j'en ai à foutre de leur opinion ?
Voilà le truc… Yuri en a quelque chose à foutre. Son attitude rebelle est réservée à l'extérieur des patinoires. Otabek n'a pas oublié sa conversation avec Viktor, et s'il ne doute pas qu'en ce moment, le garage intéresse Yuri plus que le patin, il devine par contre que Yuri ne lui a pas raconté l'entière vérité à propos de sa démotivation et de sa fatigue. Il est aussi exemplaire qu'Otabek l'était, il n'aurait jamais loupé un entraînement, même pour donner un coup de main à Nikolaï ; il n'aurait jamais fait d'entorse à son régime alimentaire ni pour un cookie, ni pour un verre.
— Qu'est-ce qui t'a poussé à aider ton grand-père ? La mécanique, ça te fait clairement chier.
Otabek joue nonchalamment avec l'ourlet du jogging de Yuri, qui dépasse de la couverture. Il voit de la chair de poule apparaître sur sa peau là où il la frôle.
— Tu as bien vu Deda. Il galère à lire les factures, comment tu veux qu'il fasse tourner le garage tout seul ?
— Il a l'air d'avoir assez d'employés pour lui filer un coup de main… Et ils ont l'air de véritables chiens de garde, ajoute-t-il en se souvenant de l'air peu avenant de l'homme à l'uniforme bleu.
— Ouais… Ouais, je sais. Mais c'est agréable de me plonger dans quelque chose qui n'est pas la compétition, tu vois ?
— C'est si dur que ça, le retour à la vie normale après les Jeux ?
— C'est pas vraiment le souci. C'est genre… Justement, aider au garage, ça me donne l'impression d'avoir une vie normale… Ça me donne l'impression que le monde ne va pas s'effondrer si tout s'arrête.
Otabek déglutit, il lâche Yuri et serre la main sur sa propre cuisse à la place. Les compétitions l'ont épuisé mentalement et physiquement, mais ont laissé un sentiment de vide effroyable en lui. Le manque d'une routine et la réadaptation à la vie à la maison ne sont pas le pire, c'est vrai. Le pire, c'est la réalisation que la vie après le patin est d'une banalité écœurante.
— Ça t'inquiète ? demande Otabek. De penser à la fin ?
— Toute ma vie tourne autour du fait d'être un athlète, et des fois, ça me fait flipper. Qui sait si je peux patiner quatre ans de plus ? Parce que là, j'ai l'impression que je suis tellement vidé que… Enfin, je vais pas te faire chier avec une conversation profonde. Je suis juste claqué, tu sais à quel point c'est crevant de s'entraîner durant une année olympique.
Le tic-tac de l'horloge marque le silence d'Otabek. C'est une angoisse qu'il ressent chaque jour, parce qu'il a été forcé d'abandonner la compétition. Il devrait en profiter pour dire la vérité, mais il n'arrive pas à l'avouer. Il refuse de mentionner sa blessure à qui que ce soit qui ne soit pas ses médecins ou sa famille, il ne veut pas affronter les regards pleins de pitié. Il ne veut pas que celui de Yuri change.
— Otabek ? Ça va ?
— C'est des trucs qu'on ressent tous, n'est-ce pas ? répond Otabek. Un jour, tu es au sommet. Le lendemain, tu es de retour au point de départ… Merde, t'as raison, c'est déprimant.
Toute trace d'espièglerie a disparu des yeux de Yuri. Il hoche lentement la tête, il ne cherche pas à pousser Otabek à parler davantage. Qu'importe son impulsivité et ses pulsions colériques, Yuri a toujours essayé de laisser de la place aux émotions d'Otabek, il a toujours essayé de saisir son caractère silencieux mais intense.
Yuri attrape la télécommande de la télévision, il tortille les pieds pour faire comprendre à Otabek de continuer ses presque-caresses.
— On a fait chier Deda à force de crier comme des cons, alors je veux pas me pointer au garage… Tu veux rester regarder 10 Things I Hate About You ?
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La nuit est le pire moment de la journée pour Otabek. Lugubre, elle laisse place à toutes ses pensées sombres, pareilles à des chauves-souris encerclant son esprit. Entre chien et loup, c'est facile d'être dévoré par les crocs du regret, alors il jette un œil à travers la fenêtre qui donne sur Moscou et laisse la douleur l'envahir.
Son genou et son cœur lui font mal, et, lorsqu'il revoit Yuri, éclairé par les lueurs de la ville, les yeux doux et brillants comme une biche dans les phares d'une voiture, il se dit qu'il mérite cette douleur. Il n'est rien de plus qu'un lâche et un menteur.
Otabek rêve à nouveau d'étendues blanches et de nuages gris. Une silhouette fine marche loin de lui, mais, avant qu'il ne puisse l'atteindre, le grondement de l'avalanche se fait entendre. Il appelle à l'aide, et son monde redevient noir. Il n'y a personne pour le sauver.
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Une routine s'installe, rythmée par les SMS que Yuri envoie à Otabek. Ils ne se voient pas à la patinoire, mais Otabek le rejoint au garage chaque jour et dans l'appartement de Yuri. Ce matin, Otabek traîne la jambe, en proie à la douleur qui remonte le long de son articulation, comme si une bête enragée avait planté ses crocs dedans et refusait de la lâcher. Il passe beaucoup de temps debout devant la camionnette et son corps le rappelle à l'ordre.
Les stations de métro défilent, Otabek regarde les lumières des tunnels vaciller. Il devrait admettre le secret qu'il cherche à enterrer. Il ne reviendra jamais sur la glace, ni comme compétiteur, ni même comme entraîneur ; elle n'est qu'une cruelle réminiscence qu'il n'est rien sans elle.
Comment Yuri prendrait-il cette nouvelle ? Otabek se souvient de sa réaction lorsque Viktor et Katsuki ont choisi de mettre fin à leur carrière. Il ne veut pas que Yuri le perçoive comme un lâcheur, un loser, ou un dégonflé. Il ne veut pas que Yuri songe qu'il l'abandonne une nouvelle fois.
Otabek se hâte de rejoindre le garage et Yuri l'attend déjà de l'autre côté du portail. Le large sourire que Yuri lui adresse ne laisse place qu'à une seule question : Pourquoi tout gâcher maintenant ?
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Ce soir-là, particulièrement fatigué par l'après-midi passé à s'arracher les cheveux à l'atelier, Yuri débouche une bouteille de vin que Nikolaï lui avait offerte pour son anniversaire. Otabek est affalé sur le canapé, son verre à moitié vide posé sur le sol. L'alcool lui est monté directement à la tête et il somnole, bercé par le bavardage enthousiaste de Yuri à propos du garage.
Ils ont échangé leur position usuelle, les pieds d'Otabek reposent sur les genoux de Yuri. Une ligne de guitare et une voix larmoyante s'échappent de l'enceinte portable de Yuri et résonnent dans la pièce.
— Pouah, les Smiths ? râle Yuri.
Otabek ouvre un œil, cesse de taper le rythme du morceau sur le rebord du canapé.
— Bah quoi ? Tu t'es jamais plaint de mes playlists.
Il est certain que s'il fouille l'appartement de Yuri, il pourrait retrouver les cassettes audio qu'il avait pour habitude de lui envoyer par la poste.
— Jusqu'à présent, répond Yuri. Je fixe la limite à Morrissey, c'est un connard.
— C'est vrai, approuve Otabek. Mais… Tu dois avouer qu'il était canon lorsqu'il était jeune.
— Beurk, beurk, non !
— OK, ok… Alors, Morrissey jeune ou James Hetfield jeune ?
— Quoi ? Putain, non plus !
— James Hetfield ou Dave Gahan ?
Yuri surplombe Otabek, l'observe avec les lèvres entrouvertes.
— Quoi ? demande à son tour Otabek. J'étais jeune et je savais pas que j'aimais aussi les mecs. Je pouvais pas résister à des types habillés de cuir.
— Merde, ça explique tellement de trucs à propos de toi !
— Qu'est-ce que j'ai fait, cette fois ?
— Non seulement tu es incapable de remarquer quand quelqu'un veut tenter le coup avec toi, mais en plus, tu as totalement des goûts de merde !
Le ton de Yuri est taquin, mais Otabek y perçoit une rudesse qu'il n'explique pas.
— Pourquoi tu me dis ça ?
— Rien, j'avais oublié que je suis ami avec un naze !
— Hé, c'est toi le naze. Qui écoute Babymetal de manière non ironique ?
— Qui a écouté It's My Life de Bon Jovi cinq fois ce soir ? T'es naze à tous les niveaux !
— Ah ouais ? Qui a—
Yuri pousse un grognement exaspéré, il coupe Otabek avant qu'il ne puisse rétorquer. Il se jette sur Otabek et recommence à le chatouiller, glissant les mains sous son vieux t-shirt de groupe troué. Ils se débattent jusqu'à ce que Yuri tombe au sol à force de rire.
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L'alcool donne encore plus envie de fumer à Otabek et Yuri l'accompagne sur le bord de la fenêtre. Ils profitent d'un moment de paix après une journée passée dans l'agitation de l'atelier. Yuri a l'air détendu, sans doute grâce au vin de Nikolaï ; Otabek a de la chance de le voir ainsi, blotti dans sa couverture, les joues rougies.
La nuit est radieuse. La brume qui entoure Moscou n'empêche pas la lumière des lampadaires d'éclairer le visage de Yuri. Otabek se surprend à se demander si le brouillard éternel de la montagne lui manque encore. La nature lui apportait paix et réconfort, mais il ne se sentait plus étreint par elle. Ici, la chaleur de Yuri est comme une couverture pour se protéger du froid implacable du béton.
Avec le recul, Yuri a toujours rempli sa vie de joie, et il espérait pouvoir en faire autant pour lui. Ils avaient l'habitude de tout faire ensemble, de tout partager. Ils passaient l'été à faire des randonnées en montagne, l'automne à observer les orages sur les toits, l'hiver à courir dans la neige.
— Hé, Yura ? Tu te souviens de cette fois où je suis venu te voir durant le camp d'entraînement à Piter ? La fois où il y a eu la tempête de neige au camp ?
Otabek avait profité du creux entre les compétitions du mois de décembre et celles du mois de janvier pour s'entraîner avec Yuri dans l'un des camps de patinage que Viktor et Feltsman organisaient. Dès le troisième jour, une violente tempête de neige s'était abattue sur Saint-Pétersbourg et les plombs avaient sauté dans toute la ville. La patinoire avait été plongée dans le noir complet, Viktor avait perdu le contrôle de ses patineurs, qui s'étaient dispersés dans des cris de panique, et l'entraînement avait été annulé pour la journée.
— Ouais, évidemment ! s'exclame Yuri, ne pouvant s'empêcher de sourire. Vitya nous avait poursuivis dans les couloirs pour essayer de nous calmer, mais on en avait tous profité pour le rendre dingue.
— J'avais l'impression que le vent allait arracher le toit de la patinoire, ajoute Otabek.
— Tu te la jouais décontracté, pourtant ! Tu étais le premier à essayer de semer le bordel !
— Il fallait bien que quelqu'un garde la tête froide pour nous ramener à l'hôtel. T'étais pas loin de t'envoler dans les bourrasques, t'es un poids plume.
— Et toi, t'es un putain de trouduc !
Yuri donne un coup de poing dans l'épaule d'Otabek, mais la colère n'y est pas. C'est un souvenir qui leur est cher à tous les deux, ni triste ni joyeux, empreint d'une mélancolie unique qui réconforte Otabek les soirs où il n'arrive pas à s'endormir.
Une fois la panique retombée, l'excitation avait pris le dessus et ils s'étaient enfuis de la patinoire. Otabek se rappelle de l'obscurité totale et d'éclairs de cheveux dorés ; il se rappelle de s'être senti libre. Ils s'étaient changés, puis avaient couru dans les rues désertes et s'étaient réfugiés dans sa chambre d'hôtel. Ensuite, ils s'étaient cachés sous les couvertures, frigorifiés mais hilares, et avaient échangé des questions idiotes pour passer le temps. Cette journée résume bien ce que Yuri est pour Otabek, une bouffée d'air frais dans un monde à la rigueur étouffante.
— Tu y as souvent repensé ? demande Yuri, sa voix plus basse, un murmure à peine audible par-dessus le son de la voie rapide à côté du quartier.
— Au camp ?
— Au camp, dit-il. À tout le temps qu'on a passé ensemble.
— Venir te voir m'a manqué, admet Otabek. Tu m'as manqué, ajoute-t-il après une hésitation.
Otabek s'est détesté de s'être isolé, s'est détesté d'avoir ignoré Yuri, s'est détesté d'être un fardeau pour lui.
— Tu étais important pour moi, murmure Yuri. Je t'ai vraiment putain de détesté d'être parti… Jusqu'au moment où tu es revenu me parler. Là, j'étais énervé parce que j'étais content de te voir et que je pouvais plus te haïr.
Un filet de lumière meurt sur la peau diaphane de Yuri, il paraît plus vulnérable que jamais. Otabek se déteste de lui avoir fait mal.
— Tu m'en veux encore ? ose-t-il demander.
— Oui, dit Yuri. Mais ça m'a aussi putain de manqué d'écouter ta musique de merde et de me disputer avec toi pour des conneries.
Yuri lève la main, il touche le bracelet de tissu au poignet d'Otabek.
— Tu portes toujours cette merde, note Yuri, comme s'il le réalisait à présent.
C'est le dernier soir du camp qu'Otabek avait offert le second bracelet à Yuri. Les larmes montaient déjà aux yeux de Yuri à l'idée qu'ils rejoignent l'aéroport, et Otabek désirait lui regonfler le moral.
— C'est spécial pour moi, répète Otabek. C'est spécial… d'être avec toi. J'ai toujours voulu être proche de toi et j'ai jamais pigé pourquoi.
La distance est brisée. Ils se sont penchés l'un vers l'autre pendant qu'ils parlaient et une atmosphère feutrée plane entre eux. Yuri n'a pas relâché son poignet et s'est figé. Les lampadaires brillent dans la vision périphérique d'Otabek, semblables à des lucioles qui illuminent la nuit noire.
Les lèvres de Yuri tremblent, rougies par le froid comme s'il portait du maquillage. Otabek est fasciné par sa proximité avec Yuri, fasciné par la réalisation qu'il pourrait se rapprocher encore plus. Leur conversation chuchotée laisse la saveur d'interdit sur sa langue, et il en veut plus. Qu'est-ce qui l'empêche de goûter le vin sur la bouche de Yuri ?
Et puis, Yuri rejette la tête en arrière et rit fort.
— Merde, on est cruches, on raconte de grosses conneries quand on s'y met.
Le sentiment étrange gonfle à nouveau dans le torse d'Otabek, comme si une plante cherchait à s'épanouir dans un jardin asséché ; il en sent les ramifications dans tout son corps, et elles lui donnent l'impression d'être vivant pour la première fois depuis longtemps.
— On commence à être bourrés, articule-t-il difficilement, l'air un peu interdit.
— Putain, ouais, dit Yuri. Tu veux rentrer pour un dernier verre ? On n'a jamais fini 10 Things I Hate About You.
Yuri saute à l'intérieur, le froid de son absence frappe Otabek. Qu'est-ce qui, dans ce simple moment, a changé sa perception de Yuri ? Pourquoi le rire de Yuri lui fait-il l'effet d'un couteau à travers le ventre ? Non... Pourquoi lui a-t-il fallu dix ans pour comprendre que Yuri lui plaît ?
À court de mots, Otabek se lève et suit Yuri. De toute façon, avec Yuri, il a toujours été foutu d'avance.
