Chapitre 17 : Jalousie
Maison de Mlle Parker 431 Mountain Spring Drive, Blue Cove, Delaware, 01991
Mlle Parker, réveillée aux aurores, avait très peu dormi, comme chaque nuit, sauf que cette nuit-là, elle l'avait passé à pleurer, endormie avec des larmes. Ses traits, tirés du visage, étaient marqués par la fatigue accumulée au manque de sommeil de ses derniers mois, et ses yeux rouges et gonflés trahissaient sa douleur. Debout, devant la fenêtre de sa chambre, la jeune femme, silencieuse, les yeux perdus dans le vague, réfléchissait à la manière d'affronter cette nouvelle journée, comment allait-elle procéder pour trouver ce fameux dossier et le petit garçon…?
Dans sa salle de bain, pour éviter tout soupçon de chagrin, elle recouvrait ses yeux de compresse d'eau fraîche avant de camoufler le gonflement de ses paupières avec subtilité. Pour cela, une pointe de maquillage suffisait amplement. Elle appliqua du correcteur sur ses rougeurs, une touche de fond de teint et du fard à joues rose sur ses pommettes. Aux yeux de tous, elle devait paraître moins triste. Personne ne devait savoir qu'elle avait passé une bonne partie de la nuit à pleurer. Elle respira profondément pour que toute envie de sanglots disparaisse. La jeune femme n'avait pas de temps à perdre, ce matin, il fallait qu'elle se rende de très bonheur au Centre, avec un peu de chance, elle y retrouverait Sydney, elle devait lui parler impérativement. Mais lui parler de quoi au juste ? Des lettres ? Des révélations de sa mère ou encore de celles de son père ? Du projet Genius ? Et les lettres de Jarod, fallait-il en parler ? Et Sydney était-il au courant de cette correspondance détournée ?
Dans la cuisine, ce matin-là, Mlle Parker ne pouvait rien avaler de solide, elle se servit une tasse de café, à cet instant précis, elle aurait souhaité remplacer le fond de cette tasse par un verre de whisky bien tassé. Elle avala quelques gorgées avant de reposer celle-ci dans l'évier. Elle regrettait presque d'avoir arrêté de fumer. Elle aurait donné n'importe quoi pour une bouffée de cigarette de sa marque préférée. Même un patch de la taille d'un paillasson ne suffirait pas à calmer ses nerfs. Avant de quitter son domicile, la jeune femme emporta avec elle, les lettres pour lesquelles elle avait tant versé de larmes. Prenant son manteau, son sac à main, ses clés de voiture, elle sortit, claquant violemment la porte derrière elle.
Le Centre, Blue Cove, Delaware
Arrivée au Centre, elle croisa Sydney dans les couloirs, à cette heure-ci, elle le croyait en pleine expérience avec des paires de jumeaux. Ils sortirent tous les deux à l'extérieur. Elle ne voulait pas parler ici. Le Centre avait des yeux et des oreilles partout.
« Sydney, je ne sais plus quoi penser.
- De quoi parlez-vous ?
- Je vous parle de ma famille, de Jarod…
- Expliquez-vous.
- Mon père m'a laissé une lettre dans laquelle il admettait être responsable de la mort de Thomas…
- Je suis désolé de l'apprendre.
- Vraiment ? Ne me dites pas que vous vous n'êtes pas douté un seul instant de son implication dans cette tragédie ?
- Je n'imaginais pas que votre père irait jusqu'à là. Mais je ne suis pas surpris pour autant.
- Je crois que je suis restée trop longtemps aveugle et facilement manipulable. J'aurais dû me douter de ce qu'il me disait. Comment ai-je pu être aussi naïve ? Il a fait assassiner un homme innocent dans le seul but de me garder, de me contrôler ! Quel genre de père faut-il être pour priver son enfant du droit au bonheur ?
- Je crains que votre père ne voyait pas les choses de la même manière que nous.
- Mais les parents ne sont-ils pas censés vouloir le meilleur pour leur enfant ? Sydney. Pourquoi m'a-t-il fait ça ?
- Que voulez-vous dire ? Que vous a-t-il fait ?
- D'abord Jarod, ensuite Thomas… Il m'a tout pris et aujourd'hui, il ne me reste plus rien.
- Qu'a-t-il dit d'autres dans cette lettre ? »
Alors Mlle Parker lui fit part des révélations de son père, de sa mère. Elle lui parla tout d'abord de la lettre de Catherine, mentionnant le DSA, à ce jour, toujours introuvable, ce fameux disque qui dévoilerait toute la vérité sur le Centre. Le projet de sa mère consisterait à mettre fin, une fois pour toutes, aux agissements de son père et de M. Raines. Une amie de confiance qu'elle suppose être Margaret. Puis elle lui parla de la lettre ou plutôt les aveux de son défunt père. En premier lieu, il avait fait d'elle son héritière. Puis la confirmation qu'il n'était pas son véritable paternel, la mort de Thomas, ses multiples remords, s'ensuivit l'histoire du garçon, celui qu'elle prenait pour son petit frère, il s'avérait qu'il était le résultat d'une expérience, d'un projet nommait Genius.
« Genius ? demanda Sydney étonné, je regrette, ce nom ne me dit rien.
- D'après mon père, il y aurait un dossier. Il faut que l'on puisse mettre la main dessus, il faut qu'on sache ce que c'est ce projet. Je le sens, Sydney, je sens que c'est quelque chose de très important. Je ne sais pas comment vous le dire, c'est une chose que je n'arrive pas à expliquer.
- On le trouvera, on sait maintenant ce que ce petit représente. Ce sera d'autant plus facile.
- Non, Sydney, on n'est pas plus avancé. Et de le découvrir me terrifie tout autant.
- Vous devriez essayer de prendre du recul. Rentrez chez-vous. Vous avez besoin de vous reposer.
- Sydney, croyez-vous que ma mère aurait pu simuler une deuxième fois sa mort ? Est-il possible qu'elle soit encore en vie ?
- Après toutes ces années, sincèrement, je pense que si elle était toujours en vie, elle aurait essayé de reprendre contact avec vous, et ce par n'importe quel moyen.
- Et si elle ne pouvait pas le faire ? Si sa vie était menacée ? Si son intention était celle de nous protéger… De me protéger ?
- Je ne sais pas, ce n'est pas impossible. Mais Mlle Parker, ne vous raccrochez pas désespérément à un semblant d'espoir. Vous risquez d'en souffrir.
- S'il y a une seule petite lueur d'espoir pour qu'elle soit encore en vie alors je m'y accrocherai.
- Il y a autre chose dont vous souhaitez me faire part ?
- Oui, dans cette fichue boîte, parmi les courriers de mes parents, il y avait également mes lettres, celles que j'avais écrites et envoyées à Jarod, il y a des années auparavant. Et avec les miennes se trouvaient les siennes. Étiez-vous au courant que pendant toute la période où j'ai été en Europe, Jarod m'écrivait ? Qu'il avait essayé de maintenir le contact avec moi pendant toutes ces années ? Pourquoi n'ai-je jamais reçu ses lettres ? Pourquoi n'a-t-il jamais reçu les miennes ? Je vous en prie, Sydney, dites-moi, j'ai besoin de savoir ! J'ai le droit de savoir !
- Oui, j'étais au courant, avoua-t-il, baissant les yeux, évitant ainsi d'affronter aussi bien son regard que sa déception. Vous savez, on a toujours eu beaucoup de mal à le contrôler entièrement et cela venait du fait qu'il n'avait jamais pu oublier sa famille, sa mère… Et quand il vous a rencontré tout a changé, il était alors devenu plus facilement maniable.
- Vous voulez dire que vous vous êtes servi de moi pour le contrôler ? Pour le manipuler ?
- Tout au début, oui, mais contre mon gré, et au fil du temps, les choses ont évolué, oui, elles évoluaient beaucoup trop vite.
- Je ne comprends pas, Sydney.
- C'est très simple, Mlle Parker, Jarod grandissait et nourrissait de plus en plus de sentiment à votre égard. Et à la fin de chacune de vos visites, il devenait émotionnellement perturbé et préoccupé, j'avais beaucoup de mal à le maintenir concentré, et lors de ses simulations, son esprit était ailleurs, il devenait de plus en plus rêveur, oubliant même parfois son travail, d'où votre départ précipité pour l'Europe. Votre père s'opposait catégoriquement à cette amitié grandissante qui mettait en péril le projet Caméléon. Alors il vous a éloigné le plus possible l'un de l'autre. Peu de temps après, vous avez quitté Blue Cove et peu à peu la vie reprenait son cours, mais Jarod, lui, n'a jamais pu oublier. Il pensait à vous constamment. Chaque jour. Il n'y a pas eu un seul instant, une seule minute où il n'a pas pensé à vous, ou il ne parlait pas de vous.
- Et les lettres ?
- J'ai remis les lettres à votre père, il m'a alors assuré qu'il vous les remettrait. Je n'avais aucune raison de douter, à ce moment-là, de ce qu'il me disait. Mais de toute évidence, ce n'est pas ce qu'il a fait. J'en suis désolé.
- Alors Jarod pensait à moi ?
- Tous les jours ! »
Et tout en discutant, ils se dirigeaient vers l'intérieur du bâtiment. Elle lui demanda comment Jarod avait géré le fait qu'il n'avait jamais reçu de ses nouvelles. Sydney l'invita alors à en discuter avec le caméléon. Et c'était bien ce qu'elle comptait faire. Soudain, ils étaient interrompus par Lyle. Pointant son doigt en direction de la jeune femme, il n'avait pas l'air très content. Le visage rouge, il la dardait du regard, elle n'y prêta guère attention à son jumeau. Il lui attrapa le bras violemment et l'entraîna à l'écart.
« Qu'est-ce qui te prend ? Ne t'avise plus jamais de me toucher, Lyle !
- Je vois que tu recherches activement le caméléon ! Peut-on savoir ce que tu fais ?
- Et toi, mon démon de jumeau, depuis quand fais-tu acte de présence ? On ne t'a vu que très rarement ici ces derniers temps.
- Je t'ai posé une question. Ça fait plusieurs jours que tu t'absentes du Centre, sans dire où tu vas. Qu'est-ce que tu fabriques ?
- Comment sais-tu ? Tu me fais suivre ?
- Tu connais Raines, tu sais comment il est. Si tu ne lui donnes pas satisfaction, il fera de ta vie un véritable enfer. Alors si tu ne veux pas aller au-devant de gros problèmes, je te conseille de te reprendre.
- C'est une menace ?
- Prends-le comme bon te semble !
- Ton inquiétude à mon égard me va droit au cœur, dit-elle avec une pointe d'ironie. Mais tu sais Lyle, je ne suis pas aussi idiote. Je sais que toi et Raines, vous préparez quelque chose. Et que vous essayez de me tenir éloignée. Saches juste que je te surveille et que je ne te lâcherai pas !
- Tu es complètement folle ! Tu divagues. Je te conseille vivement de te remettre sur les traces de Jarod, si tu ne veux pas perdre ta tête ! Je suis juste venu t'avertir que Broots avait trouvé une piste, alors je veux que tu reprennes la traque du caméléon sans plus tarder !
- Et toi qu'est-ce que tu vas faire ?
- Je n'ai aucun compte à te rendre, Parker ! »
Sur ce, Lyle s'en alla. Cette conversation n'avait vraiment pas grand intérêt pour la Miss. Elle rejoignit le psychiatre. Et sans dire un mot, Mlle Parker et Sydney retournèrent auprès de Broots. Elle jeta un coup d'œil rapide à la tenue de ce dernier et comme d'habitude, elle le trouva d'un démodé. Il n'avait vraiment pas de goût en matière de mode vestimentaire. Il leur annonça qu'il avait retrouvé la trace de Jarod, grâce à une vidéo de surveillance du dernier endroit où le caméléon se trouvait, pas loin d'un luxueux hôtel à New York, enfin le bar de l'hôtel ! Il leur expliqua alors que sur l'enregistrement Jarod ne se trouvait pas tout seul. Il était accompagné d'une femme, un joli brin de fille, à ce qu'il paraîtrait. Il s'apprêtait à la passer lorsque tout à coups, frappant son poing sur la table, Mlle Parker s'écria qu'il était inutile de perdre du temps avec une vidéo sans intérêt, mais Broots s'autorisa lui-même à faire ce pourquoi il avait été engagé. Sur l'image, on voyait le caméléon assis dans le restaurant/bar de l'hôtel, les mains posées sur celle d'une jeune rouquine. Prise de bouffées de chaleur, Mlle Parker en face de l'écran, sentit le rouge lui monter aux joues. La jeune femme avança sa tête, ses yeux remplis de tristesse et d'humiliation dévoraient l'image. « C'était qui cette fille ? » Elle demanda à Broots de lui imprimer une photo. Aussitôt, l'informaticien s'exécuta.
« Est-ce que vous allez bien, Mlle Parker ?
- Et pourquoi ça n'irait pas, Sydney ? Arrêtez de me poser cette question !
- Tenez, voici la photo ! Elle est jolie, vous ne trouvez pas ?
- Bof. Je la trouve tout à fait quelconque. Elle est très banale. Elle n'a rien d'intéressant en elle, ça se voit !
- Et comment voyez-vous ça ?
- Son regard est vide. Elle manque de vie !
- Vous voyez ce genre de choses dans un regard ? demanda Broots dubitatif.
- Sachez Broots, qu'on voit tout dans le regard. Ne dit-on pas d'ailleurs que les yeux sont le reflet de l'âme ?
- Si vous le dites. Vous croyez que Jarod et cette jeune femme sont intimes ?
- Intime ? Non, non. Ce n'est pas le genre de Jarod.
- Et c'est quoi son genre ? taquina Sydney alors qu'elle lui adressa un regard noir.
- Broots, vous allez me faire une recherche sur cette fille. Je veux savoir qui elle est. Et ce qu'elle représente pour notre caméléon et tant que vous y êtes, je veux que vous me fassiez une recherche sur le projet Genius.
- Le projet Genius ? C'est quoi ?
- Pour l'instant, je l'ignore, et c'est pourquoi je vous demande votre aide. Alors ne perdez pas de temps !
- Et que comptez-vous faire avec cette photo ?
- Occupez-vous de vos affaires ! lança-t-elle agressivement.
- Que fait-on, Mlle Parker ? Je veux dire pour Jarod.
- Laissez-moi une petite heure. Si vous avez besoin, vous savez où me trouver ! »
Installée sur son siège, les bras croisés, elle scruta la photo ou plutôt la jeune rousse qui figurait dessus. Cette femme avait l'air d'être très proche de Jarod, beaucoup trop proche, à son goût ! Depuis quand se connaissaient-ils ? Elle commençait alors à douter d'elle-même, des sentiments de Jarod à son égard. Bien qu'elle avait confiance en lui et qu'elle était sincèrement très attachée au caméléon, elle ne pouvait s'empêcher d'éprouver de la crainte, de l'incertitude ou encore de l'inquiétude. Peut-être que c'était même à cause de cette autre personne que Jarod avait refusé d'aller plus loin avec elle, l'autre soir chez elle. Mais à quoi pensait-elle ? Il n'allait certainement pas passer sa vie à l'attendre ! Et pour cause, c'était bien elle qui l'avait repoussé sur l'île, à l'aéroport de Glasgow, dans cette limousine. Ou encore la dernière fois qu'elle l'avait vue. Et pourtant, n'était-ce pas lui qui lui avait promis de l'attendre le temps qu'il faudrait ? N'était-ce pas lui qui avait refusé de renoncer à elle ? Lui aurait-il menti ?
Cette autre femme, c'était vrai qu'elle était jolie, moins belle que la Miss, mais jolie tout de même et elle voyait en Zoey une rivale, seulement elle l'enviait parce qu'à l'heure où Mlle Parker se morfondait, Zoey, elle avait la chance de se blottir dans les bras du jeune homme, enfin, c'était ce qu'elle croyait. La sonnerie de son téléphone portable l'interpella, la sortant de ses pensées. Numéro inconnu. Cela devait-être Jarod qui l'appelait sûrement pour prendre de ses nouvelles ou peut-être même pour la tourmenter. Ne répondant pas, elle le laissa sonné dans le vide. Subitement, la jeune femme sentit de nouveau sa peur l'animer, elle craignait sans cesse de le perdre, mais de le perdre vraiment. Elle lui en voulait de lui avoir fait croire qu'elle comptait vraiment pour lui, alors qu'en réalité, il avait trouvé le bonheur dans les bras d'une autre. Finalement, c'était un mal pour un bien, eux deux ça ne pouvait pas fonctionner. Jamais, ils n'auraient pu être heureux ensemble. Alors serait-elle prête à le laisser s'en aller ? À le laisser vivre sa vie… Sans elle ? Et si elle, elle ne trouvait jamais le bonheur… Sans lui ? Elle secoua la tête, et d'un geste brusque, elle balaya avec son bras tout ce qui se trouvait sur son bureau.
Broots frappa à la porte, un léger sourire aux lèvres, s'avançant vers la jeune femme, il déposa sur le bureau le "dossier Zoey" qu'elle lui avait tantôt demandé. Elle lui fit un hochement de la tête comme pour lui signifier qu'elle était prête à se remettre sur la trace du caméléon.
« En route, le petit génie ne va pas nous attendre ! »
