Un empoisonnement amical


Depuis que Shindo Hikaru et Toya Akira avaient emménagé ensemble, on ne pouvait pas dire que la cuisine avait été une de leurs priorités. Leur première motivation avait été de pouvoir jouer et réviser ensemble plus facilement et plus fréquemment – d'une fois par jour, ils avaient ainsi pu passer confortablement à trois fois par jour, soit matin, fin d'après-midi et début de soirée. Hikaru aurait bien aimé prolonger leurs matchs en soirée et ne pas se contenter de parties rapides, mais Akira était très pointilleux sur la qualité de leur sommeil, arguant qu'une bonne nuit permettait d'entretenir leurs capacités mentales, de faciliter la mémorisation des parties et de participer à l'inventivité de leurs coups. Akira insistait même pour qu'ils rangent leurs téléphones portables à partir de dix-neuf heures, et interdisait à Hikaru de se rendre sur Netgo à partir de vingt heures. Faute d'adversaires accessibles, Hikaru s'était donc résigné à désormais se coucher relativement tôt – non qu'il n'essayât pas chaque soir de prolonger leur dernière partie.

Face à cette frénésie de go, les préoccupations alimentaires ne pesaient donc pas lourd. Elles étaient également distancées par les considérations vestimentaires, des discussions assez tendues opposant Akira, qui voulait apporter plus de respectabilité à la garde-robe de Hikaru, et Hikaru, qui voulait apporter plus de fantaisie à celle d'Akira. Le cessez-le-feu actuel précisait qu'Akira accompagnait Hikaru pour acheter ses costumes de travail afin de donner un avis qui n'était pas respecté, et qu'Akira accompagnait Hikaru dans ses virées shopping pour se voir proposer des T-shirts et bermudas qu'il n'achetait pas.

On le répète donc, l'acte de cuisiner n'était pas une évidence dans l'appartement commun à Hikaru et Akira. Les deux garçons survivaient grâce aux généreux repas remis par la mère d'Akira, une fois par semaine dans des boîtes soigneusement étiquetées, quand ce dernier allait saluer ses parents le week-end, et aux plats préparés vendus dans la supérette la plus proche et qui manifestaient en fraîcheur des qualités qui étaient absentes dans leur saveur.

On peut donc imaginer la surprise de Hikaru, rentrant ce soir-là d'un court séjour à Osaka, et percevant à son arrivée dans l'appartement tous les signes d'une activité culinaire : le bruit de la hotte dans leur petite cuisine, le battement d'une cuillère en bois contre le métal d'une casserole, et même le léger bourdonnement d'un liquide qui bouillait.

Malheureusement, les odeurs ne se révélaient pas aussi prometteuses que les bruits. Il flottait dans leur appartement, une fois la porte ouverte, des émanations grasses mélangeant le salé et le brûlé à des parfums dégénérés de viande et de légumes fermentés.

Hikaru ferma la porte derrière lui et posa son sac par terre. Akira l'avait entendu et sortit de leur petit coin cuisine pour l'accueillir :

« Okaeri ! Je t'attendais, j'ai préparé le dîner. »

Hikaru parvint à s'abstenir de faire le moindre commentaire et se contenta de demander :

« Merci. Qu'est-ce que c'est ?

— Des ramen. »

Hikaru n'avait jamais senti une telle odeur dans un restaurant de ramen. Il se décida néanmoins à tenter l'expérience, alla se rafraîchir dans la salle de bains, et installa la table pendant qu'Akira finissait ses préparatifs culinaires.

Quand Hikaru fut servi, il examina le contenu de son bol.

Des pâtes informes et des légumes flétris et rabougris flottaient à côté de morceaux de viande brûlés, le tout dans un bouillon multicolore à la surface duquel surnageaient des herbes indéfinies et des bulles de gras.

Hikaru releva les yeux. Akira détournait poliment le regard et son visage ne trahissait rien de sa propre estimation du plat. Hikaru baissa à nouveau les yeux sur son bol. Il se décida à énoncer vaillamment la formule d'usage, plongea ses baguettes dans les ramen, et les porta à ses lèvres.

Il avala.

Le choc de cette atrocité sans nom fut tel qu'il dut faire appel à tout son sang-froid pour ne pas laisser son dégoût paraître sur son visage. Même ainsi, des larmes lui montèrent au coin des yeux et il cligna pour essayer de les dissiper discrètement ; il en était sûr, Akira guettait sa réaction. Ce dernier vidait lentement son propre bol, sans gêne apparente. Hikaru s'efforça obstinément de l'imiter, mais prit la parole pour s'accorder un moment de répit au milieu du repas :

« Euh, vraiment, je te remercie d'avoir préparé le dîner. »

Akira lui sourit en retour ; il ne demanda pas si Hikaru trouvait cela bon.

Au nom de leur amitié, Hikaru finit son bol. Il se demanda fugacement au nom de quoi Akira avait terminé le sien, puis il se concentra rapidement sur l'entreprise difficile de commencer sa digestion.

Au bout d'une demi-heure, une fois la vaisselle finie et les restes de ramen dûment rangés dans leur réfrigérateur, Hikaru s'excusa :

« Je ressors rapidement, j'ai oublié d'aller porter quelque chose chez Waya, et il en a absolument besoin pour demain. »


Waya Yoshitaka frappa poliment à la porte de sa propre salle de bains :

« Shindo, je te rapporte les médicaments. »

Il y eut un dernier bruit de vomissement, une chasse d'eau tirée, et quelques instants plus tard Hikaru ouvrit la porte, le visage pâle et fiévreux, la démarche chancelante. Waya le dévisagea :

« Ce n'est peut-être pas le moment, mais il faudra quand même que tu m'expliques pourquoi tu as choisi d'être malade chez moi. Toya ne pouvait pas te soigner ? »


Ce texte a été inspiré par les thèmes « surprendre » et « poison » de la cent soixante-et-unième nuit d'écriture du FoF, le forum des francophones du site fanfiction où l'on peut se retrouver pour discuter et s'amuser. Si l'idée vous a plu, n'hésitez pas à laisser un commentaire !