Il était possible de noter une certaine amélioration dans les rapports quelque peu tendus entre Stiles et Derek. En effet, il s'agissait de leur première discussion dont la durée était supérieure à dix minutes sans que l'un des deux participants ne s'emporte ou ne cherche à fuir. Alors oui, dans un sens, il y avait du mieux. Stiles gardait un air fermé, mais Derek faisait tout pour s'en accommoder et ce, le plus possible. Pour ce faire, il s'imaginait à sa place et tentait donc de se montrer plus compréhensif, plus conciliant. C'était le mieux à faire et pas simplement parce qu'il voulait retrouver sa vie.
Derek était peut-être quelqu'un de rustre, il appréciait le fait que Stiles le garde ici malgré tout et le laisse vivre à sa guise. Parce que c'était ça le truc. Il ne l'obligeait à rien, le laissait faire ce qu'il voulait sans rien lui demander. Dans un sens, il le mettait aussi un peu à l'écart de tout ce qui concernait la maison. La seule chose qu'il l'avait laissé faire malgré lui, c'était de s'occuper d'Eli, la fois où il avait fait sa crise.
Et ça, Derek ne put s'empêcher d'en parler. Il gardait en mémoire les mots de l'enfants envers l'hyperactif. Son ton, ses attitudes. Parce que s'ils voulaient cohabiter sans se déranger et garder une bonne entente, il fallait éclaircir quelques points, dont celui-ci.
Stiles poussa un profond soupir.
- Qu'est-ce que tu veux que je te dise ? Demanda-t-il d'un ton las.
- Il faut que je sache pourquoi il est comme ça avec toi et pourquoi à côté, il me réclame.
Derek était clair dans ses propos. Il savait ce qu'il voulait et pouvait se permettre de poser la question maintenant qu'ils avaient mis certaines choses au point. Ils devaient prendre le temps de discuter et d'aborder tout un tas de sujet sans se défiler. Celui-ci en faisait partie. Stiles était intelligent et savait que, s'il avait fui jusqu'à maintenant, il ne pourrait pas le faire éternellement. Le jour où il devait s'arrêter était arrivé, de l'avis de Derek.
Stiles prit le temps de porter la cigarette à ses lèvres. Une nouvelle cigarette. N'étant pas coutumier de tout ce qui concernait le tabagisme, Derek trouvait d'ores et déjà sa consommation excessive. Enfin, habitué ou non à ce genre de choses, il devait se retenir comme un dingue de lui faire des remarques à ce sujet. Leur « entente » fragile dépendait de ce genre de détails. Stiles acceptait de parler et en échange, Derek gardait ses pensées et opinions pour lui. Tout le monde était gagnant.
Même si quelque chose en Derek s'alarmait de voir Stiles continuer.
Après avoir tiré une profonde bouffée, Stiles tapota le bout rougeoyant de la tige de tabac au centre du cendrier.
- Je suis surpris que tu n'aies pas la réponse, Sourwolf.
Derek retint une remarque acerbe. Du genre qu'il n'était pas de cette vie, qu'il ne connaissait rien à cette famille qu'il s'était apparemment construite, qu'il ne pouvait pas savoir pourquoi Eli se comportait ainsi. Que si c'était réellement lui l'autre père du garçon, les choses ne seraient certainement pas ainsi.
Oh oui, il retint en lui le fait que, si Eli était vraiment son fils, il lui aurait inculqué le respect et montré que celui-ci s'appliquait à tout le monde.
Ainsi, il s'enfonça simplement plus profondément dans son siège, les bras croisés, dans l'attente de cette réponse qu'il était censé deviner.
Et Stiles finit par la lui donner, sans doute parce qu'il avait envie d'écourter cette discussion parce qu'il savait qu'elle ne faisait que révéler des choses qu'il préférait garder pour lui.
- Il te préfère, tout simplement.
La réaction de Derek fut directe et interne. La manière dont son cœur rata un battement lui fit mal. Au niveau de son visage, pas grand-chose ne changea. Seule sa voix le trahit partiellement en étant moins assurée que d'ordinaire :
- Pourquoi ?
Même s'il n'avait pas gardé la sienne très longtemps, Derek avait une vision un peu niaise de ce qu'était censé être une famille. Une vision donnée par sa propre expérience. Niaise, car il savait que tous les foyers n'étaient pas comme le sien.
Chez lui, tout le monde s'aimait, se respectait. Il n'y avait pas de préférences à avoir. On aimait ses deux parents à part égale, comme lesdits parents aimaient leurs enfants à part égale. Il n'y avait pas de préféré ou de mis de côté. Parce que c'était méchant, malsain, stupide. Le genre de choses qui n'avait pas sa place dans un foyer.
- C'est un loup-garou, comme toi, continua Stiles, les yeux dans le vague.
- Et alors ?
Cette fois-ci, Derek montrait un peu plus ce qu'il ressentait tant la chose était aberrante. Quelle que soit l'espèce des parents, il ne fallait pas que l'enfant fasse de différences. L'amour ne se résumait pas à un état, à un pouvoir. Autrement, cela n'en était pas. C'était ce qu'on lui avait appris et ce qui était resté ancré en lui.
- Il t'admire, tu es son modèle, éluda Stiles en haussant les épaules.
Comme si ça ne lui faisait rien ou plutôt… Qu'il était résigné. Derek eut l'impression, juste avec ce mouvement d'épaules, que Stiles se mettait lui-même de côté, aussi simplement que cela. Par automatisme.
- Et ? Insista Derek, qui ne voyait toujours pas comment ceci pouvait expliquer le comportement d'Eli à son égard.
En cherchant bien et en extrapolant, il pouvait « comprendre » la « préférence » du petit, même si pour lui, elle restait profondément aberrante. Cependant, cela n'avait rien à avoir avec la manière dont il s'était adressé à l'hyperactif.
- Vous vous ressemblez, il se sent plus proche de toi, continua le châtain. Il n'y a pas à chercher plus loin.
- Il y a autre chose, et tu le sais, avança Derek.
Même si, pour une raison qu'il ignorait, Stiles se montrait doucement coopératif, l'ancien alpha avait besoin d'insister. De creuser. Oui, à ses yeux, il y avait autre chose. Tout ceci n'était pas qu'une histoire de ressemblance, de sang lupin. Alors, il attendit que Stiles se décide à se sortir de son silence et pour cela, il dut se retenir lorsque l'hyperactif alluma une nouvelle cigarette, sitôt la précédente consumée. Il ne les fumait pas, il les enchaînait. Et pourtant, son odeur ne variait pas tant que cela, comme si répéter ce geste inlassablement aidait Stiles à rester stable.
- Eli a un problème avec la hiérarchie, la puissance… Les rapports de force.
- Il n'a même pas dix ans, objecta Derek, pour qui cela paraissait aussi inconcevable que le reste.
- Un loup, ça se rend très vite compte des choses.
L'ancien alpha ne put ignorer l'amertume claire dans sa voix.Et sa douleur, il la ressentit instinctivement malgré lui – encore. Le pire, c'est que l'expression de Stiles restait égale, elle ne changeait pas. Pourtant, elle le devrait. Était-il si bon que ça pour dissimuler ses émotions ? Si Derek pouvait les sentir, il était certain qu'un humain lambda ne pourrait pas deviner jusqu'à quel point son vis-à-vis allait mal. Pour être honnête, il ne le savait pas non plus, mais était capable de sentir à quel point c'était profond.
Et dans un sens, ça lui faisait peur.
Stiles regarda un instant du côté de la fenêtre ouverte et la manière dont ses yeux brillèrent clouèrent Derek sur place. A vrai dire, il se retrouva incapable de dire quoi que ce soit tant cette vision lui fit quelque chose. Quoi précisément ? Il ne saurait le dire. En tout cas, il n'avait envie de se montrer sec d'aucune manière, juste de comprendre. Comprendre, et l'aider. Une pensée étrange mais réelle lui vint à l'esprit. En fait, elle le frappa de plein fouet parce qu'elle était criante de vérité.
Depuis qu'il s'était réveillé dans ce monde, il n'avait pas vu Stiles sourire – du moins sincèrement. Pas une fois.
- Eli et toi, vous avez en commun quelque chose en plus, quelque chose que je n'ai pas.
Sa voix, qu'il n'attendait plus, manqua de surprendre Derek, qui ne le quitta pas du regard. A ce stade-là, ce n'était plus de l'amertume qu'il entendait.
Juste de la souffrance pure et dure.
- Moi, je ne suis pas comme vous, reprit Stiles sans cesser de regarder l'extérieur, je suis plus faible.
Dans le bout de ciel que la fenêtre ouverte donnait à voir, un avion passa au loin, laissant sur son passage une longue traînée blanche.
- Je suis un humain. Eli n'aime pas beaucoup les humains.
Derek écarquilla les yeux. L'information, il l'avait entendue, pas encore assimilée. Parce que pour lui, une telle chose était inconcevable. Elle ne pouvait pas être véridique, ou réelle d'aucune manière. Et Stiles continua, le regard cette fois-ci vissé au vide. Il était en pilote automatique.
- La seule qu'il tolère vraiment, c'est Megan, la fille de Lydia et Jordan, parce qu'elle n'est pas complètement humaine. On ne sait pas encore ce qu'elle est, mais elle est quelque chose. La fille d'une banshee et d'un chien de l'enfer est forcément quelque chose.
Nouvelle bouffée, le regard toujours fixé dans le vide.
- C'est compliqué de le gérer, en ce moment, avec tout ça. Même à l'école… Il n'a rien révélé de sa nature lupine à qui que ce soit, mais il déclenche souvent des bagarres à cause de ça. Parce que des humains lui parlent et veulent être amis avec lui. J'avoue ne pas encore avoir réussi à lui faire entendre raison concernant les humains. Il a beau être tout jeune, il a déjà son idée toute faite et tu t'imagines bien qu'étant moi-même un humain… Il n'a pas envie de m'écouter. Pour lui, écouter une espèce inférieure est inutile.
- C'est un gosse, il ne peut pas…
- Il a déjà son idée toute faite, répéta Stiles en le coupant sans aucun remord. Récemment, je… Même si tu rentrais tard de ton travail et que tu étais souvent occupé, je comptais t'en parler, pour que tu essaies de faire quelque chose. J'allais le faire, parce que… Moi, je ne pourrai rien faire de ce côté-là. Il n'y a que toi qu'il écoute.
Il t'a toujours écouté, crut entendre Derek, qui avait l'impression qu'il devait lire entre les lignes. Que les paroles de Stiles devaient avoir davantage de significations qu'il ne le pensait. Et le pire, c'est que sa voix ne changeait qu'à peine. Elle restait gonflée par cette amertume implacable, mais elle ne tremblait pas. Il pensait à autre chose, en même temps, s'accrochait sans doute à certains détails pour ne pas craquer. Derek le savait, il le sentait.
A ce moment précis, Stiles posa à nouveau son regard miel, si banal et si particulier à la fois, sur lui.
- Le problème, c'est que tu n'es plus là, Derek.
