05
« - Charlotte te cherche partout, elle a l'air affolée. Elle n'a pas voulu me dire ce qu'il se passait. »
C'était Victor. Il avait subitement sauté sur un muret pour l'alerter. Adiris, un peu pantoise, mit quelques secondes avant de réaliser que le pauvre enfant semblait lui aussi en proie à une certaine panique. Qu'avait donc Charlotte pour se mettre dans cet état -et paniquer son frère de la sorte par la même occasion ? Plus loin, la prêtresse vit son ami accourir, les yeux exorbités. Ils revenaient à peine d'un sacrifice et Adiris ne put s'empêcher d'avoir peur, venait-il de se produire quelque chose avec cet idiot de survivant ?
« - Charlotte ? Demanda-t-elle en allant vers l'autre jeune femme.
- Adiris ! S'exclama cette dernière en se précipitant vers elle. C'est l'Entité, elle veut absolument te voir, maintenant ! »
Pour une surprise ! Adiris accusa le coup sans rien dire, se contentant de scruter son amie pendant un instant. Elle n'avait pas revu l'Entité depuis... Oh tellement longtemps ! L'anxiété commença doucement à la gagner.
« - Ou dois-je la rejoindre ? Les derniers sacrifices ont eu lieu à l'hôpital si je ne dis pas de bêtises.
- Non non, fit Charlotte en secouant la tête. Pas ici. Elle veut te voir chez elle. »
- Comment ?! »
Chez elle ? Depuis son arrivée dans ces terres maudites, jamais encore la prêtresse n'avait-elle été reçue dans le domaine de sa divinité. Elle savait que certains s'y rendaient, parfois, mais il s'agissait là de moment tout à fait exceptionnels. Avait-elle fait quelque chose de mal pour que l'Entité la convoque finalement ? Au regard que lui lança Charlotte, Adiris devina qu'elle devait se dire la même chose. C'est pour cela que son frère et elle avaient été si inquiets. Avalant doucement sa salive et leur murmurant un bref « a plus tard » la jeune femme se mit en route. Comme tous les tueurs, elle savait où se trouvait le domaine de l'Entité. Heureusement pour elle, il n'était pas très loin de là ou elle était, ce qui lui permettrait de ne pas faire trop attendre le dieu.
La demeure de l'Entité était tellement grande et tellement imposante que malgré sa grande taille, Adiris ne parvenait pas à en voir les toits. Ces derniers se mêlaient aux nuages, sombres et grondant, alors qu'au loin, l'orage menaçait d'exploser. Le manoir - puisqu'il semblait à la prêtresse que c'était de ce genre de demeure dont il retournait - sombre, ne laissait pas la moindre place au doute quand à la grandeur de la créature qui régnait sur ces lieux. Adiris, encore incertaine de la raison de sa venue ici poussa la grande porte et pénétra dans un premier hall. Plus loin, elle entendait quelques personnes discuter et comme elle ne savait pas si elle devait rester sur le pas de la porte ou s'annoncer, elle décida de se diriger vers le flot de parole continu qui prenait d'assaut la demeure. Au détour d'un couloir et adossé au mur, elle trouva Tarhos et ses acolytes. Avalant sa salive et se contentant d'un signe poli de la tête, Adiris décida d'attendre ici. Elle n'avait pas franchement de bons rapports avec le chevalier et elle espérait de tout cœur que ce dernier ne tenterait pas à nouveau de s'en prendre à elle car elle n'était pas sûre de faire le poids. Et en même temps, elle ne cessait de se demander pourquoi il était là, lui aussi. Etait-il un proche de l'Entité ? A ce point ? En aussi peu de temps ? La prêtresse s'en voulu de tant s'isoler des autres car si elle avait été un peu plus curieuse, nul doute qu'elle aurait été en mesure de répondre à ces interrogations.
Toutefois, et, heureusement pour elle, la porte sur leur droite s'ouvrit alors. Parfait.
« - Approche, mon enfant. »
Cette voix, Adiris ne l'avait pas entendue depuis une éternité et pourtant, elle en frissonna de plaisir. Son dieu lui parlait, enfin, alors qu'il avait été silencieux depuis tant de temps ! Lentement, elle fit un pas en avant. La prêtresse savait qu'il s'adressait à elle et non au chevalier, elle savait toujours quand l'Entité lui parlait. Finalement elle s'avança encore, jusqu'à être a une distance raisonnable de cette dernière et elle se pencha en avant, dans une révérence très pieuse.
L'entité l'attendait derrière un bureau, dans une pièce qui ressemblait très fortement à une bibliothèque. Sur le côté, dans la cheminée, le feu crépitait et, aux murs, les étagères et armoires étaient pleines à craquer de livres en tous genres.
« - Tarhos, continua la voix d'outre-tombe. Il n'est pas nécessaire que tes camarades se joignent à la conversation pour le moment. »
Elle cru entendre lesdits compagnons protester faiblement mais elle n'y prêta pas la moindre attention. Le cliquetis de l'armure de Tarhos lui indiqua qu'il venait de rentrer dans l'immense pièce, à son tour, mais qu'importe. Tout ce qui comptait à ses yeux, c'était sa proximité avec son dieu.
« - Ma douce Adiris. Ma plus fidèle et dévouée prêtresse. »
Toujours penchée en avant, les yeux clos face à l'Entité, Adiris jura sentir une main se poser sur sa joue. Son dieu lui offrait là une telle marque d'affection qu'elle se senti fondre sous ses doigts. Il s'agissait là d'un miracle, d'un accomplissement pour elle.
« - Mon cadeau te plaît-il ? Questionna la voix.
- Oui divinité, répondit-elle doucement. »
La caresse sur sa joue disparu et Adiris se senti soudainement très seule, presque abandonnée.
« - Redresse-toi, poursuivit l'Entité. Que je puisse mieux t'admirer. »
Elle obéit, sans réfléchir. Les yeux ouverts mais rivés au sol, par respect, elle n'apercevait que cette épaisse brume qu'elle observait souvent à la fin des sacrifices. Son dieu n'avait rien à voir avec le monde des mortels et ne disposait d'aucune enveloppe charnelle. Elle n'avait pas besoin qu'il ait une apparence réelle pour savoir à quel point ses pouvoirs étaient grands et, s'il n'avait pas d'yeux, elle sentait pourtant sur elle son regard divin.
« - Je t'ai donné d'autres vêtements, d'autres coiffes, mais tu reviens toujours à cette robe, avec nostalgie. Je comprends. »
Des vêtements, Adiris en avait à ne plus savoir quoi en faire, en effet. Avec le temps l'Entité l'avait gâtée, comme une enfant. Mais elle ne s'était jamais sentie assez digne d'autant d'affection et pour se punir elle-même de sa propre incompétence à sacrifier des humains, elle s'était toujours refusée à porter d'autres robes que celle qu'elle avait, le jour de sa mort.
« - Malheureusement, nous ne sommes pas là pour parler de ta beauté, ma dévouée. »
Effectivement, elle doutait d'avoir été convoquée avec Tarhos pour parler mode et couture.
« - Tarhos, commença l'Entité avec une voix plus ferme et plus sévère. Adiris, si vous êtes ici c'est bien pour m'aider à résoudre un problème qui ne peut être résolu autrement. »
L'Entité parlait bien évidemment de Vittorio. Adiris avait vu juste en soupçonnant que l'homme allait commencer à poser problèmes en se jouant de la sorte d'une divinité. Un frisson parcouru le dos de la prêtresse en s'imaginant ce que le dieu avait pu réserver comme traitement à l'humain qui refusait d'être docile.
« - Vittorio s'amuse, il se joue de moi. C'est probablement l'un des seuls à avoir tant désiré être ici sans même savoir ce que ce ''ici'' pouvait représenter. Il est malin, très malin. Je ne sais pas comment il fait, mais il parvient à s'échapper systématiquement du camps des mortels pour s'aventurer toujours plus loin. »
C'était à prévoir. L'Entité n'était pas une divinité réputée pour sa patience et si Vittorio n'avait jamais envisagé de se calmer, il devrait désormais en payer le prix. Adiris ne ferait rien pour empêcher la divine colère de son dieu d'embraser ce monde, bien au contraire elle était à son service depuis toujours et le resterait jusqu'à la fin de son existence. Elle vivait pour lui, était morte pour lui et désormais, même dans cette autre vie, elle le servait. Tant pis pour l'humain, elle l'avait suffisamment mis en garde.
« - C'est un fou, argua Tarhos à côté d'elle. Il causera notre perte à tous !
- C'est un savant, avança Adiris qui n'osait pas trop prendre la parole en la présence de l'Entité. Il connaîtacadien et a été capable de lire les gravures de pierre à l'entrée du temple. Il connaît beaucoup de chose sur Babylone… Et sur moi. »
La jeune femme ne cherchait en rien à prendre sa défense et si elle sentait sur elle le regard désapprobateur du chevalier, elle l'ignora. Il fallait que l'Entité comprenne que Vittorio était un savant, un homme de lettres et qu'il était sans nulle doute très dégourdi d'esprit, comme elle avait pu le constater en discutant avec lui.
« - Il n'est pas bon, assura l'Entité d'un ton bienveillant. Malgré tout ce qu'il pourra te dire. »
Elle ne le savait que trop bien, toutefois elle n'était pas certaine qu'à l'inverse des autres humains, devenus franchement malveillants -comme Dwight- avec le temps, il ait sa place ici. Bien que l'Entité ne puisse se tromper -et jamais elle n'oserait remettre son jugement en question- elle doutait de la place de l'homme sur le long terme.
« - De quoi avez-vous discuté, avant que je ne te convoque, Adiris ? »
Il savait. Elle n'en était pas franchement surprise, mais tout de même, elle ne s'était pas attendue à ce que l'Entité pose la question aussi abruptement. De toute façon, l'Entité savait tout, toujours, tout le temps. A quoi bon tenter de lui cacher la vérité ? Elle haussa doucement les épaules, le regard toujours rivé au sol en signe de respect
« - Ils savent que je vais mieux. »
Si elle n'avait pas réfléchi avant de répondre, Adiris regretta instantanément sa réponse. L'air autour d'elle devint plus lourd, plus dense. Elle n'avait pas besoin d'être la meilleure prêtresse qui soit pour deviner qu'elle venait de tenir des propos qui ne plaisait guère à son dieu.
« - Tu n'as jamais été malade. Enfin, pas plus que tu ne l'étais au moment où je t'ai trouvé. Insinuerais-tu que je ne prends pas soin de toi, ma dévouée ?
- Bien sûr que non ! S'empressa de corriger Adiris. J'ai mal formulé mon propos divinité. Je voulais simplement dire qu'ils avaient remarqué que j'étais bien moins laide qu'avant.
- Laide ?! Fulmina l'Entité. Mais comment diable quelqu'un pourrait-il envisager que tu sois laide ?! Tu es le fruit de mes entrailles, ma plus belle créature ! Tu n'as jamais, ô grand jamais été laide Adiris ! »
Dehors le ciel gronda. Adiris, bien qu'elle fût grande, se sentit soudainement absolument minuscule face à la divinité qui la toisait avec rage. Voilà pourquoi elle devait impérativement apprendre à réfléchir avant de parler. Elle sentit Tarhos se tendre juste à côté d'elle. Visiblement lui aussi avait compris que face à l'Entité, il fallait éviter de faire n'importe quoi, et surtout, de la contrarier.
Heureusement pour eux, le dieu semblait d'humeur plus encline à passer l'éponge. A moins que sa haine de Vittorio ne soit plus forte que la colère qu'il pouvait éprouver en entendant les propos d'Adiris. Cette dernière senti le regard du dieu la quitter et elle en fut presque soulagée
« - Tarhos, Vittorio et toi vous connaissez bien. Je veux que tu t'occupes des prochains sacrifices. Il sera dans le groupe que tu devras m'offrir alors ne me déçois pas.
- Oui monseigneur, fit platement le chevalier en s'inclinant.
- Après cela, je veux qu'Adiris et toi vous assuriez de faire passer le message aux autres tueurs je n'accepterai plus aucune forme de copinage entre mes bourreaux et leurs victimes. La complaisance n'existe plus. Je leur donnerai tous les outils nécessaires pour faire comprendre aux mortels qu'ils ne sont pas en position de semer le trouble.
- Oui, monseigneur.
- Adiris, fit-il en s'adressant à nouveau à cette dernière. Je te fais entièrement confiance pour découvrir comment Vittorio se déplace. Tu es libre d'aller ou bon te semble, même au camps des mortels, si cela s'avère nécessaire. N'hésite pas non plus à faire preuve d'autorité auprès des autres tueurs, et s'ils opposent résistance alors-
- Ils ne lui opposeront aucune résistance monseigneur, coupa Tarhos en s'inclinant une nouvelle fois. »
Tarhos semblait absolument sûr de lui, bien plus qu'Adiris. Elle était une prêtresse, pas une guerrière. La guerre justement, elle avait absolument tenue à l'éviter durant sa vie de mortelle et n'avait pas franchement envie de renouer avec maintenant qu'elle était dans l'autre monde. Heureusement pour elle, le chevalier avait l'air d'en savoir suffisamment, elle se reposerait sur lui pour des stratégies plus ambitieuse, ou si elle n'avait aucune stratégie en tête, en fait.
« - Parfait. Prépare-toi Tarhos, le sacrifice va bientôt être réclamé. »
L'intéressé s'inclina une dernière fois puis s'éloigna et quitta finalement la pièce, laissant Adiris seule avec l'Entité. Entité qu'elle avait profondément agacée avec ses propos. Allait-elle être punie ? Elle devait avouer qu'une part d'elle pensait mériter une certaine lapidation. Au lieu de cela, elle senti à nouveau le toucher de sa divinité sur son visage. C'était si doux, si bienveillant, qu'elle ferma les yeux à son contact.
« - Ma dévouée, appela-t-il une dernière fois Adiris. Je sais que tu portes une bien piètre estime de toi-même. Je ne comprends pas pourquoi ton image te rebute tant, mais sache que si tu parviens à me satisfaire, tu retrouveras ton apparence d'antan. Du jour où je suis venu à toi. »
Cette promesse. Adiris savait l'Entité sincère. L'instant d'après, elle était seule dans la pièce. Son dieu avait pris congé d'elle sur de belles paroles qui chamboulait quelque peu ses pensées. Avec cette motivation supplémentaire, la prêtresse ne voulait plus qu'une chose, satisfaire la divinité par tous les moyens. Il lui fallut un instant pour reprendre ses esprits. Un moment de silence, seule avec elle-même pour reprendre un parfait contrôle de ses émotions. Après cela, elle quitta à son tour la pièce. En dehors, Tarhos l'attendait, accompagné de ses quatre camarades. Il lui lança un regard en coin puis la héla
« - Adiris, c'est ça ? »
L'intéressée hocha la tête et le toisa. Son ton avait changé, moins rustre que leur de leur première rencontre -dont elle se souvenait encore parfaitement.
« - L'entité à raison, lâcha-t-il sous le regard moqueur de l'un de ses compères.
- A quel sujet ? Hasarda la prêtresse avec une certaine perplexité.
- Je ne trouve pas que tu sois laide. »
Adiris resta interdite, à le scruter sans savoir quoi dire ou quoi faire. Vittorio l'avait complimenté, quelques jours plus tôt, aussi aurait-elle dû savoir comme réagir. Toutefois, de la bouche du chevalier, les mots avaient une autre contenance, une autre saveur. Elle fut touchée, réellement, et resta là à le toiser, les bras ballants. Heureusement, à côté d'elle, deux des hommes de Tarhos se prêtaient à un drôle de jeu, imitant ce qui devait très probablement être une demande en mariage. Une échappatoire. Interdite elle les regarda sans rien dire. Le chevalier, suivant son regard, découvrit la scène et s'emporta contre l'un des deux hommes, lui assénant une vive claque sur l'arrière du crâne
« - Crétins ! »
Bien que l'altercation fût un tantinet amusante, Adiris, qui ne savait toujours pas si elle devait s'enfuir en courant ou rester, tenta de trouver un moyen de rendre la conversation moins gênante
« - Tarhos, je-… »
Pour toute réponse, le chevalier enfila son heaume et s'éloigna d'elle
« - Allons-y. Nous nous recroiserons plus tard, prêtresse. »
