Chapitre 17 : Rompre le sort
Ruines Englouties, 19ème jour de l'Automne…
Frey se redressa alors qu'une vive lumière traversait ses paupières gonflées de larmes. Le sang de Dylas maculait sa robe claire, ses mains, son visage, mais elle ne s'en souciait pas. Sous ses yeux, des particules de lumières flottaient gracieusement, se rassemblant sur le corps inerte de Dylas. N'entendant pas la moindre incantation, la jeune fille savait que ni Lest, ni Oural, ni Mistral n'étaient à l'origine du phénomène.
Et brusquement, les flocons libérèrent un éclat aveuglant, la forçant à se protéger les yeux.
Lorsqu'elle put à nouveau voir, Frey chercha immédiatement Dylas, mais elle ne vit aucun signe du grand cheval noir. A la place, elle découvrit le corps d'un jeune homme aux proportions harmonieuses loin d'être désagréable à regarder. Il avait un beau visage aux traits fins, de longs cheveux vaguement ondulés d'une couleur hésitant entre le gris et le lavande, tout comme la queue de crin dépassant de son dos.
Comme une malédiction brisée…
_ Dylas…
Elle le reconnaissait, c'était lui sans l'ombre d'une hésitation. Elle l'avait déjà entraperçu sous cette apparence, par instant, sans jamais réaliser que c'était sans doute là la véritable apparence de Dylas. Frey s'agenouilla à côté de lui et posa sa main sur la joue du jeune homme. Ses oreilles étaient couvertes de fourrure noire sur le dessus et blanche sur le dessous, si proche de celles d'un cheval. Elle posa sa main sur son torse aux muscles dessinés juste ce qu'il fallait, le sentant se soulever légèrement sous sa paume au rythme d'une respiration lente.
Ses yeux s'entrouvrir, brièvement, juste assez pour dévoiler leur belle couleur dorée.
_ …Frey…
_ Tu es vivant…
Elle sourit et recommença à pleurer, de soulagement cette fois, serrant Dylas contre elle sans se soucier le moins du monde qu'il soit entièrement nu. Quoi de plus logique cela dit, puisque sa forme équine ne portait pas de vêtements !
Son visage se ferma pourtant lorsque Lest s'approcha doucement d'elle. Sa main vola au fourreau dorsal contenant l'une de ses lames en un avertissement muet. Le prince de Selphia esquissa un sourire rassurant et retira son manteau clair pour les déposer sur le corps inconscient entre les bras de sa sœur.
_ Ne t'inquiète pas… On va le ramener à Selphia pour le soigner, d'accord ?
_ Lest… oui.
_ Nous allons ramener un monstre en ville ?!
Frey se retourna vers Forte dont le regard écœuré était rivé à Dylas.
_ Ce n'est pas un monstre, tu vois bien.
_ J'ai vu un Eclair Foudroyant se changer en… en une espèce d'homme-bête. Pour moi, c'est un monstre !
_ Eh bien considère-le comme un homme-cheval, maintenant. Tu côtoies bien Léandre qui est un homme-lion.
_ Ça n'a rien à voir ! Léandre fait parti d'une race qui existe ! Les hommes-chevaux, ça n'existe pas !
_ Maintenant si. Je ne veux plus t'entendre protester, Forte. Nous ramenons Dylas à Selphia, que ça te plaise ou non.
La Chevalier Dragon se mordit furieusement la lèvre pour ne pas répondre et baissa les yeux devant le regard flamboyant de Frey. La princesse de Selphia était assise sur un sol sale, poisseuse de sang, mais n'avait jamais dégagé une telle autorité.
_ A vos ordres, Votre Majesté.
Pendant qu'Oural, Mistral, Léandre et Tully préparaient un brancard pour transporter Dylas, Lest s'accroupi à côté de sa sœur et regarda le visage du jeune homme inconscient qu'elle serrait contre elle.
_ Alors c'est lui qui te retenait prisonnière…
_ Tu sais Lest, je ne me considérais plus comme une prisonnière depuis longtemps. Il m'aurait laissé partir si je le lui avais demandé, mais j'ai abandonné cette idée depuis un bon moment. Ce n'est pas quelqu'un de mauvais, il a juste mauvais caractère, parfois ! Dans le fond, c'est quelqu'un de timide.
Les observa le visage de sa sœur exprimant une grande tendresse alors qu'elle regardait Dylas, se rassurant de sentir sa respiration sous sa main.
_ Frey, tu…
Elle le regarda d'un air étrange, ce qui l'empêcha de finir sa phrase. Elle lui sourit et posa une main sur ses cheveux lisse.
_ Je suis heureuse de te revoir, grand frère.
_ Moi aussi petite sœur, moi aussi.
_oOo_
Ville de Selphia…
La nuit était tombée, mais le festival continuerait encore quelques heures. Vishnal jeta un dernier regard à la place illuminée avant de fermer ses volets. A la lueur d'une bougie, il examina son icône de compétence, statuette qui ferait de lui le meilleur des majordomes. C'était son rêve. L'un de ses rêves, du moins, un qui était réalisable… Il soupira et secoua la tête pour empêcher ses pensées d'aller trop loin.
Le jeune homme prit un chiffon doux et le passa sur la statuette blanche avec un léger sourire.
_ Je compte sur toi, il faut que je devienne le meilleur des majordomes, que je sois digne de servir mon prince, que je lui fasse honneur. Je ne veux pas ternir sa réputation, de quelque manière que ce soit…
Il posa l'icône sur la commode de bois simple mais solide et ouvrit le tiroir juste en-dessous pour en sortir sa tenue de nuit. Il la regarda sans l'enfiler, songeur.
_ Il n'est pas rentré… Je ne devrais pas me faire de souci, la Garde des Vents est avec lui…
Mais Vishnal aurait préféré partir avec Lest pour s'assurer de sa sécurité. Il aurait voulu être avec lui.
_oOo_
Ruines Englouties…
Lest observait le sol aux dalles abimées d'un air songeur, caressant distraitement son menton.
_ Frey, il n'y avait pas un cercle, sur le sol ?
_ Si, avant que Dylas ne s'acharne dessus.
_ Pourquoi faisait-il ça ?
_ Je lui a di que je voulais un nouveau potager, il a dû se dire qu'ici, ça me plairait… j'aurais put planter des roses bleues.
_ Vos Majestés, nous sommes prêts à partir.
Lest hocha la tête et sorti la sphère runique pour la poser sur la terre nue au centre de ce qui avait été le cercle du dallage. Il sourit lorsque la même vive lumière que la première fois éclata, puis céda la place à des dizaines de Runys rassemblé un peu partout dans la pièce, l'emplissant de leur son de clochette creuse.
_ Nous pouvons y aller.
Frey rejoignit le brancard où avait été installé Dylas et son attitude indiqua clairement qu'elle tuerait quiconque chercherait à lui faire du mal. Ça déplaisait à Forte qui prit la tête du groupe sans desserrer les dents.
En quittant les Ruines Englouties, Frey se retourna pour regarder le lieu où elle avait vécu pendant de si longues et belles semaines, confiant ses plantations aux Runys.
Les graines de roses bleues dans la sacoche à sa ceinture furent la seule chose qu'elle emmena avec elle.
_oOo_
Oural et Mistral fermaient la marche alors que le groupe avançait lentement entre les arbres, les Ruines Englouties déjà bien loin derrière eux. Les deux mages protégeaient les arrières de leur procession, mais n'avaient pas grand-chose à faire, à peine quelques monstres un peu trop curieux à repousser. Ils avaient tout le loisir d'observer Frey cheminant aux côtés du brancard où gisait Dylas, l'une de ses superbes lames à la main.
_ J'ai déjà vue une telle épée quelque part, pas toi Oural ?
_ Si, mais je n'arrive pas à me rappeler où. Je ne savais même pas que notre princesse possédait de telles armes, et soit tout à fait à même de s'en servir.
Mistral inclina sa tête blonde et détacha son regard de la princesse pour le poser sur son frère jumeau.
_ Tu crois… tu crois qu'elle l'aime ?
_ Elle le surveille aussi farouchement que moi je veille sur toi, petite sœur, alors j'en déduirais que oui.
_ Il était un monstre cheval… Oural, pourrait-elle comprendre, notre princesse ?
Oural soutint le regard de sa sœur, si brillant d'espoir de trouver au moins une alliée. Il soupira et passa rapidement sa main sur les cheveux blonds de Mistral avec un sourire léger.
_ Peut-être.
_oOo_
Ville de Selphia, 20ème jour de l'Automne…
Nancy descendit les escaliers de la clinique de bonne heure, comme tous les matins. Elle haussa un sourcil blond en voyant Dolce et Pico se tenir à quelques marches du rez-de-chaussée, se penchant par-dessus la rampe pour regarder ce qu'il se passait en bas avec intérêt. Nancy sourit avec amusement en voyant Dolce frétiller sur ses jambes visible sous sa chemise de nuit marron. Malgré son air toujours détaché, c'était une jeune fille comme les autres, avide de ragots, d'histoires d'amour, d'amitiés, de vie. Elle le nierait bien sûr avec un soupir en accusant Pico de raconter n'importe quoi, mais ni Nancy, ni Jones n'étaient dupes.
Sans faire de bruit, l'infirmière regarda avec elles ce qui les captivait tant.
Jones était en bas, auscultant un homme étrange avec une queue de cheval en bas du dos et des oreilles tout aussi équine. Frey était à côté de lui, ressemblant bien plus à un chien de garde qu'à une princesse.
_ Qu'est-ce qu'il se passe ?
_ Le prince Lest et la Garde des Vents sont rentrés il y a une heure. Cette fille était avec eux, et cet homme. Elle dit qu'il s'est prit un coup d'épée et ne laisse pas Jones tranquille alors qu'il lui assure qu'il va bien.
_ C'est notre princesse, elle s'appelle Frey. Elle a disparu depuis quelques temps, avant ton arrivée. Il semblerait que notre prince l'ais retrouvée. Quant à cet homme, je ne le connais pas.
Pico se rendit invisible pour s'approcher au plus prêt, curieuse. Et Nancy se retint de rire en voyant Dolce taper d'un doigt impatient sur le bois de la rampe en attendant le rapport de la fillette fantôme.
Elle revint très vite, le visage assombrit.
_ C'est le troisième.
_ Alors il n'en reste plus qu'un… le premier… Celui qui est responsable de tout ça. Mais je ne connais pas cette race, est-ce une nouvelle apparue pendant mon sommeil, Nancy ?
_ Je n'ai jamais vu d'individus de son espèce non plus. Mais il n'a pas l'air méchant. Juste très bougon !
Finalement, Frey capitula aux arguments du médecin, et Nancy en profita pour rejoindre son époux en bas. Elle salua avec chaleur l'homme qui souffla par le nez en détournant la tête, ce qui lui évoqua immédiatement un cheval récalcitrant.
_ Bonjour Nancy, voici Dylas. Il va vivre à Selphia à partir de maintenant. Il a un caractère de canasson, mais c'est quelqu'un de gentil.
L'infirmière et le médecin échangèrent un regard amusé en voyant les joues du nouveau résidant de la ville rougir aux paroles de Frey. Il se leva et enfila la tunique crème que lui avait donnée Jones, par-dessus un pantalon beige. Les couleurs ne lui allait pas, mais ce serait toujours mieux que de le laisser se promener nu avec le manteau de Lest pour tout vêtement. Nancy aurait parié sa petite vie tranquille que cela n'aurait pas dérangé Frey de le regarder plus longtemps. Il fallait dire qu'il était loin d'être désagréable à regarder, ce Dylas, avec son regard d'or et sa musculature si bien dessinée. Oh bien sûr il n'arriverait jamais à la cheville de son Jones, mais il était bel homme, et Frey s'en était rendu compte.
_ Tu as un endroit où vivre, Dylas ?
Il haussa les épaules, les bras croisés, ce qui fit lever les yeux au ciel à Frey.
_ Je pense aller voir Porcoline avec lui, il loue des chambres longues durées.
_ Sans compter qu'il est toujours ravi de rencontrer un nouveau visage à demander en mariage !
Frey hocha la tête et regarda Dylas en souriant.
_ On y va ?
Il inclina la tête et quitta la clinique sur les talons de la jeune fille. Nancy sourit avec espièglerie en regardant la porte se refermer.
_ Elle va le mener par le bout du nez !
_ Ça n'a pas l'air de lui déplaire !
_oOo_
Porcoline était afféré à ses fourneaux lorsqu'une voix joyeuse qu'il ne pensait plus entendre le tira de ses préparations. Il se retourna et esquissa son sourire le plus chaleureux, déformé par son bec de lièvre.
_ Frey, dame de mes pensées ! Voulez-vous m'épouser ? Tiens ? Qui est cet homme ? C'est qu'il est très beau ! Veux-tu m'épouser, bel inconnu ?
Frey se mit à rire derrière sa main devant l'expression effarée de cet homme que Porcoline ne connaissait pas encore.
_ Porco, je te présente Dylas. Dylas, voici Porcoline de Sainte-Coquille. N'est pas peur, il demande à toute la ville de l'épouser. C'est notre meilleur chef cuisinier.
_ En… Enchanté.
Porcoline observa Dylas et hocha la tête, devinant en lui un grand timide plus qu'un solitaire. Il restait stoïquement à côté de Frey, sans doute le seul visage qu'il connaisse, son seul point de repaire dans cette ville si pleine de vie que son étrangeté ne devait pas laisser indifférente. Porcoline se fichait bien de l'origine de ses appendices équins, ou de ses vêtements un peu trop petits pour sa haute stature.
_ N'ait pas l'air si effrayé mon garçon, et soit plutôt le bienvenu ici ! Tu viens d'arriver, c'est ça ? Et si ma belle Frey t'a amené ici, c'est sans doute pour que tu puisses louer une chambre. Tu as de la chance, il m'en reste une !
_ Je n'ai pas de quoi payer.
_ Là aussi tu es chanceux, je suis justement à la recherche d'un serveur pour mon restaurant. Au moment du coup de feu, c'est difficile de gérer la cuisine et le service. Je te propose de travailler pour moi, et en échange tu seras nourris, logé et blanchi ! Et les pourboires seront pour toi en intégralité.
Dylas regarda en direction de Frey, l'air perdu. Elle lui sourit avec douceur, ce qui le fit émettre un son proche du renâclement en se détournant.
_ C'est d'accord…
_ Parfait ! Quel bonheur, je vais vivre sous le même toi que l'amour de ma vie !
_ Porco, je croyais que c'était moi, l'amour de ta vie !
Porcoline éclata de rire devant l'air faussement outré de Frey, ses joues gonflées et ses poings sur les hanches. Elle entrait toujours dans son jeu et il adorait ça. Ça avait provoqué une sacrée pagaille d'ailleurs, quelque années plus tôt, lorsque la ville s'était persuadée que la princesse épouserais le cuisinier. Le rang social si différent, en plus d'un écart d'âge particulièrement conséquent, aussitôt brandi par l'opinion publique pour condamner une telle union. Les parents de la jeune fille, encore en vie à cette époque, avaient eut toutes les peines du monde à rétablir la vérité. Ni Frey, ni Porcoline ne s'en étaient formalisés le moins du monde et continuaient leurs échanges avec un plaisir évident.
_ Dylas, je peux te laisser avec Porcoline ? Il faut que j'aille voir Ventuswill, j'ai deux mots à lui dire.
_ Ventuswill est toujours de ce monde, alors ?
_ Cela va de soit. Les dieux s'accrochent à leur pouvoir comme des moules à leur rocher, en oubliant à qui ils le doivent, ce pouvoir, et sans qui ils ne seraient rien de plus que de gros lézards inutiles. Porcoline, je suis ravie de t'avoir revu, je repasserais vite pour voir comment Dylas s'en sort comme serveur !
Elle agita la main avec entrain et sorti.
Porcoline sourit et se tourna vers son nouveau pensionnaire.
_ Pour commencer, on va te trouver des vêtements mieux que ça. Le noir t'ira à ravir, et je dois avoir quelque chose d'idéal, là-haut. Viens, je vais te montrer ta chambre. Elle est un peu vieillotte, mais tu pourras la ranger comme tu le veux, y mettre ce qui te fera plaisir.
Dylas hocha la tête sans répondre, touché par tant de bonté et de générosité. Il avait la certitude qu'avec ou sans travail de serveur, Porcoline l'aurait accueillit sous son toit sans réserve. Il le regarda tapoter sa bedaine en fredonnant un air enjoué avec l'envie immédiate de rendre à cet homme si bon ce qu'il venait de lui offrir, de le remercier comme il le méritait. Il travaillerait de son mieux pour ça ; plus que de son mieux, même ! Il ne le décevrait pas. Il ne décevrait pas Frey non plus, c'était à elle qu'il devait sa libération, après tout. Il n'y avait pas que ça, il le savait, mais ne voulait pas encore mettre de nom sur ça, pas maintenant.
Un jour, peut-être.
_oOo_
_ Tu as entendu ça, Amber ? On a un nouveau venu en ville ! C'est ma sœur qui m'en a parlé. Elle m'a aussi dit qu'il est à moitié monstre, et qu'il ne faut pas que je m'en approche. Elle s'inquiète vraiment beaucoup trop !
Amber observa Kiel mordre à belles dents dans un gâteau au miel tout en parlant. Elle-même croquait le sien avec gourmandise en ce disant que c'était presque aussi bon que les fleurs. Il n'y aurait eut que Kiel et elle, elle l'aurait dit à haute voix, mais Xiao Pai était avec eux, et Amber se souvenait de l'avertissement de Frey, le jour de son arrivée. Mais peut-être que Xiao Pai comprendrait, ne la détesterait pas d'être une Ambroisie… elles étaient amies, après tout !
_ Il me semble que maman m'en a parlé aussi. Elle dit qu'il est très beau ! Mais s'il est un monstre, il doit être dangereux.
_ Mais… tous les monstres ne sont pas méchants…
_ Je crois que tu te trompes, Amber.
Xiao Pai était maladroite, rêveuse et beaucoup d'autres choses encore, mais elle n'était pas naïve. Elle avait grandit à Selphia, bercée par les histoires des monstres attaquant régulièrement la ville ; et par les lettres que son père marchand itinérant lui envoyait durant ses voyages. Elle l'avait accompagné, fut un temps, avant de retourner vivre avec sa mère. Tout cela lui avait donné un très bon aperçut de ce dont étaient capable les monstres. Elle avait vu plus de corps dévorés qu'une jeune fille de son âge ne le devrait. Pour elle, comme pour l'immense majorité des habitants de Selphia, les monstres étaient tous… eh bien, des monstres !
