– J'ai froid.
– Tu l'as déjà dit, je ricane en observant Isaak se dandiner sur ses pieds pour continuer de bouger.
– Je déteste le froid !
Je me moque de lui, en enfonçant encore plus profondément son bonnet sur sa tête. Seule son éternelle bouclette qui lui tombe entre les deux yeux s'y échappe. Il la repousse, agacé. Ses doigts son bleus et son nez est tout rouge. Je dépose un baiser dessus et frotte ses mains entre les miennes pour les réchauffer.
– Je sais, je fais totalement désolée.
J'ai eu du mal à le sortir de sous la couette. Il avait déjà froid ce matin et j'avais mal au coeur, d'avoir à le forcer de se lever après la nuit chaotique qu'il a passé… Il a fait beaucoup de cauchemars, sans se réveiller, heureusement.
Il m'appelait dans son sommeil.
Il hurlait après Ombrage.
Il murmurait le prénom de Nilam aussi, revivant le moment où il l'a trouvé dans cette arène qu'avaient créée les Autres. Il me demandait pardon de ne pas l'avoir sauvée à temps.
Puis il demandait pardon à Tommy, son petit frère.
J'avais beau le serrer toujours un peu plus fort contre moi, rien n'y faisait. Isaak tremblait et pleurait, toujours sans se réveiller.
Je ne sais pas s'il se souvient de ses cauchemars lorsqu'il ouvre les yeux. Nous n'en parlons jamais. Il se contente toujours de me dire qu'il m'aime et qu'il est heureux d'être avec moi. Un rituel que j'adore… Mais qui me serre le coeur. Parfois, je me demande si lui aussi, garde le secret de mes cauchemars lorsque je me réveille et que je n'en ai plus le souvenirs. Ou que je fais semblant, de ne plus en avoir le souvenir…
– Alors pourquoi tu as choisis la Norvège ? claque-t-il des dents.
– Parce que j'aime bien quand tu cherches à te réchauffer en te collant à moi, avoué-je.
Il grogne dans sa barbe alors que j'effleure sa joue juste avant de me hisser sur la pointe des pieds pour embrasser son nez gelé une fois de plus.
– Ce n'est pas la seule raison Wallergan. Je te connais bien… Tu aimes me torturer, mais ce n'est pas non plus ta raison de vivre.
Je lui souris, et hoche la tête, décidant de lui répondre très honnêtement :
– J'avais envie de voir le maelstrom de Salstraumen. Le plus puissant du monde.
– Tu n'as aucune résistance… Tu avoues toujours très vite. Tu ferais une mauvaise criminelle ou une très mauvaise espionne.
– Je sais. On me le dit souvent.
– Comment les Autres ont-ils pu se laisser berner ?
J'écarquille les yeux et hausse les sourcils, vexée alors qu'il éclate de rire. Je lui écrase le pied et lui retire son bonnet pour le mettre. Il se laisse faire et l'ajuste même, laissant ses grandes mains encadrer mes joues un instant.
– Alors ? Mes câlins valent moins que le…
– Maelstrom, j'articule.
Un tourbillon qui prend presque toute la largeur du fleuve séparant deux îles raccrochés par le point sur lequel nous sommes perchés…
– Qu'est-ce que c'est que ce truc encore ? marmonne Isaak.
Je m'éloigne un peu et lui tends une main qu'il l'agrippe, en me faisant confiance. Je sais qu'il me suivra n'importe où.
– Nous sommes dans un détroit dans lequel il y a de forts courants de marée. C'est le plus puissant au monde, je lui apprends.
– C'est ça un maelstrom ? C'est de l'eau ? Tu m'as amené ici pour qu'on admire de l'eau ?
Je le frappe à l'épaule :
– C'est pas juste de l'eau !
– Du calme, du calme, s'esclaffe-t-il, amusé.
Je lève les yeux au ciel :
– Ce sont deux masses d'eau qui forment des tourbillons de plus de dix mètres de diamètre, des courants peuvent aller jusqu'à quarante kilomètres par heure…
– Ça a l'air beau à observer, ajoute Isaak, sincère. Et tu …
Il ne termine pas sa phrase, m'observant curieusement. Alors, je poursuis :
– Le Saltstraumen est parfois identifié comme étant le maelstrom de la mythologie nordique. Dans la mythologie grecque, Ulysse en aurait traversé un pour rejoindre Ithaque…
– Tu aimes les mythes, sourit-il comme s'il venait de l'apprendre alors qu'il le sait pertinemment.
Pour mes dix-sept ans, il m'a offert un manuel lourd comme un enfant de cinq ans sur les dieux nordiques d'Yggdrasil et d'Asgard.
– J'ai vérifié les horaires de marée : elle est haute ! je sautille, toute excitée.
Pendant le trajet, j'ai été intenable. Maintenant que nous sommes sur le pont, prêts à enfin pouvoir observer le maelstrom, je suis plus calme et moins agitée. Je sors la brochure de ma poche et la relis encore une fois. Je pose mes mains sur la balustrade du pont et ferme les yeux, en savourant le moment. On sent la mer et les embruns de l'océan. Le vent est froid et fait picoter ma peau un peu engourdie. Je rouvre les yeux quand le corps d'Isaak se presse contre le mien. Sa chaleur se diffuse dans mon dos et lorsqu'il referme ses bras sur mon ventre, je m'appuie contre lui.
Ce que je remarque en premier, c'est le magnifique paysage enneigé et ce blanc lumineux, qui m'éblouit presque. Il y a beaucoup de monde autour de nous, et Isaak pose son menton sur mon crâne. Il coince finalement ses mains dans mes poches pour les réchauffer et admire en silence le paysage.
Je regarde l'étendue bleu. Les remous de l'eau font s'étaler plusieurs nuances. Le bleu clair se mélange au bleu marine et les tourbillons semblent danser indéfiniment en une ronde interminable qui ne les fatigue jamais. Il y a de la mousse sur les bords extérieurs des cercles et les courants sont visibles, puissants et forts. C'est comme observer une bataille silencieuse sans vainqueur, parce que l'eau, elle, ne se lasse jamais de rien, pas même du temps qui s'écoule.
– La puissance des tourbillons des marées a longtemps été exagérée. Certains mythes parlaient même de gouffre dont aucun bateau ne pourrait sortir…
Isaak m'écoute attentivement.
– C'est beau…
– C'est ce que produit la rencontre entre deux courants marins. le Saltenfjord et le Skjerstadfjord …
– Comment tu fais pour prononcer ces noms ? me demande Isaak avec une voix teintée d'admiration et de jalousie.
– Je me suis entraînée.
Je sors une autre feuille de ma poche. Petite, j'avais écrit une liste de toutes les choses à faire avant d'avoir trente ans. Je ne sais pas pourquoi j'avais fixé cet âge. Sûrement parce qu'il me semblait inatteignable, du haut de mes dix ans, et que je pensais avoir l'éternité devant moi, avant d'en arriver là. Voir le maelstrom de Saltstraumen, était sur ma liste. Je ne l'avais jamais montrée à personne, cette liste, avant Isaak. Il a écarquillé les yeux, quand il a lu mes trente-six vœux. Des endroits que je voulais voir, des choses que je voulais faire, des souhaits impossibles quand on est une cracmole… et un peu irréalistes. Il me semble évident maintenant que je ne pourrais jamais devenir l'heureuse propriétaire d'un pégase…
– Je trouve ça presque magique, je murmure. Deux courants qui se rencontrent, qui dansent, sans prendre le pas l'un sur l'autre… C'est si calme et pourtant si violent…
– C'est pour ça que tu voulais le voir ?
– Peut-être…
– Tu aimes bien trouver de la sérénité et de la paix, même dans les choses les plus brutes et les plus agressives, déclare Isaak en tremblant de froid et en embrassant ma tempe.
je souris :
– C'est sûrement ça, oui.
Je serre la feuille contre moi et Isaak me tend un stylo.
– Prête à le rayer de ta liste ?
Étrangement, j'ai un pincement au coeur. Je viens de réaliser le vœu d'une petite fille de dix ans, à l'époque où elle attendait encore sa lettre pour Poudlard…
– Tu préfères faire un petit check ? propose doucement Isaak.
– Et si on prenait juste une photo ? je murmure.
– Tu sais, tu peux toujours continuer d'ajouter des vœux sur ta liste. On m'a dit que ce genre de trucs était non-exhaustif…, me taquine-t-il.
J'admire le tourbillon.
– On dirait de la magie, répété-je comme hypnotisée.
– Ce n'est pas de la magie Opaline… C'est la nature.
Je souris avant de commencer une nouvelle liste dans ma tête. Le premier vœu s'inscrit dans mon imaginaire : revenir ici avec Isaak, un jour.
– Isaak ?
– Oui ?
Je tourne le dos au maelstrom pour être en face de lui, tout en restant entre ses bras. Je mordille mes lèvres et trouve le courage :
– Tu as fait un mauvais rêve cette nuit. Et je suis désolée.
Il écarquille les yeux et son visage adopte une expression qui mêle tendresse et tristesse.
– Si tu veux en parler, je suis là. Si tu ne veux pas en parler, je suis là aussi.
On entend quelques vagues et les oiseaux qui chantent au loin. Mais quand il commence à me confier ses cauchemars, qu'il me parle de sa peur de ne pas être à la hauteur, de ses mauvais souvenirs qui l'empêchent parfois de fermer l'oeil toute une nuit, je n'entends que lui. Je serre sa main par moment, parce que je ne sais pas quoi dire ou faire, à part lui prouver que je compte bien rester à ses côtés. Il ne pleure pas. Cependant, son visage reste pâle et inquiet, anxieux même. Alors, je garde sa main dans la mienne et lui fait regarder le maelstrom.
– Tout ira bien, Isaak.
– J'en suis convaincu.
Cette réponse fait s'envoler toutes les incertitudes et sa confiance en l'avenir, en moi, me fait croire encore plus fort en l'avenir. Je caresse ses lèvres des miennes tout doucement, à peine quelques secondes.
Dans la poche de mon jean, il y a la bague que je pourrais lui offrir maintenant. Mais il y a beaucoup trop de monde autour de nous, et nous sommes trop occupés à savourer ce moment. Tous les beaux souvenirs doivent être singuliers, après tout…
