L'air était encore frais en ce début de matinée.
Ace s'avança sur le pont presque désert, à l'exception de quelque rares pirates éparpillés çà et là. Contre son torse, ses bras protectifs tenaient une épaisse pile de lettres maintenue par une ficelle entrecroisée.
Dans l'aube grise, personne ne lui prêta attention alors qu'il se glissait sur le plancher encore légèrement humide. Il avait plu cette nuit là, mais heureusement les nuages s'en allaient déjà, promettant une belle journée.
Gahé, perché sur un mât, ébouriffa ses plumes et cria en le voyant sortir. Il espérait probablement une friandise ou un poisson. Ace s'arrêta le temps de rouler des yeux vers le goéland gâté. Des mois auparavant, l'oiseau porteur de courrier avait atterri sur le Peace of Spadil pour se mettre à l'abri lors d'une violente intempérie. Un des gars (c'était définitivement Pinacle, bien qu'il n'ait jamais avoué) avait alors eu la bonne idée de lui offrir de la nourriture. Et d'autres Spades lui avaient emboîté le pas, commençant à dorloter le volatile. Ce qui ne devait durer que quelques heures, le temps de la tempête, s'était étendu à des jours. Puis une semaine. Et une deuxième.
Et avant qu'Ace ne s'en rende compte pour mettre fin à leurs manigances, le goéland appréciait suffisamment le bateau pour décider d'y rester. Comme, définitivement.
Même les crocs aiguisés de Kotatsu n'avaient pu le dissuader. Que ce soit en escale sur les îles ou en rejoignant le Moby Dick, l'oiseau avait refusé de quitter les Spades. Alors ils vivaient désormais avec le pique-assiette au cri odieux.
Râlant un peu, Ace rééquilibra sa pile sur un seul bras et enfonça son autre main dans le poche de son short. Il en ressortit une friandise et la lança en l'air. Immédiatement, une comète. plumeuse fendit le ciel, saisissant la nourriture en plein vol.
-Le récompenser à chaque fois qu'il réclame encourage son comportement, dit une voix blasée à sa droite.
Ace se tourna et haussa un sourcil vers Marco. Il ne l'avait pas entendu arriver, bien que ce ne soit pas surprenant. Les pas du commandant pouvaient être très silencieux.
-Comme si je ne t'avais jamais vu le nourrir en douce, sourit-il en réponse.
Son aîné haussa les épaules d'un geste nonchalant, sans pour autant cacher son amusement.
-Solidarité entre oiseaux.
Il s'arrêta à quelques pas d'Ace, son regard curieux se posant finalement sur son fardeau. Il pencha un peu la tête en signe de curiosité, mais demanda simplement :
-Besoin d'aide ?
Son cadet secoua la tête, tenant plus fermement les papiers. De toute façon, il atteignait enfin le bastingage. Il posa la pile sur le rebord, la tenant toujours. Marco le rejoignit et s'accouda à la barrière les séparant de la mer. Le soleil qui se levait à peine projetait de paisible éclats d'or sur l'océan. Presque personne aux alentours, c'était le bon moment. Mais Ace hésitait encore. Sur le sommet de la pile, soigneusement inscrit à côté de la date du jour, un prénom le narguait. Cela seul suffisait à alourdir le paquet en une chape de plomb, portant le poids des souvenirs d'une époque révolue.
Marco le remarqua et immédiatement son visage s'adoucit en calme sollicitude.
-Est-ce... ?
Ace hocha le tête et détourna les yeux, la gorge nouée. Ses bras s'enroulèrent autour du paquet de lettres, réticent à les laisser partir. Il avait pris sa décision depuis longtemps déjà mais cela ne la rendait pas moins difficile.
-Ça fait... Dix ans aujourd'hui. J'ai décidé d'arrêter.
-Est-ce que tu VEUX arrêter ? demanda le blond avec perspicacité.
Le jeune homme se mordilla la lèvre.
-Je dois le faire. Le laisser partir, affirme-t-il avec plus de fermeté qu'il n'en ressentait.
Un instant, Marco sembla sur le point d'argumenter. Mais il finit par soupirer, son regard azur se perdant vers l'horizon.
-Tu as pris ta décision, n'est-ce pas ?
Son cadet hocha la tête une seule fois, retrouvant un peu de sa détermination. Cela dut se lire sur son visage car son interlocuteur n'insista pas plus.
-Veux-tu que je te laisse seul ?
Le ton prévenant apaisa une partie de sa tension. Ses doigts se crispèrent néanmoins sur les papiers, ne voulant pas encore les laisser partir.
-Tu peux rester. Je veux dire, je préfèrerais. Ne pas être... Totalement seul.
Il rencontra une seconde le regard doux et compréhensif de son aîné qui transmettait sans mal leur message silencieux. "Tu ne seras jamais seul. Nous sommes ta famille, nous serons toujours là pour toi.". Bien sûr, Ace le savait. C'était dur au début, de leur faire suffisamment confiance pour les laisser se rapprocher. Chaque fois qu'il s'attachait, il avait tant à y perdre. Il connaissait ça, la perte, le manque, s'accrocher des années à la mémoire d'un proche disparu.
Un main se posa sur son épaule et il se rendit compte qu'il vibrait presque d'énergie nerveuse. Il inspira, expira. Son pouce lissa le sommet de la tour de papier dans un geste inconscient.
-C'est stupide. J'ai juste à le pousser. Le laisser rejoindre la mer. Pourquoi c'est si difficile ?
Marco ne répondit pas à la question rhétorique, laissant juste le plus jeune se ressaisir. Après quelques secondes ou minutes, Ace finit par se calmer, desserrant lentement son emprise sur la pile. Au final, il ne gardait plus qu'une main sur le haut, cachant commodément le prénom inscrit. Quel était le protocole dans cette situation ? Il n'avait pas de grand discours, tout ce qu'il voulait dire se trouvait dans sa lettre, sa dernière lettre, luisant d'un blanc éclatant au sommet.
Au final Ace recula d'un pas, ferma les yeux et souffla. Puis il les rouvrit.
-Adieu.
Il poussa la pile. Un long instant, elle oscilla sur le rebord comme un équilibriste, refusant une chute sans lutte. Puis la gravité l'emporta ; et elle bascula.
Un flou noir et blanc transperça les airs.
Avant qu'Ace puisse comprendre ce qu'il se passait, le goéland remontait en flèche, tenant le paquet dans son bec.
-GAHÉ ! s'écria Ace sous le choc. Lâche ça !
Cependant, l'oiseau ne l'écouta pas, s'éloignant à tire-d'aile du bateau. Marco était tendu à ses côtés, les mains agrippant le rebord de bois.
-Tu veux que j'aille à sa poursuite ?
Ace savait qu'il n'avait qu'un mot à dire pour que le phénix se lance à la chasse. Un instant, il envisagea l'idée puis finit par soupirer. Pas besoin de retarder encore plus l'épreuve, même s'il se sentait creux. Le choix de faire les choses à sa manière lui ait été arrachée, lui laissant un sentiment amer.
Ses poings s'enfoncèrent dans ses poches et il se détourna de l'océan.
-Non pas besoin. Il finira par le laisser tomber dans l'eau, une fois qu'il comprendra que ce n'est pas une friandise.
-Mais... commença Marco.
-C'est bon, d'accord ?
Il grimaça en se rendant compte que cela sonnait plus tranchant que prévu. Marco ne méritait pas ça, il s'inquiétait juste pour lui. Il essaya de s'adoucir alors qu'il terminait d'un ton plus calme.
-J'allais m'en débarrasser de toute façon. Ça revient au même. Ça va.
Peut-être était-ce même mieux. Au fond, il n'était pas réellement sûr de vouloir assister à la lente disparition des lettres, sombrant dans les profondeurs des abysses.
Noyant alors dix ans de lettres, adressées à un frère mort depuis trop longtemps.
Les révolutionnaires ne recevaient, en général, pas de courrier. Sûrement était-ce une des conséquences de faire partie d'une organisation top secrète et de vivre sur une île cachée aux yeux de tous. Ce n'était là qu'un petit inconvénient à s'impliquer dans des révolutions mondiales.
Toujours est-il que le news-coo qui atterrit mystérieusement sur Baltigo ce jour-ci reçut de nombreux regards surpris et méfiants.
Probablement s'était-il perdu. Ou blessé. Ou une tempête approchait, l'obligeant à faire une halte imprévue. À vrai dire, les possibilités étaient nombreuses. Cependant, un certain nombre d'entre elles impliquaient un incident. Comme de l'espionnage, un paquet contenant un explosif ou poison, quelqu'un ayant découvert la localisation de leur île ou une urgence d'un quelconque type. Et bien, on ne pouvait pas reprocher aux révolutionnaire d'être un peu paranoïaques.
C'est ce genre de supposition qui les poussa à prévenir le supérieur le plus proche. S'il se passait quelques chose de suspect, ce n'était plus de leur responsabilité.
C'est ainsi qu'une heure plus tard, Koala faisait irruption dans le bureau du Chef d'État Major de l'armée révolutionnaires qui se réveilla en sursaut.
-Sabo-kuuun, tu as du courrier !
Sans s'embarrasser de formalités, elle claqua la pile sur la table devant le blond encore hébété. Il cligna des yeux, lentement, la marque du bureau incrustée sur sa joue. Puis se pencha sur ce qu'elle venait de déposer, et déchiffra son nom sur le sommet du tas. Étrange.
-Qu'est-ce que... ?
-C'est arrivé ce matin, livré par un news-coo inconnu. Pas d'expéditeur inscrit. On a fait les quelques tests standards de sécurité avec la vision X d'Akarast-san. Rien de dangereux là dedans, seulement de l'encre et du papier.
-Vous ne pouviez pas en profiter pour les lire à ma place ? gémit-il en jaugeant la pile de lettres.
Ça allait mettre une éternité à lire. Pas qu'il était spécialement occupé, tout semblait plutôt calme ces derniers temps. Koala le regarda comme s'il était un imbécile et fit claquer sa langue.
-Lire le courrier personnel du Chef d'État Major outrepasse les limites de nos fonctions.
Dans son ton altier feint, il pouvait presque entendre le "duh" silencieux qu'elle se retint d'ajouter pour ne pas briser l'effet.
Sabo aurait presque cru ses paroles s'il ne connaissait pas son penchant fouineur. Elle avait juste estimé que cela ferait trop de travail, pour probablement rien d'important. Mais il pariait qu'elle allait revenir l'interroger une fois qu'il aura lu les lettres.
-Alors que persécuter ce même Chef d'État Major est parfaitement autorisé, je suppose ? rétorqua-t-il en sortant néanmoins son canif pour couper la ficelle retenant le paquet.
-Bien sûr, sinon il finira par prendre la grosse tête, se moqua-t-elle.
-Fais attention, il pourrait bien t'envoyer en mission à North blue, fréquenter les pingouins et les ours polaires pour une durée indéterminée.
Sa fausse menace n'eut absolument aucun impact car elle se contenta de lui adresser un sourire narquois, le connaissant trop bien pour y croire une seule seconde.
-Alors je ferais mieux de partir avant qu'il ne décide d'abuser de sa position d'autorité.
Sur ce dernières paroles, elle se détourna, sa courte jupe bleue sombre tournoyant autour de ses cuisses pâles. Le regard de Sabo se perdit brièvement dans le vague alors que la porte claquait derrière elle, avant qu'il ne secoue vivement la tête. Il avait un tas de lettre et un mystère à résoudre.
À bien y réfléchir, c'était en effet étrange. Qui pouvait bien lui écrire ? Il ne restait plus qu'à le découvrir.
Sa main se tendit, attrapant la lettre au sommet de la pile. Il fallait bien commencer quelque part, et celle-ci semblait plus récente que les autres. Elle ne ne datait que d'une semaine, correspondant à l'anniversaire de Sabo. Ce même jour où dix ans auparavant l'armée révolutionnaire l'avait trouvé, enfant saignant, presque noyé et amnésique.
Il étudia un instant la calligraphie sur le devant, essayant en vain de reconnaître l'écriture. Cette personne devait pourtant bien le connaître pour simplement utiliser son prénom sans son titre officiel. Il n'y avait pas tant de possibilités que ça à vrai dire, pourtant aucune ne correspondait. Ne trouvant aucun indice, il finit par décoller le rabat de l'enveloppe, incertain de ce qu'il allait découvrir.
Et il commença à lire.
"Hey Sab'
Ça fait dix ans aujourd'hui... Dix ans sans toi, dix ans que tu nous manques. J'ai l'impression qu'une éternité s'est écoulée et que pourtant c'était hier. Le temps passe bizarrement, n'est-ce pas ?
Maintenant, même notre pleurnichard de petit frère a pris la mer. Il est devenu si grand, tu serais surpris.
Tu te rends compte ? Ce morveux aux yeux pleins d'adoration qui nous suivait partout, désormais capitaine de son propre navire ? Il sera certainement celui qui réalisera notre promesse. Bien sûr, ça ne t'étonnerait pas, tu étais le premier à croire en lui. Il sera le futur Roi des Pirates.
Je suis tellement fier de lui, il est devenu formidable. Même enfant, il l'était déjà : bon, courageux, loyal. J'aimerais prétendre y avoir joué un rôle, mais la vérité est qu'il m'a bien plus appris que l'inverse. Prendre ta place de grand frère responsable n'était pas facile mais tu le sais déjà. Je m'en suis déjà assez plaint dans les autres lettre alors j'arrête ici.
Et puis maintenant avec l'équipage d'Oyaji, j'ai moins de responsabilités sur les épaules et une famille avec tellement d'autres frères pour les partager...
Mais ce n'est pas pareil que vous deux, évidemment. Ça ne le sera jamais.
Savais-tu que l'équipage fait des hypothèses sur ce que j'écris ? Pour l'instant, ils sont partagés entre "un roman" et "des lettres d'amour à un amant secret". Mes (ex) Spades s'amusent à répandre les pires théories. Honnêtement, ces idiots... Marco sait aussi depuis peu, mais au moins il se tait. Je lui fais confiance.
Dix ans que tu as disparu.
Ces lettres ont sûrement perdu leur sens depuis. Ça fait tellement longtemps que j'écris à un fantôme... Un peu pathétique pas vrai ? Les années passent et rien ne te fera revenir. Et pourtant je continue d'écrire comme si tu allais un jour me répondre.
J'y ai réfléchi, tu sais ?
Je pense qu'il est temps de mettre fin à cette petite tradition. Je suppose que je n'ai plus autant besoin d'écrire ces lettres. (Et j'aurai toujours, toujours besoin de toi). Ça doit bien se terminer un jour.
Je vais sûrement les détruire. Peut-être les enterrer, ou les brûler. Ou les jeter dans l'océan, comme pour des funérailles en mer. Tu as toujours aimé les symboliques.
Je continuerai à prendre soin de Luffy, je te le promet. Et je le ferai aussi longtemps que possible. J'espère que tu es prêt à nous attendre encore au moins un siècle avant qu'on se retrouve.
Tu me manques.
Ton frère, Ace."
Il y avait un chatouillement bizarre sur les joues de Sabo. Il y passa sa main, surpris de les retrouver humides sous son toucher. Maintenant qu'il y pensait, sa vision était un peu floue.
Il n'arrivait pas à réaliser. Ça devait être une erreur, n'est-ce pas ? Une erreur de destinataire. Adressé à quelqu'un qui a le même prénom.
Mais la date inscrite sur le devant le narguait.
Son pouce caressa la signature, le prénom au A barrée d'une croix. Une goutte s'écrasa sur le papier. Heureusement sur un coin vierge, mais le blond recula vivement, effrayé d'altérer l'écriture.
Il avait de l'électricité statique dans la tête et un monde sur le cœur.
Les autres lettres attendaient toujours sagement d'être ouvertes. Une boîte de Pandore terrifiante. Elle promettait toutes les réponses à ses questions, et Sabo ne pouvait que céder à l'appel. Il avait besoin de savoir. Cela semblait à cet instant aussi vital que l'oxygène.
Plutôt que d'attraper la suivante de la pile, il tira avec précaution la toute dernière. Celle qui reposait tout en bas, aux coins jaunis par le temps tout comme quelques une au dessus. Elle était légèrement froissée, quelques traces de poussières et avec un vague gondolement d'humidité qui témoignait de son âge. Elle semblait avoir été transportée pendant des années à travers les mers, auprès de son propriétaire. Sûrement même était-ce le cas.
Sans hésiter, il l'ouvrit.
Il n'y avait qu'une seule phrase :
"Je te déteste."
C'était un coup frappant dur droit dans sa poitrine. Pas de nom ni de signature. Juste trois mots pleins de tristesse et de rage aveuglante, l'écriture tremblante d'un enfant. Une preuve de toute la douleur que Sabo avait causé. Il retint son souffle, relisant la phrase plusieurs fois comme si elle allait changer par sa simple volonté. Elle ne le fit pas.
Il saisit un peu plus brusquement l'enveloppe suivante. Les trois mots se répétaient.
"Je te déteste. Tu nous a abandonnés. Tu as décidé de retourner chez tes connards pour nous protéger. Mais c'était notre choix et tu l'as fait à notre place. Maintenant tu es mort. Tu es mort."
Même si le sens était parfaitement compréhensible, il y avait quelques mots brouillés, comme si de l'eau avait tâché l'encre. Sa gorge se serra.
La prochaine lettre datait de quelques jours après.
"On aurait pu te protéger. Te cacher dans la forêt. Même ce vieux merdique aurait pu t'emmener loin d'ici. Pourquoi Sabo ? Pourquoi ne pas nous faire confiance, nous demander de l'aide ? On aurait tout fait pour toi. Putain, tu es censé être le frère intelligent. Tu étais censé comprendre que c'était suicidaire de partir en mer à dix ans.
Tu es un connard égoïste."
Puis une semaine plus tard.
"Dadan a pleuré aujourd'hui. À cause de toi. Les bandits ont nettoyé la maison et trouvé un de tes stupides foulards que tu as oublié. Luffy est malheureux, même s'il essaye de le cacher.
Tu es mort, chaque recoins de l'île nous le rappelle. La maison des bandits, la forêt trop silencieuse, Grey terminal brûlé et la cabane, notre cabane.
Tu n'es plus là mais tu es partout.
Je déteste ça.
Je ne veux plus me souvenir."
Sabo fit une pause, frottant furieusement ses yeux. Sa tête battait de flash de couleurs brouillées, comme une mauvaise mise au point. L'électricité statique se faisait plus intense. Tout son corps bourdonnait, trop fort, trop vite. Le son se répercutait dans ses tympans.
Il se força à respirer, faire redescendre les sensations ou du moins les repousser suffisamment pour continuer de lire.
La prochaine lettre ne contenait que deux phrases.
"Garp est passé hier. Il ne savait pas."
La prochaine, datant du lendemain était plus longue :
"Il est revenu aujourd'hui. Je le déteste. Il aurait pu aider, s'il avait été là.
L'aurait-il fait ?
Il parle encore de rejoindre la marine. Je veux le frapper.
Tous ces chiens de soldats à la botte des dragons célestes. Est-ce qu'il aurait sauvé un de ses petits fils ? Ou sa "justice" serait passée en premier ? Son idéal n'existe pas, et n'a jamais existé. Il ne sert qu'à défendre des criminels, ceux qui t'ont tué. Un miracle qu'il ne m'ait pas encore vendu à ses petits collègues, pas vrai ?
À qui va sa loyauté ? C'est évident.
Nous allons être des pirates. Il ne nous protègera pas. "
La lettre plein de déception, de sentiment de trahison et de dégoût brûlait presque ses doigts. Pourtant Gramps... Le flash s'effaça aussi rapidement qu'il était apparu, ne lui laissant qu'un goût amer de frustration sur le bout de la langue. Mais il y était presque, il fallait juste un peu plus... Sabo déchira presque l'enveloppe suivante.
"Tout redevient peu à peu à la normale. La forêt et les bandits continuent comme avant. Grey terminal se reconstruit.
Depuis l'incendie, les nobles ont recommencé à s'en servir de décharge. Bientôt on y retrouvera de nouveaux matériaux pour la cabane. Du moins, si on y retourne. Il y a encore tes livres là bas.
Luffy ne fait plus de cauchemar chaque nuit. Il retrouve sa joie de vivre. C'est suffisant.
Les jours passent et je me sens toujours coupable quand je souris.
Tout redevient à la normale et c'est comme si tout le monde t'oubliait.
C'est peut-être ce qu'il y a de pire."
Ses souvenirs étaient de la brume entre ses doigts. Comme coincés dans les limbes. Ni disparus ni présents, ni morts ni vivants. Un entre-deux qui menaçait à chaque instant de s'effondrer. Il se battait contre lui même pour en arracher chaque fragment. Il devait continuer.
"Luffy a battu un tigre tout seul aujourd'hui, un énorme. Il l'a ramené pour le dîner, sorti de nul part. Chaque jour, il devient plus fort. C'est bien.
Je ne pourrai pas le protéger toute sa vie, il doit apprendre et il progresse vite. Mais pas encore assez. Il y a trop de dangers partout et on est putain de faibles. Juste des proies en bas de la chaîne alimentaire. Je dois encore le pousser à s'améliorer."
Un enfant au chapeau trop grand lui souriait, plus aveuglant que le soleil. Un autre croisait les bras, renfrogné. Une lettre de plus.
"Cet idiot s'est encore attiré des ennuis. Il a trouvé un bracelet à Grey terminal. Un gars a voulu lui voler et Luffy s'est fait couper au bras.
Mais ce type a osé le blesser. Je le retrouverai et je lui ferai la putain de peau.
Tout ça pour un stupide bracelet. Probablement en toc en plus, juste un anneau de plastique rouge et blanc.
Luffy disait que ça lui avait fait penser à moi, il voulait me l'offrir. Ce gosse..."
La pointe furieuse de son crayon avait presque transpercé la page là où il jurait.
Il avait des tâches de rousseur sur le nez. Et en lui, plus de colère qu'un corps aussi petit n'était censé contenir. Un tuyaux dans la main, ils combattaient avec une férocité à faire pâlir les adultes. Encore.
"On s'est entraînés au combat ce matin. Luffy a enfin réussi à décrocher un coup, un solide en plus. Tu l'aurais félicité, je pense, et tu m'aurais asticoté pendant des jours pour ça.
On a toujours le réflexe de se tourner vers toi, tu sais, ce vieux rocher où tu t'asseyais. Souvent, on peut encore entendre ta voix.
J'ai peur du jour où cela s'arrêtera.
Je ne veux pas t'oublier."
Côte à côte, ils affrontaient le monde.
"Je lui ai encore crié dessus parce qu'il pleurait. Je sais qu'il essaie de ne plus le faire, mais je ne supporte pas de le voir triste. Les larmes n'ont pas leur place sur son visage. Luffy est fait pour sourire.
Je sais ce que tu dirais, sur accepter ses émotions et tout ça... Mais je ne peux juste pas.
Je ne peux pas être un aussi bon frère que toi, je le sais. Je ne serai jamais suffisant. Pas tout seul.
Sans toi, je suis perdu."
Il se força à s'arrêter, arrachant son regard de l'écriture. Sa tête se déchirait en kaléidoscope de sensations. Des éclats de lumière et de sons. Une forêt luxuriante, le soleil scintillait sur un bord rouge.
C'était une promesse, et trois coupes de saké. Ace, Luffy. Et Sabo.
Ils étaient frères.
Sabo haleta à la douleur soudaine le traversant. Des points noirs menaçaient d'envahir sa vision. Il prit sa tête entre ses mains, retenant un cri, restant ainsi de longues minutes d'agonie. Il ne pouvait pas encore céder. Pas quand il lui restait encore tellement de lettres à lire, renfermant les secrets des dix années qu'il venait de manquer. Il en avait besoin.
Alors, il prit une nouvelle enveloppe d'une main tremblante.
"Makino est venue nous amener des nouveaux vêtements pour cet hiver. Même si je lui dis que ça nous renforce, elle ne pense toujours pas que se promener sous la neige en short est une bonne idée. Va comprendre...
Elle a donné à Luffy un bonnet blanc avec des oreilles, tu devrais le voir ! Il ressemble à un bébé lapin. Ce genre de choses me rappellent à quel point il est encore jeune.
J'ai dit que j'allais accidentellement le manger ; il boude depuis.
Il y avait des vêtements chics dans les tas, tu les aurais aimés. Aucun de nous n'a eu le cœur à les prendre.
Makino l'a remarqué je crois, elle avait l'air triste. Dadan est partie fumer à l'arrière de la maison.
Peut-être qu'eux aussi se souviennent."
Et les lettres continuaient ainsi, lui racontant l'histoire d'une vie qu'il aurait pu avoir. Il aurait pu être parmi eux. Protégeant Luffy, combattant aux côtés d'Ace.
Les années passaient au fil des écrits, parfois espacés de quelques semaines, d'autres de quelques jours. Les textes s'allongeait avec le temps, l'écriture tremblante s'affirmant sous la main d'un garçon devenant adolescent, puis homme. La colère et les accusations s'estompaient jusqu'à totalement disparaître. Il n'en restait qu'une douce mélancolie saignant dans des pages et des pages. Des mots destinés à ne jamais être lus, ne jamais être vus.
Ace avait toujours été comme ça, gardant ses sentiments près de son cœur.
Les souvenirs retrouvaient leur place peu à peu, s'emboîtant comme un puzzle complexe. La solitude et la négligence de la maison Outlook, dans un monde suffoquant d'apparences. Puis les rares bouffées d'air frais apportées par ses vagabondages à Grey Terminal. Sa première rencontre avec Ace. (L'enfant était tellement, tellement plein de cette colère qu'il brandissait comme un bouclier entre lui et le monde).
Ça avait été dur de briser ses défenses, de se rapprocher à travers leur rêve commun de devenir pirates. Mais la première fois qu'Ace lui avait sourit, Sabo sut au plus profond de son âme que cela valait toutes les peines du monde.
Puis la rencontre avec Luffy, leur précieux petit frère. Il était la pièce manquante dont ils avaient désespérément besoin sans jusqu'alors jamais en avoir conscience. Sa présence parmi eux devenait aussi naturelle que s'il était à leurs côtés depuis toujours.
C'étaient tellement de moments précieux avec eux, sa vraie famille.
Comment avait-il pu les oublier ? La culpabilité avait éclos comme une fleur dans ses poumons et grandissait en un sentiment étouffant. Il l'ignora, concentrant son attention sur le tas de lettres qui diminuait peu à peu. Il lui restait tant de choses à découvrir et de secrets à rattraper.
Puis au milieu d'un lettre, cela le frappa.
Ace, des Spades. Firefist. Pourquoi n'avait-il pas compris plus tôt ? C'était ACE, son Ace !
Celui connu comme l'un des rookies les plus influents de sa génération, qui avait rejoint Barbe Blanche !
L'excitation le fit se lever d'un bond, abandonnant temporairement la lettre pour fouiller furieusement dans un tiroir. Il ne mit que quelques secondes à trouver la fiche de prime. Cette même affiche qui lui laissait toujours une désagréable impression de confusion lorsqu'il la voyait, poussée tout au fond du placard pour ne plus y penser. Maintenant il comprenait pourquoi.
Et enfin, il l'avait sous les yeux.
Les traits d'un enfant renfrogné se superposaient sur le visage d'un homme, rictus moqueur et orné de flammes. C'était étrange ce moment de flottement où le pirate étranger se fondait dans la familiarité d'un frère, mêlant leurs essences jusqu'à devenir indiscernables l'un de l'autre.
Il avait définitivement prit du muscle. Sabo en était un peu jaloux. Son regard se posa sur son tatouage. Le S barré d'un croix.
Cette stupide boule dans sa gorge refusait de s'en aller.
Gardant l'affiche à ses côtés, il retourna sur sa chaise où l'attendait la lettre à moitié lue pour reprendre sa tâche. Son regard ne cessait de revenir vers le visage, si familier mais pourtant inconnu. Son frère. Sabo en était si fier.
Peut-être n'en avait-il pas le droit, pas après avoir manqué dix ans de sa vie. Mais rien ne pouvait empêcher ce sentiment dévorant d'orgueil en le voyant si fort et déterminé, si confiant et épanoui. Tout simplement un homme admirable.
(C'était un avis parfaitement objectif, il le jurait.)
Les lettres s'espaçaient de plus en plus et se rallongeaient alors qu'elles narraient son départ en mer, puis la création des Spades. Il n'en restait presque plus. Sabo continua.
L'avant dernière parlait de sa promotion au rang de commandant. Sa fierté de cette preuve de confiance. Son regret de ne pas pouvoir la partager à Sabo.
Mais aussi sa crainte de les décevoir, lui et Luffy. Ils s'étaient tous promis d'être capitaines de leurs propres navires, d'être libres.
-Te voir heureux me suffit, Ace, chuchota Sabo en glissant doucement son pouce sur l'encre.
Si sa voix se brisait légèrement à ces mots, personne ne pouvait en témoigner.
Et cela se terminait sur la dernière lettre, celle des dix ans, qu'il relut.
La douleur dans sa tête s'était apaisée. Ou peut-être qu'elle s'était déplacée jusqu'à son cœur. Il se sentait épuisé, au plus profond de ses os.
Il ne savait pas quoi faire de toute ces nouvelles informations. Ses yeux se fermèrent, essayant de se figurer ses frères derrière ses paupières closes. De se remémorer chaque morceau d'enfance volée puis rendue. Leurs visages, leurs voix, et ces milliers de petites choses qui les caractérisaient tant. Mais ça ne suffisait pas.
Plus que tout, il voulait les revoir.
