Chapitre 5

Le lendemain matin, les derniers préparatifs d'avant voyage se firent dans une atmosphère d'apparente sérénité, où l'emballement de la veille parut appartenir au passé. Les frères Winchester se répartirent les tâches, l'un s'occupant de régler la note et de prendre de quoi manger sur le pouce pendant que l'autre chargea la voiture, puis ils se mirent en route. Non sans un arrière-goût d'inachevé et de défaite.

Direction : Lebanon, Kansas. Le QG des Hommes de Lettres, dont ils étaient les héritiers, et accessoirement le centre géographique des États-Unis.

Le temps était clair et devait en principe le rester. Si tout allait bien, ils seraient rendus à destination à l'aube le lendemain. Quelques pauses, autant de pointes de vitesse et la musique nerveuse de l'Impala pour tromper l'ordinaire, Sam et Dean avaient cent fois roulé dans des conditions similaires et ne redoutaient pas la route.

Toutefois, une préoccupation nouvelle, une préoccupation de taille, s'invitait au voyage, car ils avaient beau avoir habilement donné le change, ni l'un ni l'autre n'avait oublié le feu qui avait échauffé leur sang quelques heures plus tôt, et leur comportement incompréhensible les laissait aussi perplexes que le cœur empli de questions lancinantes.

Pour cacher à Dean la nature de ses interrogations, Sam avait repris ses recherches à propos des dieux de l'Amour, le nez sur son téléphone. Parfait moyen de rendre toute conversation facultative et de ne pas songer uniquement au sexe de son frère, qui occupait pourtant encore toutes ses pensées. S'il avait pu initialement se dire que son étrange envie d'en capter l'odeur avait été la conséquence d'un coup de folie tout aussi passager que curieusement agréable, l'excitation extrême qui l'avait saisi en entrevoyant le pénis de Dean en pleine action lui avait permis de comprendre que les choses étaient bien plus profondes que ça. Ce dont il s'était rapidement douté, sans forcément en saisir immédiatement toute la portée. En éprouvait-il de la honte ? Du dégoût ? De la peur ? Sam aurait surtout voulu connaître de façon certaine l'origine de ces sentiments contre-nature et comment en contrôler peu ou prou les manifestations, mais en conscience, il ne pouvait pas dire qu'il ressentait le besoin de les rejeter en bloc. Le corps de son frère produisait sur lui des effets aussi violents qu'inattendus, il ne lui était guère possible de prétendre le contraire, et la chose avait beau relever de l'anormalité, voire de l'immoralité, elle lui procurait par ailleurs une sorte de félicité qui l'aidait plutôt bien à s'en accommoder pour l'instant.

Parce qu'il n'avait fait qu'y penser ou y rêver la nuit dernière, le peu de temps où il avait réussi à dormir, il affichait une mine fatiguée qui, supposait-il, incitait son frère à le laisser tranquille. Ce qui n'était pas pour l'incommoder. Entre deux sites web, il essayait de se souvenir s'il avait déjà si nettement fantasmé sur l'anatomie de Dean, pourquoi il avait trouvé à ses fesses, son sexe tout juste entrevu, une beauté si marquée alors que se représenter l'image de n'importe quel autre homme le laissait toujours indifférent. Ce qu'il éprouvait ressemblait de moins en moins aux furtives divagations que son esprit s'était autorisées par le passé, et ses recherches ne tournaient presque plus qu'autour des pouvoirs supposés des Érotes et non plus vraiment autour de leur identité.

- Ok, Earl, fit Dean qui, tout en roulant, tenait son téléphone à l'oreille. Oui... Demain matin... Non, c'est sûr, je suis d'accord... Pas de souci... Impec, merci... Oui, à côté... T'en fais pas, je lui dis... Salut, Earl... On se tient au courant.

Il raccrocha et jeta le téléphone sur le tableau de bord. Le bruit sec du choc fit lever les yeux de Sam.

- T'as le bonjour de Earl, lui rapporta Dean sans quitter la route des yeux.

Ils étaient partis de Gloucester depuis trois heures environ et circulaient sur une route monotone bordée de fourrés ponctués de petites fermes éparses, dont certaines n'étaient sans doute plus habitées depuis plus d'une génération. Sam fit un mouvement de tête et demanda:
- Du nouveau ?

- Pas vraiment. Il a mis deux contacts sur le coup. Mais quand je lui ai dit ce qu'on avait trouvé, il a tiqué.

- Tu parles, fit Sam qui le comprenait tout à fait. Avant, la chasse se résumait aux vampires, aux loups-garous, aux revenants... De temps en temps, quelque chose de plus exotique, mais des dieux...

- Ça c'est juste le nom qu'ils se donnent, recadra Dean.

- N'empêche qu'ils sont d'une autre trempe qu'une goule ou qu'un simple démon. Et plus on en affronte, plus il y en a.

Son frère ne put lui donner tort. Et pour tenter de détendre un peu l'atmosphère, se permit de plaisanter en lançant :

- La rançon de la gloire, Sammy. Avec le bazar qu'on a mis de l'Enfer jusqu'au Paradis, on a dû trop déranger la fourmilière...

Sam ne sut s'il fallait en rire ou en pleurer. Mais Dean, en dépit de tous ses tracas, ne se sentait pas si mal. Même si leurs atouts étaient encore minces, il avait bon espoir de reprendre la main dans la confrontation avec le trio, et comme si la distance avec Gloucester lui permettait de se délester du tourment que lui imposaient ses sens, il avait le sentiment que le corps de son frère l'obsédait de moins en moins, depuis qu'ils avaient pris la route, et cela en dépit de la conduite, honteuse à ses yeux, qu'il avait eue la veille. Soulagé, il commençait à se convaincre que le coup qu'il avait reçu à la tête n'avait pas été si étranger que cela à son curieux état. Il avait bien envisagé que son irrépressible besoin d'éjaculer d'hier soir ait pu également contribuer à atténuer ce désir ridicule qui s'était insinué, mais il avait rapidement écarté cette hypothèse, préférant se persuader que les choses étaient en train de revenir à la normale, preuve en était que la présence de Sam à sa droite ne lui causait pas l'inconfort qu'il avait pourtant redouté.

Ils roulèrent encore près de trois heures, puis firent une halte dans un petit café, un peu à l'écart des grands axes, pour se dégourdir un peu les jambes et déjeuner.

L'établissement, aux couleurs dominantes de brun et de rouge, ne payait pas de mine mais présentait l'avantage d'être calme, bien tenu et surtout de proposer une recette de hamburger maison qui avait suffi à mettre l'eau à la bouche de Dean. Alors que son frère et lui avaient choisi une petite table près des fenêtres, face au parking, il n'avait pas traîné à passer commande de la spécialité proclamée des lieux, de frites, d'un soda et d'une part de tarte aux fruits, quand Sam avait préféré demander une grande salade composée. Le repas se déroulait dans la bonne humeur et Dean venait même de faire ostensiblement du charme à la serveuse, s'attirant un regard tout à la fois moralisateur et amusé de la part de son cadet.

- Quoi ? feignit-il de s'étonner d'un air innocent, la joue pleine de pain et de viande. Je lui ai juste dit merci, qu'est-ce que t'as à me regarder comme ça ?

- Merci ? retourna Sam en affichant un sourire sans équivoque. En général, quand on remercie quelqu'un on ne le complimente pas sur ses yeux...

- Bah quoi ? insista-t-il en toute mauvaise foi, les yeux ronds de fausse surprise. On n'a même plus le droit être poli ?

Sam abandonna de bonne grâce d'un petit rire entendu et porta sa fourchette à sa bouche en secouant la tête.

- Bon, et sinon ? lança Dean peu après sur un ton plus ou moins détendu. Comment tu te sens ? Finis, les étourdissements, tu te sens mieux ?

- Mieux, oui, rassura-t-il en hochant la tête.

- Bon, se réjouit pudiquement son frère. Ça va bien, alors ?

Sam eut l'impression, une fraction de seconde, que Dean tentait de lui dire quelque chose, mais il ne fit que répéter :

- Oui, pourquoi, tu en doutes ? Je vais bien, j'ai les idées claires, t'en fais pas pour moi.
Le fait que Sam fît mention de sa clarté d'esprit fit sourire l'aîné des Winchester, qui s'efforça de ne pas afficher combien il trouvait la déclaration ironique s'il devait repenser à l'émoi que lui-même avait éprouvé la veille, jusqu'au point culminant du dernier soir. Il fut content d'apprendre que son frère se portait bien, évidemment, mais sembla aussi vaguement déçu, comme s'il eût trouvé réconfort à savoir qu'il n'était pas seul à s'être senti perturbé.
- Ok, répondit-il d'un hochement de tête appuyé afin convaincre de sa satisfaction. C'est parfait alors, n'en parlons plus.

Ce que fit Sam, un peu au regret d'avoir assuré à son frère que tout allait pour le mieux alors que des sentiments confus et inédits le lancinaient continuellement. Il regarda Dean se saisir du flacon de ketchup, le retourner et le presser au-dessus de ce qui lui restait de hamburger, et quand jaillit un long ruban rouge qui partit s'écraser sur le pain, le plus jeune des Winchester revit aussitôt gicler le sperme de son aîné, avec le coup de chaud instantané que cette image provoqua. Sam se demanda machinalement pourquoi il fallait que Dean ait un sexe aussi beau, et sonné par cette pensée saugrenue il se sentit rougir jusqu'aux oreilles. La senteur piquante du sous-vêtement qu'il avait avidement respirée hier lui revint encore, et ses cheveux se hérissant sur sa nuque, il toussa et se racla la gorge avant de saisir son verre d'eau plein aux trois quarts qu'il vida d'un trait.

- Ta laitue est trop épicée ? railla son frère. Ils ont forcé sur le vinaigre ?

Le regard gentiment dédaigneux que Dean braqua sur son cadet se fixa sur son cou rougi, et le sourire moqueur qu'il affichait se flétrit peu à peu à mesure que ses yeux verts accrochèrent la peau de Sam. Il remarqua beaucoup plus clairement qu'à l'accoutumée les muscles de son cou, leur façon de plonger vers ses clavicules tout en accentuant le creux au niveau de la partie supérieure de son sternum, là où il vit luire une pâle moiteur qu'il trouva assez sexy, puis il laissa son regard descendre un peu plus bas, sur la partie haute du torse de son frère que ne couvrait pas sa chemise au col ouvert, où il aperçut un bout de ses pectoraux pour aussitôt sentir son ventre se remettre à fourmiller. Un frisson lui parcourant l'échine, il essaya d'ignorer la bouffée d'excitation qui le saisit sans crier gare alors même qu'il avait cru en être délivré, mais ce fut bientôt son entrejambe qu'il sentit le chatouiller et, blême, il se raidit sur son siège en affichant malgré lui une mine décomposée. Sam, en face de lui, crut qu'il avait deviné quelque chose à son sujet et, l'air aussi tendu qu'inquiet, lui demanda sur un ton méfiant :

- Quoi, pourquoi tu fais cette tête ?

- Hum ? répliqua Dean en faisant semblant de ne pas comprendre. De quoi, de quelle tête tu parles ?

- Cette tête, précisa son frère. Celle que tu fais en ce moment.

- C'est ma tête normale, défendit-il d'une expression d'innocence un peu trop détachée pour ne pas sembler factice.

Sam craignit trop d'être forcé de se livrer s'il insistait davantage et choisit de croire que Dean était sincère et que son malaise apparent n'était qu'une impression. Tous deux continuèrent de manger, évitant de se regarder trop directement ou de s'adresser la parole sans raison précise, jusqu'à ce que Dean demandât, quelques minutes plus tard :

- Bon, autrement, t'as rien à m'annoncer ?

Le plus jeune des Winchester cessa un instant de mâcher avant d'avaler lentement les morceaux de tomate qu'il avait en bouche. Fébrile, il soupçonna son frère de vouloir aborder un sujet épineux, sûr que son expression gênée de tout à l'heure ne pouvait avoir d'autre signification. Mais parce qu'il n'avait pas connaissance de tous les éléments pour lui permettre d'interpréter le malaise de Dean, il se laissa lui-même gagner par une anxiété qui n'avait pas lieu d'être et rétorqua d'une mine pâle :

- Quoi ? A t'annoncer ? N... Non, je... Qu'est-ce que...

- J'en sais rien, tu... J'ai pas voulu te déranger mais, j'ai vu que t'as passé une bonne partie de la matinée sur ton téléphone, alors je me dis que t'as peut-être trouvé d'autres infos sur les trois têtes de nœud.

Sam se sentit tout la fois bête et soulagé en réalisant qu'il s'était trompé sur la nature des questions que se posait son frère. L'air tout à coup moins tendu, c'est presque volontiers qu'il déclara :

- Oh... Non, je... J'aimerais bien mais, je relisais juste quelques pages, au cas où. Mais rien de nouveau, malheureusement.

- Ouais... Tu sais, j'ai repensé à la façon dont sont morts ces gens, de quelle façon ils ont pété les plombs avant de zigouiller leurs maris, leurs femmes, leurs voisins, ou carrément eux-mêmes... Ça te rappelle rien ? T'as pas l'impression qu'ils ont agi comme... Comme s'ils n'avaient plus d'âme ?

Sam fit les yeux ronds et réfléchit un instant à la question avant de donner son opinion. Le trio avait implicitement admis être à l'origine des décès ou faits divers suspects qui leur avaient permis, à Dean et lui, de remonter sa piste, mais en dépit du changement radical de comportement qui, selon les témoignages, avait frappé certaines victimes ou plusieurs de leurs agresseurs, Sam n'avait jamais envisagé être confronté au cas de personnes influencées par la perte de leur âme. Peut-être parce que lui-même s'était déjà retrouvé dans une telle situation et qu'il ne s'était pas reconnu dans le modus operandi.

- Non, je pense pas que ce soit ça, livra-t-il avec scepticisme.

- Tout le monde ne réagit pas de la même façon à la perte de son âme, plaida Dean, je t'apprends rien. Le... Toucher de Dieu, dont les trois bouffons ont parlé, ou je ne sais pas quoi... Quoi que ce soit ils ont fait quelque chose à ces gens qui ont viré dingo, pourquoi ce ne serait pas ça ?

Sam n'était pas convaincu. Même si le comportement irrationnel et insensé d'hommes et de femmes lambda avait brutalement tranché avec tout ce que leur entourage savait d'eux, il existait selon lui bien d'autres explications possibles que la folie ou l'absence d'âme. Deux hypothèses qu'il n'avait guère envie d'envisager car, si son frère avait eu la chance d'y échapper, lui ne se considérait pas comme ayant nécessairement été épargné par l'influence des Érotes, s'ils étaient bien ceux-là.

- Tu pars du principe que les gens ont agi par folie, argumenta-t-il, ou parce qu'ils sont subitement devenus incapables de faire la différence entre le bien et le mal.

- Et pourquoi pas ? revendiqua Dean avec conviction. L'explication la plus simple est souvent la meilleure, et ce que j'ai vu de ces... guignols en costard, m'a l'air de très bien coller.
- Moi je pense qu'au contraire, les apparences sont souvent trompeuses, contesta Sam d'un regard intense. Combien de fois on a vu notre première idée contredite, allez, t'étais là comme moi... Il est trop tôt pour tirer des conclusions hâtives, et s'il faut vraiment déduire de tout ça que ces trois types ont simplement rendu marteau ceux qu'ils ont croisés, ce sera une fois qu'on aura éliminé toutes les autres possibilités.

Sa ferveur laissa Sam quelque peu décontenancé, car il réalisa après coup qu'il s'était exprimé avec davantage de passion qu'il l'avait souhaité, laissant ainsi transparaître son refus manifeste de se sentir menacé par un tel péril, qu'il avait déjà exclu d'emblée. Or, ce trouble confus qui l'ébranlait, ce même trouble persistant qu'il partageait sans le savoir avec son frère et qui les soumettait à des sentiments aussi puissants que contradictoires, il se trouvait de plus en plus stupide de ne pas admettre plus franchement l'éventualité que son origine soit une séquelle de leur rencontre avec les triplés. Le cadet des Winchester restait profondément persuadé qu'il avait toujours son âme, car pour l'avoir déjà perdue le doute était impossible. Il était également tout à fait certain de n'avoir pu basculer de lui-même dans une espèce de folie douce susceptible d'expliquer le déplacement des jalons de sa moralité, mais pouvait-il être aussi catégorique s'il incluait dans l'équation l'intervention hostile de quelque déité aux pouvoirs insidieux ? Il avait beau, au fond, n'en rien savoir, il refusait d'accepter l'idée qu'il puisse lui aussi être tout bonnement en train de perdre la tête, et son obstination à croire en une autre explication, en plus de la nécessité de sentir qu'il avait toujours le contrôle de sa propre destinée, tenait sans doute un peu aussi au fait que, presque inconsciemment, certains des mots des trois frères revenaient sans cesse à ses oreilles pour l'assurer qu'ils n'étaient pas aussi malveillants que pouvaient le laisser croire les apparences.

- Quand je te dis qu'ils ont pété les plombs, précisa Dean que l'argumentaire de son frère n'avait pas laissé de glace, je veux pas forcément dire qu'ils sont devenus cinglés bons pour l'asile... Mais peut-être... qu'on leur a fait quelque chose... Un truc qui a fait que, d'un coup, ils se sont mis à ne plus voir les choses en face, ou à devenir obsédés par quelque chose jusqu'à franchir la ligne.

Il émettait pareille hypothèse en partie pour se rassurer lui-même, mais sans parvenir au résultat escompté, bien au contraire. La réflexion parut toutefois mieux menée à Sam qui, en essayant de ne pas se trahir, y vit une possibilité bien plus proche de ses propres soupçons.

- Comme dans le cas d'une possession par un esprit, par exemple.

- Par exemple, reprit l'aîné. Sauf que les trois glands ne sont pas des fantômes.
- Non. Visiblement pas.

Les deux frères sombrèrent alors dans une sorte de réflexion méditative, poursuivant leur repas d'un air morose, sans un mot. Ils se laissèrent happer par leurs réflexions, diverses, chacun de leur côté, quand son regard tombant de nouveau fortuitement sur le haut du torse de son frère, Dean sentit un fourmillement revenir lui secouer le ventre.

- Dis, tu veux pas qu'on finisse en vitesse et qu'on se remette en route ? lança-t-il tout à coup. Plus vite on sera rentré, mieux ce sera.

Vaguement étonné par la brusque proposition de son aîné, Sam, tiré de ses pensées comme d'un sommeil agréable, acquiesça sans protester. Les frères Winchester terminèrent ainsi hâtivement de déjeuner puis, après un passage aux toilettes et avoir payé la note, ils reprirent la route.

Sans que Dean n'ait même un regard pour la serveuse.

Le voyage se poursuivit dès lors dans une ambiance assez différente de celle qui avait régi la matinée. Réfugié dans un silence constant qu'imposèrent les pensées secrètes dont ils ne réussirent plus à se défaire, chacun des deux frères chercha à s'en accommoder du mieux possible sans céder à un agacement trop visible.

L'énervement de Dean pouvait toutefois se sentir à travers sa façon sèche de tenir le volant, et ni les kilomètres avalés, ni la musique au volume soutenu qui résonnait dans l'Impala ne l'aidaient à évacuer complètement l'image à priori anodine du cou de Sam qui en avait rappelé d'autres, bien plus sulfureuses. Il aurait préféré ne pas y repenser, conserver ce détachement léger qui l'avait aidé à passer la matinée dans une relative bonne humeur, mais l'image du corps nu de son frère avait fait un retour fracassant dans sa mémoire et le pire, pour lui, était qu'il ne pouvait s'empêcher d'en éprouver un trouble pour le moins plaisant. Chaque fois qu'il revoyait la vigueur du torse de Sam et l'opulence de son sexe humide aux bourses glabres, Dean sentait son propre pénis entamer un réveil dans le creux de son pantalon, et soucieux d'en contenir l'ampleur il tentait de modifier légèrement sa position de conduite, élargissant un peu plus la distance entre ses cuisses déjà écartées tout en redressant le dos.

C'était comme la démangeaison d'une piqûre de moustique, qui allait et venait, supplantée parfois par un événement sur la route qui lui permettait de se concentrer sur autre chose l'espace d'un instant, mais l'inconfort de l'aîné des Winchester ne disparaissait jamais longtemps, et la proximité maximale avec Sam, dans l'Impala, n'arrangerait rien. Un passage à niveaux franchi, et la peau luisante de son cadet réapparaissait devant les yeux de Dean, entraînant chez lui une brusque contraction de son entrejambe ; une bifurcation passée et, aussitôt après, la musculature nerveuse de son frère lui revenait en boomerang, lui creusant le ventre avec insistance. Ces sensations incompréhensibles, tout aussi dérangeantes qu'inexplicablement agréables, lui causaient un sentiment de honte, parce qu'il les éprouvait pour un homme, d'abord, mais parce que cet homme, surtout, était son propre frère.

Sam, lui, n'avait pas l'esprit plus libre et, tout près de Dean, il avait l'impression que ses sens s'étaient brusquement affûtés pour capter l'entièreté des signaux de toute nature que son aîné envoyait malgré lui. Était-ce dû à l'espace confiné de l'habitacle de la voiture dont les vitres étaient fermées ? En tout cas, Sam ne se rappelait pas avoir déjà senti si nettement l'odeur de la peau de son frère et de son blouson, ni avoir été aussi sensible aux détails de son visage dont il suivait assidûment les lignes du regard, ses yeux brillant d'une lueur d'indiscutable intérêt. La ligne de son nez, la cicatrice de son menton, la courbure du lob de ses oreilles, l'épaisseur de ses lèvres aux fines commissures, ou bien encore les poils de ses joues qu'il n'avait pas taillés depuis soixante-douze heures...

Quand Sam n'était pas occupé à mirer les traits de Dean, il laissait son regard s'aventurer sur l'entrejambe de ce dernier et le cadet des Winchester sentait alors sa température grimper en flèche. Il prenait tout son temps pour détailler le renflement de la braguette de son frère, lequel offrait une vue imprenable sur cette partie de son corps du fait de sa position au volant. Sam contemplait sans déplaisir la bosse qui enflait son jean à l'entrecuisses et tentait d'en déduire la forme des bourses qui la remplissaient, sans toutefois vraiment deviner les prémices érectiles qui tourmentaient Dean. Mais le spectacle, suffisant pour raviver le souvenir étourdissant de la scène qu'il avait surprise la nuit passée, lui rappelait aussi le plaisir intense qu'il avait ressenti en regardant son frère se masturber, et son excitation gagnait graduellement en vigueur depuis déjà un long moment, alors que des idées folles lui passaient par la tête. Il se languissait du moment où il surprendrait Dean en train de se gratter les parties, juste pour avoir le plaisir de le voir se toucher le sexe, en un pâle écho à ce qu'il avait fait la veille ; ou s'imaginait carrément aller tâter cette bosse qui semblait de plus en plus ferme entre ses cuisses, la salive lui montant au coin des lèvres. Pour la première fois depuis que ces pulsions étranges s'étaient manifestées, Sam pouvait dire sans équivoque qu'il ressentait un véritable désir, sexuellement marqué, à l'égard de son frère assis près de lui, et bien que ce constat le déroutait il n'en éprouvait nul effroi, mais seulement le doux tourment du sang chaud.
Même si cela n'enlevait rien à son besoin d'en comprendre l'origine.

Mais pour l'heure, déterminer comment et pourquoi il éprouvait cette attraction féroce n'était pas sa priorité. En essayant de réguler sa respiration et les battements de son cœur, il ne lâchait plus des yeux l'entrejambe de Dean, et plus il fixait les courbures bombées du jean de son frère, plus il sentait son érection s'amplifier. La main droite dans la poche, Sam s'efforçait de maintenir son pénis dans la position la moins inconfortable et la plus discrète possible, mais son excitation galopante accentuait sans cesse la dureté de son sexe, à tel point que même ses testicules commençaient à devenir douloureux. Il se prit à rêver à la liberté de pouvoir ouvrir sa baguette afin de laisser pleinement s'exprimer toute l'ardeur de sa virilité, sans avoir à s'inquiéter d'être vu par Dean, en pouvant au contraire s'exhiber devant lui et qu'il y trouve aussi son compte. Ses yeux dévorant le bas-ventre de son frère, Sam s'humecta les lèvres du bout de la langue et crispa son poing gauche, le bout de ses doigts le chatouillant de cette envie tenace d'aller les poser entre les cuisses ouvertes de Dean.

Comme un signal d'alerte lancé par son cerveau alors que sa main glissa sur le cuir de la banquette entre son aîné et lui, Le plus jeune des Winchester se redressa d'un coup sec et, d'un raclement de gorge, il jeta un regard ostensible par la vitre en demandant d'une voix rauque :

- Ça roule plutôt bien... Où est-ce qu'on est ?

Dean le visa d'un coup d'œil rapide et, ainsi rappelé à la réalité, s'efforça de museler ses pensées obsédantes en répondant d'un ton cinglant destiné à donner le change :

- Évidemment que ça roule, t'as vu la route ? Tu dormais ou quoi ?

Il abaissa le volume de la radio jusqu'à n'en laisser subsister qu'un bruit de fond, puis ajouta :

- On n'est plus très loin de Buffalo.

Sam tiqua sans mot dire. Cela représentait moins d'un tiers du voyage, et il ignorait dans quel état il se trouverait s'il ne pouvait rapidement s'éloigner de Dean ou au moins évacuer ce trop-plein d'excitation qui faisait trembler chaque fibre de son corps. Il repensa aux affaires que tous deux avaient résolues dans cette ville et ses alentours, sans en avoir gardé un souvenir forcément agréable, et en regardant sans vraiment les voir les champs qui bordaient la route rectiligne qu'ils suivaient à bonne allure, il répondit :

- Ok, on a encore de quoi faire... Tu conduis depuis ce matin, fais-moi signe quand tu voudras que je te relaie. En attendant je vais essayer de faire un somme.

Il laissa sa tête aller doucement au contact de la vitre et, tandis qu'il ferma les yeux, son frère opina du chef en se réjouissant silencieusement de ce que Sam allait sans doute dormir un peu. Dean souffla un bon coup, sans bruit, espérant pouvoir, sinon calmer ses ardeurs comme s'il avait de nouveau treize ans, au moins les subir sans avoir à chercher à tout instant à en dissimuler les manifestations.

Mais en dépit de son besoin de rompre avec sa farouche attirance pour Dean, Sam ne réussit même pas à s'assoupir. Le désir brûlant que lui inspirait le corps de son frère si proche était bien trop présent, et il ne cessait de le revoir fesses nues, tourné vers le mur au-dessus des toilettes du motel en train de se masturber. Chaque fois que Sam revoyait le sperme de son frère gicler contre la faïence, son sexe se contractait violemment et tentait instantanément de dépasser sa dureté maximale, alors que ses yeux verts ne pouvaient plus se détourner de la bosse que Dean arborait à l'entrecuisse. Le cadet des Winchester avait la gorge serrée et la bouche aussi sèche que du vieux parchemin ; dévorant du regard, par l'entrebâillement de ses paupières, le sexe moulé de son frère, il sentit de nouveau sa main le picoter vivement et, un sourire coi se dessinant subrepticement sur ses lèvres, se prit à rêver la laisser aller éprouver la fermeté du paquet bien bombé qui tendait la toile du jean. L'acte lui semblait à la fois si impossible à accomplir, et si facile... Il lui aurait suffi de poser la main sur la banquette, entre sa jambe gauche et la jambe droite de Dean, pour ensuite doucement tendre les doigts vers celle-ci et s'y hisser lentement jusqu'à atteindre le point précis vers lequel étaient tournées toutes ses pensées. C'était si simple et si net dans son esprit qu'il eut bientôt presque l'impression de sentir le moelleux du cuir sous ses doigts, le rêche du pantalon de son frère crisser au bout de ses ongles, et il s'en sentit si enivré que la tête parut lui tourner.

Il n'avait visiblement pas pris conscience que ses gestes avaient dépassé sa pensée, et que loin de se cantonner au fantasme de ce contact charnel, sa main s'était réellement déplacée jusqu'à frôler la jambe de Dean. Ce dernier, sentant tout à coup une infime pression un peu au-dessus de son genou, baissa le regard une fraction de seconde pour voir la main de son frère faire mine d'y grimper tout doucement, et en dardant aussitôt les yeux dans un frisson qui lui fit dresser les cheveux sur la tête, il lança un coup d'œil alarmé à Sam avant de viser de nouveau la route, puis refit le même mouvement d'un air deux fois plus catastrophé, et lorsqu'il réalisa que son cadet, l'air hagard, n'avait manifestement pas l'intention de s'arrêter en si bon chemin, il blêmit en lâchant d'une voix d'outre-tombe :

- Sam...? Que... Qu'est-ce que tu fabriques ?

Dean attendit une réponse, une réaction de sa part pendant deux secondes qui lui parurent durer des heures, deux secondes où il continua de sentir les doigts de son frère remonter très lentement sur sa cuisse, et achever de lui provoquer une érection pleine et totale.
- Sam ! invectiva-t-il d'une expression effarée. Hé, qu'est-ce que tu fous !

Sam sursauta, ouvrit grands les yeux et, constatant avec fracas à quel point ses rêveries l'avaient fait dériver, il retira sa main en catastrophe pour se redresser sur son siège, raide comme un piquet. Ses traits se décomposèrent tandis que, les yeux déformés de stupeur, Dean le dévisagea d'une expression inédite, et son cœur se mettant à battre la chamade il tenta de justifier l'injustifiable d'une voix semi-éteinte, le visage plus pâle qu'un linge :

- Je... Je... Rien, rien du tout, je...

La réponse fut loin de satisfaire Dean qui, continuant de lui opposer un regard sans équivoque pendant un instant, décida tout à coup d'arrêter la voiture. Il tourna le volant pour se placer rudement sur le bas-côté, écrasa la pédale de frein sans ménagement, puis coupa le moteur avant de se tourner vers Sam sur lequel il braqua des yeux plus pénétrants que des balles de fusil.

Jamais, peut-être, celui-ci ne s'était senti si mal à l'aise, et son cœur tonnait si fort dans sa poitrine qu'il n'entendait même plus le bruit de fond de la musique qui passait à la radio.

- Qu'est-ce que c'était que ça, putain ? cracha Dean d'un air étranglé.

Le coude sur le bas de la vitre, la main sur le front et l'épaule collée à la portière, Sam, mortifié, sentit un coup de chaud si puissant lui incendier le cou qu'il s'en remémora les flammes de l'Enfer. Il fournit un effort surhumain pour tâcher de juguler le sentiment de panique totale qui l'envahit, et ne put que balbutier d'une voix à peine audible :

- Rien, c'était rien... Que...

- Ok, souffla Dean sans même l'avoir entendu, en levant doucement les mains en signe d'apaisement et de rationalité, ses yeux exorbités se perdant dans le beige de la planche de bord. Je... Je... Il faut se rendre à l'évidence, y'a quelque chose qui tourne pas rond. Vraiment pas rond. Il s'est passé un truc avec les trois enfoirés, c'est clair, on est en train de perdre la boule, nous aussi.

Le geste de son frère avait à peine plus de poids que ses propres pulsions dans ses conclusions, et Dean ne se rendit même pas compte qu'il s'incluait ouvertement dans la problématique, avouant sans le dire qu'il éprouvait lui aussi des troubles similaires. Cela n'échappa pas à Sam, qui malgré son embarras monumental, ne résista pas au besoin de répéter bientôt :

- Nous... ?

- Ça fait des années qu'on roule côte à côte dans cette bagnole ! tempêta Dean sans même saisir le sens du mot que venait de prononcer son frère. Qu'on partage les mêmes motels pourris, qu'on passe notre vie ensemble nuit et jour ! Est-ce qu'une seule fois, tu... tu as...

- Quoi ? répliqua Sam soudain piqué au vif, décidé à saisir sa chance de rattraper le coup. Touché ta jambe ? Je t'en prie, Dean, tu ne vas pas faire toute une histoire de rien du tout... Je me suis assoupi et ma main a glissé, c'est tout, qu'est-ce que tu vas t'imaginer ?

Il n'y croyait pas lui-même, et la mine fébrile qu'il afficha en tentant désespérément de faire preuve de conviction, les yeux dans ceux de son frère, ne fit que vaguement illusion.

Mais Dean, tout à coup, craignit trop de s'être trahi et de devoir finir par avouer ce qui le tourmentait pour justifier la virulence de sa réaction. Alors il décida de couper court et d'enterrer l'incident, qu'il n'était plus si sûr, finalement, d'avoir raison de relier à ses propres afflictions.

- Ok. Ok, fit-il en s'obligeant à retrouver calme et mesure, reposant les mains sur le volant. On est crevé, ce qui s'est passé n'arrête pas de nous trotter dans la tête, et, perso, j'ai jamais été aussi frustré de pas pouvoir foutre mon poing dans la gueule de quelqu'un. Alors, dès qu'on est rentré, pas de douche, pas de bouffe, pas de sieste, tu prends la moitié des bouquins de la bibliothèque, je prends l'autre moitié, et bordel, Sam, on y passera le temps qu'il faudra mais on va trouver comment mettre la main sur ces trois fumiers, comment leur faire la peau et régler cette histoire une fois pour toutes ! Pigé ?!

Le ton de sa voix n'avait fait qu'aller crescendo et c'était littéralement en furie qu'il avait terminé sa tirade. Les yeux ronds et les lèvres serrées, Sam acquiesça pour ne pas jeter davantage d'huile sur le feu en dépit de ses réserves, et Dean mit un terme à l'échange par un regard noir, juste avant de remettre le contact, de pousser le volume de la radio et de lancer l'Impala sur les chapeaux de roue.

Le voyage, ainsi, reprit, et l'incident avait fait si froid dans le dos des deux frères qu'il eut au moins le mérite de calmer leurs ardeurs jusqu'à leur retour à Lebanon.