Chapitre 6
Sitôt rentré, Dean se mit à pied d'œuvre, conformément à sa résolution. Il jeta son sac au pied de l'escalier en métal qui menait au cœur du bunker, passa la table tactique sans un regard sur les diodes des antiques ordinateurs auxquels elle était reliée, et grimpa les trois marches jusqu'à la salle d'étude pour aller d'emblée chercher une pile de bouquins dans la section « Divinités » qu'il lâcha à grand bruit sur la table en bois, au milieu.
Il n'était pas sept heures, le moteur de l'Impala était encore bouillant, dans le garage, et Sam, fourbu, arrivant à pas lourds derrière son frère, de noter l'air désabusé :
- Dean, tu... On est mort, est-ce que ça ne peut pas attendre deux heures, qu'on récupère un peu ?
- Va te coucher, si t'es fatigué, répliqua-t-il sans un regard, en tirant une chaise pour s'installer face aux bouquins qu'il comptait bien éplucher jusqu'à la dernière page. Moi je m'y mets.
Sam eut un soupir dépité, bras ballants, et se pliant à la volonté de son frère il lui dit :
- Je vais faire du café.
Entre musique en boucle, nez plongés dans les téléphones, siestes de fortune et relais au volant, les Winchester n'avaient pas échangé trois phrases sur tout le reste du chemin de retour. Le geste presque involontaire de Sam et la réaction épidermique de Dean avaient en outre eu un effet castrateur qui leur avait permis de mettre en veille leurs élans incontrôlés. Ils étaient toujours là - tous deux avaient cessé de penser qu'ils pourraient s'en débarrasser en un claquement de doigts - mais pour l'heure ils restaient plus ou moins en sommeil, allégeant un peu le fardeau mental des deux hommes qui, s'ils n'avaient pas oublié les intenses émotions qui les avaient touchés, surtout la nuit d'avant leur départ de Gloucester, réussissaient à rester assis l'un en face de l'autre sans penser uniquement à l'attirance qu'ils s'étaient si puissamment inspirée.
Ils travaillèrent ainsi toute la matinée, plongés dans des recherches fastidieuses et décourageantes au regard de la taille de la base documentaire, usant et abusant du café pour rester en état de veille. Les pages d'abord, les chapitres ensuite et les volumes enfin, se succédèrent au fil des heures passées à s'user les yeux, quand un peu avant midi, Sam, qui n'avait plus dit un mot depuis plus de trois quarts d'heure, absorbé par un tome à la reliure verte, éprouva un soudain besoin de se dégourdir les jambes. Ayant raison de sa volonté, l'estomac de son frère, alors, sut se rappeler à son bon souvenir, et Dean saisit l'occasion de sortir le nez des livres poussiéreux où il s'était perdu pour aller chercher de quoi manger.
Il rentra au bout d'un peu plus d'une demi-heure, armé de pizzas et de tarte, pour trouver son cadet assis sur sa chaise, face à deux livres ouverts, l'air grave et lointain.
- Hé, lui dit-il en suspectant quelque nouvelle avant de déposer la nourriture sur le bord de la table. Du neuf ?
Il se rassit face à Sam qu'il ne quitta pas des yeux, et hochant bientôt la tête avec une réticence manifeste, le plus jeune des Winchester dut déclarer, les traits fermés :
- Du neuf, oui. C'est bien eux. Les Érotes. Tout est là.
Il regarda de côté d'un air contrarié, et poussa vers son frère les deux livres. Un d'aspect ancien, l'autre plus récent, manuscrit. Dean leur jeta un rapide coup d'œil avant de se saisir brièvement du plus vieux des deux, et après avoir repéré une illustration vaguement évocatrice au milieu de paragraphes à la typographie illisible, il visa Sam en s'enquérant, pressant :
- T'es sûr ? Hé bien quoi ? Parle, qu'est-ce que ça dit ? Comment on les trouve ? Comment on les bute ?
Sam leva des yeux consternés sur son frère avant de se fendre d'un petit rire sec qu'accompagna un brusque soupir nasal.
- Non, c'est... Tu n'as pas compris. Ce ne sont pas les monstres qu'on chasse d'habitude, Dean. Ce sont des dieux.
- Et alors ? répliqua spontanément l'aîné qui ne voyait pas où était le problème. Ce seraient les premiers dieux à notre tableau de chasse ?
- Non, ce que je veux dire, c'est...
Sam s'interrompit, soupira de nouveau, et en posant les deux bras sur la table, paumes vers le plafond, il se pencha un peu vers Dean en reformulant :
- Ils ne sont pas considérés comme des créatures malveillantes. Les écrits à leur sujet en font des êtres respectés mais pas dangereux si on s'en tient à distance. Puissants, oui, mais pas dangereux.
- Pas « considérés » ? lança Dean sur un ton acerbe. Qui en a quelque chose à faire, de comment ils sont « considérés » ? On en parle, de la raclée qu'ils nous ont mise ?
- On était sur leurs talons, plaida Sam en sachant bien qu'il n'allait pas s'attirer les faveurs de son frère.
- Bah voyons, belle excuse ! Et les macchabées qu'ils ont laissés derrière eux, c'était pour faire joli ?
- Écoute, je... Je ne dis pas qu'on a affaire à des saints, loin de là, accorda Sam en essayant de garder son calme et les idées aussi claires que possible malgré certains passages des textes qu'il ressaisissait sans fin. Mais les Hommes de Lettres eux-mêmes ont documenté un contact qu'ils ont eu avec eux, et ils confirment ce que je te dis.
Il montra le deuxième livre qu'il avait avancé vers Dean, lequel ne le regarda qu'une fraction de seconde avec dédain, et reprit en affichant malgré lui un surcroît de tension :
- Le journal, ici, nous en apprend plus sur ce qu'ils sont et ce qu'ils font. Parmi les trois il y a bien Éros, le blond, et ses frères Himéros, le brun, et Pothos, le roux. Ils semblent... vivre parmi les hommes depuis des siècles dont il se nourrissent des sentiments ou des émotions comme la passion, le désir, l'amour. Ils ne tuent pas, alors on ne parle ni d'invocation pour les débusquer, ni de moyen de s'en débarrasser. Là-dessus il n'y a rien du tout. Il est juste recommandé de les éviter autant que possible et... d'attendre qu'ils partent voir ailleurs.
Le regard furieux de Dean en dit long et fit froid dans le dos de Sam. Celui-ci sentit la colère monter chez son frère, jusqu'à la voir et l'entendre se manifester quand l'aîné de la fratrie cracha :
- Qu'est-ce que c'est que ces conneries ? Attendre quoi ? Le déluge ?
Il ramassa le journal pour aussitôt le jeter sur la table avec mépris et s'emporta en se levant d'un bond :
- Ils ne tuent pas ? La bonne blague ! Et ce sont les Hommes de Lettres qui ont pondu ces foutaises ? Les Hommes de Litres, ouais ! Il a dû leur en falloir, des bouteilles de whisky pour oser écrire ça !
- C'est bon, Dean, du calme, c'est pas en t'énervant que ça changera quoi que ce soit ! Tu voulais qu'on cherche, on l'a fait ! Je comprends que tu sois déçu qu'on n'ait pas plus de concret mais...
- Parce que nous on est des chasseurs et que ces types qui ont gribouillé cette merde n'étaient que des gratte-papier ! tonna-t-il. Voilà pourquoi c'est très bien qu'on ait pris la relève ! Je rajouterai moi-même une page au journal quand j'aurai buté les trois pingouins, et je dirai sûrement pas que j'ai attendu que l'orage passe !
Sam secoua lourdement la tête, s'avouant vaincu pour apaiser la fureur de son frère. Il le laissa maugréer un moment, songeant lui-même à ce qu'il n'avait pas encore dit et qu'il craignait de dire, non pas de peur d'accentuer la colère de Dean, mais plutôt à cause de ce que cela pourrait signifier. Son cœur battait à vive allure, tiraillé entre le besoin de poursuivre son rapport et de continuer de nier l'évidence ; il hésita, mais finit par oser lancer à son frère qui continuait de faire les cent pas :
- Écoute... Assieds-toi, tu veux ? Si on essayait de regarder ça avec un peu de recul ? On n'a rien à gagner à perdre notre calme.
Bien qu'outré par le rapport que semblaient avoir fait leurs prédécesseurs, qu'il comptait bien lire du premier mot jusqu'au dernier, Dean, mâchoires et poings serrés, accéda à la demande de son frère et retourna lentement s'asseoir en secouant la tête de dépit.
- T'as dû sauter un paragraphe, c'est pas possible, dit-il alors juste pour la forme, le ton de sa voix trahissant qu'il n'en espérait pas tant.
- Il n'y a rien de plus, en tout cas pas sur la manière de les traquer ou de les tuer, confirma Sam d'un air extrêmement sérieux. Les Hommes de Lettres les ont approchés mais sans les combattre, apparemment, ils...
- On s'intéressera à ce torchon plus tard, si tu veux bien, coupa sèchement Dean en poussant plus loin le journal manuscrit, comme s'il dégageait une odeur nauséabonde. Rien non plus dans le folklore, les légendes, les mythes ?
- En tout cas je n'ai rien trouvé d'utile, déclara Sam d'un regard droit au bout d'un instant.
Dean, excessivement amer et déçu, en prit bonne note. Il laissa son regard ardent se perdre dans le néant, puis revint dans la conversation en décrétant :
- Ok, alors on creuse plus profond. On n'a pas fini d'éplucher tous les bouquins, pas vrai ?
Joignant le geste à la parole, il tira jusqu'à lui une pile de trois gros ouvrages pour aussitôt ouvrir le premier, son estomac définitivement oublié. Sans mot dire, Sam l'observa, d'un regard intense, songeur, scrutateur. En repensant à un certain mot que son aîné avait prononcé dans la voiture, la veille, et en songeant à ce qu'il avait découvert au cours de ses recherches sans l'avoir encore révélé, il s'interrogea avec une profonde gravité sur la nature précise des sentiments troubles qu'il éprouvait et sur la possibilité de ne pas en être le seul affecté. Sans rien dire, sans un geste, Sam regarda son frère un long moment, jusqu'à ce que, calmement, sans bouger davantage, il déclarât d'une voix paisible et solide :
- Ce ne sont pas des Cupidons, tu sais ?
Dean leva les yeux et soutint placidement le regard de son cadet.
- Tu dis ?
- Ce que tu m'as dit, à Gloucester. Quand tu t'es demandé si les Érotes étaient apparentés aux Cupidons. En fait, pas du tout. Les Cupidons inspirent l'amour. Ils ciblent deux personnes destinées à s'unir, et les lient en faisant en sorte qu'ils tombent amoureux. Les Érotes, eux, ne font que puiser leur force dans ces sentiments-là. Ils n'inspirent pas l'amour, le désir, ou la passion. Ils les révèlent.
Sam ne cilla pas et maintint un regard franc braqué sur Dean, qui parut d'abord entendre sans comprendre. Mais, bien vite, ses traits semblèrent se décomposer lentement. Le pli affuté que la contrariété avait tracé à la commissure de ses lèvres s'étiola le premier, puis il fronça imperceptiblement les sourcils alors que ses yeux s'agrandirent tout aussi discrètement, et sa respiration se bloqua une seconde. Il eut besoin de toutes ses forces pour cacher à Sam l'ébranlement qu'il venait de lui causer par ses propos ; et feignit haut la main le détachement en répliquant :
- J'ai pas compris, de quoi tu parles ? C'est quoi la différence ?
Sam eut un léger rictus amer et baissa les yeux un court instant. Formuler à haute voix les conclusions qu'il avait tirées de ses lectures allait ancrer dans son esprit une réalité aussi inconcevable qu'implacable, il en avait pleinement conscience, mais refusa de détourner le regard plus longtemps.
- Ils ont parlé du « Toucher Divin », tu te souviens ? C'est ce qu'a dit celui en costume blanc. Le brun. Himéros.
- Oui, je me souviens, et après ? fit Dean en tentant de prendre une expression aussi impénétrable que possible.
- Le journal en parle, révéla Sam. J'en ai aussi trouvé trace dans des textes plus anciens, sous d'autres noms, mais c'est là.
Il replaça le premier ouvrage sous ses yeux, avant de poursuivre :
- Dans les temps antiques, les Érotes se comportaient comme les autres dieux, ils se nourrissaient surtout de la ferveur avec laquelle les hommes se vouaient à leur culte. Mais il leur arrivait d'accorder leur bénédiction à leurs fidèles en (il prit un ton déclamatoire pour énoncer les mots inscrits sur le papier) ouvrant l'œil sur le véritable visage du cœur.
Dean n'y comprit rien et subit un regain d'irritation qui fit tressauter sa paupière. Tout ce qu'il savait, c'était que son cœur, à lui, s'était mis à battre beaucoup plus vite qu'à l'ordinaire, comme si d'instinct il avait déjà pleinement saisi ce que sa tête peinait encore à mettre en forme, et d'une colère mal contenue il somma, le regard noir :
- Je suis pas d'humeur à jouer aux devinettes, là, tu vois ? En clair, s'il te plaît.
Sam plongea les yeux dans ceux de Dean, dans un silence sépulcral qui se prolongea plusieurs secondes. Les deux hommes firent plus que s'observer ; ils semblèrent se jauger, se défier, même, comme s'ils anticipaient déjà l'opposition certaine qui allait les diviser, mais le cadet voulait aller au bout de son propos, parce qu'il le devait, et parce que, que son frère en saisisse toutes les implications ou pas, il avait un besoin vital d'évacuer ce constat qui commençait à le ronger doucement.
- D'après ce qui est écrit, précisa-t-il alors avec une fébrile gravité, ils ont la faculté de révéler les sentiments enfouis dans le cœur de ceux qu'ils touchent. Ils ne rendent pas fou, Dean : ils obligent les gens à ouvrir les yeux sur ce qu'ils ressentent vraiment, et de temps en temps, le choc est tellement brutal que certains perdent pied et en arrivent à des réactions extrêmes.
L'aîné des Winchester parut stoïquement encaisser le choc mais, en réalité, il reçut un second coup de massue qui acheva d'enfoncer dans son crâne l'impossible réalité qu'il avala et recracha si sec. Le visage fixe et les yeux éteints, il blêmit, et son cœur manqua un battement quand il fut forcé de regarder en face ce qu'il avait vaguement vu venir, les yeux tournés ailleurs. Comment ne pas faire le rapprochement entre ce que Sam venait de lui annoncer, et ces idées folles qui le hantaient avec de plus en plus de présence ? Un élan de panique le prit un court instant, l'obligeant à respirer profondément et à secouer la tête en signe de dénégation. Il refusa d'admettre que l'attirance qu'il éprouvait pour son frère cadet puisse être le reflet d'un désir authentique, c'était exclu. Cela ne pouvait être qu'un tour perfide joué par des dieux experts dans le tourment de l'âme humaine, un moyen pour eux de neutraliser leurs opposants tout en générant les forces vives dont ils s'abreuvaient, et il se contraignit à retrouver autant de contenance qu'il en fut capable pour ne pas sombrer dans le vertige qui l'assourdissait déjà à demi.
- Je...
Il cligna fortement des paupières et pesa prudemment ses mots avant de reprendre :
- Il faut que je sois sûr d'avoir bien compris, Sammy. Ces types te touchent... et tu te mets à ressentir des trucs que t'as jamais ressentis avant ? Des trucs... qui te font devenir timbré ?
Sam s'était attendu à une réaction plus violente de la part de son frère. Peut-être parce que c'était de cette façon qu'il avait lui-même viscéralement réagi en prenant connaissance de l'information, avant que la réminiscence du bien-être extrême qu'il avait ressenti à Gloucester, aussi irrationnel qu'incontestable, n'anesthésie quelque peu son effroi.
- Pas toujours, répondit-il. Parfois, oui. En fait, d'après ce que j'ai compris, c'est assez rare. En général, les personnes touchées ont une sorte... d'illumination, si elles ont un désir inassouvi, et vivent ensuite très heureuses. Enfin... Ça c'est ce qui a été rapporté par nos illustres collègues.
- Et dans le cas contraire ? questionna Dean en grinçant des dents, effaré à l'idée qu'il puisse être concerné, pensée glaciale qu'il chassa aussitôt de son esprit. Quand ça ne se passe pas bien ?
Le sarcasme dans sa voix fut parfaitement audible, et Sam, de mettre en évidence les conséquences qu'ils savaient :
- On a vu ce que ça donne... C'est ce qui a fait démarrer notre enquête.
Crimes subits et inexplicables, modification radicale du comportement, suicides. Comme si auteurs et victimes étaient devenus fous. Les deux frères découvraient donc sans réelle surprise que la réalité n'était pas aussi simple.
- Et à part ça, ils ne tuent pas, ironisa Dean en serrant inconsciemment la main sur sa poitrine, à l'endroit précis où Costume Brun, le dénommé Pothos, l'avait touché.
Il resta muet et pensif quelques instants, en proie à un profond désarroi intérieur. Puis avec force, il secoua la tête et lança :
- Non. Non, c'est pas possible, tu as dû te tromper quelque part. La traduction est fausse, ou alors...
- Je sais ce que tu te demandes, fit son frère avec une pointe d'anxiété dans la voix. Il nous a touchés directement, quand il nous a envoyés dans le décor... Est-ce qu'on a pu être affectés par un truc de ce genre ?
- J'ai pas besoin de me poser la question, décocha-t-il aussitôt avec ardeur, je connais la réponse, et c'est non ! Tu te sens différent, toi ? Pas moi !
D'yeux affûtés, Sam sonda le regard de son frère, et il y vit de la crainte, comme il n'en décelait pas souvent chez lui. D'un pincement au cœur, le cadet songea qu'il devait peut-être y voir une confirmation à l'impression qu'il avait eue dans l'Impala, qu'il n'était guère le seul à ressentir ces troubles nouveaux qui se manifestaient de plus en plus distinctement, et en dépit de sa peur de l'avouer, il trouva le courage de répondre sur un ton accablé et indécis :
- J'en sais rien, Dean... Franchement, je ne sais pas.
L'aîné des Winchester le visa d'yeux interloqués, effaré.
- Si je veux être honnête, je ne peux pas nier que je me sens... bizarre, depuis qu'on les a rencontrés, reprit Sam avec pudeur. Tu as bien vu, j'ai... Il y a eu les étourdissements, et puis... j'ai ces idées étranges qui me traversent l'esprit, de temps en temps... Je pensais que c'était rien, et c'est peut-être rien du tout, mais... Je peux pas en être sûr.
Dean ne s'était pas attendu à ce que son frère lui fasse un tel aveu. La gorge sèche, frappé par la similitude avec son propre ressenti, il déglutit avec une difficulté extrême, pris de terreur que - pure folie - Sam puisse éprouver la même confusion que lui. Sans oublier ce qui s'était passé dans la voiture, il refusa cette éventualité, refusa même d'en vérifier la véracité, et chercha à minimiser l'impact des confidences de son cadet - et du même coup, sa réaction d'hier - en balayant avec un brin de désinvolture :
- Allez, tu vas pas te mettre à penser que t'as un problème à cause d'un petit vertige de rien du tout et de trois phrases dans un bouquin ? Si ça se trouve, même Google aurait fait une traduction meilleure que celui qui l'a pondu !
Dean se leva alors d'un bond, la main gauche rivée à la hanche, la droite frottant avec une angoisse visible toute la partie inférieure de son visage. En dépit de ce qu'il avait dit, il était au moins aussi soucieux que l'était Sam, et celui-ci n'était pas dupe.
- Je te dis pas qu'on... que j'en ai fait les frais à coup sûr, recadra-t-il le front plissé, mais toi-même tu l'as sacrément envisagé hier... On est obligé de se poser la question.
- Bah moi je me la pose pas, ok ? asséna Dean d'un ton sans réplique en faisant bien face à son frère. Et tu vas pas me dire que tu t'es arrêté à ce que j'ai dit dans la bagnole, nan ? Vas-y, Sammy, c'est des conneries ! Ils nous touchent et ils nous retournent le cerveau ? On va se mettre à... À quoi ? À baver sur des trucs impossibles ? Jusqu'à en devenir complètement barge ? Genre, t'es tombé sous mon charme irrésistible ? Allez, à part te taper un flacon de shampooing et moi la bagnole, quel « désir caché » on peut avoir ?
- Aucune idée, retourna Sam d'une mine bien plus sérieuse que son frère l'aurait souhaité, refusant de tourner la question en dérision et de nier ouvertement ce qu'il ressentait. À toi de me le dire.
Sa façon de viser Dean d'un regard intense et résolu, les lèvres pincées, adressa à celui-ci un message clair. Le plus âgé des Winchester eut la désagréable sensation d'être jugé, peut-être même soupçonné de quelque intention malhonnête, et sur un ton mordant, revenant d'un pas vers Sam qu'il toisa d'un regard hostile depuis l'autre côté de la table, il gronda d'une voix menaçante :
- Tu sous-entends quoi, là ?
Feignant la totale bonne foi sans véritablement vouloir en convaincre, Sam retroussa les lèvres vers le menton, secoua brièvement la tête, et livra, sans filtre :
- Que si ces types peuvent vraiment révéler les désirs cachés de n'importe qui, tu pourrais soudain avoir envie de quelqu'un auquel tu n'aurais même pas pensé jusqu'ici... Jody, par exemple.
- Jody ?!
- Ou bien quelqu'un d'autre, insista-t-il fermement. Castiel, pourquoi pas ?
Sam sut qu'il avait dépassé les bornes avant même de se faire fusiller du regard. Mais la façon qu'avait son frère de se complaire dans un déni manifeste, quel qu'il fût, lui porta sur les nerfs. Dean s'approcha encore, se saisit des deux mains du dossier de la chaise devant lui, si fort que ses jointures en blanchirent, et crispa les mâchoires à s'en briser les dents.
Sam, inopinément, le trouva soudain incroyablement sexy.
- T'as complètement perdu la boule, ou quoi ? cracha Dean.
L'autre Winchester resta imperturbable. Puisqu'il avait commencé, il allait finir.
- Je sais pas. Peut-être bien. C'est peut-être le signe que j'ai été affecté, finalement.
Dean ne goûta guère la plaisanterie et, en proie à un malaise extrême, se sentit à nouveau manquer d'air. Il avait le détestable sentiment qu'un piège était en train de se refermer sur lui, qu'il était peut-être même déjà trop tard pour s'esquiver, et en redoublant d'efforts pour afficher un aplomb de pure composition, il lança à son frère en le toisant ostensiblement :
- Tout ça t'amuse, tu trouves ça drôle ?
Sam monta d'un cran et se leva prestement à son tour, déclenchant chez Dean un réflexe de tension musculaire. Les deux hommes se retrouvèrent face à face, chacun debout d'un côté de la table, et le plus jeune des deux jeta alors avec autorité :
- Tu crois que je joue ? Ok, alors jouons franc-jeu, tu veux ? S'il y a une personne qui te connaît par cœur, c'est moi, Dean. Et je sais qu'il y a quelque chose qui te perturbe. Ça ne sert à rien d'essayer de me le cacher.
Dean hocha la tête d'un air tout à la fois amer et furieux, sans quitter son frère du regard. Le cœur battant, il faillit attaquer, puis se ravisa en se mordant la langue pour retenir les mots qui lui brûlaient les lèvres, peut-être les seuls à même de couper court à cette conversation qui lui était incroyablement inconfortable, ou au contraire, ceux qui pouvaient créer un schisme irréparable entre eux. Sam avait-il deviné quelque chose ? Avait-il pu voir son aîné l'espionner sous la douche ? Et si son geste déplacé, dans l'Impala, n'avait été qu'une sorte de test à ce qu'il avait peut-être déjà découvert ? La panique fit une nouvelle poussée dans le cœur de Dean, qui se sentit brutalement mis au pied du mur, et dans un réflexe d'auto-défense il osa finalement parler, au mépris de toutes les conséquences possibles.
- Moi ? vomit-il avec une animosité manifeste. Moi, je suis perturbé ? Ne me confonds pas avec toi, Sammy. C'est pas moi qui ai failli te mettre la main au paquet.
Dès l'instant où les mots franchirent le seuil de ses lèvres, il les regretta du plus profond de son cœur et se détesta d'accabler son frère de la sorte juste pour lui faire payer d'avoir raison. Il eut conscience de faire preuve d'une extrême injustice, surtout après l'avoir d'abord accusé une première fois puis dédouané il y avait deux minutes à peine, mais ne dit rien pour rattraper le coup, se contentant de fixer Sam d'un air belliqueux et impitoyable, Sam qui cependant, ne parut pas aussi affecté qu'il aurait pu s'y attendre. Le cadet fut touché par l'attaque, indubitablement, mais il ne niait pas, lui, qu'elle avait un fond de vérité, et une fois celle-ci passée, il retrouva rapidement toute sa contenance pour considérer son frère d'un regard plein d'amertume et de défi.
Dean, alors, se demanda avec anxiété s'il devait se réjouir de ne pas vraiment l'avoir blessé, ou au contraire s'en inquiéter. Mais Sam fut conforté dans son intuition, et pratiquement sûr de lui, il se déplaça sans un mot, contournant la table pour venir se placer face à son frère, à environ trois mètres de distance, pour le fixer d'un regard tellement intense que Dean fut pris d'une authentique bouffée de chaleur. Pourquoi le dévisageait-il de la sorte ? L'aîné des Winchester avait l'impression d'être pénétré jusqu'à l'âme, et peinait de plus en plus à cacher combien il se sentait déstabilisé. Et puis, pourquoi fallait-il que Sam choisisse justement ce moment pour sembler si attirant, dans sa posture dominatrice et si pleine d'assurance ? Pour le cadet, une chose paraissait évidente : si son frère le pensait si sûrement motivé par des désirs contre-nature, malgré tout ce que cette idée pouvait avoir d'invraisemblable, n'était-il pas possible, et même probable, que la raison en fût que lui-même éprouvait un sentiment tout aussi improbable ? Plus Dean mettait de force à le nier, et plus Sam s'en trouvait persuadé. Ce dernier aurait menti en prétendant que l'hypothèse ne l'effrayait pas, mais il ne pouvait pas ne pas en avoir le cœur net, surtout s'il repensait à ce « nous » primordial que son frère avait invoqué dans l'Impala, quand il avait fait glisser la main sur sa cuisse, et il eut tout à coup un geste totalement inattendu, qui laissa Dean figé d'une telle stupeur qu'il en sentit le sang marteler ses tempes.
- Qu... Qu'est-ce que tu fabriques, lâcha-t-il d'une voix nouée en écarquillant les yeux. Sam, que...
Sans même s'en rendre compte, il recula d'un pas, les yeux boulonnés sur son frère.
Son frère qui, sans hâte mais avec détermination, s'était mis à défaire sa chemise en flanelle à grands carreaux bleus, faisant sauter les boutons un par un sans le quitter des yeux.
Parce qu'il connaissait Dean comme s'il l'avait fait, Sam savait que lorsqu'il se trouvait ainsi sur la défensive, il n'y avait rien à obtenir de lui à moins de le pousser dans ses ultimes retranchements. Peut-être commettait-il une folie ; un geste dont il ne mesurait pas toutes les conséquences, son esprit effectivement brouillé par une pulsion irrationnelle, une de plus... Rien ne lui permettait d'affirmer avec une absolue certitude que Dean était, comme lui, en proie à ces désirs inédits, et moins encore que ces désirs, s'ils existaient, étaient tournés vers lui, mais qu'il ait raison ou tort, il voulait tout faire pour au moins essayer d'en avoir le cœur net. Sam n'en mena pas large, tout le temps où il se déshabilla, mais s'arrangea pour donner le change. Et quand il eut fini, dévoilant une large bande de peau depuis sa gorge jusqu'à sa boucle de ceinture, il retira complètement sa chemise pour l'abandonner sur la chaise la plus proche et exhiber aux yeux de son frère son torse nu et musclé.
Dean, sclérosé, fut totalement incapable de réagir. Sam ne disait rien, se contentant de rester là devant lui, à moitié nu, et ses yeux pesant soudain une tonne, Dean ne put s'empêcher de les laisser tomber sur la peau dorée que son frère avait dévoilée. La gorge nouée comme un cordage marin, il visa malgré lui les pectoraux dessinés de Sam, les poils courts qui y poussaient comme ses tétons pointus, puis il descendit le long de son ventre, dont la ceinture nouée juste au-dessus de la ligne des hanches, à la faveur du jean taille baisse qu'il portait, laissait voir la plénitude de sa musculature abdominale. Terrifié, Dean sentit son sexe enfler entre ses jambes, mais cela ne suffit pas à le détourner des bras puissants ni des larges épaules de son frère, toujours stoïque. Avait-il eu raison de tenter ainsi le sort ? Sam en douta fortement, à voir la mine épouvantée qui figeait les traits de son aîné, mais il n'en dit pas moins, feignant une nonchalance aux antipodes du malaise féroce qu'il éprouvait à s'être ainsi mis à nu, dans tous les sens du terme :
- J'ai un peu chaud, là, pas toi ? Ça te gêne, si je reste comme ça devant toi ?
Dean eut la sensation d'avaler une noix de coco entière d'un seul bloc. Affolé par la situation qui le prenait complètement au dépourvu, il ne sut quoi dire ni comment réagir ; colère, sarcasme, indifférence... Son visage retrouva bientôt un peu de sa mobilité, tout comme son corps, et alors qu'il plongea la main dans sa poche il pivota de côté pour regarder ailleurs et lancer d'un geste désinvolte, presque dos tourné :
- Pff, qu'est-ce que tu veux que ça me fasse...
Son cœur cognait si fort dans sa poitrine qu'il en avait mal. Dean se sentait plus en danger qu'en face d'un loup-garou, moins maître de la situation que s'il avait été enchaîné aux quatre membres, et la peur, immense, de voir Sam assumer la folie insensée qu'il lui avait sèchement prêtée, le prit aux tripes comme jamais. Le cerveau totalement inondé de signaux d'alarme assourdissants, il chercha à déterminer ce qu'il ferait s'il s'avérait que son frère ressentait la même chose que lui, hypothèse invraisemblable qu'il n'avait jamais sérieusement envisagée et qui le fit trembler de peur. A moins qu'en se déshabillant, Sam ait simplement eu l'intention de lui faire payer sa rebuffade ? Ou qu'il s'agisse de tout autre chose, d'une confondante futilité, que son esprit paralysé ne pouvait pas voir ?
Le cadet des Winchester laissa son frère à son désarroi, prenant acte de ses réactions qui l'amenèrent à certaines conclusions, pas nécessairement les plus aisées à appréhender. Il considéra qu'il avait suffisamment plombé l'ambiance, dans un contexte déjà difficile en raison des états d'âme très particuliers qu'ils semblaient donc bien subir tous deux, et choisit de ne pas insister davantage dans sa quête d'une réponse définitive, tant pas manque d'un certain courage que pour éviter de créer une cassure trop nette entre eux. Sam, sans bruit, ramassa sa chemise, et prévint doucement :
- Écoute, je suis vanné. Je vais aller prendre une douche pour me rafraîchir un peu et... je crois que je vais dormir un moment.
Il attendit deux secondes que Dean lui réponde, mais n'obtient de lui qu'un vague signe de tête quand il quitta la salle d'études.
Alors Dean, une fois seul, prit une profonde inspiration et, les jambes flageolantes, s'appuya de tout son poids sur la table, bras tendus et mains à plat.
