Chapitre 7
Les deux frères restèrent à l'écart l'un de l'autre pendant tout le reste de la journée. Tout du moins, physiquement. Après s'être douché, Sam ne revint pas dans la salle d'études. Il resta dans sa chambre, à réfléchir à ce qui s'était passé, par moments incrédule de son propre geste, et à d'autres s'interrogeant sur les pensées profondes de son frère. Ou les siennes. Dean, lui, apprécia grandement de ne pas avoir à supporter de nouveau la présence de son cadet ; sidéré par ce qu'il l'avait vu faire, il l'était plus encore de sa propre réaction, car si, dès le départ de Sam, il s'était jeté à corps perdu dans les livres rattachés aux Érotes avec la ferme intention de trouver à tout prix comment les neutraliser, c'était davantage le torse de son frère qu'il avait vu se dessiner sur les pages.
Il avait tenté de lutter, mais son attirance pour l'anatomie de Sam était devenue trop forte. Pendant les deux heures où il s'était efforcé d'étudier les écrits à sa disposition, en particulier le journal des Hommes de Lettres qui n'avait fait que renforcer son désespoir, Dean avait eu chaud, senti son cœur s'emballer, et ni les bières, ni aucun des autres alcools où il avait essayé de noyer son désarroi, n'avaient pu apaiser le feu volcanique qui n'avait cessé de lui embraser l'entrejambe.
Un peu avant quinze heures, il avait cédé. Il avait abandonné les vieux ouvrages où, plutôt que chercher un moyen de tuer la triade, il avait fini par se mettre en quête d'une sorte de remède à leurs pouvoirs dont il ne pouvait décemment plus douter, et était parti prendre une douche glacée en espérant enfin refroidir son sang et permettre à son pénis de désenfler. Peine perdue. Il n'avait même pas terminé de se sécher que déjà, le corps de son frère, ferme et sculpté, lui revenait en plein visage avec une force inédite. Couvert de son seul peignoir, il était allé se réfugier dans sa chambre, se jetant sur son lit en espérant, en priant pouvoir retrouver son self-contrôle, mais en vain : il lui avait alors fallu se résigner à s'infliger le seul traitement susceptible de l'apaiser un peu, et après avoir dénoué sa ceinture pour libérer le plein accès à sa nudité, il s'était avidement emparé de son sexe pour se masturber comme jamais il ne l'avait fait jusqu'ici, mû par une véritable frénésie animale. Son excitation crevait tant le plafond qu'il ne lui avait pas fallu plus de quelques dizaines de secondes pour éjaculer, en s'imaginant non seulement voir le corps de Sam, mais surtout en abuser sans vergogne, et dans un long cri rauque son sperme avait jailli comme d'un geyser, propulsé à plus d'un mètre au-dessus de lui avant de retomber sur son ventre dur, ses pectoraux athlétiques et même son visage.
Longtemps, il était ensuite resté là, pantelant, en sueur, groggy, et sa libido retrouvant enfin bientôt un niveau plus normal il n'avait plus bougé, mortifié par les idées inavouables qui avaient si délicieusement occupé son esprit. Le regard perdu, il avait bien tenté de se remémorer un épisode de sa vie où il s'était senti aussi désemparé, mais il avait été forcé d'admettre avec effroi que son état s'aggravait, ses symptômes gagnant en vigueur à vitesse exponentielle.
Ce ne fut que tard dans la soirée, après vingt-et-une heures, que les frères Winchester se croisèrent de nouveau. Habillé de frais, coiffé et le ventre plein, Dean semblait avoir enfin retrouvé une certaine quiétude, même si cette fois, il ne doutait plus que l'évacuation mécanique de sa tension sexuelle était seule en cause dans ce rassérènement mensonger. Assis à la table d'études, il s'était replongé dans ses lectures et faisait tout son possible pour avancer, à pas de fourmi, dans la compilation d'informations potentiellement utiles à sa seule quête, désormais : contrer les effets du Toucher Divin dont il savait avoir été victime.
Castiel était injoignable.
Sans bruit, à pas prudents, Sam finit pas se manifester. Il avait troqué sa chemise bleue contre une grise et blanche dont il avait retroussé les manches, et s'avança vers la table d'un air anxieux. Dean, qui le vit s'approcher, sentit la démangeaison se réveiller et leva les yeux un court instant avant de les reporter sur ses livres, sans un mot mais ses traits durcis en une mine sombre.
- Hé, fit le cadet d'une voix tendue pour saluer son aîné. Je te dérange ?
Dean secoua négligemment la tête mais ne dévia pas le regard.
- Je bosse, dit-il simplement, laissant son frère l'interpréter comme il le voulait.
Sam hocha brièvement la tête et, plongeant les mains dans ses poches en signe de nervosité, fit deux ans en avant, s'avançant ainsi presque au contact des chaises placées face à Dean.
- Écoute, se lança-t-il bientôt, je... Je voulais te dire, pour tout à l'heure... Je me suis un peu lâché, j'espère que je t'ai pas choqué par mon manque de tenue...
À l'évocation de l'épisode de la chemise, Dean aurait pu renouer avec l'image du torse de son frère si avant cela il avait seulement pu l'oublier un instant. Elle restait omniprésente mais il parvenait pour le moment à dominer ses élans, même si aborder le sujet l'irrita au plus haut point. Il serra les dents et, toujours sans lever les yeux, mordit sèchement :
- Ton manque de tenue, ouais, c'est ça... C'est le mot. La prochaine fois que tu voudras te la jouer Demi Moore, tu feras ça dans ton coin, ok ?
Sam comprit sans mal l'allusion faite au strip-tease et accepta la rebuffade. Dean, qui s'était entendu parler sur un ton plus agressif qu'il l'avait voulu, ne fit que s'en énerver davantage, et en faisant subitement claquer la couverture de son livre il dressa tout à coup la tête pour tonner :
- Qu'est-ce que tu restes planté là ? Si tu veux reprendre les recherches c'est pas le boulot qui manque ! Et si t'as faim il reste une part de pizza froide.
Sam opina du chef sans relever, constatant que l'humeur de son frère n'était guère propice à la discussion. Il avait espéré le trouver dans de meilleures dispositions, mais son état de nerfs eut plutôt tendance à le convaincre encore un peu plus que quelque chose clochait réellement, et il était à peu près sûr de savoir quoi.
- Je vais te laisser bosser, décida-t-il pour ne pas jeter plus d'huile sur le feu. Si tu veux, tu peux laisser tes notes quand tu seras fatigué, je te relaierai demain. Je crois que je vais aller me coucher, bonne nuit. Désolé pour l'interruption.
Il tourna les talons et s'éloigna. Dean pesta alors intérieurement contre son coup de sang, et ses regrets de s'être emporté surpassant sur l'instant toutes ses autres émotions, il rappela son frère.
- Sam. Attends. Reste.
L'intéressé obtempéra et se retourna vers son frère. Non sans quelques difficultés bien visibles, ce dernier ravala sa fierté et reprit :
- C'est... C'est moi qui suis désolé. Fais pas attention... à mes coups de gueule, ok ? Ça va pas fort, je suis un peu à cran.
Sam jugea la confession superflue mais garda pour lui sa remarque. Il revint à pas lents, des yeux attentistes braqués sur Dean qui s'efforça d'avouer, le regard fuyant :
- Je t'ai pas dit... toute la vérité, tout à l'heure.
Sam fit un pas de plus pour revenir à sa position de départ, avant de demander sur un ton prudent :
- La vérité à propos de quoi ?
Les lèvres de Dean s'entrouvrirent, mais il n'émit aucun son.
- À propos... de ces types, réussit-il laborieusement à formuler ensuite. De ce qu'ils ont pu nous faire, du fait que je ne sente pas de différence. J'ai... T'es pas le seul à éprouver des trucs, Sammy. Je me suis dit que ça passerait, mais... apparemment c'est pas le cas.
Au son de sa voix, le plus jeune des Winchester comprit combien il en coûtait à son frère de se livrer de la sorte. Sam en fut quelque peu ému, mais la violence du désarroi de Dean, seule raison possible au fait qu'il ressente la nécessité de se confier, provoqua chez lui une vive angoisse face à ce qu'il se doutait et redoutait de découvrir. Il prit une profonde inspiration, silencieuse et assez lente pour ne pas la montrer avec trop d'évidence, et parce qu'il n'y avait sans doute rien d'autre à dire, il demanda :
- Tu veux qu'on en parle ?
Vouloir n'était pas le mot juste, l'expression démunie de l'aîné de la fratrie ne permit aucun doute à ce sujet. Mais seul, Dean savait qu'il ne parviendrait pas à trouver la parade à ses tourments, pas aussi vite ni avec autant de chances de succès qu'en joignant ses efforts à ceux de Sam, et s'il fallait tout dire, quitte à briser quelque chose, quitte à mettre au jour quelque secret qu'il était aussi terrifié d'avouer que d'entendre, il était prêt à prendre de risque.
Car, sinon, c'était son intégrité physique et psychique qui, à court terme, était en péril.
Sam tira une chaise et s'assit en face de Dean. Ils se retrouvaient peu ou prou aux mêmes places qu'au matin, et s'observèrent avec gravité, l'aîné peinant à soutenir le regard plus affirmé de son cadet. Il secoua un peu la tête et remua la main en signe de confusion, puis lâcha, accablé :
- Je sais même pas quoi te dire. J'ai l'impression d'être en train de perdre les pédales, et que ça s'accélère. Ce que je ressens... c'est pas moi, Sammy. Ça me ressemble pas mais je le contrôle pas, c'est... Ça vient sans prévenir, et ça me met les idées à l'envers.
Sam ne fut guère étonné. Le coude gauche sur le bord de la table, il laissa son regard dériver de côté avant de répondre laconiquement pour confirmer ce qu'il avait déjà dit :
- On est deux.
Dean lui adressa un regard mêlé d'espoir et d'angoisse. Il eut peur de poser la question mais s'enquit tout de même anxieusement :
- Toi aussi tu as... des idées dingues dans la tête ? Qui reviennent sans arrêt ?
Son frère haussa les sourcils d'un air réticent qui parut le confirmer, ce qui ne fut pas pour le rassurer.
- Qu'est-ce que... Quel genre de pensées... est-ce que tu as ? dit-il alors faiblement.
Sam se pinça le bout du nez en reniflant et haussa les épaules, à présent presque tourné de profil.
- Les Érotes, Dean, rappela-t-il sur un ton fataliste. Le roux est Pothos, le dieu du désir. C'est lui qui nous a touchés.
La réponse était claire et doucha les dernières illusions de l'aîné des Winchester. S'ils ressentaient les mêmes symptômes alors c'est qu'ils souffraient d'un même mal, et s'ils avaient été atteints en même temps c'était indubitablement par la main qui les avaient touchés l'un et l'autre. Le Toucher Divin était à l'œuvre.
- Du désir ? pensa Dean tout haut en blêmissant.
Sam ne l'embarrassa pas de son regard. Il ne connaissait pas avec certitude l'identité de celui ou celle qui occupait les pensées de son frère, mais il s'était psychologiquement préparé à toute éventualité. Il avait passé presque tout l'après-midi à ça.
- Il... ne faut pas qu'on panique, tâcha-t-il de rationaliser. Il faut juste qu'on accepte de voir les choses en face, et qu'on soit prêt à devoir gérer des émotions... compliquées.
Dean le regarda avec incertitude, sentant que son frère n'était pas sûr d'y parvenir. Il eut le sentiment de se voir dans ses yeux anxieux, et la boule au ventre, se força à lui demander pour enfin en avoir le cœur net :
- Qu'est-ce que tu ressens, toi ?
Sam avait tout à la fois attendu et redouté cette question. Sachant qu'il aurait à y répondre, par besoin comme par devoir, il eut un bref soupir nasal accompagné d'un léger rictus crispé, et les tendons de son cou se tendant nettement, comme l'ensemble des muscles de son corps, bien visibles sur ses avant-bras dénudés, il exprima d'un ton monocorde, sans regarder son frère :
- Il y a sûrement trop longtemps qu'on mène cette vie fusionnelle, ça commence à me monter à la tête. Ça doit être pour ça...
Il se racla la gorge, étranglé, quand Dean, qui ne fut pas tout de suite sûr d'avoir bien compris, dressa subitement le cou, les yeux agrandis d'effroi.
- Sammy... T'es en train de dire que...
Et se désignant lui-même du bout du doigt, Dean vit les yeux de Sam se poser sur lui à grand-peine.
- Ouais, prononça alors celui-ci à mi-voix, aussi sèchement qu'un crachat. Ouais.
C'était dit, et le soulagement que Sam en éprouva fut incommensurable. Tout à coup, il eut l'impression de sentir son cœur doubler de volume et de force dans sa poitrine, et il prit un instant pour réguler sa respiration, sans penser à rien d'autre, ni à la suite, ni à son frère. Dean, lui, reçut un tel coup en pleine figure qu'il parut comme assommé, et les bouffées d'épouvante qui le prirent à la gorge lui firent l'effet d'avoir été empoigné par la main griffue d'un loup-garou. Ce qu'il avait craint ou pressenti sans vouloir y croire ni l'imaginer se vérifiait donc, et les yeux lui sortant des orbites il se leva bientôt, lentement, comme un pantin mécanisé, pour plaquer les deux mains sur son crâne tel un condamné conduit à l'échafaud, avant de lancer d'une voix moribonde :
- Putain de bordel de merde de nom de dieu.
Sam supporta de l'entendre jurer et soupirer pendant encore un long moment, alors que réalisant ce qu'il venait de confesser, il craignit d'avoir commis l'irréparable. Mal à l'aise comme jamais, il tira sur le col de sa chemise déjà bien ouverte, dévoilant un peu plus de la pilosité de son torse, se frotta le visage, repoussa ses cheveux en arrière en passant la main sur son crâne, et tandis que Dean continua de faire les cent pas de façon désordonnée, il essaya de l'apaiser en relativisant :
- C'est bon, c'est rien, c'est pas la peine de te mettre dans tous tes états...
- C'est rien, répéta Dean, livide, sa voix semblant provenir d'outre-tombe. Putain, tu te rends compte de ce qui nous arrive ? De ce que ce... ce... ce fils de pute nous a fait ?
Il écrasa les deux mains sur son visage, ne laissant voir que ses yeux exorbités, et fit plusieurs pas en semblant errer sans but. Sam, qui nota à part lui que son frère s'incluait de nouveau dans la problématique, fut titillé par la raison qui l'y poussait, mais qui ne faisait plus grand doute, au regard de la surprise relativement faible avec laquelle Dean avait accueilli ses confidences.
- Dean, s'il te plaît, calme-toi. Le principal c'est d'en avoir conscience pour gérer ça, non ? On en a vu d'autres.
- D'autres ?! s'écria-t-il une main sur la hanche, en revenant légèrement vers son frère qu'il mitrailla d'yeux fous. Dis-moi quand il nous est déjà arrivé un truc de ce calibre, vas-y, parce-que moi, tu vois, je sèche !
Sam faillit lui rappeler sa dépendance au sang de démon, et le besoin irrésistible qu'il avait éprouvé, quelques années plus tôt, de consommer ce poison. Il repensa aussi à la brève transformation de son frère en vampire, qui avait eu toutes les peines du monde à résister à l'attrait du sang avant sa guérison. Mais il préféra rester silencieux.
- Je comprends, maintenant, lâcha Dean l'air hagard.
Son regard catastrophé eut l'air de se perdre dans le néant, puis il reprit en visant Sam de son plein désarroi :
- J'étais pas vraiment sérieux quand j'ai dit ça, tout à l'heure... mais dans la bagnole, quand tu as mis ta main sur ma jambe...
Il ne termina pas, laissant son cadet deviner la suite. Sam ne se déroba pas et soutint son regard avec pudeur et dignité. Il tenta d'empêcher ses traits de se décomposer, mais il confirma courageusement, sans chercher à travestir la réalité :
- Je pense que... oui, c'était la conséquence de ce que je ressens. Sûrement. C'était un geste inconscient, mais je ne l'aurais pas eu si je n'avais pas... tout ça dans la tête.
Accablé par la portée incalculable de ce qu'il venait d'entendre, Dean parut foudroyé par la colère du Ciel.
- Génial, gémit-il comme liquéfié. On est dans de beaux draps, putain, là ils nous ont bien niqués.
- Bon sang, Dean, fit Sam d'une voix chevrotante. Ne t'en rends pas malade, je vais pas te sauter dessus, t'inquiète pas.
- Content de l'entendre ! Parce que quand tu t'es dessapé ça m'avait l'air bien parti !
Sam accepta la remontrance matinée de sarcasme, et admit en s'en expliquant, très mal à l'aise :
- Ok, j'ai agi sans réfléchir, sur un coup de tête, mais... tu mettais tant de force à dire que tu te sentais parfaitement normal, alors que je voyais bien que c'était pas le cas...! J'ai eu une intuition... L'impression qu'en réalité, tu étais exactement dans la même situation que moi, alors... j'ai voulu vérifier, et c'est la seule idée qui me soit venue à ce moment- là.
Dean avala un rien de salive, la gorge aussi serrée que ses poings. Il ne pouvait pas avouer à son frère à quel point il avait vu juste, ni combien la vue de son torse lui avait enflammé les sens, mais c'était un fait et, malgré le choc de découvrir que ces émotions insensées étaient partagées, il sentit son sexe tressauter légèrement à ce si doux souvenir.
- Désolé, c'était idiot, s'excusa Sam qui n'avait guère envie, surtout en ce moment, de se brouiller avec lui.
Dean, toujours debout, éloigné de quelques mètres, le regarda rapidement avant de poser les yeux ailleurs. Sa poitrine le serrait, il avait chaud et du mal à respirer ; il essayait encore de digérer ce que son frère lui avait dit, commençait à peine à entrevoir les difficultés qui les attendaient, et n'eut qu'une envie : fuir la conversation, nier une fois de plus la réalité des faits, pour se concentrer sur le moyen de régler le problème et faire ensuite comme s'il n'avait jamais existé.
- Ça fait rien, finit-il par bredouiller, c'est... C'est pas de ta faute, ni de la mienne, c'est eux, c'est... C'est ces enfoirés de dieux à la con. Ils ont cru nous mettre sur la touche en nous embrouillant le crâne mais on va se dépêcher de trouver un remède et on ira leur botter le cul. Capice ?
Dean sembla subitement reprendre un peu du poil de la bête et, en affichant une détermination fragile, retourna s'asseoir avec raideur face à son frère, qui le regarda faire d'un air perplexe. Pour Sam, il ne faisait nul doute que Dean commettait une erreur d'analyse, mais il ne sut dire si cette erreur découlait de sa compréhension imparfaite des événements, ou plutôt de la facilité qu'il y avait à voir les choses sous un tel angle. Pourtant, l'aîné des Winchester avait travaillé tout l'après-midi sur la question des Érotes et de leurs pouvoirs... Ce refus persistant de les considérer dans leur pleine valeur, ne fut qu'un signe de plus lancé à Sam d'un déni motivé par une raison bien précise, non avouée, et face au silence que son frère parut vouloir observer sur le sujet, il l'interpella bientôt malgré la gêne extrême qu'il avait à le regarder ou lui adresser désormais la parole :
- Et toi, tu... Tu comptes me dire quel effet ça a eu sur toi ?
En ouvrant un livre à une page préalablement marquée, Dean donna d'abord l'air de ne pas avoir entendu la question. Puis sans cesser la lecture qu'il venait de reprendre, il répondit avec un aplomb factice, comme si le sujet était sans importance :
- Je te l'ai dit. J'ai des idées bizarres dans la tête, des trucs auxquels je ne pense pas d'habitude.
Sam espéra le voir développer en dépit de son appréhension, mais en fut pour ses frais. Son frère continua sa lecture avec un détachement total, bien trop affiché pour être honnête, à l'opposé du désarroi abyssal qu'il avait exprimé un instant plus tôt, et vexé par son manque de franchise quand, lui, avait osé partager la nature de ses émotions, le cadet de la fratrie insista :
- Après ce que je t'ai dit... Aussi embarrassant et difficile à admettre que ce soit pour moi... Pour nous... Je pense que je mérite que tu sois un peu plus précis, non ?
Le calme supposément retrouvé de Dean se troubla aussitôt, le chasseur serrant les dents et raidissant son dos. Il se racla la gorge, envisagea clairement d'ignorer la question, quand, alors que ses lèvres semblèrent enfin se desceller, son téléphone se mit soudain à vibrer fortement sur le bois dur de la table. Il s'en saisit immédiatement, et annonça en se levant prestement :
- C'est Cass. Enfin.
Alors pourquoi s'éloigna-t-il au point de quitter la salle ? Sam n'en eut pas la moindre idée, sauf à supposer que la raison n'avait rien à voir avec l'appel lui-même.
Quand Dean reparut, près de dix minutes plus tard, Sam ne lui adressa qu'un bref regard. Il avait hâte d'entendre ce que Castiel avait pu dire, mais le goût de plus en plus amer qu'il avait en bouche, consécutif à l'apparente décision de son frère de lui dissimuler la nature profonde de ses pensées, après avoir semblé envisager l'inverse, gâchait un peu son envie de communiquer avec lui. Il leva la tête un instant puis, prenant prétexte d'être absorbé par la lecture, baissa les yeux sans mot dire.
- C'était Cass, fit Dean d'une humeur incertaine en revenant vers la table d'un pas hésitant.
- Hum, réagit Sam au bout d'un instant d'un air taciturne. Alors ?
- Il est en Crête, soupira-t-il. Il a peut-être un truc... Je lui ai dit ce qu'on a trouvé mais il avait déjà à peu près pigé à qui on s'est frotté... Il cherche et nous rappelle.
Sam hocha mollement la tête, sans un mot ni un coup d'œil. Dean remarqua les plis soucieux qui lui barraient le front, ce qui ne l'aida pas outrepasser la gêne qui l'empêchait de décider s'il devait retourner s'asseoir ou bien repartir.
- Écoute, je...
Sam tendit l'oreille et fit rouler les yeux vers son frère, qui se tut déjà au terme de ces deux mots. Le cadet espéra l'entendre reprendre le cours de leur discussion, interrompue par le coup de téléphone, mais déchanta quand Dean poursuivit :
- Finalement c'est toi qui as raison, il vaut mieux aller dormir. Il commence à se faire tard, et...
La mine sombre que Sam ne parvint pas à dissimuler, le nez enfoui entre les pages de son livre, découragea Dean de continuer à se justifier. Ce dernier songea que, peut-être, son frère se montrait aussi silencieux et distant parce qu'il regrettait ce qu'il lui avait avoué, et l'embarras étant partagé, il estima qu'il valait mieux s'éloigner pour le moment.
D'autant que Dean voyait revenir de plus en plus nettement devant ses yeux le corps musclé de Sam, et qu'il préférait éviter d'être de nouveau pris d'une érection irrépressible en sa présence.
- Bonne nuit, lança alors d'un ton froid le plus jeune de la fratrie.
Il n'eut pas un regard pour son aîné et resta planté sur sa chaise, à lire des phrases qu'il ne voyait même pas. Dean aurait voulu lui parler, renouer le dialogue et faire preuve de la même honnêteté que lui, mais il n'en avait plus le courage et ignorait totalement comment aborder de nouveau le sujet de leur attirance contre-nature, maintenant qu'il avait réussi à échapper à la discussion et qu'il savait que Sam éprouvait bel et bien la même chose que lui.
- À demain, répondit-il à son frère.
Et il quitta la bibliothèque.
Sam attendit d'être seul et, au bout un moment, une fois qu'il fut certain que Dean ne pouvait plus l'entendre, il referma son livre pour le jeter avec énervement vers le milieu de la table. Les mâchoires tellement serrées que son visage changea de physionomie, il secoua la tête de frustration et de dépit, pestant intérieurement tout à la fois contre les cachotteries de son frère et contre son propre empressement à avoir confié ses états d'âme.
Car il s'en voulait surtout à lui-même d'avoir tenté, sur la base d'une suspicion, d'amener Dean sur son terrain par des biais qu'il trouvait à présent aussi maladroits que grossiers. Le fait de se dévêtir sous ses yeux en pensant voir poindre chez lui cette même excitation qu'il lui inspirait, ou cette franchise naïve par laquelle il s'était mis en position plus qu'inconfortable en lui avouant son attirance... Sam estimait désormais avoir été inutilement imprudent et contre-productif, dans un contexte où ils devaient se serrer les coudes pour trouver une solution à la situation. Or, à part un embarras manifeste voué immanquablement à s'aggraver, qu'avait-il provoqué ? Si Dean, gêné par ce qu'il le savait ressentir, cherchait surtout à mettre de la distance entre eux deux, comme il venait de le faire, comment allait-il leur être possible d'unir leurs forces pour s'en sortir ?
Peut-être Castiel saurait-il leur être d'un précieux secours, songea-t-il soudain, avant de se rappeler que s'il en croyait ce qu'il avait appris jusqu'ici, la clé du problème était déjà en leur possession...
Il s'irrita d'autant plus du comportement de Dean, de son comportement, et se leva alors pour quitter la bibliothèque et aller se coucher, comme il avait failli le faire tout à l'heure avant de rester à la demande de son frère, ce qu'il regrettait avoir fait. Il savait qu'il ne dormirait pas, ou si peu, mais ce n'était cette fois pas tant la virilité de son aîné qui était appelée à le troubler, que ses ruminations suite à ce qu'il lui avait confié. Avoir révélé la nature de ses désirs incongrus les avait comme anesthésiés, à la façon d'une migraine violente assourdie par un antalgique ; mais cela avait parallèlement déclenché d'intenses questionnements qui occupaient son esprit, sur l'évolution de leurs relations si d'aventure ils ne parvenaient pas à revenir en arrière, ou sur les véritables sentiments de Dean, aussi. Sam sortit de la bibliothèque par la porte qui donnait sur le corridor menant tout droit à sa chambre, sans toutefois pouvoir s'empêcher de jeter un œil dans le tronçon de couloir sur sa droite, et plus particulièrement sur la première porte visible, marquée du chiffre 11. C'était la pièce que Dean occupait, et au lieu de marcher droit devant lui pour rallier ses quartiers, il commença à avancer lentement vers ceux de son frère, sans trop savoir pourquoi. Il n'avait pas l'intention de frapper à sa porte, ni très envie de lui parler pour le moment, mais un besoin contradictoire l'incita à se rapprocher physiquement de lui, comme en une tentative symbolique de nouer un lien plus étroit, à même de dépasser les non-dits. Tout en approchant, il vérifia s'il remarquait un peu de lumière filtrer à travers la trappe d'aération grillagée qui perçait la partie inférieure du panneau, mais la clarté du couloir l'aurait de toute façon occultée. Doucement, sans bruit, il avança alors autant qu'il le put, et s'arrêta juste devant la porte de bois sombre où, les yeux clos, il posa le front. Se prenant à rêver que son frère sortît soudain, poussé par le remords, pour se livrer en toute sincérité sans crainte d'être jugé.
Mais si Dean se manifesta effectivement, ce fut d'une tout autre façon, et le son de sa voix rauque faisant vibrer de façon infime le bois de la porte contre la tête de Sam, ce dernier perçut soudain avec stupeur les gémissements de plaisir que son frère, se croyant à l'abri de toute indiscrétion, poussait avec volupté.
Le sexe du cadet des Winchester réagit plus promptement que son cerveau, si bien qu'au moment où Sam reconnut sans équivoque possible la sonorité caverneuse des râles extatiques mal étouffés qu'émettait Dean, une érection phénoménale s'était déjà emparée de lui. En réaction aux flots de libido qui déferlèrent instantanément dans ses veines, il sentit son périnée se relâcher, et en se mordant la lèvre il ouvrit précipitamment sa braguette pour laisser sortir son pénis aussi dur que le bois contre lequel il était déjà prêt à éjaculer. Il empoigna son membre, colla l'oreille à la porte pour mieux entendre son frère gémir, et sourit malgré lui face à la beauté du chant qui lui parvint aux tympans. Les ahans de Dean lui semblaient si clairs qu'il avait l'impression de le voir se masturber, comme il l'avait aperçu le faire deux jours plus tôt, et l'envie infernale de le regarder en pleine action pour enfin voir son sexe dans toute sa splendeur et non pas seulement en partie comme à Gloucester, lui intima violemment l'ordre de trouver un moyen d'y parvenir.
Pendant un court moment de folie, envahi par le souvenir enivrant de l'odeur et du corps solide de Dean, Sam envisagea de prendre le risque d'entrouvrir la porte, mais il se ravisa au moment où sa main frôla la poignée, malgré le désir féroce qu'il eut de l'abaisser, car il savait que le rai de lumière qu'il créerait par l'entrebâillement trahirait aussitôt sa présence. Alors, le cœur aussi gonflé d'allégresse que ratatiné de frustration, il se résigna à exulter à l'unisson de son frère à travers la porte, et ferma les yeux tant de plaisir que de désespoir, totalement en proie au désir brut qui l'animait. Soupirant contre le panneau de bois, paupières crispées et bouche ouverte, il se masturba avec l'espoir que ses gestes soient l'exact reflet de ceux de Dean, s'imagina tout près de lui pour pouvoir l'admirer dans ses œuvres tout en s'exhibant devant lui, et fou d'excitation à ces pensées scandaleuses il se trouva sur le point d'expulser sa semence, quand les gémissements de son frère cédèrent leur place à ces quelques mots que Sam entendit très bien :
- Oh, ouais... Putain, ouais... Oh, vas-y, Sammy...
Alors Sam, en catastrophe, rouvrit les yeux et recula d'un bond. Pendant un instant aussi bref que fulgurant, il crut avoir été surpris de nouveau et sentit son cœur se figer dans sa poitrine mais, bien vite, il comprit que Dean était toujours en train de se masturber sur son lit, inconscient de la présence de son cadet de l'autre côté de la porte. Quand son sang se remit à circuler dans son corps, Sam, des sueurs froides lui parcourant le dos, sentit battre puissamment ses artères et ses tempes tambouriner d'un bruit sourd. Son pénis a l'air libre amorça son retour à un état flaccide sans qu'il y prît attention, car toutes ses pensées furent à cet instant tournées vers les mots qu'il avait entendus prononcés par son frère et qui lui fournirent la réponse à la question qu'il s'était posée toute la journée. Il se sentit sonné, étourdi, assailli par les vertiges et les coups de chaud, désireux de s'éloigner pour digérer l'information et comprendre ce qu'elle lui inspirait, mais ses jambes étaient comme incapables de se coordonner pour initier les mouvements nécessaires. Presque à son insu, les soupirs de son aîné se poursuivirent encore un moment, et quand les râles de pur plaisir de Dean gagnèrent en amplitude et en durée, trahissant sans équivoque le fait qu'il était en train d'éjaculer, Sam se ressaisit assez pour quitter les lieux.
En remontant sa braguette à la hâte, il descendit le couloir qui conduisait à sa chambre pour en fermer la porte derrière lui, et les poings serrés derrière son crâne, yeux exorbités, il essaya comme il put d'assimiler le fait que ce qu'il ressentait pour Dean, aussi anormal et aberrant que cela pouvait paraître, était de toute évidence réciproque.
