Chapitre 10
La batterie tenait le coup. Les niveaux étaient bons, et le moteur aussi peu encrassé qu'à l'accoutumée. Côté mécanique, Dean n'avait rien relevé d'alarmant ni de nouveau depuis sa dernière inspection, à part une ampoule grillée qu'il avait rapidement remplacée et, vêtu d'un jean et d'un t-shirt noir assortis d'une peau de chamois sur l'épaule, il s'était essentiellement concentré sur les chromes et la carrosserie, histoire d'effacer de son bébé les traces de leur périple sur le territoire des vampires qu'ils avaient exterminés.
Il n'était pas neuf heures mais il avait déjà quasiment terminé. Un peu de cambouis sur les bras et de saleté sur le visage, il faisait encore une fois le tour de la voiture qui semblait diffuser de sa propre volonté le florilège de Led Zeppelin qui résonnait joliment dans l'ample garage du bunker, et il avait l'air plutôt satisfait du résultat.
De fait, l'Impala était rutilante.
La fin de la journée d'hier avait été un calvaire. Entre chaque verre d'alcool descendu, Dean n'avait cessé de verser des larmes de colère, et le remords mêlé d'impuissance l'avait mis au fond du trou. La compassion de Sam, ses promesses que tout irait mieux, n'avaient fait qu'empirer son mal-être, car il ne voulait pas être consolé et encore moins lavé de ses crimes. Dean voulait souffrir, être puni à la hauteur de ce qu'il avait fait, et le châtiment qu'il s'était infligé des heures durant n'avait pas été loin d'être au niveau.
Puis, brisé de fatigue, il s'était effondré et avait dormi, oubliant au réveil beaucoup de la substance de ses idées noires de la veille, qu'il conservait en mémoire sous forme d'ombres et d'angoisses imprécises. Il était descendu très bas, hier. Avait envisagé les pires extrémités, failli commettre des actes potentiellement irréparables ; mais il n'était pas allé au bout de ses pulsions mortifères. Car, tout aussi révolté et désespéré qu'il était, il avait pu se raccrocher à la seule note positive qui rendait cette épreuve un peu moins insupportable : la certitude de ne pas avoir perdu l'amour de son frère, et que leurs liens, bien que sans doute changés à tout jamais, perdureraient d'une manière ou d'une autre.
Et, surtout en ce moment, c'était l'élément le plus primordial.
Dean, en ouvrant les yeux à l'aube, avait donc finalement choisi le côté de la vie. Il se sentait toujours aussi mal, mais savoir qu'il n'était pas tout seul, malgré les âpres difficultés qu'il avait à se trouver dans la même pièce que Sam, le réconfortait un peu malgré tout. Il avait envie de se battre à nouveau ; de trouver un moyen, son moyen de vivre avec ce qu'il avait fait, et qu'il n'imaginait pas pouvoir se pardonner un jour. Il éprouvait toujours le même besoin de se venger au centuple de la Triade, mais sa revanche viendrait en son temps. Pour l'heure, il avait presque envie de croire aux promesses de jours meilleurs que son frère lui avait faites, et à la faveur de la lueur d'espoir qu'il avait finalement entrevue dans leur capacité à communiquer à nouveau, restaurer le lien avec lui, s'il le pouvait, était à la fois sa priorité et sa meilleure raison de se relever.
Pour autant, il ne recherchait pas sa compagnie. Il préférait limiter leurs interactions parce que la gestion de l'après n'était pas sa seule source de préoccupation. Il avait beau s'être senti dévasté à la suite de l'acte ineffable qu'il avait commis, et se sentir toujours aussi mal deux jours après, il était forcé d'admettre que la fièvre qui l'avait poussé à la folie n'était pas complètement retombée, et que le désir sexuel qu'il avait ressenti pour Sam rôdait toujours, latent, malgré les conséquences qu'il avait déjà provoquées, l'obligeant à une vigilance de presque tous les instants.
Ses poils se hérissèrent lorsqu'il entendit des pas derrière lui. Mais il s'efforça de rester imperturbable et continua de briquer les chromes de l'Impala, accroupi dos tourné à son frère, qui demeura un instant aussi immobile que silencieux.
- Hey, salua-t-il bientôt.
Il avait dans la voix une raideur très perceptible qui tendit Dean. Il crispa les mâchoires malgré lui, avant de feindre de lever brièvement la tête d'un air naturel et d'être trop occupé à sa tâche pour marquer le geste davantage.
- Hey, répondit-il.
Et il se mit à briquer la calandre de plus belle, ignorant Sam qui, les épaules un rien nouées et ses bras semblant l'encombrer plus qu'autre chose, tenta d'entamer la discussion en disant après un instant :
- J'ai entendu la musique en passant dans le couloir, et je... Je me suis dit que j'allais venir voir comment tu allais... Si ça te gêne pas. Ça va ?
Sam crut d'abord que son frère ne lui répondrait pas, puis qu'il n'avait pas entendu sa question, mais le volume de l'auto-radio n'était pas si élevé et Dean finit par déclarer sur un ton morne :
- Ça va. Autant que ça puisse aller...
Le cadet des Winchester opina vaguement du chef en serrant les lèvres, mais il était tout de même content de voir Dean occupé à une tâche qu'il avait toujours pris plaisir à accomplir. Bien que la raison pour laquelle il s'était lancé dans une révision, de l'Impala lui posait lourdement question.
- Tu as l'air un peu mieux qu'hier, fit-il prudemment remarquer. C'est bien, ça me fait plaisir si tu commences à remonter la pente.
Dean se releva mais ne le regarda pas. Les yeux posés sur le capot où il se mit en chasse de quelque salissure imaginaire, sa poitrine se souleva sans bruit et il livra avec fatalisme :
- C'était ça ou me cogner la tête contre les murs.
Il n'en dit pas plus, et Sam resta sur sa faim, son anxiété ne faisant que monter d'un cran. Il regarda son frère qui, passant côté conducteur pour nettoyer le rétroviseur, se retrouva face à lui, et si Dean continua de ne pas le regarder, Sam, lui, le dévisagea un long moment en notant, une pointe au cœur, combien il avait l'air éteint.
- Tu vas repartir ? lança-t-il tout à coup. C'est pour ça que tu bichonnes la voiture ?
Il attendit avec angoisse la réponse à cette question qui ne fit même pas tiquer Dean, comme s'il n'avait fait qu'anticiper le moment où elle lui serait posée. Il frotta la vitre du rétroviseur, puis le chrome de la baguette de porte, et affirma d'un ton monocorde :
- Non. Je reste ici.
Un soulagement indicible fit se relâcha le poitrail de Sam, qui sentit son cœur repartir et sa respiration retrouver un flux tremblant, mais régulier.
- Ok. J'ai cru que... Enfin, je pensais...
- Je sais ce que tu t'es dit, coupa Dean en longeant l'Impala pour passer côté coffre et, cette fois, quasiment tourner le dos à son frère. Mais je vais te suivre, Sammy. Puisqu'on peut pas changer ce qui s'est passé, on va trouver un moyen de faire avec. Perso, je sais pas du tout comment je vais m'y prendre, mais je suis ok.
Sam sentit sa gorge se serrer.
- Je suis désolé, fit-il. Si j'avais réagi autrement, tu ne te...
- Arrête, somma-t-il en serrant les dents, les deux mains sur le coffre de la voiture. On n'en parle plus, ok ? On va essayer d'oublier ; se dire que c'était juste un mauvais rêve. Peut-être que comme ça, je finirai par moins me dégoûter et qu'un de ces jours, j'arrêterai d'y penser pendant une minute ou deux.
La proposition provoqua chez Sam un mélange de déception et de tristesse, sans qu'il pût réellement dire pourquoi. Mais il comprit que Dean eût besoin d'enterrer le souvenir pourtant indélébile de ce moment insensé qu'ils avaient partagé, et il n'avait pas l'intention de lui compliquer la tâche.
- C'est d'accord, abonda-t-il avec réserve et pudeur. On n'en parle plus.
Sam prononça ces mots avec réticence et en éprouva même un soupçon de révolte. Il était depuis longtemps convaincu que nier l'évidence n'était pas la solution, et que même s'ils s'efforçaient de faire comme si de rien n'était, le trouble dont ils avaient pris conscience demeurerait toujours vivace. Il comprenait qu'après s'être montré si vulnérable hier, Dean éprouvait la nécessité vitale de croire qu'il était possible de reprendre le contrôle de leur vie, mais le cadet de la fratrie pensait, lui, qu'ils ne pouvaient y arriver qu'en consentant à un compromis d'envergure.
- Ça me va, répéta-t-il peu après, ému. Ce qui compte c'est qu'on reste ensemble. Je me fous de ce qui s'est passé, je ne veux pas te perdre, Dean. J'ai besoin de toi.
C'était réciproque, Dean était certain que Sam le savait, mais il regretta de ne pas oser le lui dire. Il laissa sa gorge se dénouer, puis assura en acceptant un peu à contrecœur de se considérer comme victime de la situation :
- T'en fais pas, je vais tenir le coup. Y'a des moments... où je me dis que je vais réussir à digérer, et d'autres où c'est plus compliqué, mais ça va le faire. Il faut.
Le silence s'imposa un instant, si l'on faisait abstraction de la musique qui montait des haut-parleurs de l'Impala. Puis Sam renifla brièvement en se frottant le bout du nez et, la voix chargée mais apaisée, reprit avec douceur :
- En tout cas je suis là. Si je peux être utile... hésite pas.
Dean, toujours de dos, hocha furtivement la tête et laissa son frère commencer à s'éloigner. Mais une question le taraudait tant qu'en dépit de sa répulsion à aborder de nouveau si frontalement le sujet, il décida de la poser. Il se retourna enfin vers Sam, vit le jean sombre et le pull vert qu'il portait, aux manches relevées et au col ouvert qui laissait apercevoir les premiers poils de son torse, et en s'efforçant d'oublier ce détail il s'enquit fébrilement :
- Sam... Je voulais te demander... Est-ce que... je t'ai blessé ?
L'intéressé, de profil, croisa le regard inquiet de son frère et le visa sans être sûr de bien comprendre le sens de l'interrogation. À l'embarras de Dean, il comprit toutefois très vite ce qu'il avait voulu dire, et instantanément il se remit à sentir les mains de ce dernier sur son corps, son sexe dur comme la pierre planté entre ses reins, le flot bouillant de sa semence lui irriguer les entrailles, et déstabilisé par la puissance de cette sensation dont il n'avait surtout pas envie d'afficher l'ampleur, il répondit tout à trac :
- Tu veux dire... physiquement ? Non. Non, pas du tout. Au contraire.
Un frisson d'effroi le parcourut. Ses yeux s'agrandissant démesurément, il ne put croire qu'il venait vraiment de prononcer ces deux derniers mots et sentit le rouge lui monter aux joues comme du temps de sa prime enfance. Même Dean, malgré son accablement, perçut à quel point il se sentait gêné et détourna le regard en hochant la tête, l'air de rien.
- Je... Je remonte, fit Sam, mortifié. Si tu as besoin, je...
Il n'acheva pas sa phrase et détala, embarrassé au possible. Dean, lui, resta un instant penché sur la prunelle de ses yeux dont la peinture lustrée reflétait son image, et si en d'autre circonstances il aurait immanquablement souri avec orgueil de ce qu'il venait d'entendre, il n'eut cette fois absolument pas envie de rire.
Deux heures plus tard, l'aîné des Winchester réapparut. Propre comme un sou neuf et vêtu de frais, il débarqua sans bruit dans la bibliothèque où, sans surprise, il trouva Sam, assis à la table avec, tout autour de lui, les mêmes livres et notes qu'ils étudiaient depuis ce qui lui semblait être des semaines. L'avis de Sam sur la question des trois divinités avait paru clair à son frère, qui se demanda ce qu'il pouvait encore bien chercher avec autant d'assiduité, car il ne faisait pas de doute pour lui que ces livres-là ne détenaient pas la clé de leur sérénité retrouvée. Il faillit approcher de la table pour s'enquérir de la réponse, mais la soudaine proximité de Sam provoqua un brusque accès d'anxiété qui le retint d'avancer davantage. Sans un mot, il se dirigea vers la cafetière pour se servir une tasse, laissant son frère l'observer du coin de l'œil d'un air dubitatif.
En voyant Dean débarrassé des traces de graisse qui lui avaient noirci la peau, Sam ne put s'empêcher de se rappeler combien il l'avait trouvé sexy auprès de l'Impala, découvrant plus précisément, avec une pointe de dérangement, cet aspect - un parmi d'autres - constitutif de l'attraction qu'il éprouvait pour son frère aîné. Pendant un moment, il resta à l'observer, tapotant machinalement le papier de la pointe de son stylo et veillant à ce que Dean, qui rôdait avec hésitation, n'en surprenne rien. Le manège dura ainsi près de trois minutes, durant lesquelles chacun jaugea l'autre prudemment en feignant de s'ignorer, jusqu'à ce que, lorgnant le relief à l'entrejambe de son frère qui se tenait debout un peu plus loin, Sam se remémora aussitôt dans sa chair le plaisir qu'il avait pris avec lui.
Encore plus embarrassé qu'il l'était déjà, sentant son sexe se remettre à enfler, il toussa en rectifiant sa position sur la chaise, et Dean crut qu'il s'agissait d'une sorte d'appel à relancer le dialogue.
- Ça va ? demanda-t-il d'une voix crispée, ne trouvant rien d'autre à dire.
- Ça va, répondit Sam au bout de deux secondes en inspirant profondément, l'œil fuyant. J'étais juste en train de mettre un peu d'ordre dans tout ce bazar... Ça y est, tu as fini avec l'Impala ?
La banalité et la futilité de ses propos le laissèrent pantois de dépit, quand Dean, mal à l'aise, s'obligea à se tourner vers son frère pour déclarer sur un ton artificiel :
- J'ai fini depuis un moment, déjà, mais j'ai un peu traîné dans le bain.
Un bain. Mais pas de douche. Sam en prit note en hochant la tête à part lui, cherchant quoi dire pour poursuivre la discussion, en vain. Dean espéra le voir rebondir, mais face à son silence et à la façon qu'il eut de replonger le nez dans les livres, il perçut son embarras et en éprouva une amère déception, à défaut d'en être étonné.
- Il faut... que je te parle d'un truc, à propos... À propos de ce qui s'est passé, annonça-t-il alors après avoir avalé une gorgée de café et fait deux pas timides.
Sam s'interrompit et leva des yeux perplexes sur son frère, qui ne facilitèrent guère la tâche à celui-ci.
- Je croyais que tu voulais arrêter d'en parler, rappela sans agressivité le cadet de la fratrie.
- Oui, concéda bientôt Dean avec nervosité, le regard fébrile et sa main libre remuant dans sa poche. Mais... il faut que je te le dise quand même.
Sam, qui vit plutôt d'un bon œil que Dean veuille revenir sur le sujet de lui-même, dit :
- Ok. Je t'écoute.
Dean n'en menait pas large. C'est lui qui avait relancé le sujet mais l'aborder une fois de plus n'était pas plus facile. Néanmoins, à force de repenser à la nature de ses actes il en avait réalisé toute la portée, pas seulement les implications morales mais également les conséquences physiques, dont sa question à Sam sur l'éventualité de lui avoir occasionné quelque blessure n'avait été qu'une partie du problème. Il répugna à formaliser une réalité si terre-à-terre, parce que c'était creuser encore plus profondément dans la plaie, rendre plus évidente encore la gravité de l'événement, mais il décida d'assumer ses responsabilités et exprima, la voix cassée:
- Je... Je voulais juste dire que... Enfin... Ce que j'ai fait... La façon... dont ça s'est passé...
Il peina à poursuivre, accablé et égaré par les sentiments forcément contradictoires, que Sam imaginait très bien, qui l'étreignirent en évoquant l'incident.
- Ce que je veux dire, reprit-il avec difficulté, la gorge serrée et les yeux fixes, c'est que... Pour toi, j'ai... J'ai pas de doute, mais... si pour moi... tu te posais la question...
Il fit une autre pause, craignant de manquer de courage au dernier moment pour dire ce qu'il avait besoin de dire. Sam, qui cherchait à deviner ce que son frère peinait tant à exprimer, s'efforça de lui laisser le temps de le faire, et puis Dean, après un temps indéfini à garder les lèvres entrouvertes, parvint enfin à prononcer :
- C'est bon, je... Je suis clean. Y'a quelque temps j'ai eu besoin de me faire dépister et... tout était ok, et depuis j'ai été plutôt sage, donc c'est... Ça va, j'ai...
Il eut un mal fou à déglutir, comme s'il tentait de gober un œuf tout rond.
- J'ai rien pu te refiler, acheva-t-il dans la douleur. Il fallait que tu saches.
Sam, décomposé, pâlit. Il réalisa que pas un instant, il ne s'était posé la question du risque d'une contamination par une quelconque infection sexuellement transmissible, et il se sentit infiniment stupide, car d'ordinaire il était celui qui faisait montre du plus grand sens des responsabilités. Peut-être avait-il pensé que le fait d'avoir eu un rapport intime avec son propre frère était la seule composante d'importance, mais il admit bien volontiers que, du fait de l'absence totale de protection lors de ce rapport, les précisions de Dean n'étaient pas superflues. Sam eut peine à dissimuler sa gêne face à la déclaration prosaïque de son aîné, mais il avait reçu en lui le sperme de celui-ci, et il lui sut gré d'avoir jugé utile, malgré son désarroi, de le rassurer sur ce point.
- Ok, remercia le jeune homme d'un hochement de tête, mâchoires serrées. Pas de souci.
Puis, d'ajouter une seconde après, l'air guindé :
- Pareil pour moi.
Il s'en tint là, cherchant refuge dans ses notes qu'il ne fit que regarder sans en lire un seul mot, et Dean voulut imiter sa retenue sans aller plus loin. Mais les élans de sourde révolte qui martelaient sa tête et faisaient cogner son cœur depuis des jours redevinrent trop ardus à supporter, et tous ses efforts pour reprendre le contrôle semblèrent s'écrouler tel un château de cartes. Il plaqua la main sur son visage pour n'en laisser plus voir que ses yeux exorbités, et se frotta rudement les joues en balbutiant :
- Bordel, j'arrive toujours pas à y croire, c'est... Comment on a pu faire un truc pareil, bon sang, c'est de la folie... Y'a des moments... où j'ai l'impression que je vais commencer à redresser la barre, et à d'autres je me dis que je fais un cauchemar et que j'arrive pas à me réveiller... Comment tu fais pour avoir l'air si peu touché par tout ça ?
Sam songea que c'était sans doute l'un des moments les plus mal choisis pour faire cette observation, et d'un rictus pincé il répliqua, acerbe :
- Peut-être que d'avoir perdu mon âme une fois rend les choses plus faciles, va savoir...
- Allez, arrête, somma Dean en approchant davantage, le regard figé d'une expression mêlée d'angoisse et d'obstination. Je te connais, ça peut pas te laisser de glace.
Sam serra les dents et secoua doucement la tête, presque imperceptiblement. Ses yeux mirent un moment à accrocher ceux de son frère, mais quand ce fut fait, il asséna avec fermeté d'un regard mordant :
- Évidemment que ça me fait quelque chose. Je suis aussi secoué que toi, qu'est-ce que tu crois ? Que je ne ressens rien après qu'on ait baisé ?
Dean eut un mouvement de recul inconscient, et son regard s'agrandit d'effroi.
- Parce que c'est ce qu'on a fait, insista Sam à dessein dans une froide et implacable analyse. On a baisé l'un avec l'autre, c'est une réalité. On peut éviter d'en parler si ça t'aide à gérer ça, on peut faire comme si rien ne s'était passé, je suis ok avec ça, pas de problème si c'est ce que tu veux. Mais ça s'est passé quand même, Dean. Et comme rien ne changera ça, j'ai pas d'autre choix que de l'accepter et de m'interroger sur moi-même.
- Parce que tu penses que ça vient de toi ? répliqua son frère, d'une voix moribonde, en espérant le voir démentir, ou au moins nuancer ses précédents propos. De nous ?
- En grande partie, oui, fit-il sans hésitation. Je te l'ai dit. J'en suis convaincu.
Calmement, sans un bruit et l'air absent, Dean avança jusqu'à la table et y posa sa tasse de café. Un silence de mort s'installa, comme avant le fracas d'une violente bataille, mais il ne s'emporta ni ne rejeta pas avec véhémence l'affirmation de son frère. Comme si la conscience de l'acte qu'ils avaient commis était trop forte pour qu'aucun argument puisse lui être opposé.
- J'ai l'impression de vivre la vie de quelqu'un d'autre, confia-t-il sans force, le regard perdu dans le vide. Comment tu veux que j'accepte l'idée que... qu'on puisse éprouver des trucs comme ça l'un pour l'autre ?
Comme Dean ne le nia pas, Sam devina que, tout comme lui, son frère était en train de prendre conscience que cette hypothèse invraisemblable ne relevait pas nécessairement de l'absurde. Ou peut-être qu'il n'avait tout simplement plus l'énergie d'exprimer son rejet.
- Cherche en la raison où tu veux et si tu veux, lança Sam, comme blasé. Toutes les fois où on nous a tués et où on est revenus, la torture, la perte d'âme, la possession, la corruption... Le mal qu'on s'est donné, les montagnes qu'on a soulevées pour se ramener chaque fois l'un l'autre, ou le fait d'avoir entremêlé nos vies depuis des années... Il y a sûrement quelque chose là-dedans qui explique tout ça, mais qu'est-ce que ça change ?
Dean, en se déplaçant de côté pour cacher aux yeux de son frère son visage affligé, écouta sa thèse comme une sentence. Il voulait toujours se battre pour surmonter l'épreuve, mais s'il fallait pour cela d'abord accepter l'inacceptable, il n'était pas sûr d'y parvenir.
- J'en n'avais pas la certitude jusqu'à maintenant, reprit Sam d'un air lointain en s'adossant à sa chaise, mais... Si tu me demandais, là, tout de suite, si j'ai déjà pensé qu'on pourrait avoir des rapports plus que fraternels, je crois que je te dirais que, oui. En y repensant, il a dû y avoir une ou deux fois où j'ai eu ce genre d'idées ; rien de précis, plutôt comme un rêve sans aucun sens. Mais aujourd'hui je le vois autrement.
- Tu me dis ça, comme ça, réagit Dean d'une voix transie, comme si un froid étrange avait engourdi ses sens, comme s'il flottait à présent un peu au-dessus de tout cela.
- Si on doit essayer de faire comme si rien ne s'était passé et ne plus jamais en parler, autant que tu saches comment je ressens les choses, plaida-t-il.
Sam se leva alors et, l'air grave, partit à l'opposé de son frère qui le suivit du coin de l'œil. Le cadet de la fratrie s'arrêta devant une étagère surmontée d'un sabre et, ombrageux, s'inquiéta à son tour :
- Tout à l'heure, dans le garage, tu m'as demandé si tu m'avais blessé.
Dean inspira, bouche entrouverte, et glissa l'air pesé :
- Tu m'as dit non...
- Parce que c'est vrai. Chaque mot que je t'ai dit était vrai.
Le silence, à nouveau. Dean ne savait pas quoi dire. Il ignorait de quelle façon répondre à ce genre de confession venue d'une autre réalité.
- Depuis que tu es revenu, tu n'as fait que te blâmer pour ce qui s'est passé, sûr que c'est ta faute, et que tu m'as fait du mal, résuma Sam d'une voix sombre. À plusieurs reprises je t'ai dit que tu te trompais, et je te le dis encore. Mais à aucun moment je n'ai pensé à te demander si, moi, je t'avais blessé.
Dean le fixa avec perplexité. Devant son silence, Sam se retourna vers lui pour le viser d'un air résolu.
- Si tu m'as... De quoi tu parles, jeta Dean, comment tu m'aurais blessé ?
- En n'ayant pas été capable de dominer mes pulsions, par exemple, supposa-t-il d'un haussement d'épaules. Ou en étant trop franc sur la manière dont je vois les choses ; le fait qu'on est autant responsables que les Érotes de ce qui arrive, que je ne le rejette pas de la même façon que toi, et que, d'une certaine façon… je l'assume, même.
Dean le regarda un instant d'un air étrange puis détourna les yeux.
- Je ne te reproche rien du tout, certifia-t-il, le cœur écrasé d'une lourdeur étouffante. Comment est-ce que je pourrais t'en vouloir pour quoi que ce soit alors que ce que j'ai fait est cent fois pire...
- Ce n'est pas le problème. On a été deux à faire ce qu'on a fait et toi aussi tu aurais le droit d'être en colère ou de te sentir trahi.
En secouant la tête, Dean leva brièvement les yeux avant de les reposer ailleurs, là où ne se trouvait pas Sam. Sa respiration était rapide, la parole était âpre, mais il avait beau en vouloir à la terre entière, son frère n'était pas la cible de son courroux.
- Non, finit-il par affirmer sans appel, à mi-voix. Non, c'est pas ça que je ressens.
C'est en prononçant ces mots que certaines évidences s'imposèrent tout à coup à lui et, la boule au ventre, Dean se sentit de nouveau précipité vers l'abîme tout en ayant paradoxalement l'impression que le poids sur sa poitrine se fit plus léger. Le temps d'une seconde, il se sentit capable de comprendre la philosophie de son frère, comme si l'espace d'un bref moment, il avait acquis la connaissance d'une langue étrangère à même de lui permettre de saisir le sens d'un texte abscons. Mais ce qu'il entrevit dans ce court laps de temps l'effraya suffisamment pour lui intimer l'ordre de refermer aussitôt la porte, et de se ressaisir en restant fermement accroché à ses convictions.
- Écoute, pria-t-il alors en affichant tant bien que mal un ersatz d'assurance malgré sa pâleur, ses yeux incapables de se fixer et la raideur dans sa voix. J'aurais pas dû remettre ça sur le tapis, j'ai été con. On fait comme on a dit, on oublie et on passe à autre chose. Ok ?
Sam acquiesça d'un uniquement hochement de tête crispé, l'air maussade.
- C'est ce qu'on a convenu... Pas de problème, parlons d'autre chose.
Mais cela n'arriva pas. Dean, loin de se sentir bien, s'éloigna sans un mot en se murant dans un silence pesant, qui fit comprendre à Sam la parfaite inutilité d'user sa salive en futilité. Qu'ils le voulussent ou non, un seul sujet occupait toutes leurs pensées actuellement et, plutôt que poursuivre sur la question, le plus jeune des deux frères préféra partir.
- Ok, dit-il après s'être bruyamment raclé la gorge pour la desserrer un peu. À tout à l'heure.
Il traversa la bibliothèque, descendit les trois marches jusqu'à la salle de contrôle, et continua jusqu'au pied de l'escalier d'acier.
- Tu sors ? s'enquit Dean d'une voix inquiète, bien qu'il fit tout pour le cacher.
Sam stoppa une seconde, juste le temps de regarder son frère qui s'était avancé jusqu'aux marches qui marquaient la séparation entre les deux salles.
- Je vais juste prendre un peu l'air.
Ils échangèrent un regard lourd, puis Sam se mit à gravir l'escalier de métal et Dean resta à le regarder faire, incapable de trouver les mots pour le retenir alors qu'il avait le sentiment qu'ils se quittaient à nouveau sur une note amère.
Mais ce fut Sam qui, après quatre pas, s'arrêta de nouveau. Et se tournant d'un air déterminé vers Dean qui commençait lui aussi à s'éloigner, il le héla alors, résolu à livrer le fond de sa pensée :
- Si on ne doit plus en parler, laisse-moi quand même te dire une dernière chose.
L'aîné de la fratrie se retourna, interloqué. Sam le fixait d'yeux intenses, conscients de la gravité de l'instant.
- Ce qu'on a fait, reprit ce dernier quand il sentit qu'il eut toute l'attention de son frère, on ne l'aurait jamais fait si on n'y avait pas été poussés. Mais on est adultes, et quand c'est arrivé, je sais que c'est parce qu'on en a eu envie tous les deux.
Dean, pétrifié, l'écoutait et le regardait sans battre des paupières.
- Pour moi, poursuivit Sam, ça ne change rien entre nous. Tu restes mon frère, et je t'aime quoi qu'il arrive. Je me fous que ce soit bien ou mal, j'éprouve ce que j'éprouve et j'ai de comptes à rendre à personne. Alors... je sais pas ce que ça dit de moi, si ça va t'aider ou au contraire compliquer les choses encore plus, mais je préfère que tu saches que si je veux être complètement honnête vis-à-vis de ce que je ressens et avec toi, je ne regrette pas ce qu'on a fait tous les deux.
Il attendit, par principe, une réaction dont il savait qu'elle ne viendrait pas et, apaisé d'avoir livré ce qu'il avait sur le cœur, d'avoir été transparent avec Dean, à qui il estimait au moins devoir ça, Sam reprit l'ascension des marches de fer jusqu'à disparaître aux yeux de son frère, prostré. Celui-ci ne se sentit pas dévasté, ni même tellement ébranlé, car il avait reçu l'aveu de son cadet comme la confirmation d'une certitude sous-jacente, floue car non verbalisée, et en sachant ce qu'il en était sans équivoque il voyait là délivrée la réponse à quelques-unes de ses innombrables interrogations.
Sam passa plus d'un quart d'heure à déambuler dans les bois aux alentours du bunker, sous une fraîche grisaille dont l'humidité alourdissait ses cheveux mi-longs. Il avait eu besoin de cette escapade, de quitter l'atmosphère de plus en plus irrespirable du repaire qu'il partageait avec Dean, source ces derniers jours de plus de tourments qu'en plusieurs années, mais même avec un maigre recul, il ne regrettait pas d'avoir parlé franc. Il n'aurait pas pu tourner la page de ce qu'ils avaient vécu et le taire à jamais sans s'être d'abord totalement confié sur ses états d'âme, et même si bien des questions demeuraient en suspens dans son esprit chez lui aussi, il se sentait suffisamment libéré pour pouvoir aller de l'avant.
L'avenir dirait si les liens qui l'unissaient à Dean allaient résister à l'épreuve qu'ils traversaient et leur permettre de retrouver la complicité, la confiance et la sérénité qui les avaient toujours gardés l'un près de l'autre. En tout cas, Sam était déterminé à tout faire pour cela.
Mais un bruit de moteur, une ombre noire filant derrière un rideau d'arbres mirent soudain à mal ses convictions : quand apercevant, depuis le sentier sur lequel il cheminait, la route qui menait à Lebanon, il vit bientôt passer à toute allure l'Impala, Dean au volant.
