Chapitre 14
La conque, aux motifs mouchetés comme un ciel constellé d'étoiles et à la spire aussi longue que pointue, luisait d'un éclat opalescent. Elle avait pratiquement la taille d'un ballon de rugby et trônait au milieu de la table de la bibliothèque. Dean la fixait d'un œil scrutateur depuis plusieurs minutes et s'en tenait à bonne distance, debout bras croisés près d'une large étagère.
- Comment ça marche ? demanda-t-il à Castiel d'un air solennel.
L'ange, debout de l'autre côté de la table, n'était pas revenu bredouille. Il avait fini par dénicher un élément capital dans sa quête d'un moyen pour contrer les Érotes, et avant même que son ami, après l'avoir rattrapé dans les corridors du bunker, ait pu tenter de lui fournir une explication à la scène compromettante qu'il avait surprise, il avait montré la relique en annonçant le succès de son entreprise. Plus rien n'avait eu d'importance, dès lors que Dean avait réalisé qu'il avait peut-être enfin à portée de main un atout susceptible de renverser le rapport de force avec la Triade. Il avait aussitôt exigé de tout savoir sur l'étrange objet, et Castiel lui avait déjà appris que la conque, exhumée du fond d'une grotte aux abords de la mer Caspienne, était censée avoir le pouvoir de convoquer Éros et ses frères.
- D'après le prêtre dodécathéiste qui m'a appris son existence, relata-t-il, il suffit de souffler dedans. Dean leva des yeux consternés.
- Tu es sérieux ?
Castiel eut un mouvement de tête incertain.
- Je n'ai pas vérifié ses dires, mais... l'objet dégage une aura mystique indéniable. D'ailleurs, même si j'avais invoqué les Érotes, qu'étais-je censé faire ensuite ?
Dean le suivit à regret et sans mot dire. Pouvoir retrouver les trois divinités constituait un réel progrès, mais ils étaient toujours aussi impuissants face à eux sans une arme à même de les défaire. C'était bien la seule raison qui l'avait retenu de se jeter sur la conque.
- T'as rien trouvé sur comment les buter ?
- Non, fit l'ange en secouant la tête d'une mine ennuyée. Non, Dean, c'est... Je ne suis pas sûr que tu doives les voir comme des êtres dangereux qu'il faut éliminer, les Érotes ne sont pas supposés être des entités malveillantes telles que...
- Ah non ? coupa le chasseur en s'élevant d'un ton furibond. Parce que Sam et moi on n'est plus nous-mêmes depuis qu'on a eu le malheur de se retrouver nez-à-nez avec eux, si t'as pas remarqué, et franchement, je comprends ces gens qui ont pété une vrille après avoir subi leur Toucher à la mords-moi-le-nœud !
Castiel n'opposa à sa colère qu'un patient silence, car il savait qu'il était inutile d'insister ou de lui demander de se calmer. C'est Dean qui, seul, finit par s'apaiser quelque peu, lorsque l'embarras absolu qui l'avait saisi en se faisant surprendre à genoux entre les cuisses de son frère, à lui lécher le sexe, revint faire sentir sa rude morsure. Il vit bien, à la façon qu'eut Castiel de détourner les yeux, que ce dernier était mal à l'aise, et pour tenter d'évacuer le sujet autant que possible, Dean, étouffé par un vif relent de honte, se força à dire, la voix étranglée :
- Écoute, ce que t'as vu... t'aurais pas dû le voir. T'aurais pas dû le voir parce que ça aurait jamais dû arriver. Je veux dire, en temps normal, jamais Sam et moi...
Soudain accablé au-delà de sa limite de tolérance, ne sachant plus où se mettre, il se tut et leva les bras pour serrer sa nuque de ses mains jointes, impuissant face aux proportions que la situation avait prises. Il poussa un long soupir fébrile, les yeux au plafond, et Castiel, de tenter de le soutenir :
- Dean, tu...
- Je suis désolé de pas te l'avoir dit, interrompit-il. Tu t'es lancé là-dedans sans hésiter pour nous aider, et t'as fait un super boulot... J'aurais dû te prévenir que... Qu'on n'était pas sortis intacts de notre rencontre avec eux. Enfin... Rien de mieux qu'une démonstration, pas vrai ?
Il ponctua sa remarque d'un sourire amer, les yeux brillants et désemparés. Castiel baissa le regard, l'air un peu plus fermé, puis analysa :
- Vous ne devez pas vous en vouloir, Dean. Le Toucher des dieux de l'Amour est parfois perfide, surtout à cette époque. Jadis, il était peut-être moralement moins difficile de céder à certaines inclinations, mais aujourd'hui, au sein des sociétés que vous avez bâties, c'est probablement moins vrai.
- C'était plus facile avant, vraiment ? protesta Dean avec éclat. Toi qui traînes tes basques depuis des siècles, tu veux bien me dire à quel moment il a été moral de niquer avec son propre frère ?
D'un haussement de sourcil dépité, Castiel avoua implicitement qu'il n'avait aucune réponse ferme à fournir à cette question qui aurait pu n'être que réthorique, s'il n'avait pas constaté combien elle concernait frontalement, et dans sa forme la plus littérale, ses deux amis.
- Tu serais surpris de savoir quelles mœurs ont parfois adopté tes semblables, relativisa l'ange du haut de sa vision cosmique et pluriséculaire de la vie terrestre.
- J'en sais rien et je m'en fous, ok ? jeta-t-il d'un ton sans réplique. C'est mon frère, y'a rien qui justifie ce que... Ce que t'as vu, ce que...
Il eut un grognement de fureur et tourna en rond sur lui-même en passant une main crispée dans ses cheveux, cherchant un trou de souris où se réfugier.
- Vous n'y êtes pour rien, soutint Castiel. Si les Érotes ont réveillé quelque chose, ce ne sera pas facile de l'ignorer.
Dean lui adressa un regard dépité que son ami, l'air pensif, ne remarqua pas.
- D'un autre côté, je n'ai pas autant d'expérience que vous dans les rapports... intimes, reprit-il, mais d'après ce que j'ai pu voir, ni toi ni Sam n'avez semblé trouvé ça désagréable. Sans doute que... ce que vous étiez en train de faire, répond à un besoin profond que les Érotes ont exhumé, tu n'y peux rien.
Dean le dévisagea d'yeux écarquillés, incapable de décider si le ton impénétrable de Castiel était grave ou désinvolte, ni même s'il saisissait vraiment le désarroi qui les accablait, son frère et lui. Mortifié, il n'eut pas la moindre envie de creuser la question, préférant ignorer les pensées profondes de l'ange pour l'instant, et de répliquer, entre colère sourde et sarcasme libératoire :
- Ok, merci pour la psychanalyse, docteur Castiel ! T'es sûr que t'as ton diplôme ? Non, parce que, l'autre jour, devant le motel, tu m'as dit que tu voyais rien qui tournait pas rond, chez moi, tu te souviens ? Tu veux pas refaire une passe, au cas où t'aurais loupé un truc ?
Castiel arqua les sourcils et serra légèrement les lèvres en signe de dépit.
- Si ton esprit était sous influence, ou que tu étais victime d'un enchantement, je le saurais, plaida-t-il calmement. Dans ta tête, il n'y a que toi, Dean.
- Que moi, ouais..., maugréa-t-il.
Éros et ses frères attendraient. Dean accepta de laisser la conque trôner sur la table une fois que Castiel eut obtenu de lui la promesse qu'il ne ferait rien d'irréfléchi, puis il sollicita auprès de l'ange la faveur de rester seul avec Sam. Pensant comprendre et ne pas bien comprendre à la fois, Castiel consentit sans mal à prendre congé, et quitta le bunker avec une pointe de regret, celui d'avoir involontairement débarqué au plus mauvais moment pour compliquer une situation qui n'avait manifestement pas besoin de l'être. Il pria Dean de présenter à Sam des excuses de sa part, et partit en précisant d'un balbutiement maladroit qu'il avait de toute façon encore des vérifications à effectuer concernant l'affaire en cours. Dean songea qu'il aurait tout aussi bien pu prétexter un rendez-vous urgent oublié ou la nécessité d'aller acheter du café, l'effet aurait été le même.
Alors, soulagé d'être seul - ou presque - mais infiniment mal à l'aise à l'idée de se confronter à Sam de nouveau, Dean mit un temps fou, le poitrail écrasé sous un poids énorme, à aller retrouver son frère, qui s'était replié dans sa chambre. Il en trouva la porte close, mais perçut de légers bruissements à travers le panneau de bois où il mit longtemps avant d'oser toquer faiblement, le texture et le goût du pénis de Sam lui faisant soudain crépiter le bout de la langue. Il laissa passer une seconde puis abaissa la poignée pour ouvrir le passage, et fit lentement tourner la porte sur ses gonds. Sam était debout, dos tourné, penché sur un tas de linge.
- Sam ? s'enquit Dean d'une voix défaillante que la crainte et une prudence excessive rendirent presque inaudible. Je... On peut parler ?
Il vit les bras de son frère, de part et d'autre de ses longs flancs aux lignes athlétiques bien visibles malgré la chemise qu'il portait, remuer de gestes secs et nerveux, puis il l'entendit renifler. En s'exprimant d'une voix éteinte, morne et lugubre, Sam laissa alors entendre toute sa peine, sa déroute et sa peur, en lançant fébrilement :
- Cass a tout vu ? Qu'est-ce qu'il t'a dit ?
Dean n'avait pas vraiment songé aux premiers mots qu'il entendrait sortir de la bouche de son cadet, mais il les accueillit avec un certain désarroi, faute d'avoir jugé l'irruption de leur ami comme étant l'élément essentiel de ce qui s'était passé dans sa chambre tout à l'heure.
- C'est... T'occupes, Cass en a vu d'autres, du haut de son nuage, prononça Dean d'un ton embarrassé. Ça lui fait ni chaud ni froid...
- Ah ouais ? enchaîna Sam tout à trac, toujours dos tourné et les yeux baissés sur son lit. T'avoir vu toi, à genoux devant moi, ça ne lui a rien fait ?
L'allusion était si claire qu'elle n'en était plus une, et en approchant de son frère pour tenter d'empêcher la discussion de dévier vers d'autres terrains tout aussi malaisants, Dean exprima :
- Hé, je suis pas là pour parler de Cass, ok ? Je... Putain, mais qu'est-ce que tu fous ?
Les vêtements que Dean, en arrivant sur le flanc de Sam, vit ce dernier fourrer dans un sac à dos composa une scène qui se passait aisément de commentaire. Face aux gestes courts et répétés du cadet des Winchester qui semblait ne pas envisager d'interrompre le remplissage de son bagage, Dean patienta deux secondes avant de s'élever, le ton bien plus vif :
- Sam, t'as entendu ce que je t'ai dit ? Qu'est-ce que tu es en train de faire ?
- Mon sac, cracha l'intéressé dans un reniflement. Ça se voit, non ?
Dean le regarda d'un air sonné, comme s'il avait pris un coup. Il parut aussi triste que déçu et hocha doucement la tête avec amertume, une boule dans la gorge.
- Écoute... C'est pas ta faute, ok ? assura Sam, mâchoires serrées et yeux à peine moins bas, en sentant combien il avait ébranlé son frère.
- Non, bien sûr que non, ironisa celui-ci en se détournant un instant. Rien à voir avec ce que je t'ai fait y'a une heure...
Sam poussa un soupir nasal et lâcha son sac, où s'entassaient déjà pantalons et chemises. Il jeta l'œil par-dessus son épaule et affirma :
- C'est pas toi, le problème, ok ? Le problème, c'est moi ! Parce que... j'arrive plus à gérer, c'est... Ça devient intenable.
Dean se retourna lentement et l'observa d'un air désabusé, en hochant la tête de dépit pendant que Sam reprit sa besogne.
- Et alors quoi ? Tu te défiles, c'est ça ? accusa le plus vieux des deux hommes. Après m'avoir reproché d'avoir décampé, après...
- Je t'ai jamais reproché d'être parti, coupa sèchement Sam d'un regard assassin.
- Tu m'as convaincu qu'il fallait qu'on affronte ça ensemble, riposta-t-il sur le même ton. Et là, tu fais quoi ? Tu plies bagage, tu... Tu craques, tu rejettes tout en bloc, tu te tires ? Comme si ça allait changer quelque chose ? Tu pars dans tous les sens, Sammy, ressaisis-toi, bon sang !
- J'ai pas le choix ! s'emporta Sam. Je peux plus rester là, à... À essayer de résister, de faire avec ! Tout ce qu'on fait, c'est... ignorer ces pulsions autant qu'on peut pour mieux y céder ensuite, et le regretter à chaque fois !
Dean écarquilla brièvement les yeux, comme heurté par la réalité telle que son frère venait de la dépeindre.
- Je te donne l'impression de regretter ce qui s'est passé tout à l'heure, là ? s'entendit-il répondre soudain, s'étonnant profondément de ses propres mots, prononcés avec autant de sincérité que de spontanéité.
- Oh, je t'en prie ! pesta Sam avec révolte, focalisé sur sa sensation d'être acculé, pris au piège d'une situation qui l'engloutissait de plus en plus. Tu te serais flagellé, l'autre jour, si tu avais pu !
Ses yeux se parant d'une brillance inhabituelle, Dean, à un peu plus d'un mètre de Sam, accusa le coup sans mot dire.
- Je suis désolé, s'excusa le cadet de la fratrie d'un ton radouci et le regard douloureux. Je sais que c'est moi qui t'ai demandé de tenir bon, et qui t'ai dit que c'était ensemble qu'on arriverait le mieux à se sortir de ça, mais... C'est là, de plus en plus présent, je... Je ne contrôle plus ce que je ressens, si je ne pars pas on...
- Ne pars pas, demanda Dean, avec le froid et l'abrupt mais aussi avec tout le poids d'un bloc de marbre tombant sur le sable.
Sam se figea, et ses lèvres se mirent à trembler. Il parut au bord des larmes lorsqu'il souffla :
- Qu'est-ce que tu veux que je fasse d'autre ? Je suis incapable de me dominer, tu le vois bien... Je ruine tes efforts pour essayer de garder le contrôle, je ne sais pas si tu as raison d'essayer, mais... il faut que j'arrête de te dicter ta façon d'agir.
- Sammy, tenta péniblement de raisonner Dean d'une voix confuse, tu ne me dictes rien du tout, tu...
- Je n'ai pas à essayer de te convaincre qu'on ne peut plus faire marche arrière, peu importe ce que j'en pense ! poursuivit-il d'une expression désespérée. Si tu veux lutter contre ces obsessions, alors qui suis-je pour te dire que tu as tort ? En restant ici, je nous soumets à une tentation trop forte pour qu'on y résiste, je t'empêche de rester maître de toi, et à quoi ça nous mène ? Hein ?
Dean, ébaubi, ne sut plus que dire ni penser. Il resta déboussolé, tiraillé entre deux vérités, deux positionnements diamétralement opposés, comme écartelé. Devait-il tenter à tout prix de combattre ces sentiments contre-nature qui croissaient continuellement dans son cœur, comme il s'était évertué à le faire dès le début, quoi qu'il pût lui en coûter ? Ou les accepter malgré lui, malgré eux, à l'aune des actes irréparables qui avaient déjà été commis, afin de pouvoir espérer les surmonter et voir un jour au-delà ? Dean n'osa pas demander si l'irruption de Castiel était pour quelque chose dans l'évolution de l'état d'esprit de son frère, et face au silence pesant qui s'installa, celui-ci secoua lentement la tête, passant une dernière fois en revue les solutions qui s'offraient à eux, sans en avoir jusqu'ici trouvé aucune de valable.
- Je n'ai pas ta volonté pour résister à tout ça, déclara-t-il. Ni ta force. On est dans une impasse, tu vois bien que plus ça va, et plus c'est violent... Rester ne fera que compliquer les choses.
Livide, Dean hocha la tête. Partagé entre colère et désarroi, il visa le sol d'yeux fixes et absents, tâchant de digérer les paroles de son frère qui étaient rudement venues ébranler ses convictions.
- Ma force, répéta-t-il alors, d'une voix éraillée, en levant des yeux blessés. De quelle force est-ce que tu parles ? Tout ça, ton discours, c'est... C'est des conneries. À chaque fois que ça a dérapé, c'est venu de qui ? De toi ou de moi ?
- À qui la faute ? demanda Sam d'une voix abattue.
- Pas la tienne, affirma Dean d'un ton implacable.
- Je suis au moins une partie du problème, défendit-il. Ce que je sais, en tout cas, c'est qu'en partant d'ici, je fais disparaître la tentation.
Sam se retourna alors vers son sac et, comme si de rien n'était, mais avec une raideur toute mécanique, se remit à y placer les vêtements encore empilés sur le matelas. Dean, impuissant, resta à le regarder faire, la boule au ventre et la gorge nouée ; la perspective de voir son frère s'en aller lui donnait la nausée, et la révolte le disputait au déchirement.
- Sam, dit-il d'une voix aussi frêle que la flamme de la bougie sous la brise, esquissant un pas qu'il interrompit. Reste, fuir ne sert à rien. Ne fais pas la même erreur que moi. Si tu pars, je... Je crois qu'on ne se reverra pas.
Le cadet des Winchester y avait songé. Bien sûr. Et le risque de transformer cette séparation en adieu définitif lui broyait les entrailles autant qu'il s'était imposé à lui comme une évidence, dès l'instant où il avait pris cette décision radicale. Ses poings se crispèrent autour du tissu du sac à dos, qu'il sembla prêt à éventrer à la seule force de sa rage, mais son impuissance était telle qu'elle confinait au désespoir. Dean, lui, sentit soudain son cœur se mettre à tambouriner dans sa poitrine, et une peur terrible le tenailler ; celle de voir partir Sam pour toujours, mais surtout celle des extrémités auxquelles son frère risquait de finir par recourir pour échapper à ces tourments qui le rongeaient de plus en plus. Avait-il eu, lui, la chance, dans son malheur, d'avoir déjà traversé le pire, au lendemain de cet irrépressible élan qui l'avait poussé à cet acte majeur sous la douche, cinq jours plus tôt ? Il avait le sentiment que sa détresse était aujourd'hui moindre que celle de Sam, comme si après s'être maudit pour ce qu'il avait fait, il avait commencé à trouver le chemin susceptible de l'éloigner du tourbillon qui promettait de le noyer, et où Sam, à présent, semblait piégé.
Sam qui, après un long moment de prostration qui fit espérer Dean de le voir changer d'avis, explosa soudain à la confluence des pensées et des sentiments contradictoires qui le torturaient. D'un geste d'une violence rare, il projeta furieusement son sac contre le mur dans un cri de rage, et aurait sans aucun doute ravagé la chambre entière si son frère ne s'était pas immédiatement jeté sur lui pour l'étreindre de toutes ses forces, pectoraux contre omoplates.
- Tout doux, tout doux, susurra l'aîné des Winchester en sentant combien fureur et détresse tiraillaient chaque fibre musculaire du corps de Sam. Calme-toi, ça va aller. T'entends ? Ça va aller, je te le jure.
Dean fut incapable d'évaluer le temps qu'il fallut à Sam par reprendre ses esprits mais, à force d'entendre les appels à l'apaisement de son frère qui, dans son dos, lui barrait le torse et les épaules de ses deux bras puissamment serrés, le cadet finit par cesser de lutter. Dean sentit longtemps la raideur insensée des muscles de Sam, la cadence effrénée avec laquelle battait son cœur, mais ce dernier laissa l'ire le quitter peu à peu et retomba abattu, sans forces, le souffle court et irrégulier, entre les bras de son aîné qu'il laissa l'envelopper de toute sa bienveillante tendresse. Désemparé, Dean ne sut que dire ni que faire d'autre, sinon inciter Sam à se retourner pour pouvoir l'étreindre d'autant mieux. Alors tous deux s'enlacèrent vigoureusement, le menton posé sur l'épaule de l'autre, et ils restèrent ainsi longuement, à puiser dans les liens indéfectibles qui les unissaient, la force qui leur faisait défaut.
- Je sais plus où j'en suis, gémit bientôt Sam en se cramponnant de toutes ses forces à son frère, les lèvres enfouies dans le col de sa chemise. J'y arrive plus, c'est trop dur...
Alors qu'il avait craint être le moins bien armé pour faire face à cette épreuve plus perturbante qu'aucune autre jusqu'ici dans sa vie, Dean prit douloureusement conscience que c'était finalement Sam qui était en train de perdre pied, rattrapé par la malédiction du Toucher Divin des Érotes. Le remords d'avoir commis un acte irrépressible, inqualifiable, ce remord que Dean avait éprouvé et qu'il éprouvait toujours, n'était peut-être pas la plus grande menace à laquelle les victimes du dieu du Désir avaient à faire face, en fin de compte. C'était en fait la puissance dévastatrice et exacerbée du désir lui-même qui constituait le péril le plus vif, car la violence avec laquelle il submergeait tout le rendait impossible à juguler, et Sam démontrait malgré lui combien il était futile de lutter à contre-courant, fût-ce jusqu'à épuisement.
- Ça va aller, je te dis, répéta Dean avec ferveur, tout en notant que peu à peu, leurs rôles s'étaient inversés. On n'a pas traversé tout ce qu'on a traversé jusqu'à maintenant pour se laisser abattre par ce coup de crasse, pigé ?
Il serra un peu plus fort la nuque de Sam dans le creux de son bras pour l'assurer de sa détermination retrouvée, et déposa d'instinct une bise appuyée derrière son oreille, marque de son affection, de sa solidarité et de son serment de rester là, tout près. Son nez se perdit dans la chevelure de son frère, captant l'odeur de ses longs cheveux soyeux, et il sentit un pincement au cœur. Sam, lui, le serra encore davantage dans ses bras, mais en rouvrant progressivement les poings ; lentement, il cessa de froisser entre ses doigts la chemise de Dean, et en décrispant ses mains il les posa à plat contre le dos de celui-ci, déployant une pression inoffensive mais bien présente, qui donna à l'aîné des Winchester la troublante sensation d'être délicatement enveloppé. Caressé.
- Il vaut mieux que tu partes, pria Sam d'une voix trébuchante. Laisse-moi seul un moment. Tu veux ?
Il demandait à son frère d'avoir la force qu'il n'avait pas lui-même, celle de rompre leur étreinte, et Dean tâcha de s'y résoudre. Il n'avait pu encore en faire état mais, la conque, dans la bibliothèque, revint occuper ses pensées, en le convainquant que, s'ils voulaient tenter le tout pour le tout, c'était peut-être le moment où jamais d'essayer d'invoquer les Érotes, non pas pour chercher à les vaincre ni les tuer, puisqu'ils n'en avaient pas le pouvoir, mais plutôt pour les implorer de les délivrer, de leur rendre la capacité à dominer l'instinct qui les poussait irrésistiblement l'un vers l'autre. Dean répugnait à s'avouer vaincu, mais alors que tout semblait s'écrouler, rien n'importait plus en ces circonstances que ne pas perdre son frère. Quelques secondes plus tard, il sentit Sam resserrer son étreinte, puis au bout de quelques secondes encore, ce fut son souffle fébrile qu'il sentit dans son cou et qui lui hérissa les poils d'un frisson intense. Il comprit ainsi que chaque seconde qui passait rendait l'instant plus difficile à son cadet, plus difficile pour lui aussi, et d'un geste qui n'avait jamais semblé si ardu il lui tapota l'épaule avant de réussir à se détacher de lui, même s'ils restèrent l'un face à l'autre sans se lâcher tout à fait. Sam leva difficilement des yeux rougis de larmes sèches, et Dean le regarda d'un air grave, la gorge nouée d'émotion.
- Sam, prononça-t-il comme si chaque son était plus lourd qu'un morceau de plomb. Ne flanche pas ; pas maintenant.
Il n'avait pas pris conscience que sa main droite était restée posée sur la nuque de son frère, qu'il frictionnait doucement. Ce dernier lui agrippa lentement le poignet, et confia d'une voix douloureuse, à bout de forces :
- Je préférerais avoir à me battre contre une centaine de vampires ou de loups-garous que subir ça. Avoir supporté tout ça, pendant tant d'années, pour finir à terre à cause de... De...
Son incapacité à finir sa phrase, muselé par l'émotion et la révolte, fit mal à Dean qui amplifia la caresse sur la nuque du puîné en cherchant vainement à accrocher son regard d'yeux attristés.
- On peut encore se sortir de là, lui jura-t-il. Toi et moi, comme tu l'as dit, ok ? Si on est là l'un pour l'autre, y'a rien qui puisse nous abattre.
Pour mieux convaincre son cadet, Dean plaça les deux mains sur ses joues et plongea les yeux dans les siens. Sam le considéra avec un désarroi abyssal, les cils humides, les lèvres tremblantes, d'un air à la fois si plein de fragilité et de douleur qu'il paraissait brisé.
- J'aimerais tellement que ce soit vrai, gémit-il en posant à son tour la main sur la joue de son frère, leurs deux visages de plus en plus proches l'un de l'autre. Si seulement on avait un moyen...
Dean, sans répondre sur le champ, balaya le visage de Sam d'un air hagard. Il détailla le vert limpide de ses yeux, l'agencement des poils presque ras qui lui couvraient le menton, le grain de sa peau, et l'image persistante de la conque toujours à l'esprit, il répondit, l'air troublé :
- Il y a peut-être un moyen...
Les mots se tarirent dans sa gorge, cependant qu'incapable de se fixer sur le seul regard de Sam, Dean visa tour à tour les points saillants de sa physionomie. D'abord ses yeux humides, son nez ensuite, puis ses lèvres sèches, ses yeux de nouveau, ses lèvres encore... Le plus jeune des Winchester, désespérément attentiste de la solution à laquelle songeait son frère, ne prit conscience qu'au bout d'un temps indéfini, en voyant s'entrouvrir les lèvres charnues de Dean, que celui-ci, les yeux voilés, s'était mis à observer les siennes d'un air absent. Que pouvait-il y avoir sur la bouche de Sam pour que Dean y restât si longuement accroché, qu'était-il donc en train de se passer ? Alors que ces questions s'imposèrent soudain au cadet de la fratrie, son cœur se mit à cogner à tout rompre au moment où il suspendit à son tour son regard aux lèvres de son aîné et que la chaleur des mains de ce dernier, sur ses joues, parut lui faire comme un baume, anesthésiant son accablement tel un linge froid sur une ecchymose. Les deux frères, avec une mystérieuse simultanéité, semblèrent perdre pied avec la réalité et se laisser dériver, tandis que le silence se fit total et qu'ils se figèrent, leurs yeux braqués sur la bouche de l'autre, devenue le seul univers qu'ils consentirent à reconnaître l'espace de ces quelques instants d'étrange rêverie. Imperceptiblement, ils continuèrent de se rapprocher, tant et si bien que chacun put bientôt sentir sur sa peau glisser le souffle opposé, et puis indéfectiblement attirés, tels deux aimants aux charges contraires, le contact, soudain, eut lieu. Dans un élan vif et spontané, les lèvres de Sam se portèrent vers celles de Dean qui ne le repoussa pas, chacun prit tout à coup connaissance du goût de l'autre dans un frisson exquis qui les parcourut des pieds à la tête et, emportés par le vertige dans un tourbillon sans fin, ils s'étreignirent brusquement avec passion, laissant leurs bouches s'ouvrir, hermétiquement soudées l'une à l'autre, pour permettre à leurs langues d'aller se confronter sans retenue. Sans doute échangèrent-ils là l'un des baisers les plus ardents de leur existence, un baiser torride mu par toute la frustration lentement accumulée depuis des jours, un baiser qui les électrisa au point de ne plus pouvoir s'arrêter, et même lorsqu'ils vinrent à manquer d'air, même quand la vague d'excitation qui les submergeait les fit s'enlacer et s'agripper furieusement, ils refusèrent de cesser de s'embrasser, leurs bouches grandes ouvertes l'une contre l'autre pour mieux autoriser leurs langues à s'emmêler avec férocité.
Leur nature guerrière, alors, sembla elle aussi avide de s'exprimer, comme si tous leurs instincts, et pas seulement leurs pulsions charnelles, se trouvèrent attisés. Au milieu des expirations nasales et des véritables soupirs de rut que les deux frères s'opposèrent, les mouvements de tête se firent de plus en plus secs, de plus en plus rapides, et bientôt ils s'empoignèrent avec une brusquerie qui confina à la brutalité, chacun paraissant vouloir physiquement dominer l'autre dans la contrainte inaliénable de prolonger leur baiser le plus longtemps possible. Ils restèrent ainsi liés pendant un long moment, un moment qu'ils voulurent éternel et qui fuyait déjà, mais refusant coûte que coûte de se détacher de lui, Sam, investi d'une force et d'une volonté titanesque, saisit violemment Dean par le col avant de reculer jusqu'à son lit et de s'y laisser tomber de tout son poids, entraînant son frère dans sa chute.
