Chapitre 16
Une main dans ses cheveux en bataille, Dean se gratta mollement la tête et se redressa laborieusement pour s'asseoir au bord du lit, les jambes empêtrées dans les draps froissés. L'air à moitié endormi, il bailla à s'en décrocher la mâchoire puis parut mâchonner sa propre langue, gêné par la sécheresse de sa bouche. Il jeta un coup d'œil aux deux tasses de café sur le chevet et en saisit une pour la reposer aussi sec : le breuvage était tout à fait froid, à présent, et en consultant sa montre, le chasseur s'aperçut qu'il s'était rendormi plus de trois heures, lové contre Sam.
- J'sais pas comment tu fais pour dormir dans ce pieu, maugréa-t-il de ses sempiternelles inflexions bougonnes. J'ai les reins en compote.
Il se leva sans précipitation, s'étira en grimaçant, et chercha ses pantoufles du regard avant d'y replacer gauchement les pieds.
- J'suis sous la douche, prévint-il machinalement d'une voix pâteuse.
Sam, à peine conscient, réagit d'un marmonnement incompréhensible et enlaça plus étroitement son oreiller. Dean le visa d'un air blasé en haussant les yeux au ciel, et sortit de la chambre pour rejoindre la salle de bains, en tenue d'Adam.
Mais son estomac lui intima un ordre contraire : passer par la cuisine pour aller croquer séance tenante dans un beignet.
Après avoir imbibé la pâtisserie d'un fond de bière, il alla se doucher. Retrouvant sans déplaisir le vigoureux débit de l'eau et sa température constante, Dean tâcha de pleinement profiter de l'instant, même s'il fut bien incapable de ne pas ressasser l'impensable forfait tout à la fois jouissif et profondément choquant qu'ils avaient commis, son frère et lui. Le visage tourné vers le large pommeau de la douche, il était occupé à se frictionner le visage quand une faible variation de lumière, un infime déplacement d'air et un chuintement fugace lui indiquèrent que Sam l'avait rejoint. Sans se laisser surprendre, il jeta un rapide regard dans son dos au moment où son cadet, lui aussi dans le plus simple appareil, entra sous l'eau en se collant pratiquement à lui.
- Il reste de la place pour moi ? s'enquit Sam d'une voix douce.
Dean eut la sensation de sentir sa chaleur tout près de lui, sa carrure l'envelopper et, aussitôt, il fut traversé d'un léger frisson. Il s'appliqua à dissimuler son trouble du mieux qu'il put, prenant un air dédaigneux, et lâcha sur le ton du sarcasme le plus impérieux :
- Hey, tu vois pas que c'est occupé ? Tu peux pas aller à côté ? T'es devenu écolo au point de vouloir même partager l'eau de la douche, ou quoi ?
Sam eut pour toute réaction un bref reniflement amusé, sans accorder d'importance à la remarque. C'était inutile. Il avança le bras sur le flanc de Dean qui, crispé, vit le long membre musclé aux veines apparentes se tendre vers le flacon de shampooing, et l'aîné de la fratrie sentit soudain la délicieuse piqûre des tétons de Sam contre ses omoplates, avant de percevoir sans équivoque possible la légère pression d'un sexe flaccide contre ses fesses. Dean dut fournir un effort conscient pour contrecarrer la réaction réflexe que son bas-ventre voulut exprimer, et il attendit simplement que, le flacon en sa possession, Sam reculât un peu pour rompre le contact de leurs peaux nues et mouillées.
- J'avais envie d'être encore avec toi, justifia Sam du même ton doucereux, comme en un suave murmure.
Dean sentit un frisson lui parcourir l'échine en même temps que le léger souffle que les narines de son frère firent glisser sur son cou.
- Tu sens bon, susurra Sam.
Dean tiqua et redressa brusquement les épaules, l'air incommodé.
- T'as fini, oui ? houspilla-t-il.
Comme Sam sembla légèrement reculer, l'aîné des Winchester crut s'être bien fait comprendre et, pour marquer le coup de sa protestation, se frotta énergiquement le buste et les flancs, sans s'inquiéter d'empiéter sur l'espace qu'occupait son cadet. Mais celui-ci revint très vite à la charge, entourant les épaules de Dean d'un seul bras qu'il pressa horizontalement sur ses clavicules, avant de déposer une bise sonore sur ses trapèzes.
La patience de Dean atteignit ses limites.
- Ok, fit-il. C'est bon, j'ai fini. Allez, pousse-toi.
Il sortit de la douche tout dégoulinant, passant en un coup de vent devant Sam qui le regarda rejoindre l'autre bout de la pièce sans même chercher à se sécher. Le plus jeune des deux hommes trouva la réaction de son frère si cocasse, qu'au-delà du plaisir qu'il prit à le voir se mouvoir nu de sa démarche de mâle alpha outragé, il ne put s'empêcher de rire franchement avant d'accorder le plus gros de son attention à ses ablutions.
- C'est ça, rigole, tança Dean d'un ton excédé en décrochant une serviette avec laquelle il commença à s'éponger. Ça te fait marrer, hein ?
- Pourquoi tu le prends mal ? interrogea Sam d'un ton léger, dos tourné, tout en parlant assez fort pour couvrir le bruit de l'eau qui chassait déjà de son corps des torrents de mousse. Après tout ce qu'on a fait ensemble c'est ça qui te met mal à l'aise ?
- Tu t'arrêtes jamais ? retourna Dean. T'as bouffé du lion, ou quoi ?
Sam jeta un œil par-dessus son épaule, ravi de la perche qui lui était tendue, et de faire remarquer avec espièglerie, d'un sourire malicieux, tout en secouant la tête en signe de dénégation :
- Du lion ? Non, c'est pas du lion, que j'ai bouffé : t'es verseau...
Dean fit volte-face pour le viser d'un air consterné.
- Alors là, chapeau, Sammy, asséna l'aîné des deux hommes d'un air atterré. Même moi, j'aurais pas osé faire une blague aussi naze et aussi lourdingue.
Sam ne se départit pas de son sourire taquin et, trop heureux de titiller Dean un peu plus, il posa sur lui un regard insistant avant de rétorquer avec désinvolture, exposant son flanc athlétique ruisselant d'eau :
- J'ai pas à me plaindre. Ça m'aura donné l'occasion d'une vue sympa…
Piqué au vif, Dean baissa précipitamment les yeux sur son bas-ventre qui ne pouvait être plus visible, puis planta derechef dans les yeux de son frère un regard scandalisé. Il le fixa sans ciller, exprimant par son silence glacial toute la mesure de sa vexation, et dans l'unique but d'empêcher Sam de continuer à lorgner sa nudité d'un air lubrique, il déplia sa serviette froissée d'un geste théâtral pour se la nouer aussitôt autour de la taille.
- Voilà, proclama-t-il sur un ton de défi. Fini de te rincer l'œil.
Le torse bombé, il tourna fermement le dos à son frère et lui opposa ainsi le plus grand des mépris. Sam ne se départit pourtant pas de son sourire : il lui semblait ne plus s'être livré à de telles chamailleries depuis une éternité, et la bouffée de bonheur qu'il en tira fut immense.
Dean n'éprouvait pas réellement le quart de l'indignation qu'il avait outrancièrement affichée, sans même vraiment savoir pourquoi. La honte ou le regret d'avoir éperdument couché avec Sam, la volonté de réaffirmer son identité d'homme après s'être égaré dans les bras d'un autre, la colère d'avoir été faible, une fois de plus incapable de résister à ces désirs amoraux... Aucune de ces possibles raisons n'expliquait tout à fait son attitude bourrue, même si par fragments, chacune d'elles en constituait indéniablement un peu les fondements. Sans forcément saisir finement la cause de l'air grognon de Dean - au-delà de la propension naturelle de celui-ci à périodiquement faire fièrement état de son machisme - Sam ne s'y était d'ailleurs pas trompé et avait bien senti que, bon gré mal gré, son frère avait plus ou moins accepté, par la force des choses, l'étrange et singulière évolution de leurs relations. C'est pourquoi, heureux de ce constat implicite autant que du souvenir vivace de leurs ébats, il s'était autorisé à taquiner son aîné de cette façon, envieux aussi de reproduire un contact et une intimité qui lui manquaient déjà.
En y réfléchissant un peu mieux, Dean eut surtout le sentiment que son irritation venait bel et bien de la contradiction qui existait entre sa conscience d'avoir mal agi au regard de ses valeurs, et le fait que cela ne le touchait finalement qu'en surface, comme il l'avait confié à Sam. C'était bien la peur maladive d'avoir blessé son frère qui l'avait jusqu'ici entraîné dans les tréfonds du remords, mais maintenant qu'il avait acquis la certitude qu'il n'en était rien, il n'éprouvait pour ses actes qu'une culpabilité de plus en plus étiolée par le plaisir éhonté qu'il y prenait. Les deux mains ancrées sur les rebords du lavabo, face au miroir embué, il se mira au fond des yeux, cherchant dans son reflet à sonder son âme pour déterminer une fois pour toutes ce qu'il se devait de ressentir ; pour savoir s'il avait vraiment le droit de faire ce qu'il faisait, ou plutôt, pour trouver une raison impérieuse de ne plus se poser cette question, ni d'autres, comme savoir si ces sentiments étaient bien les siens. Les mâchoires serrées, il se fatigua de ses propres digressions, de cette impression qu'il abhorrait d'être un hamster coincé dans sa roue, encore, et alors qu'il faillit pester contre lui-même, il se sentit inopinément agrippé par la taille. Presqu'aussitôt, sa serviette lui fut arrachée et, en se retournant vivement, il vit le sourire rayonnant de son frère, superbe, qui lui claqua bruyamment les fesses avec le tissu.
- Putain, mais... Bordel, Sam, je te jure que tu vas finir par te prendre mon poing sur la gueule ! s'emporta-t-il sous le coup de la surprise et de la frustration.
Sam, nu et mouillé, s'éloigna de quelques pas en maintenant sur Dean un regard joyeux. Quitte à l'avoir à présent entre les mains, il commença à se sécher les cheveux avec la serviette ravie à son frère, puis la passa sur son torse et sur ses bras avant de descendre jusqu'à son sexe qu'il survola de gestes plus lents, comme pour mieux marquer son action.
- Je rêve, fulmina Dean en secouant la tête, résigné à rester nu. Putain, mais...
Il poussa un lourd soupir sans finir sa phrase, voûtant les épaules et baissant la tête. Sam, alors, perdit subitement une bonne part de la gaieté qui illuminait ses traits et se mit à craindre sérieusement d'avoir pris trop à la légère l'humeur de Dean, dont les notes taciturnes viraient apparemment à la morosité. En terminant de se sécher peu ou prou il se rapprocha alors de son frère et, d'un ton prudent il demanda :
- Hé... Ça va ? Désolé, c'était juste pour déconner, je...
- C'est pas toi, coupa Dean d'un air las. C'est toi, moi, c'est nous deux... à poil côte à côte, comme si c'était normal... après avoir niqué comme des lapins alors qu'on... Laisse tomber, je vais pas te refaire le film. J'en ai marre de radoter comme un vieux croulant.
Sam accusa le coup avec une relative gravité. Il n'avait pas autant de mal que son frère à accepter la réalité, c'était un fait, mais il comprenait pourtant très bien son tourment car lui-même ne cessait de s'interroger sur les raisons et conséquences de leurs actes. Mais peut-être perçut-il un moindre désarroi chez Dean, car en conservant une pointe d'humour, il tenta de dédramatiser en notant du bout des lèvres :
- C'est pourtant pas un postérieur de grand-père, que je vois là...
Dean lui jeta un regard désabusé avant d'afficher un rictus éteint, vidé de toute force. Il observa son frère qu'il n'avait jamais trouvé si beau, si bien portant, et cette vision lui réchauffant le cœur, il déposa les armes pour faire amende honorable en disant :
- Laisse tomber, fais pas attention, ok ? Je veux pas que tu penses que je suis fâché contre toi. C'est pas du tout ça. Mais j'ai toujours du mal à réaliser ; à croire que ça nous arrive vraiment. Et je me dis que c'est ptet pour ça que ça me gêne si peu, finalement... Parce que je me rends pas vraiment compte...
Sam hocha imperceptiblement la tête. Les doutes de son frère le renvoyèrent à ses propres incertitudes, qu'il avait peut-être seulement la chance de parvenir à mieux ignorer.
- Je comprends, assura-t-il sobrement à mi-voix, empathique. Je sais que j'ai l'air de bien prendre tout ça, mais... crois pas que ça me fait rien. Ce que ça fait de nous, où ça nous mène... J'ai ces questions dans la tête en permanence, alors, vraiment... je comprends, Dean. Simplement, après des jours passés à se débattre... ça fait du bien de se sentir reprendre un peu d'air.
- Ça fait cher le bol d'air, non ? renvoya Dean du coin de l'œil.
- Sûrement, admit Sam d'un regard vague après quelques secondes de silence. Il aura fallu aller au bout de ces actes... qu'on pensait inconcevables, pour reprendre un peu du poil de la bête ; au moins pour moi, en tout cas. T'as raison. Et pourtant, je te le répète : même si j'ai peut-être tort de dire ça, j'ai aucun regret.
- Non, affirma Dean en secouant la tête, la lèvre inférieure retroussée. T'as pas tort, tu... Tu vois les choses en face, telles qu'elles sont. On a baisé, et ça nous a fait du bien. Parce que c'est de ça dont on avait besoin. C'est de la folie pure, ça n'a aucun sens, mais c'est comme ça. Et j'étais sincère tout à l'heure, en disant que je le regrettais pas non plus. Faut juste... que je digère tout ça. Que j'arrive à réconcilier la partie de mon cerveau qui me dit que tout va bien, avec celle qui m'ordonne de freiner des quatre fers.
Sam eut une étrange sensation, un mélange confus d'excitation et d'appréhension. Il eut l'impression que Dean n'avait pas clairement perçu qu'à travers ses mots, il envisageait implicitement que leurs nouveaux rapports se poursuivent. Et cela amena le cadet de la fratrie à réaliser que, pour sa part, il ne désirait pas autre chose.
- Qui aurait cru qu'il nous arriverait un truc pareil, franchement ? lança-t-il en s'adossant au mur près du lavabo, la serviette sur son bas-ventre et les yeux au plafond. Érotes ou pas, je crois que même Chuck l'aurait pas vu venir.
Dean, toujours penché sur la vasque, serra les mains autour de l'émail et redressa la tête, comme en réponse à une menace imminente.
- Chuck, répéta-t-il avec dégoût, comme pour le vomir. Cette enflure... J'espère qu'il est en train de batailler pour des miettes de pain dans un caniveau avec les pigeons qui lui ont chié dessus.
- C'est derrière nous, appuya Sam pour évacuer ces souvenirs encore douloureux dont il s'aperçut après coup qu'il les avait inutilement ravivés.
- Ouais... Ouais, encore heureux...
Dean faillit ajouter qu'alors, au moins, ils avaient un ennemi désigné contre lequel il était aisé d'essayer de lutter, mais à quoi bon ? Il s'en abstint, et eut le sentiment que Sam, à côté de lui, était mal à l'aise. Il le scruta de nouveau du coin de l'œil, sans pouvoir éviter de relever une fois de plus la vigueur extrême de son corps splendide, et en s'obligeant à adopter un ton moins lugubre il confia alors :
- En tout cas... T'as l'air beaucoup plus en forme qu'avant... Pas seulement par rapport à ces derniers jours, je veux dire, mais même avant, par rapport à toute cette période avec... Chuck, puisque t'en parlais. T'as plus cette... tête épuisée que tu t'es traînée une éternité, et puis tu t'es remplumé, ça se voit... T'as l'air d'avoir rajeuni de cinq ans.
Un sourire sincère se dessina doucement sur les lèvres de Sam qui adressa à Dean un regard tendre et chaleureux, et la gêne changea de camp. Dean prit malgré lui un air pincé et fixa son reflet dans le miroir, passant une main sur ses joues comme pour valider l'idée qu'il ne serait pas inutile d'y raccourcir les poils d'un ou deux millimètres.
- Merci pour le compliment, dit Sam. T'as pas trop mal remonté la pente, toi aussi...
Dean cacha mal la satisfaction qu'il tira de la remarque en dépit de ses efforts pour donner le change, et Sam aurait même pu jurer le voir rougir. Il eut tout à coup envie de l'enlacer, de l'embrasser, mais il se contenta de lui claquer une seconde fois les fesses avec la serviette, avant de la lui rendre en l'abandonnant sur son épaule et s'éloigner d'un pas tranquille pendant que Dean se dressa comme un diable sorti de sa boîte.
- Pour te sécher, jeta Sam avec aplomb sans le quitter du regard. Tu gouttes...
Dean, un courroux compassé au coin des lèvres, ramassa la serviette sur son bras et commença à se tamponner distraitement. Il fut surtout occupé à observer les déplacements de son frère dont la fière et mâle allure devait beaucoup aux muscles brillants qui roulaient sous sa peau et, en s'attardant sur son fessier d'acier, Dean préféra renouer sa serviette autour de la taille en sentant son entrejambe se remettre à le démanger.
- Heu... Tu vas où ? s'entendit-il demander comme un ado nerveux.
Sam décrocha un peignoir gris sur une patère, puis en l'enfilant sans hâte il répondit de façon tout à fait banale :
- Nulle part, je vais juste aller m'habiller dans ma chambre... Et ramasser nos fringues, tant que j'y suis. Où tu veux que j'aille ?
Dean amorça avec flegme une réponse qui ne lui monta pas aux lèvres, jusqu'à bredouiller sur un ton indolent :
- J'sais pas, je... Non, rien. T'inquiète.
Et feignant de snober Sam, il s'employa sans but à chercher quelque objet autour du lavabo. Son frère ne lui demanda pas ce qui le tracassait, estimant pouvoir sans mal trouver une demi-douzaine de raisons, et il préféra le laisser tranquille, supposant qu'il avait besoin de se retrouver un peu seul.
- À tout à l'heure, dit simplement Sam. Je suis pas loin.
Mais au moment où il fut sur le point de franchir la porte, la voix de Dean, aux accents rauques, le retint.
- Sam...
Celui-ci se retourna. Il vit le dos immobile de son frère devant la glace, ses deux bras contractés, puis Dean se retourna lentement vers lui, affichant son torse ferme désormais sec ainsi qu'une expression de relative anxiété.
- Oui...? fit Sam du bout des lèvres, d'un ton attentionné mais attentiste.
Dean le regarda avec intensité pendant un instant, comme pour aller au-delà des apparences et sonder son cœur, puis il s'enquit avec le plus grand des sérieux :
- Ce qui s'est passé, ce qu'on a fait... t'es bien sûr que c'est ok pour toi ?
Il ne lui demandait pas de quelle manière il ressentait les choses mais seulement s'il allait bien ; Sam ne douta pas une seconde du sens de la question. La sollicitude de son frère, empêtré dans ses propres états d'âme, le toucha, et d'un air paisible qui se voulut rassurant il répondit :
- Ça va, Dean. Vraiment, je t'assure. Combien de fois est-ce que tu as besoin que je te le dise pour que tu sois convaincu ?
Dean acquiesça d'un mouvement de tête un peu empâté et le sourire de Sam gagna en tendresse. Résistant difficilement à l'envie qui le saisit de retourner auprès de son frère, le cadet des Winchester revint sur sa décision première de quitter la pièce, et en allant le rejoindre près de la vasque il confessa d'un regard limpide :
- Ce n'est pas... de baiser avec toi qui est le plus compliqué à gérer, tu sais ? Vis-à-vis de ça je n'ai pas vraiment de problème, aussi bizarre que ça puisse paraître. On est adultes, consentants, et je ne m'inquiète plus de chercher à comprendre ni quand, ni comment ce désir entre nous s'est pointé. C'est pas le plus important.
Dean écoutait, sans mot dire, les paupières fixes. Il aurait aimé pouvoir se vanter d'avoir la même clairvoyance.
- Mais c'est vrai qu'il y a pas mal de questions qui me trottent dans la tête, reprit Sam avec un peu moins d'aisance. Je découvre tout ce côté intime de toi... dont j'ignorais tout, forcément, et c'est pareil pour toi... En fait, on se redécouvre nous-mêmes face à cette situation qu'on n'aurait jamais pensé vivre, et quelque part, c'est comme si on réapprenait à se connaître l'un l'autre, avec notre lot de doutes et d'angoisses, alors qu'on se connaissait déjà par cœur... Et je me demande où tout ça nous emmène. Est-ce que ça va finir par ne devenir que... qu'une parenthèse, qu'on décidera d'oublier pour reprendre notre vie comme si rien ne s'était passé ? Ou est-ce qu'au final, ça restera pour nous définir en partie ? J'ai aucune réponse, mais... j'y pense tout le temps, et je sais pas ce qu'il en sera demain.
L'air hébété, Dean le fixa longuement d'yeux interloqués. A le voir le viser de cette expression pantoise, quasi bouche bée, Sam eut l'impression que son frère n'avait pas compris un traître mot de ce qu'il venait de dire, quand Dean déblatéra, dérouté :
- Sérieusement ? C'est ça qui te travaille, toi ? La vache... Moi j'en suis toujours à me demander ce qui cloche chez moi pour que j'arrive à me faire à l'idée qu'on s'envoie en l'air.
Sam hocha la tête d'un sourire fermé, modérant ainsi l'expression de l'hilarité que lui inspira la mine ahurie de son frère. Elle lui rappela aussi combien il tenait à lui, avec tout ce qu'il avait de force et de fragilité, de noblesse ou d'entêtement, et comme poussé en avant par la brusque bouffée d'affection qui lui gonfla le cœur, il fit un pas de plus jusqu'à se trouver si près de lui que Dean put distinguer son propre reflet dans ses pupilles.
- Quelle importance ça peut avoir ? murmura Sam en le regardant d'un air transi, et ses lèvres en particulier, alors que leurs nez étaient prêts à se frôler. Ce qui compte c'est ce qu'on ressent tous les deux, non ? Qui ça regarde, de quelle manière on se montre qu'on s'aime ?
Son sourire s'étira un peu plus, et il tendit le cou avec la volonté de saisir la lèvre inférieure de Dean entre les siennes. Mais l'aîné des deux hommes recula la tête pour empêcher le contact et, dressant un index menaçant entre Sam et lui, il prévint d'un ton sans réplique :
- Non, stop. Là, faut vraiment que t'arrêtes, ok ?
Sam fit mine de ne pas comprendre.
- Que j'arrête quoi ?
- Tu sais très bien quoi, mordit son frère d'un agacement patent. C'est pas parce que... Ok, on a fait ce qu'il fallait pour refroidir la chaudière, mais maintenant faut redescendre. On n'est plus au pieu, là, alors ces... mamours à la noix, là, tu mets en veilleuse. Et j'ai pas non plus envie de me faire choper toutes les deux minutes par tes bras d'orang-outan, alors distance minimale de sécurité imposée, pigé ? Putain, Sam, t'es devenu une gonzesse, ou quoi ?
Le plus jeune des Winchester se pinça les lèvres, hésitant entre pouffer de rire ou afficher le plus grand sérieux. D'un hochement de tête humble, il leva brièvement les mains pour montrer patte blanche, puis déclara paisiblement :
- Ok. Pas de souci. Compris, désolé d'avoir porté atteinte à te virilité...
Dean goûta peu ce qui lui sembla relever du sarcasme, mais pas vraiment sûr du sens qu'il devait donner aux excuses de son frère il ne riposta pas, se contentant de signifier d'un signe de tête que le sujet était clos.
- Ok, fit-il froidement en écho. Maintenant, si tu permets...
Sam saisit le message l'invitant à disposer et, affichant un air contrit qui ne dissimula pas vraiment son envie de sourire, il tourna les talons en opinant du chef. Il s'éloigna alors, et une fois dans l'encadrement de la porte, indiqua sobrement :
- Si tu me cherches, tu sais où me trouver...
Le regard furibond de Dean l'accompagna jusqu'à sa complète disparition puis, lorsqu'il fut seul et qu'il n'eut plus besoin d'afficher son indignation, l'aîné des deux frères troqua son expression outrée contre une mine plus amène, plus en phase avec ce qu'il éprouvait réellement. Car s'il avait tenu à tracer une ligne claire, avant tout pour préserver les apparences, il n'avait pas véritablement détesté les manœuvres d'approche ou autres marques d'affection de Sam, loin s'en fallait, et réaliser qu'ils semblaient à minima avoir tous deux enfin réussi à juguler la fougue de leurs instincts, même si pour cela ils avaient dû y céder totalement, fut source d'un indéniable et étrange réconfort pour Dean.
Nonobstant le caractère insensé des événements qui, à ses yeux, continuaient de mettre plus rudement que jamais à l'épreuve la solidité, mais également la nature profonde de leurs liens fraternels, dont il doutait même, piqué d'anxiété, pouvoir encore les qualifier uniquement ainsi.
Habillé de gris et de bleu, ses cheveux mis au pas par une noix de gel et sa barbe ne lui assombrissant plus les joues que d'un léger voile, ce fut d'un pas décidé et en affichant une assurance quelque peu exagérée que Dean choisit alors, vingt minutes plus tard, de rejoindre les parties communes. Au fond de lui, il ne se confrontait pas à Sam avec le cœur totalement libre, car outre l'embarras coupable que lui inspiraient - entre autres choses - leurs ébats débridés, les questions qu'avait évoquées son cadet l'avaient incité à se les poser à son tour, mais sans qu'il y trouvât davantage de réponses.
- Si la grosse tête sait pas quoi en penser, prononça-t-il tout haut pendant qu'il remontait le couloir, c'est pas moi qui vais résoudre l'énigme...
L'esprit embrumé par toutes ces idées amalgamées qui lui donnaient l'impression d'une gueule de bois, il avait d'abord opté pour un passage par la cuisine, en supposant y trouver Sam, même si l'heure du déjeuner était passée depuis longtemps.
Mais alors qu'il s'apprêtait à franchir les portes de l'intendance, il s'arrêta en entendant son frère appeler, depuis l'autre bout du corridor :
- Dean ?
L'aîné des Winchester tourna la tête en réalisant que Sam se trouvait la bibliothèque. Il n'en fut guère étonné, bien qu'au timbre marqué de la voix de son cadet, il crut déceler une certaine tension, comme une urgence à répondre. Faisant demi-tour, il se dirigea d'emblée vers la grande salle, visant la porte au milieu du couloir principal dont il apercevait les fuites de lumière, et il n'avait pas fait trois pas que Sam, redoublant d'insistance, réitéra :
- Dean ?
Agacé, celui-ci faillit brailler qu'il n'était pas sourd et qu'il allait arriver, si on lui en laissait le temps. Mais Sam fut plus prompt à apparaître, faisant irruption dans le corridor avec empressement, s'empêchant de héler son frère une troisième fois en le voyant marcher dans sa direction.
- Qu'est-ce qui y a ? lança Dean en lui jetant un regard inquisiteur.
Sam le dévisagea avec perplexité, son bras pointant vers l'intérieur de la bibliothèque.
- Qu'est-ce que c'est que ce... truc sur la table ? D'où ça vient ?
Il fallut bien quelques secondes à Dean pour comprendre de quoi il était question, le temps d'agiter la tête d'un air de complète ignorance ; et puis il se rappela Castiel qui les avait inopinément surpris, comment il l'avait rattrapé dans le couloir et surtout ce que l'ange était alors venu leur remettre. Passant devant son frère qui continua de le viser d'un air interrogateur, Dean pénétra dans la salle principale du bunker et, en braquant son regard sur la grande table en bois, il vit la conque mouchetée dans l'exacte position où il l'avait laissée la veille. Ses tripes se nouèrent en repensant aux Érotes qu'il avait presque réussi à oublier ces dernières heures, et Sam, en lui emboîtant le pas, vint se poster à ses côtés pour lui répéter :
- Dean, alors ? Tu sais ce que c'est ?
L'intéressé hocha la tête avec réticence.
- C'est... C'est Cass qui l'a rapporté. Hier.
- Hier, fit Sam d'une voix raide, en se repassant le film des événements. C'est pour ça qu'il était là, quand...
Dean lui adressa un regard furtif qui valut confirmation.
- Il a trouvé ça dans je sais plus quel coin du monde, narra-t-il. Dans une grotte, je crois. Chez un prêtre... décathlonien, ou un truc du même genre.
Sam le regarda en fronçant les yeux.
- Déca... Quoi ?
- Il pense, reprit Dean, que... Qu'on peut s'en servir pour invoquer les trois emplumés.
Il affronta passivement le silence estomaqué de Sam, sans avoir besoin de le regarder pour prendre conscience de la stupéfaction qui le saisit. Le cadet de la fratrie demeura coi plusieurs secondes, avec l'impression d'être en présence d'une grenade dégoupillée, et les rides de son front s'affaissant soudain il s'éleva, blême :
- De... De quoi ? Répète-moi ça ?
Dean lui jeta un rapide coup d'œil et soupira en silence.
- C'est bon, pas de panique, rassura-t-il en se déplaçant de quelques pas le long de la table, veillant à conserver une distance de sécurité avec la relique. Tant que tu souffles pas dedans y'a pas de risque. Je suis pas dingue au point de les faire apparaître sans un plan derrière...
- Heureux de l'entendre, décocha Sam d'un ton lapidaire. Et à quel moment tu comptais me prévenir qu'on avait ce truc dans le bunker ?
- Hey, mollo, ok ? morigéna Dean sans ménagement. Je sais pas si t'es au courant, mais depuis hier j'ai un peu été pris par autre chose, excuse-moi de pas avoir spécialement eu la tête à t'en parler !
Sam trouva le ton de son frère un peu trop mordant pour seulement l'expliquer par son désir de se défendre, mais évita de rajouter de l'huile sur le feu. Il n'avait aucune envie de se quereller avec lui maintenant, et se borna à afficher sa contrariété par un pincement des lèvres et une crispation des mâchoires.
- Tu peux me dire au moins ce qu'on est censé faire de ce… coquillage ? interrogea Sam d'une voix tendue. À quoi je dois m'attendre pour la suite, d'ailleurs où est Cass ? Parti chercher un pieu de chêne de trois mille ans trempé dans du sang de vierge ?
Dean ne nia pas que l'ange était vraisemblablement toujours en quête d'informations supplémentaires, plus ou moins concrètes, même s'il n'avait pas les détails.
- J'en sais rien, marmonna-t-il en faisant le tour de la table. Il a pas encore appelé.
- Dean, asséna Sam d'un ton implacable, en avançant jusqu'à frôler le bord de la table, juste devant la conque. Je suis sérieux, tu vas me promettre de ne rien faire sans m'en parler.
- Ok, détends-toi, tu veux ? pria-t-il d'un air agacé. Je t'ai dit que je ferai rien sans plan, ni sans t'en parler, c'est d'accord, quoi que Cass trouve. S'il trouve un truc. Ça te va ?
Sam accepta de s'en contenter. Comme il hocha la tête, de manière un peu forcée, son frère fit quelques pas de plus, tournant le dos pour signifier que le sujet était clos. Dans le même temps, et à présent que toute initiative malheureuse semblait écartée, Sam baissa les yeux sur la conque pour prendre le temps d'en admirer la stupéfiante beauté. Le cadet des Winchester eut l'impression qu'un ciel d'été s'était imprimé dans sa nacre.
- Tu dis que c'est en soufflant dedans que les Érotes sont invoqués, c'est ça ?
- D'après Cass, confirma laconiquement Dean en jetant un coup d'œil vers son frère qu'il vit tendre la main vers la relique.
- Drôle d'objet, fil-il en laissant ses doigts s'y poser, c'est… Ah !
Sam venait de retirer son bras comme s'il avait été mordu par un serpent.
- Putain, s'écria-t-il en reculant. C'est brûlant !
Déconcerté, il regarda sa main, puis la conque, puis sa main encore en grimaçant férocement, et en s'agrippant le poignet il poussa un gémissement tonitruant, témoin de la douleur fulgurante qui s'empara de lui.
- Aaaah ! Bon sang, mais qu'est-ce qui se passe… AAAAH !
Il s'effondra en hurlant de douleur et Dean, pris de panique, bondit en criant son nom. En une seconde il rejoignit son frère, recroquevillé sur le sol, et se jeta sur les genoux pour essayer de le relever, tâchant de le soutenir de ses bras en lui demandant en boucle ce qui lui arrivait. Sam se débattait, comme s'il cherchait à échapper à la morsure d'un piège à loup, hurlant sans fin en se ratatinant autour de sa main, et ne semblait rien entendre des prières ou autres injonctions impérieuses que Dean prononçait, mort d'angoisse, pour l'amener à lui montrer ce bras qui le faisait souffrir mille morts. Il ne sut comment, l'aîné de la fratrie finit toutefois par réussir à faire tendre le bras à son cadet dont le corps semblait devenu aussi raide que la pierre, et à ce moment il fut frappé d'une horreur sans nom par la peau cramoisie, couverte de cloques, qui cuisait littéralement sur les os de Sam, depuis le bout des doigts jusqu'au poignet.
- Bordel, Sammy ! cria Dean, désemparé. Tiens bon, je vais… Je vais…
Les hurlements épouvantables de Sam, qui se tordait de douleur, lui faisaient vrombir les tympans, et Dean n'avait pas la moindre idée ni de ce qui se passait, ni de la façon d'y mettre un terme.
- À l'aide ! hurla-t-il à pleins poumons tout en étant condamné à regarder la main de son frère continuer de se consumer. CASTIEL !
Son appel fut entendu. Mais pas par Castiel, et l'ange que Dean vit soudain apparaître devant lui n'en était pas un, sauf sur les peintures ou les sculptures que des siècles et des siècles d'ignorante croyance avaient lentement transformées. Rarement Dean avait ressenti pareil effroi, un tel sentiment d'horreur qu'en voyant cet homme resurgir, là, et en en croyant à peine ses yeux, dardés d'impuissance, il chercha désespérément un moyen d'affronter la menace alors que l'intrus s'avança. Il essaya avant tout de protéger son frère à terre qui continuait d'endurer son supplice, l'entourant de ses bras pour devenir son bouclier et, refusant de l'abandonner, ne put qu'opposer à l'agresseur un cri éperdu, tant fait de peur que de rage, en le regardant avec terreur fondre sur eux.
