Chapitre 17

- Sammy, demanda son frère, sur un genou face à lui, en lui serrant le bras plus fort que de raison. Sammy, montre-moi !

Raide et tremblant dans un fauteuil où il était arrivé sans savoir comment, les cheveux et la chemise trempés de sueur, Sam montra son bras. Ses muscles étaient contractés à tel point qu'ils semblaient aussi durs que la pierre, mais ses doigts, miraculeusement, avaient déjà pratiquement retrouvé leur état normal. La peau avait perdu son épouvantable couleur noire, les cloques avaient disparu, et la douleur achevait de s'envoler, comme un souvenir lentement effacé de la mémoire.

- Ça va, assura-t-il d'une voix trébuchante et râpeuse. Ne t'occupe pas de moi.

Ses yeux glissèrent alors sur le flanc de Dean, droit vers le visiteur planté là-bas, juste devant le coin d'un buffet, et l'aîné des Winchester se tendit tout entier, le corps submergé d'une vague d'adrénaline qui lui hérissa jusqu'au dernier poil du corps. À la manière d'un prédateur sur le point de passer à l'attaque, il calcula le moindre de ses gestes, dosa chacune de ses respirations, prenant à la fois toute la mesure du danger et soucieux de pousser l'avantage que leur adversaire leur avait donné par son brusque désintérêt. Dean se souvint qu'un fusil à canon scié était caché sous la table ; ses yeux roulèrent dans sa direction tandis qu'il chercha le chemin le plus court pour s'en emparer, mais l'idée eut à peine le temps de prendre forme dans son esprit que le visiteur asséna posément, d'une voix qui lui glaça le sang :

- Si tu veux prendre ton arme, ne te gêne pas pour moi. Fais donc, je me sers un verre.

Dean sentit un sentiment de haine et de fureur lui remonter dans la gorge comme un reflux de nausée. Il se releva d'un trait, son sang bouillant dans ses veines, et le regard de Sam, qui essaya de le rappeler à la raison, n'eut aucune prise sur lui. Dean agrippa le fusil, l'arracha de son logement, fit volte-face pour se tourner vers Costume Noir, et sans autre forme de procès il fit feu, à trois reprises, dans le vacarme assourdissant des détonations qui résonnèrent à en faire écrouler les murs. Il le toucha d'abord au dos, puis au flanc, et enfin en plein torse, alors que les tirs n'empêchèrent aucunement l'homme aux cheveux blonds de pivoter vers son agresseur, et lorsque le bruit du dernier coup de feu acheva de s'estomper, ne laissant qu'un trait de fumée s'échapper du canon, l'Érote, dont même le costume n'avait pas une trace, se plaignit d'un air consterné :

- En dix fois mille ans, je n'ai jamais été accueilli avec une telle grossièreté… Tu n'as pas pu t'en empêcher, n'est-ce pas ? J'espère qu'au moins, tu es soulagé ?

Dean demeura pétrifié, l'échine glacée. Le fusil soudain trop lourd pour son bras qui, tremblant, retomba à la verticale. Il remarqua alors, ce qui lui avait échappé à Gloucester, l'incroyable bleu azur des yeux de son opposant qui le pénétrèrent jusqu'à l'âme, et impuissant face à lui il s'apprêtait déjà à subir son courroux, son courroux divin qui ne lui donnerait sans doute pas une seconde chance de se relever.

- En avons-nous terminé avec les hostilités ? lâcha soudain Costume Noir avec froideur et dépit. Oui ? Si j'étais là pour vous nuire, j'aurais laissé ton frère brûler vif, or il semble bien portant, n'est-ce pas ?

Dean jeta un rapide regard vers Sam, qui en dépit du choc, semblait à présent tout à fait guéri. Ce que l'aîné des Winchester avait pris pour un geste de menace, quand la déité était apparue pour s'avancer vers eux, avait au contraire été un acte salvateur, car en posant la main sur le bras de Sam, elle avait aussitôt inversé la catastrophique combustion de ses chairs. Les deux hommes restèrent aux aguets, partagés entre effroi et confusion, mais ne pouvaient qu'admettre que, pour l'instant, le visiteur ne s'était pas montré hostile, même si aux yeux de Dean, tout ce qui arrivait était directement sa faute.

- Tu te pointes au moment où mon frère s'enflamme comme une torche et t'aurais rien à y voir ? ne put-il s'empêcher d'accuser. Toi et tes frangins avez compris qu'on lâcherait pas l'affaire et c'est toi qui as perdu à la courte paille pour devoir te taper la corvée de venir nous intimider ? Hum ?

Son aplomb l'étonna lui-même, au moins autant qu'il effraya Sam, lequel braqua les yeux sur Costume Noir qui parut clairement perdre patience. Une grimace de dégoût lui tordit les lèvres alors qu'il venait de les tremper dans l'alcool, et en posant son verre avec dédain il lâcha d'un ton implacable :

- Arrêtons ce jeu et arrêtons-le tout de suite, les Winchester… Compris ? La relique, sur cette table, prouve que vous savez qui nous sommes, alors n'abusez pas de ma patience par vos provocations puériles.

Seul le silence s'imposa aux deux frères qui sentirent leurs cœurs s'emballer. Dean craignit d'avoir été trop loin, mais s'obligea malgré tout à braver l'Érote d'un air de défi. Ce dernier choisit d'opposer l'indifférence à cet affront, dont la modestie soulignait surtout l'impuissance de son auteur, et son attention se portant sur la conque il se déplaça jusqu'à elle, posant dessus sa main droite avant de la retourner pour la mirer longuement.

Dean se sentit incroyablement stupide d'avoir espéré, pendant une seconde, voir le costume noir s'enflammer.

- Vous n'avez pas dû ménager vos efforts pour la trouver, nota la divinité entre admiration et perplexité. Il y a bien longtemps que je n'en ai plus tenue une dans le creux de la main… Ces motifs… Elle provient d'Hyrcanie, n'est-ce pas ?

- Éros, prononça alors Sam d'une voix gutturale, le front moite et le regard perçant, sans se préoccuper de rien d'autre. Qu'est-ce que tu nous veux?

Il avait interpellé l'intrus par le nom qu'il pensait être le sien afin de lui confirmer que Dean et lui en savaient beaucoup à son sujet, mais l'intéressé n'en parut pas troublé. Lentement, il reposa la conque, et sans détromper le cadet des Winchester quant à l'identité qu'il lui avait prêtée, il lui annonça d'un ton placide, en le mirant dans les yeux :

- Je suis venu te sauver, chasseur. Ta nature t'empêche d'en prendre conscience, mais mes frères et moi n'avons pas le moindre intérêt à te voir disparaître, d'autant plus que tu ne représentes pour nous aucune menace. Sans vouloir t'offenser.

Sam ravala sa bile et Dean, quasiment crocs dehors, se sentit trembler d'une rage folle.

- Visiblement, reprit celui que tout désignait comme étant le véritable Éros de la mythologie, vous n'avez pas découvert grand-chose excepté notre identité. Sans quoi, vous n'auriez pas posé la main sur la spire, cette relique réservée à nos prêtres, qu'aucun mortel ne peut toucher sous peine de mort.

- Les dieux de l'Amour, hein ? railla Dean avec ironie. C'est sûrement ça qu'on appelle l'amour vache ?

- Si je n'étais pas Amour, je ne me serais pas manifesté et tes larmes seraient à présent en train de s'évaporer sur un tas de cendres, décocha-t-il.

- Non, si toi et tes clones vous ne vous étiez pas pointés, rien ne se serait passé et notre vie ne serait pas un tel foutoir, accusa Dean en avançant de deux pas furieux.

Éros l'observa un instant, et un léger rictus parut se dessiner sur ses lèvres.

- Tes mots disent le contraire de ce que dit ton cœur, assura-t-il, mais soit. Nous ne nous attendions pas à ce que tu fasses preuve de beaucoup de reconnaissance.

Instinctivement, comme un bruit strident qui lui aurait hérissé le poil, Dean se tendit, manquant de bondir sur l'Érote qui leva doucement une main en signe d'apaisement.

- S'il te plaît, demanda-t-il. Je ne suis pas là pour me battre, combien de fois faudra-t-il vous le répéter ? Je suis seulement venu pour vous aider.

- Nous aider ? répéta Sam avec douleur, sans pouvoir ignorer les tourments profonds de la situation sans précédent que son frère et lui devaient vivre. Tu sais ce que vous avez fait, pas vrai ? Ce qui nous arrive, depuis qu'on vous a croisés ? Tu apparais, tu me soignes, et on devrait… quoi ? Te remercier ?

Éros le gratifia d'un regard insondable, ni amical, ni hostile, avant de répondre sans émotion :

- Vos remerciements sont inutiles, de même que nos excuses. Nous sommes les Érotes, nous sommes nés pour que prospère l'amour, et nous agissons selon notre nature.

Les deux frères ne surent s'ils devaient se sentir soulagés ou désespérés d'entendre enfin leur interlocuteur confirmer son identité. Mais ce fut surtout son postulat qui laissa Dean effaré, et comme terrassé par l'ineptie de tels propos, ce fut presque sans force qu'il souffla :

- …prospère l'amour, mais que… C'est quoi ces conneries, c'est sérieux ?

Puis, sa hargne revenant au triple galop, ses yeux s'embrasèrent et il s'éleva :

- C'est des cadavres, qu'on a suivi à la trace pour remonter jusqu'à vous, bordel !

- Je le déplore, mais vous en êtes les principaux fautifs, clama Éros en se déplaçant de quelques pas. Vous, en tant qu'espèce. Incapables de vous accepter tels que vous êtes, tellement convaincus d'être meilleurs que tout autre, vous avez édicté des règles qui vous emprisonnent, des règles dont nous n'avons que faire, et d'ailleurs vous non plus, en votre for intérieur. Les morts dont tu parles sont l'illustration de ce qui se produit quand votre cœur vous pousse à contresens de votre déni. Quand vous refusez obstinément d'admettre vos véritables désirs.

- Nos désirs, ou les vôtres ? lança soudain Sam d'un air belliqueux. Rien ne se serait passé si vous ne vous en étiez pas mêlés ; pour ces gens, pour nous… rien n'aurait changé !

Abasourdi, Dean ne put s'empêcher de détourner le regard d'Éros pour viser son frère un instant. Il ne s'était pas attendu à entendre Sam, qui avait toujours défendu l'idée que c'était bien d'eux-mêmes que ces instincts émanaient, renvoyer l'Érote à sa responsabilité, et ce dernier, de répondre sans ciller :

- Le changement… Certains ne peuvent l'accepter, c'est ainsi. Beaucoup, en revanche, l'embrassent de toutes leurs forces, incapables de comprendre comment ils ont pu vivre différemment avant lui. Dans quelle catégorie vous situez-vous ?

Cette fois, sa question semblait exiger une réponse, mais aucun des deux frères ne fut à même de la fournir. Entre confusion et malaise, crainte et révolte, ils parurent se blinder intérieurement contre cette intrusion inacceptable dans leurs pensées les plus secrètes dont ils commençaient tout juste à démêler l'écheveau, et Dean, de cracher avec fureur :

- C'est pas ce qu'il t'a demandé, bouffon ! Ce qui nous arrive, c'est votre faute ! C'est vous qui nous avez mis dans cette merde, alors maintenant sortez-nous en !

- D'accord, prononça Éros sur un ton placide, mais dont le regard perçant annonçait déjà la malice de son propos. Dis-moi comment priver le chat de l'envie de tourmenter la souris, dis-moi comment empêcher la fleur de tournesol de faire face au soleil, et j'exaucerai ton vœu.

Dean plissa les yeux et tordit la bouche d'incompréhension, sans cerner le sens de la métaphore que son frère, lui, perçut très bien. Si quelque doute subsistait, il était levé, mais Sam ignorait s'il devait s'en réjouir ou bien s'en désespérer.

- C'est votre nature, expliqua la déité en décomposant patiemment chaque mot pour qu'ils s'impriment définitivement dans l'esprit de Dean. La véritable nature de vos cœurs, révélée et rien de plus. Vous êtes ainsi faits, l'un et l'autre, que cela vous plaise ou non, et le pouvoir d'extirper cette réalité de vos êtres, nous ne l'avons pas plus que vous. Vos yeux sont ouverts, désormais, souhaitez-vous réellement les refermer ?

Dean voulut lui crier un « oui » tonitruant, mais aucun son ne sortit de sa bouche. Pas plus que de celle de Sam. Ils eurent beau viser leur interlocuteur avec toute l'indignation du monde, lui répondre fut au-dessus de leurs forces. Éros, pourtant, sembla accorder à leur silence davantage de valeur qu'à n'importe quel mot, et les mains posées l'une sur l'autre au-dessus de son bas-ventre en un geste apaisé, il déclara :

- Ecoutez, cela vous sera sans doute égal, mais je peux comprendre que nous vous ayons placés dans une situation délicate. Quand Pothos, mon frère, vous a Touchés, il a agi avec le zèle qui le caractérise, et à cause de votre défiance il n'avait sans doute pas que de bonnes intentions à votre égard.

Il marqua une pause pour essuyer une nouvelle rebuffade du clan Winchester, mais elle ne vint jamais. Il se déplaça alors, marchant lentement jusqu'à un vieux manuscrit posé en devant d'une étagère, avant de poursuivre en observant l'ouvrage :

- Mais je vous assure une fois encore que nous ne vous voulons pas le moindre mal. Malgré votre condition de mortels, vous avez accompli des exploits que bien des dieux auraient été en peine de réaliser, et que notre fierté d'êtres dits « supérieurs » nous permette ou non de l'admettre, votre valeur est réelle.

Là, Sam réagit. Avant son frère, et avec une véhémence telle qu'elle parvint presque à surprendre Éros.

- À quoi rime de nous passer ta pommade ? Tu ne nous veux pas de mal ? Tu es venu pour m'aider ? Ok, c'est fait. Tu ne peux pas annuler ce qu'à fait ton frère, alors qu'est-ce que tu fous encore ici ?

Costume Noir sembla chercher ses mots. D'un regard scrutateur, il visa Sam, puis en esquissant un sourire quasiment imperceptible il répondit :

- C'est ironique, n'est-ce pas ? Si vous n'aviez pas si obstinément cherché à nous nuire, vous n'auriez pas trouvé la spire qui a failli te réduire en cendres. Et si Pothos ne vous avait pas Touchés, je n'aurais ni senti le danger, ni été en mesure de voler à ton secours.

Il balaya du regard des ailes imaginaires, d'une épaule à l'autre, et conclut :

- Sans mauvais jeu de mots.

- Ok, l'angelot, décocha Dean. Arrête ton baratin. Reprends ton coquillage, remballe ton costard trois pièces et fous le camp d'ici.

Éros eut comme un dodelinement, accueillant la sommation avec flegme.

- Quand nous avons croisé la route de vos prédécesseurs, eux non plus n'étaient pas ravis de nous rencontrer. Nous n'avions toutefois pas eu le loisir de visiter leur quartier général, à l'époque.

Il regarda ostensiblement les murs, les reliques exposées, les rangées de livres ainsi que les hauteurs du plafond, laissant le temps aux Winchester de comprendre que les Érotes connaissaient sans doute tout de leur parcours et de leur passé. Éros inspira alors, croisa les mains derrière son dos et, soudain, fit volte-face, comme pour partir.

- C'est un bien bel héritage que vos pairs vous ont légué, affirma-t-il dos tourné. Malgré l'hostilité naturelle qui oppose les dieux aux hommes réputés modernes, eux avaient compris la nécessité d'une coexistence entre nous. J'espère que vous aboutirez à la même conclusion.

Il leva une main, en un signe de salut presque familier. Décontenancé, Dean s'enquit :

- Attends, tu… Et maintenant : quoi ?

Éros prit son temps pour refaire face aux deux frères. Perplexe, il jaugea l'expression confuse et ambiguë qui crispait les mêmes parties de leurs visages, signe manifeste de leur parenté, et il retourna cette question :

- Que veux-tu dire ?

Dean savait parfaitement ce qu'il voulait lui dire. Il serra les mâchoires autant que les poings et, gagné par un feu intérieur, il jura :

- On n'en a pas fini avec vous. Tu piges ? Dieux ou pas dieux, on vous laissera pas continuer à nous prendre pour des marionnettes, ça tu peux en être sûr.

Éros hocha imperceptiblement la tête d'un air égal, prenant le temps d'affronter le regard du chasseur avant de lui répondre :

- Nous nous reverrons peut-être. Compte tenu de votre obstination, c'est fort probable. Vous ferez alors ce que vous estimerez devoir faire. Tout comme nous.

Le message était clair, de part et d'autre. Une tension étrange s'installa, propice à déclencher de nouvelles hostilités aussi aisément qu'une reprise de feu sous l'action du vent, mais l'air belliqueux et la moiteur de la peau des Winchester, prêts à bondir, laissèrent froid le dieu de l'Amour.

- Songez tout de même à ce que vous avez accompli, conseilla Éros. Vous avez défié le Créateur en personne, restauré ce monde… et pas seulement lui, mais tous les mondes, ces innombrables réalités qu'Il s'est plu à effacer l'une après l'autre avant que le Néphilim ne Le destitue… Ici, vous êtes bien vivants, susceptibles de jouir de cette paix retrouvée ou de mener des combats qui en valent la peine… Dans d'autres réalités, vous n'avez pas cette chance. Vous combattre nous serait déplaisant et assurément funeste en ce qui vous concerne. La place ne manque pas, ici-bas, et votre rôle comme le nôtre sont nécessaires au bon équilibre de ce monde. Je suis certain que nous pouvons trouver un moyen d'y cohabiter.

Son discours, à plus d'un chef, dérouta les frères Winchester. Ses intentions, comme ses motivations, leur restaient obscures, et Sam finit par se demander si Éros n'éprouvait pas pour eux l'intérêt qu'éprouve le propriétaire du cobaye à le voir courir dans sa roue.

- C'est drôle, lança Sam, cinglant. On croirait presque que notre sort t'intéresse…

- Disons qu'en tant que dieu de l'Amour, je le préfère nettement à la guerre, justifia Éros en esquissant un sourire. Je vous trouve dignes d'intérêt, je ne vous l'ai pas caché, et…

- Parce qu'on a rabattu son caquet à Chuck, coupa Dean en montrant les dents, ouais, on a pigé. Et, justement, en parlant de ça, tu devrais faire gaffe à tes plumes. Parce que si on a mis sa raclée à Dieu en personne, imagine un peu ce qu'on pourrait bien te faire.

Sam craignit que cette provocation inutile n'envenime une situation déjà bancale mais il fut néanmoins content de l'affront qui fut fait au visiteur, lequel encaissa sans rien dire, l'air aussi blasé qu'indifférent. Il haussa brièvement les sourcils, le temps d'une inspiration lasse, puis retourna :

- Oui, hé bien c'est à voir. Évite tout de même de trop te gargariser de ce coup d'éclat, Dean Winchester, il ne te rend pas invincible. Il existe une réalité où tu n'es déjà plus, disparu sur un bûcher après avoir été embroché sur une pique par un simple vampire. Si une telle créature a pu te tuer, imagine ce que nous pourrions bien vous faire.

Dean s'entendit ravaler sa salive. C'était nonobstant la deuxième fois qu'Éros faisait mention du multivers, et Sam, moins par relative curiosité que pour détourner leur visiteur d'une potentielle velléité de sanction, questionna d'une voix chevrotante :

- Tu t'intéresses à nous jusque dans les réalités alternatives que Chuck a effacées ?

- Ce sont plutôt les Moires qui s'intéressent à vous. Surtout l'une d'elle. Atropos, depuis qu'elle a croisé votre route, nourrit une étrange obsession pour votre… disons plutôt, vos destinées.

Le souvenir de la divinité du Destin, qu'ils avaient affrontée quelques années plus tôt, revint sans difficulté à la mémoire des frères Winchester. Ils se souvenaient s'être déjà attiré son courroux pour avoir influé sur le cours des événements, et imaginèrent aisément le niveau d'hostilité que cet ancien agent du Ciel, bien que déesse mythologique, pouvait aujourd'hui leur vouer.

- Elle compte nous remettre à notre place, elle aussi ? jeta Sam en sentant un frisson hérisser son dos mouillé.

- Pas à ma connaissance, affirma Éros sur un ton léger. Mais, les Moires sont nos lointaines cousines, alors les nouvelles vont vite… Vous savez comment cela se passe, au sein d'une même famille.

S'il y avait une quelconque allusion dans son propos, Sam et Dean ne la décelèrent pas. Anxieux et mal à l'aise, ils continuèrent de dévisager le dieu de l'Amour, qui alors, proclama :

- Si cela vous intéresse, vous n'aurez qu'à interroger votre ami ange-gardien. Il conserve sans doute avec les Moires davantage de liens que nous n'en avons gardé nous-mêmes.

Puis, d'ajouter en consultant un peu théâtralement la montre qu'il portait au poignet :

- Mes frères et lui devraient avoir terminé leur entretien, à l'heure qu'il est.

Les neurones de Sam semblèrent s'entrechoquer, et Dean manqua un battement de cœur.

- Q… Quoi ? Qu'est-ce que tu veux dire, qu'est-ce ce que vous lui avez fait !

- Mais rien du tout, assura Éros. Il est venu nous trouver, nous avons parlé. Je lui dirai que vous attendez désespérément de ses nouvelles, s'il est toujours présent. Pour le moment, je reprends ce qui m'appartient et je vous quitte. Peut-être à bientôt, les Winchester.

Ces derniers voulurent le retenir, l'obliger à clarifier son propos pour être certains que Castiel était sauf ou lui faire avouer s'il s'agissait d'une autre menace voilée, mais l'Érote se volatilisa soudain, aussi rapidement et silencieusement qu'il était apparu, et la conque disparut avec lui. Seuls à nouveau, les deux frères restèrent un instant décontenancés, le cœur battant, et après avoir échangé un regard angoissé, Dean bondit sur son téléphone.

Castiel ne répondit pas tout de suite. Parce qu'il n'avait aucun autre moyen de joindre son ami peut-être aux mains des Érotes, dont Pothos, Dean multiplia les appels et les messages, en vain. Il revécut le dernier départ de Castiel quand, après avoir déposé la relique, celui-ci s'était éclipsé en déclarant qu'il lui restait des éléments à vérifier s'agissant des Érotes ; Dean, mortifié d'avoir été surpris entre les genoux de son frère, et ayant prié son ami de le laisser seul, s'était convaincu que Castiel avait utilisé le premier prétexte venu en guise d'au-revoir, mais l'aîné des Winchester n'en était plus si sûr, à présent. Pendant plus de vingt minutes, il s'échina à établir une communication avec l'ange, sous l'oeil inquiet de Sam qui resta figé, guettant tout du long l'instant où il entendrait décrocher, mais rien. Ce ne fut qu'au moment où Dean allait abandonner et jeter l'appareil contre le mur que le téléphone se mit à sonner, et en prenant l'appel en catastrophe, il s'écria :

- Cass ?! Cass, c'est toi ?

- Oui, Dean, c'est moi.

Mais la voix ne venait pas du téléphone. Castiel venait d'apparaître à l'autre bout de la pièce, l'appareil pourtant à l'oreille et, sans même chercher à comprendre la raison de cette nouvelle fantaisie, les deux frères se sentirent libérés d'un poids terrible et de nouveau en mesure de respirer.

- T'es barjot, t'entends ? Barjot ! Qu'est-ce que t'es allé foutre te jeter dans la gueule du loup sans nous le dire !

Il y avait moins de cinq minutes que Castiel s'était manifesté. Et Dean l'avait déjà houspillé trois fois, après que l'ange ait confirmé les dires d'Éros. Dans un soupir, il répéta :

- Je te l'ai dit, c'était sans danger pour moi. J'ai eu l'idée de me renseigner auprès de connaissances communes pour les retrouver, et ça a marché. Il valait mieux que ce soit moi qui aille leur parler.

Castiel, assis dans un fauteuil de la bibliothèque face à Sam qui n'avait pas dit un mot, regarda alors ce dernier d'un air à la fois soucieux et rasséréné. Sam, les mains jointes et crispées, lui fit un signe de tête gêné puis entendit son ami lui demander :

- Tu vas bien ? Pendant que je parlais avec les Érotes, ils ont senti quelque chose et Éros a disparu. Quand il est revenu il m'a expliqué ce qui s'est passé. Je suis désolé, là où j'étais je ne pouvais rien entendre de ce qui se passait à l'extérieur.

- Ça va, maintenant, oui, assura le cadet des Winchester d'un sourire reconnaissant. T'en fais pas.

- Sam, je… Je suis désolé. Je ne savais pas que la conque était aussi dangereuse pour les humains. Si j'avais su, je… Pardon, je… Il aurait pu vous arriver malheur à tout moment, par ma seule faute.

- Mais grâce à tes nouveaux potes, tout va bien ! cracha Dean qui, debout bras croisés, faisait nerveusement les cent pas autour des fauteuils. Tu pourras les remercier, à votre prochaine partie de poker !

- Dean, pria Sam d'un regard las, dont Castiel remarqua qu'il évitait de se poser longtemps sur lui. On lui a demandé son aide, tu peux laisser Cass nous dire ce qui s'est passé ?

Alors que Dean accepta de se taire, mais sans cesser de maugréer, l'ange secoua lentement la tête en rapportant d'un air placide :

- Je suis allé vérifier leurs intentions et m'assurer qu'ils n'avaient pas décidé d'occuper une place qui ne leur revient pas. Avec la disparition de… Chuck, et l'ordre nouveau qui s'est établi, certains pourraient être tentés de renforcer leur emprise en pensant pouvoir profiter d'une faiblesse. La nouvelle génération d'anges est jeune, inexpérimentée… Le Paradis a voulu évaluer le risque, mais… il n'y en a pas. Pas des Érotes, en tout cas. Ils n'ont pas changé leur façon d'agir et n'ont pas l'intention de le faire. Ils jurent que ce n'est pas eux qu'il faut craindre. On va surveiller la situation, mais…

- Bah voyons, coupa Dean avec violence, et on va les croire sur parole, hein ? Alors on fait rien, on les laisse courir ? C'est ça ? Merci pour ton aide, mais on va se débrouiller tout seuls, pas de souci ! On a l'habitude !

Sa colère était telle qu'elle prenait des accents de pure ingratitude, et Sam en fut réellement contrarié. Il faillit se lever pour recadrer fermement son frère, mais Castiel le devança en exprimant, avec calme :

- Je comprends que tu sois furieux, Dean. Mais je te l'avais dit, les Érotes ne constituent pas une menace, en tout cas pas de la même nature que celle que représentent les vampires ou les spectres. Ils ne sont pas malfaisants et le Paradis estime leur présence nécessaire, les anges ne les combattront pas, et si vous y aller seuls, vous mettrez vos vies en danger. Si vraiment la situation est trop difficile pour toi, je peux essayer de fermer ton esprit à certains sentiments, et…

Le regard noir, incendiaire, meurtrier que Dean décocha à Castiel, fit taire aussitôt ce dernier. Sam eut l'impression de sentir physiquement la fureur de son frère et crut bien le voir exploser, littéralement, mais l'aîné des Winchester se sentit tellement offensé, tellement humilié d'avoir donné l'impression d'être prêt à accepter une solution aussi pathétique, qu'il tourna les talons et s'en alla sans rien dire, affichant nonobstant tout le mépris et la révolte que lui inspirait cette proposition.

- Je… Je ne voulais pas le blesser, bredouilla bientôt Castiel, perturbé.

- Non, t'inquiète pas, dit Sam d'un air sombre. Je lui parlerai. C'est pas contre toi, c'est juste qu'il a tellement de mal avec… Enfin, avec ce qui se passe depuis qu'on est tombé sur eux… Enfin tu vois. D'ailleurs, je… Je voulais m'excuser pour… ce que tu as vu l'autre fois, ce… Ce truc que tu nous as vus faire, Dean et moi… C'est…

Rouge de honte, il ne put poursuivre, et Castiel mit un certain temps avant de saisir que c'était à lui de reprendre.

- Tu… Sam, ne sois pas gêné. Je l'ai dit à Dean, le cœur de l'Homme ne peut rien contre le Toucher des Érotes. Ne crois pas que vous soyez les seuls à ressentir ce genre de choses, l'Histoire a très souvent démontré le contraire. Simplement, vous faites partie des rares à en avoir pris conscience.

Difficilement, Sam leva les yeux. Il ne savait pas si les propos de Castiel étaient source de réconfort, mais il fut à peu près sûr en revanche que ce à quoi il avait assisté n'avait pas ébranlé l'ange plus que cela. À moins qu'il ait acquis un talent nouveau pour dissimuler ses sentiments, depuis son retour, ce dont Sam doutait fortement.

- Ouais, fit-il d'un rire emprunté. Bah je ne sais pas si ce qu'on éprouve est le reflet de l'état de nos cerveaux ou si on a juste frappé très fort, mais je crois pas que les Érotes aient souvent déclenché ce genre de réactions.

Castiel haussa les sourcils sans abonder ni infirmer. Sam en ressentit un pincement au cœur.

- Dis, reprit-il en se raclant la gorge, cherchant à se ressaisir et à évacuer ce sujet délicat. Tu parlais de connaissances communes qui t'ont renseigné sur eux… Ce serait pas les Moires, par hasard ?

- Si, confirma Castiel. Éros te l'a dit ? Elles n'ont pas été très coopératives mais… en leur démontrant qu'elles avaient tout intérêt à continuer de collaborer avec le Ciel, elles ont fini par m'indiquer où je pouvais trouver les Érotes.

- Je vois. Non, Éros… ne nous l'a pas dit clairement, mais il les a mentionnées. Il a fait une allusion que je comprends mieux, maintenant.

Ce n'était pas le cas de Castiel, qui parut perplexe.

- Et ils sont où ? demanda Sam à mi-voix, l'œil aussi timide qu'attentif.

- Sam, prononça l'ange en écarquillant les yeux. Ne me dis pas que tu veux suivre l'exemple de Dean… Les provoquer serait une folie, même s'ils n'ont aucun désir de détruire les hommes, ils restent des dieux, tu sais ce que vous risquez.

- Non, je… J'ai pas l'intention d'aller les défier, je ne crois pas qu'essayer de les tuer puisse résoudre quoi que ce soit. Mais on s'est tellement demandé où les trouver, que maintenant que tu l'as fait…

Castiel hocha la tête et, quoiqu'un peu à contrecœur, il révéla :

- Oui… Ils ont un temple en mer Egée… C'est là que je les ai trouvés.

L'ange eut l'air de penser qu'il avait fourni là une information de grande valeur, alors que Sam eut presque envie de rire en constatant qu'il ne pouvait strictement rien en faire. Il hocha la tête en souriant, puis s'enquit, le front barré de rides d'inquiétude :

- Qu'est-ce que vous vous êtes dit, exactement ?

- En réalité, pas grand-chose… J'ai évoqué votre rencontre, en leur disant que les anges seraient attentifs à ce que leurs sauveurs ne soient pas menacés… Ils ont assuré qu'ils n'y avaient pas intérêt, que leur attention se portait ailleurs, mais qu'ils ne tolèreraient pas qu'on interfère dans leur mission, surtout après avoir consenti à quitter la région… C'est à peu près tout.

- Leur mission, répéta Sam avec un goût de bile. J'espère que pour un type comme nous, ils en touchent mille qui y trouvent leur compte, parce que sinon…

En disant cela, il eut le sentiment de renier ses propres propos, chaque fois qu'il avait tenté de convaincre Dean que c'était ainsi, et que sans réussir à s'accommoder de cette réalité exhumée de leurs cœurs, ils ne surmonteraient pas cette épreuve. Et il sentit ses maigres convictions ébranlées, même s'il était toujours persuadé d'avoir fait le bon choix en acceptant de reconnaître comme siens les désirs contre-nature qui s'étaient emparés de lui.

- Personne ne choisit les désirs profonds qui l'animent, livra Castiel d'un ton fataliste, comme s'il avait capté les pensées du chasseur. Les Érotes ne sont pas des chérubins, ils n'interviennent pas directement pour influencer les cœurs… Tout juste peut-on les blâmer d'avoir révélé ce qui aurait pu rester ignoré.

Sam se sentit empli d'un froid intense. Si la malice des Érotes se résumait à les avoir confrontés, son frère et lui, à leur nature profonde, comme il l'avait toujours plus ou moins cru, à qui revenait la plus large faute ? Il resta pensif un long moment, et interrogea d'un air égaré :

- Alors, c'est tout ? On en reste là, on oublie qu'on a croisé leur route et on essaie de faire avec ce que ça nous a fait ?

- Ça ne plaira pas à ton frère, mais je crois sincèrement que c'est le plus sage à faire. Chercher à se venger d'eux ne changera rien à la situation.

- Non, murmura Sam d'une voix moribonde. Non, ça ne va pas lui plaire.

Sans bruit, trahi par le seul bruissement de son imperméable, Castiel se leva.

- Je peux essayer de… faire quelque chose… pour vous aider, osa-t-il à peine proposer après la violente réaction de Dean. Je ne garantis pas que…

- Merci, interrompit Sam d'un sourire lourd. Mais je ne pense pas avoir très envie qu'on me triture la tête à nouveau, pour ça je crois que j'ai assez donné.

Castiel comprit et en resta là, tout à son embarras d'avoir soumis à nouveau cette idée. Il chercha un instant quoi ajouter, et ne trouvant plus rien à dire pour soulager l'affliction de son ami, il se borna à rappeler :

- Je dois partir, maintenant, mais je suis toujours là si vous avez besoin de quelque chose. N'hésitez pas à m'appeler si je peux faire quoi que ce soit, d'accord ?

Sam hocha péniblement la tête. Et lorsqu'il réussit à lever les yeux pour remercier à nouveau l'ange de son aide, ses mots résonnèrent dans une salle déjà vide.