Chapitre 18
Quand Sam alla retrouver son frère, il s'attendit à un accueil peu agréable. Il frappa à sa porte, entra dans la pièce, et le trouva à rassembler ses affaires, blouson, portefeuille, téléphone, visiblement prêt à quitter le bunker.
- Où est-ce que tu vas ? demanda Sam sur un ton désabusé.
- Pas question de les laisser s'en tirer comme ça, fulmina Dean en continuant de s'agiter.
- Où est-ce que tu vas ? répéta son frère.
- J'en sais rien ! cria-t-il en lui jetant un regard révolté. Je prends la bagnole et je me tire d'ici, j'ai besoin de changer d'air !
Il passa si près de Sam, et avec tant d'énervement, qu'il lui accrocha l'épaule. Sam n'en prit pas ombrage, et laissa Dean quitter la pièce sans rien dire. Ce dernier s'arrêta cependant peu après avoir franchi le seuil, se tourna vers son frère dont il ne voyait que le dos, et lança au bout d'un instant :
- Tu viens, ou qu'est-ce que tu fous ?
L'Impala récupéra la route 181 et fonça à tombeaux ouverts à travers champs, vers le sud. Sur un fond de musique rock qui lui faisait vibrer les tympans, Sam passa près de quinze minutes à regarder défiler les étendues d'herbe verte, avec l'espoir que chaque hectomètre avalé délesterait Dean de la colère qui lui faisait bouillir le sang. Il ne l'entendit pas prononcer un mot pendant un quart d'heure, et décida alors de tenter de briser la glace.
- Je pensais pas que tu aurais très envie de ma compagnie…
Dean, mâchoires serrées, ne répondit pas sur le champ. Il sembla étonné de cette réflexion autant que d'entendre le son de la voix de son cadet, et attendit que celui-ci poursuive. Mais face au silence de Sam, qui regardait placidement par la vitre le soleil déclinant, il répliqua d'une voix rauque:
- Pourquoi tu dis ça ?
- La venue d'Éros… Ce qu'a dit Cass… Ça nous a remis en plein dedans. Ça rappelle que sans les Érotes, on n'en serait pas là. Et c'est pas ma présence qui va t'aider à l'oublier.
Dean serra le volant aussi fort que ses dents, si fort que les jointures de ses doigts en blanchirent. Il mit du temps avant de reprendre la parole, et lorsqu'il le fit, ce fut pour vomir toute son indignation et sa frustration.
- T'y es pour rien, Sam, c'est… C'est pas à toi que j'en veux.
Le puîné fut passablement heureux et soulagé de l'entendre. Tout comme il le fut d'avoir pu restaurer le dialogue.
- J'arrive pas à accepter le fait qu'ils puissent s'en tirer aussi facilement, reprit l'aîné. Après avoir été toute notre vie les pions de Chuck, on va continuer encore combien de temps à faire les frais de ces pseudos dieux de pacotille ? Ça me rend malade de me dire qu'on ne peut rien faire à part les laisser courir… Y'a forcément un moyen de les arrêter, de les empêcher de faire ce qu'ils font, Cass ne veut pas nous aider mais…
- Castiel nous a aidés autant qu'il a pu, rétablit Sam sans délai ni haussement de ton. Tu le sais très bien. Tu as été injuste avec lui, tout à l'heure.
Dean tenta de ravaler sa colère, nourrie pour partie par sa propre attitude, qu'au fond de lui il désapprouvait. Il savait qu'il faisait payer aux siens sa rage, et il s'en voulait.
- T'as raison, admit-il peu après, la voix moins forte. Mes… Mes mots ont dépassé ma pensée, je sais que j'ai été minable, je le pensais pas vraiment… Mais, Sam… Quand il a proposé de nous charcuter le cerveau, j'ai pété un plomb ; alors c'est tout ce qui nous reste ? On ferme notre gueule, on les laisse gagner, et nous on se démerde ? Tu préfères qu'on s'envoie en l'air avant la chasse, ou après, pour fêter ça ? Putain mais, c'est ça qu'on est devenus ? Des chiffes molles ?
- J'en sais rien, dit Sam en soupirant d'un air las. Je sais pas quoi te répondre. Ce que je sais c'est que ça sert à rien de foncer tête baissée, je te l'ai déjà dit. T'as bien vu ce qui a failli arriver avec le coquillage. Et puis, même si on trouvait le moyen de les tuer, ok, et après, hein ? Ça changera quelque chose à ce qui s'est passé, pour nous ? Après s'être débarrassé de Chuck, tu prendrais le risque de déclarer la guerre à d'autres dieux ?
Dean le vit secouer la tête, résigné.
- J'en sais rien, répéta Sam, le regard vague. Peut-être que Cass a raison, peut-être que le mieux est de tourner la page. Quelle autre solution on a ? On sait très bien qu'à chaque fois qu'on se met en chasse, on a un risque de pas en ressortir indemne. Bah voilà.
- De quoi, les risques du métier, c'est ça ? cracha Dean, l'air effaré. Bordel de merde, Sam, on parle pas d'une morsure de goule ou d'une jambe estropiée, on parle de toi, et moi ! À… À baiser comme des bêtes en rut, à se pomper le dard et se défoncer le derche à coups de queue !
- Je suis aussi bien placé que toi pour savoir de quoi on parle, merci, opposa le cadet des Winchester d'un ton blasé, refusant de surenchérir en décibels. Mais même si tout ça est complètement dingue, est-ce qu'on en est mort ? La Terre s'est arrêtée de tourner ? Qu'est-ce qui est le plus difficile, pour toi ? Supporter qu'ils aient eu un tel effet sur toi, sur nous, ou supporter qu'on ait niqué ?
La question ébranla Dean, tant sur le fond que sur la forme. Déconcerté, il resta muet un moment, cherchant dans l'intervalle à jauger l'état d'esprit de Sam qui, les yeux tournés de l'autre côté, vers l'extérieur, refusait manifestement de croiser son regard.
- Hey, fit-il en tâchant d'éliminer toute virulence de son ton de voix, j'ai jamais voulu ce qui est arrivé, mais je l'assume, ok ? Ce que j'ai fait avec toi, je l'ai fait parce que j'en ai eu envie, je te l'ai déjà dit et je le pense, ok ? Même si… jamais de ma vie j'aurais pu imaginer un truc pareil.
- C'est pas beaucoup plus facile pour moi, j'éprouve pas une fierté particulière d'avoir pris autant mon pied en couchant avec mon frère, tu sais ? N'empêche que je regrette pas que ça se soit passé, j'en avais envie et j'ai adoré ça, je me fous du reste.
Dean aurait voulu pouvoir lui répondre avec la même conviction, et il ne douta pas que son frère lui tendait de nouveau la perche pour lui donner l'occasion de le faire. Il avait beau avoir pris énormément de plaisir à céder à ses pulsions coupables, lui aussi, il fut pourtant incapable de clamer en tout conscience qu'il était prêt à embrasser sans réserve la nature nouvelle de leurs relations, même si sa haine des Érotes occupait un espace infiniment plus grand que la honte ou le remords qui n'étaient plus que scories.
- Tu le pensais vraiment, quand tu lui a demandé de réparer ce qu'ils avaient fait ? posa Sam au bout d'un moment, alors que la musique s'était arrêtée et que seul le bruit du moteur faisait encore vibrer la tôle. Quand tu lui as dit de nous sortir de la merde dans laquelle ils nous ont mis ?
- Pfff… Je me faisais pas de films, tu sais? répliqua Dean pour éviter d'avoir à répondre à la vraie question. J'ai dit ça pour le forcer à réfléchir à ce que ça nous a fait, pour lui montrer qu'on n'était pas disposé à se laisser faire…
- T'as voulu jouer au rebelle, c'est ça ? moqua Sam sans pouvoir s'empêcher de sourire. Tu pensais qu'il en aurait quelque chose à faire ?
- Tu aurais préféré que je le remercie ?
- Il aurait sûrement pas trouvé ça si bizarre, c'est ça le pire…
Dean n'en douta pas. Sa rage remonta d'un cran, mais évoquer sa passe d'armes avec Éros, associée au souvenir terrible de son frère en train de brûler, fit également remonter à la surface la vive surprise qu'il avait ressentie un peu plus tard, et à son tour il voulut savoir :
- Et toi ? Tu étais sérieux, quand tu lui as demandé si c'était pas plutôt leurs désirs que les nôtres ? Je croyais que tu étais persuadé que ça venait que de nous…
- Je le pense toujours… C'était juste pas esprit de contradiction…
Dean sentit une pointe étrange lui serrer l'estomac, sans pouvoir dire s'il aurait préféré entendre son frère changer d'avis ou s'il puisait du réconfort dans ses certitudes. Il fut en tout cas heureux de l'avoir à ses côtés, même s'il ne savait absolument pas ce qui les attendait et que jamais, sans doute, il n'avait eu une idée si floue de leur devenir.
Ils continuèrent de rouler un moment, et en croisant un panneau touristique dédié au Waconda Lake, Dean décida d'aller y faire un tour. Une fois sur place, au soleil couchant, il se gara sur une bande de terre face à l'immense étendue d'eau qu'ils avaient longée d'ouest en est et, malgré la fraîcheur du soir, les deux frères prirent le temps d'admirer le panorama, Sam appuyé contre l'aile de l'Impala, Dean deux mètres devant, tous deux tournés vers l'astre du jour qu'ils regardèrent progressivement disparaître.
- C'est toi qui as raison, prononça l'aîné des deux hommes, d'une voix qui n'avait plus rien à voir avec le ton vindicatif de tout à l'heure. Ça me débecte de l'admettre, et je sais pas si je pourrai un jour vraiment l'avaler… mais on ne gagnera rien en continuant de vouloir leur faire la peau.
Sam hocha silencieusement la tête, à part lui, content de le voir s'en rendre compte.
- C'est l'air du lac, qui t'a fait réaliser ? lui lança-t-il en une affectueuse boutade.
- Non, dit-il en revenant vers son frère. C'est toi. Je pourrais pas supporter qu'il t'arrive quelque chose à cause de mon envie de vengeance. On a frôlé la catastrophe tout à l'heure, je reprendrai pas un tel risque.
Sam sentit sa gorge se nouer. Il posa sur Dean, à présent à côté de lui, un regard d'une insondable profondeur, et le vit fixer l'horizon d'une expression semi-éteinte où se lisait sa résignation à combattre les Érotes, la mort sans l'âme. Sam craignit le voir prochainement changer d'opinion, incapable de s'y tenir et décider de partir seul, mais il préféra ne pas trop y songer pour le moment. Il aurait voulu remercier son frère, lui dire sa gratitude et toute son affection, mais il ne trouva pas les mots. Ils étaient de toute façon inutiles. Alors il se tut.
- Je peux… te poser une question, au sujet de Cass ? fit-il néanmoins, après un moment.
Sans s'appesantir sur l'émotion qu'il avait perçue dans sa voix, et qui ne fit que renforcer sa résolution, Dean tourna la tête vers son frère.
- Vas-y.
- J'ai trouvé ta réaction… très violente, quand il est revenu au bunker et que tu as su qu'il était bien avec eux. Est-ce que… tu as eu peur qu'il soit Touché, lui aussi, et qu'il ressente à nouveau… du désir pour toi ?
Dean fut presque choqué que Sam ait osé poser une question aussi tranchante et aussi intime, et il ne put s'affranchir d'une sorte de rire nerveux, très bref, craché comme le souffle d'un cheval. Depuis son retour sur Terre, après la restauration du monde par Jack devenu Dieu, Castiel avait retrouvé ses ailes mais perdu autre chose, une toute petite part de son humanité, comme si son statut d'ange de nouveau accompli avait étouffé l'expression de ses émotions les plus intenses. Il semblait n'avoir rien oublié des événements qui avaient préludé à sa disparition, mais jamais Dean n'avait osé lui reparler de la déclaration d'amour qu'il lui avait faite avant d'être avalé par le Néant.
- Qu'est-ce que tu racontes, t'es malade ? s'insurgea-t-il. Cass et moi… on est amis, c'est tout, et ça restera comme ça.
Sam attendit quelques secondes, puis poursuivit prudemment :
- Peut-être, mais… D'après ce que tu m'as dit, il avait l'air d'espérer un peu plus…
- Bien sûr que non, persista-t-il en faisant un pas en avant, visiblement mal à l'aise. Il allait disparaître, il pensait qu'on se reverrait jamais, alors il m'a tout déballé, mais ça veut pas dire qu'il est amoureux de moi ou quoi que ce soit.
Sam n'en était pas si sûr, mais il s'en tint à la version de son frère. C'était la seule qui lui importait.
- Ok, répondit-il d'un ton neutre. Désolé de t'avoir demandé ça, toute façon c'est entre vous, ça me regarde pas.
Dean le regarda par-dessus son épaule d'un ton soupçonneux. Il revint alors vers lui et, en se plantant face à Sam, interrogea sur un ton volontairement provocateur :
- Quoi, qu'est-ce qui y'a, Sammy ? T'es jaloux ?
Sam l'avait vu venir de loin.
- Nan, assura-t-il d'un sourire entendu, je suis pas jaloux. Je suis pas ton petit-ami, c'est pas parce que je t'ai donné mon cul une ou deux fois que j'ai arrêté d'être ton frère…
Décrire crûment leurs actes contre-nature était la meilleure manière de couper la chique à son frère, Sam l'avait bien compris, et l'effet ne fut pas différent cette fois-ci.
- Tsss, pesta Dean en se plaçant contre la voiture sur le flanc de son frère, tentant de sauver la face. T'es pas mon petit-ami et je suis pas le tien, non, ça, ça risque pas ! Nan, mais t'es pas bien? D'ailleurs t'en avais une, de petite-amie, et t'es bien con de l'avoir laissée se barrer ! T'as appelé Eileen ?
- Non, soupira Sam, je ne l'ai pas appelée. Et ne recommence pas avec ça, tu veux ? C'est mon affaire, laisse-moi gérer ça à ma façon, ok ?
Dean eut un grondement d'approbation forcée. Il lui parut soudain insensé d'évoquer, comme si de rien n'était la vie sentimentale de son frère, comme si les rapports intimes qu'ils avaient eus l'un avec l'autre ne pouvaient avoir d'emprise sur le reste de leurs vies. Était-ce un espoir, ou une conviction ? À moins qu'au contraire, le fait de réaliser combien son propos était saugrenu dans ces circonstances, ne fût le révélateur d'une prise de conscience qu'ils ne pourraient jamais vraiment revenir en arrière ? Ressasser sans fin les mêmes questions n'était pas plus utile que sa haine des Érotes, il le réalisait, mais comme un insecte piégé dans un bocal, il continuait malgré lui de se cogner contre les parois en quête d'une hypothétique sortie.
Tandis que les frères Winchester restèrent plongés dans leurs pensées, pleines de tous les doutes et des contradictions qui faisaient battre leurs cœurs, le soleil acheva de plonger dans les eaux du lac et, la brise fraîchissant soudain, Sam remonta le col de sa veste.
- Bon, qu'est-ce qu'on fait ? demanda-t-il sur un ton qu'il voulut insouciant. T'as envie de rentrer ?
- Non, pas tout de suite, répondit-il en même temps qu'il y réfléchit.
- On est passé devant un bowling, en arrivant. Ça te dit ?
L'air amène de son frère n'empêcha pas Dean de faire la moue.
- Un bowling ? répéta-t-il avec mépris.
- Ok, comprit Sam qui opina d'un sourire fermé. Un billard, alors ? Y'a forcément un bar pas loin.
- Tu vois, quand tu veux ? lança Dean en haussant les sourcils.
La table de billard s'avéra convenable, et les hamburgers tout autant. Renouant avec ses vieilles combines, Dean réussit même à convaincre deux pêcheurs du coin de parier avec lui sur l'issue de la partie, et s'en tira avec un billet de cent dollars qui paya royalement le repas et la boisson. Sam, qui le regarda de loin entourlouper les deux inconscients, prit plaisir à le voir s'amuser, même s'il n'était pas dupe des tourments qui le minaient toujours. Il avait les mêmes, et pourtant, après les moments incroyablement intenses qu'ils avaient partagés depuis la veille, il avait failli croire naïvement qu'une page s'était tournée. En observant son frère manier la queue de billard, sourire d'un air supérieur et jouer les caïds, il ne put s'empêcher d'éprouver un très net désir à son égard. Dean parlait de sexe brut et sauvage, mais Sam considérait, de plus en plus à mesure que se diluaient dans le temps les sensations encore vivaces qui avaient enflammé son corps des heures durant, qu'ils avaient fait l'amour, portés par l'indéfectible attachement fraternel qui les liait sans réserve. En regardant Dean si beau, si détendu et maître du jeu, Sam eut l'envie de regoûter au sel de sa peau, de renouer avec sa langue effrontée, de parcourir une nouvelle fois de ses mains l'entièreté de son corps, bref, de le renverser et de le prendre là, sur la table de billard, sans se préoccuper de personne ni de rien d'autre que d'assouvir sa quête de passion et ce besoin dévorant de s'abandonner à toutes les turpitudes dans ses bras. C'était un rêve, un doux rêve, dont la concrétisation lui procurerait sans le moindre doute un bien-être absolu, mais un rêve dont il ignorait toujours s'il devait l'embrasser ou le combattre.
S'il devait écouter son cœur, ou sa tête.
Ils quittèrent le bar tardivement, les rires gras de Dean, bien imbibé d'alcool, résonnant sur le parking dans la nuit déjà froide. Le chasseur s'étonnait bruyamment qu'après trois parties perdues, les pêcheurs aient encore voulu prendre leur revanche. Soutenu par le bras discret mais vigilant de son frère, il regagna sa voiture, sans toutefois se rendre vraiment compte qu'il y monta côté passager. Ce ne fut qu'en voyant le volant entre les mains de Sam qu'il eut un début de réaction, mais il afficha vite un relatif désintérêt pour l'événement, se contentant de pouffer de nouveau en piquant du nez.
Sam roula en direction du bunker, sans troubler les ronflements de son frère qui se disputaient les faveurs de ses tympans avec le fond de musique qui émanait des enceintes de l'Impala. Le cadet des Winchester avait les paupières lourdes, et une brume de plus en plus épaisse lui bouchait la vue en dépit des phares puissants du véhicule. Il ralentit l'allure, et revit soudain passer devant ses yeux les événements qu'ils avaient vécus, Dean et lui, la dernière fois qu'ils s'étaient retrouvés, de nuit, assis côte à côte dans l'habitacle. Loin de l'aider à refroidir le désir qui persistait à exciter ses sens, ces réminiscences ne firent qu'en attiser les manifestations, et en jetant un coup d'œil vers Dean, assoupi contre la vitre les épaules dans les mains, il fut repris d'une brutale érection alors qu'il brancha le chauffage.
Sam avait beau clamer qu'il était en phase avec ce qu'ils avaient fait, qu'il ne regrettait rien et que la violence du plaisir qu'il y avait pris suffisait à étouffer tous ses remords, ce n'était vrai qu'à moitié. La jouissance qu'il avait connue, il n'en avait jamais connu de telle, et il lui avait fallu attendre de coucher avec Dean pour en découvrir la formidable puissance. Avec Dean. Son propre frère. Cet état de fait lui laissait un goût amer, celui d'une culpabilité indélébile, mais il en minimisait volontairement l'importance car il était soucieux par-dessus tout d'alléger le fardeau de Dean. Seulement, en agissant de la sorte, en faisant tout pour convaincre son frère qu'il ne devait se blâmer de rien, Sam ne pouvait s'empêcher de se dire qu'il le retenait peut-être malgré lui dans cette relation insensée, tout à la fois enivrante et toxique, qui l'empêchait de se délivrer d'une situation où il paraissait étouffer. Sam avait consenti à accueillir dans son cœur ces élans nouveaux qui bravaient tous les tabous, sans regret, car il était convaincu que c'était pour lui le meilleur choix, à défaut d'être le plus facile, et peu importait cette petite voix qui lui chuchotait sans cesse que c'était mal.
Mais il était bien moins certain que la réciproque était vraie s'agissant de Dean.
- Sam… Sam !
Brusquement rappelé à la réalité, Sam tourna la tête et vit Dean, penché sur la portière.
- Arrête, somma ce dernier. Arrête la bagnole !
Sam n'y comprit pas grand-chose mais son frère semblait avoir un problème. Il jeta un œil à la route, plongée dans le noir quasi-complet, serra sa droite jusqu'au bas-côté herbeux qui longeait un champ, et stoppa le véhicule de biais. Dean en sortit en catastrophe et manqua se retrouver au sol tant il se pencha pour vomir.
Sam le regarda depuis la voiture pendant une seconde puis coupa le contact et partit le rejoindre. A le voir et l'entendre, il eut l'impression que Dean crachait ses boyaux, et il chercha sans y parvenir à se remémorer la dernière fois où il l'avait vu dans un tel état. Il en fut d'autant plus surpris que son frère avait maintes fois ingurgité bien plus de nourriture et d'alcool sans plus qu'un rot, mais cette fois c'était différent. Il vomit à quatre reprises, vidant son estomac jusqu'à la bile, et debout d'un air soucieux à deux mètres de lui, Sam s'enquit prudemment quand il eut le sentiment que la crise fut passée :
- Dean, ça va ? Comment tu te sens, ça va mieux ?
Pantelant, penché à angle droit les mains sur les genoux, l'aîné des Winchester finit par hocher la tête en reniflant.
- Je… Je crois… Bordel…
Il se redressa lentement en prenant une profonde inspiration et, des larmes dans les yeux, se retourna vers Sam et l'Impala pour constater avec dégoût qu'il n'avait pu éviter de souiller tant son blouson mal fermé que la chemise dessous.
- Rah, putain ! cria-t-il avec répulsion. Regarde-moi ça, c'est… Ah !
- Allez, c'est rien, rassura Sam comme il put. T'as ptet un peu trop bu… C'est passé ?
Dean, à fleur de peau, eut un grognement affirmatif. Sam en vint vite à soupçonner que le repas qu'ils avaient pris au bar n'avait pas grand-chose à voir avec son état, et que c'était plutôt la situation actuelle, à l'aune des événements récents, qui avait fini par le rendre malade. Impuissant, Sam soupira de dépit alors qu'une voiture les dépassa en klaxonnant, et en levant la tête il vit briller au loin, dilué dans le brouillard, le néon d'un motel.
C'était en fait un grill, mais Sam trouva vite un hôtel à quelques mètres de là, juste à l'entrée de Cawker City. Soudain accablé de fatigue, il décida d'y prendre une chambre pendant que son frère nauséeux restait à l'écart en cherchant à reprendre un peu du poil de la bête à coups de bols d'air frais, et ils s'installèrent pour la nuit. Pendant que Dean investit la salle de bains pour faire un brin de toilette, Sam se posa sur l'un des deux lits, près du mur de l'entrée, devant la télévision qui passait une télé-réalité quelconque pour laquelle il n'avait pas la moindre attention. Derrière son regard vague, c'étaient de tout autres images qui emplissaient son esprit ; images auxquelles son frère fit bientôt écho en sortant d'un pas lourd de la salle de bains, en jean et chaussettes, une serviette sur les épaules et, sur le dos, rien d'autre que son tee-shirt.
- T'as l'air d'avoir meilleure mine, releva le cadet d'yeux ensommeillés.
Il n'en pensait pas un mot. Dean avait l'air sombre et éteint, moins nauséeux peut-être, mais plus accablé que jamais.
- Ah ouais ? bougonna-t-il d'un hochement de tête harassé. Je suis moins vert ?
Comme perclus de courbatures, il alla jusqu'au deuxième lit pour s'y asseoir au beau milieu, sur le bord, du côté qui lui permit de faire face à Sam. Ce dernier eut bien du mal à ne pas fixer l'entrejambe de son frère, particulièrement bien moulé dans son jean entre ses cuisses écartées, et il s'en voulut de sentir aussitôt ses tétons durcir, au moins autant que son sexe, car l'instant ne s'y prêtait guère.
- Ouais, lâcha Sam dans un petit rire guindé tout en bougeant discrètement la jambe pour dissimuler son érection. On va dire ça.
- Je me suis au moins débarrassé de cette odeur de gerbe, fit Dean d'une moue patente en visant d'un regard sombre les zones de son torse qu'il avait tachées. Sitôt rentré je fous direct les fringues en machine. D'ailleurs… je comprends pas pourquoi t'as voulu t'arrêter ici. On serait déjà au bunker, à l'heure qu'il est.
- Le bunker sera toujours là demain matin, t'inquiète pas pour ça. Entre le brouillard et tout le reste, on peut bien prendre quelques heures pour se retaper avant de rentrer, non ?
En regardant son cadet, Dean chercha à quantifier ce « reste » dont il parlait. Ses brusques nausées, d'abord, sans doute, mais pas seulement. Dean crut deviner, à l'air abattu de Sam, que celui-ci accusait le contrecoup de sa traumatisante expérience, lorsqu'il avait touché la spire, même s'il frémit à l'idée que sa possession par Lucifer, autrefois, l'avait probablement soumis à de bien pires tortures. Et puis, au-delà de tout cela, il y avait bien sûr aussi leur situation à tous les deux, confuse, ambiguë à plus d'un titre et aussi difficile à supporter physiquement que psychologiquement.
- En attendant on va se taper cette chambre moisie, se plaignit-il en jetant à la petite pièce un peu défraîchie un regard dédaigneux. Les lits sont minuscules. On dirait un placard.
Sam prit sur lui d'ignorer les récriminations futiles de son frère, signes d'un mal-être bien plus profond particulièrement palpable, mais il ne put longtemps faire l'impasse sur l'embarras qu'il perçut chez lui, encore, comme un désagréable retour en arrière.
- Écoute, lui dit-il d'une voix lasse sans même se redresser, toujours allongé sur son lit. Je comprendrais que tu te sentes mal à l'aise… Il vaut peut-être mieux que j'aille demander une deuxième chambre, ce sera plus simple.
Dean sembla désarçonné. La proposition de son frère le surprit, mais ne le heurta pas réellement. Parce qu'il ne la voyait pas forcément d'un mauvais œil, et parce qu'il se sentait un peu responsable de l'avoir provoquée par son air distant.
- Qu'est-ce que tu racontes, fit-il sans conviction, le regard fuyant.
- Je vois bien que tu n'es pas bien, livra Sam tel qu'il le pensait. Comme si d'être près de moi était inconfortable.
Là, Dean releva sèchement la tête et voulut mettre les choses en point en assénant :
- Hé, si tu continues avec ça, là je vais vraiment finir par plus te supporter, ok ? Je t'ai déjà dit que c'était pas toi, qui me posais problème. Qu'est-ce que tu piges pas là-dedans ?
Sam était las de tout ça. Et, sans avoir senti venir le nœud qui lui serra la gorge, il s'entendit lâcher soudain :
- Dean, je… Je suis fatigué qu'on rejoue le même film sans arrêt. Quand tu ne te morfonds pas à cause de nous, tu écumes de rage contre les Érotes, et ça dure depuis des jours.
Dean se raidit, ostensiblement. Faisant comprendre à son frère, seulement par le geste et sans un seul son, qu'il n'était pas prêt à tout entendre. Mais Sam n'en eut cure.
- Tu peux me regarder de travers, affronta-t-il, ça ne changera rien. Tiraillé d'un côté et puis d'un autre, un moment à remonter la pente, le suivant à retomber au fond du trou. Combien de temps est-ce que ça va encore continuer comme ça ? Hum ?
Dean se leva d'un bond furieux et partit vers la porte de la salle de bains, mains dans les poches, épaules crispées et dos tourné. Il aurait voulu clouer le bec de son frère avec véhémence, mais il n'en trouva ni l'énergie ni la justification. Sam avait raison.
- Tout à l'heure, au lac, reprit ce dernier d'un ton plus doux en s'asseyant lentement au bord de son lit. T'avais l'air prêt à essayer de tourner la page, j'étais content… Au bar, tu t'es même amusé, et là, voilà que tu te mines encore… Pas la peine de le nier, ça se sent.
- Je sais, grogna alors Dean entre ses dents. Je sais, ok ?
Sans se retourner, il soupira lourdement, et c'est de la douleur que Sam entendit dans sa voix lorsqu'il avoua :
- J'essaie, Sam. Je t'assure, j'essaie vraiment de me faire une raison, mais… Tu sais ce que je me suis dit, tout à l'heure ? Que c'était mieux que maman ne soit plus là.
Ses derniers mots eurent l'air de s'étrangler dans un sanglot et, le cœur serré, Sam alla prestement se coller au dos de son frère pour passer un bras autour de ses épaules.
- Ça va, s'emporta sèchement Dean en se dégageant brutalement. Ça va, lâche-moi !
Il fit deux pas en avant, refusant toujours de faire face à Sam qui resta désemparé, et en s'imposant un ton plus tempéré l'aîné des deux hommes tenta d'expliquer :
- J'ai pas besoin de câlin, laisse-moi respirer, tu veux ? Putain, Sam, il en faudrait moins que ça pour que je déconne une fois de plus, alors garde tes distances, ça vaut mieux.
Sam sentit ses entrailles se tordre sur toute leur longueur et se mura dans un silence de mort. Les yeux fixes, il regarda son frère renouer avec ses pires moments de remords, et crut véritablement à cet instant qu'ils ne s'en sortiraient jamais.
- Chaque fois… qu'on dérape, qu'on franchit la ligne, poursuivit bientôt Dean le souffle court et la voix chargée, je revois ces gars… Je me rappelle que tout a commencé par leur faute, et j'ai envie de… De…
Sam vit les poings de son frère se serrer à s'en rompre les os, et il décida soudain qu'il était de son devoir de l'aider à surmonter tout cela, peu importait ce qu'il lui en coûtait à titre personnel. Il refusait que Dean continue de se flageller chaque fois qu'ils fautaient. Celui-ci, en réalisant tout à coup qu'il avait trop laissé déborder ses émotions, parut finalement commencer à progressivement retrouver son calme, et en reniflant bruyamment il se racla la gorge avant de se remettre à bouger, mains sur les hanches.
- Je sais pas, dit-il les yeux au plafond, je… Peut-être que j'aurais fini par arriver à faire avec, si ce fils de pute s'était pas ramené… L'avoir revu, c'est… comme si une plaie s'était rouverte. J'ai essayé toute la journée de me faire une raison, mais y'a pas moyen.
Il s'arrêta près d'une fenêtre, le regard perdu dans le brouillard à couper au couteau.
- Je le revois penché sur toi en train de cramer, Sammy… Tout est de sa faute mais s'il avait pas été là tu le serais plus non plus.
Sam, les yeux au sol, releva doucement la tête et fit deux pas dans sa direction, sans trop s'approcher. Le cadet de la fratrie avait bien conscience que l'apparition d'Eros lui avait sauvé la vie, mais elle avait aussi réveillé chez Dean sa révolte envers tout ce qu'ils vivaient, et le désespoir de Sam se fit cruellement sentir.
- Les haïr était bien suffisant, dit-il en écho à ses propres pensées. On se serait bien passé de leur en devoir une.
- Il est arrivé là, vomit Dean avec une rage effrayante. Comme un grand seigneur, à jouer les bons samaritains, à nous faire la leçon ! Rien ne l'atteint, ni ce qu'on lui dit, ni le plomb qu'on lui balance à la gueule, et le seul objet qu'on a réussi à dénicher pour lui faire la peau s'est retourné contre nous !
Sam refusait d'avoir à nouveau cette conversation. Ce constat d'impuissance, la futilité de leur acharnement à avoir le dernier mot sur les Érotes, étaient un poids assez lourd à porter sans devoir s'en morfondre en permanence, et l'air épuisé il retourna s'asseoir au pied de son lit.
Il avait des choses plus urgentes à gérer, des positions plus importantes à prendre, mais après la nuit qu'ils avaient passée tous deux, c'était un crève-cœur.
- On ne peut rien contre ça, alors pas la peine de continuer de se torturer, plaida-t-il d'un ton fataliste. Par contre, il y a une chose qu'on peut décider de faire.
Sam avait la gorge nouée comme sans doute jamais avant aujourd'hui. Il s'apprêtait à agir en contradiction totale avec ce que chaque fibre de son corps désirait, et il supplia Jack d'empêcher Dean de réagir.
- De quoi tu veux parler ? interrogea-t-il au bout d'un instant en se tournant vers son frère.
Sam se mordit la lèvre en silence, un goût d'acide dans la bouche. Il avait senti la toute petite étincelle d'espoir qu'il avait rallumée dans le cœur de Dean, et ne put plus reculer.
- De nous, répondit-il le regard vague. Je parle de nous. On ne peut pas changer ce qui s'est passé mais on peut décider de nos actes à venir. On peut décider de tout arrêter.
Dean passa un temps indéfini à fixer Sam, exactement comme s'il venait de parler russe. Le regard perdu du chasseur refléta tout le désarroi et toute l'incompréhension qui l'étreignirent en cet instant, et d'un air effaré il avança vers Sam pour lâcher d'une grimace :
- Arrêter ? Arrêter ? Arrêter quoi, Sam ? De nous comporter comme des chevaux en rut ? C'est ça que tu dis ? Hey, j'sais pas si t'as remarqué, Sam…! On n'en est pas capables !
- Jusqu'à maintenant, c'était vrai, abonda Sam, aussi transi qu'impassible. Mais depuis la nuit dernière, la situation a changé.
Dean eut un sursaut de tête, les sourcils froncés et le front plissé. Il n'y comprenait rien.
- Changé ? Changé en quoi ? Mais qu'est-ce que tu racontes ?
- On est allé au bout de nos désirs, Dean, démontra Sam d'un regard mélancolique. Et ça change tout. Parce que ce qui nous a rongés, nous et ceux que les Érotes ont Touchés, c'est d'avoir essayé de résister jusqu'au bout aux désirs qu'ils ont fait remonter. Mais c'est fini, maintenant. En tout cas pour nous.
Désorienté, confronté à une vision des faits qui lui semblait tomber du ciel, Dean faillit bredouiller quelque chose mais ses lèvres refusèrent de laisser passer le moindre son. Le discours de Sam lui paraissait aussi invraisemblable qu'inexplicablement attirant, et il lui fallut longtemps, confrontant son cadet à un abîme de solitude, avant de murmurer :
- Non, je… Tu veux dire… qu'on serait maintenant… libérés de ces pulsions ?
S'agissait-il encore de pulsions ? Sam, lui, y voyait des désirs conscients et consentis. Mais le terme qu'avait employé son frère l'encouragea à poursuivre.
- Oui, finit-il par déclarer d'une voix blanche, avec tout ce que cela lui en coûta. Je ne dis pas que tout a disparu, loin de là, ni que ce sera forcément facile… Mais je pense qu'après ce qu'on a fait tous les deux, librement et sans retenue… On a de nouveau les moyens de reprendre la main, si c'est ce qu'on décide.
Dean n'eut plus les mots. Complètement décontenancé, il garda sur Sam un regard effaré, réalisant soudain qu'il avait cessé de croire possible d'échapper à leur sort. À quel moment cela s'était-il passé ? L'extrême intimité qu'ils avaient partagée jusqu'à leur douche commune, avant la réapparition d'Eros, avait-elle sonné le glas de sa révolte ? Sam avait-il raison de penser qu'en se donnant sans contrainte l'un à l'autre, ils s'étaient en quelque sorte affranchis de la domination de leurs sens ? Dean osa plonger au fond de son cœur, en quête de sa volonté de redresser la tête, et il voulut croire que ce qu'avançait son frère n'était pas qu'un fantasme. Il eut peur de répondre, peur de formuler à haute voix ses doutes comme ses espoirs qui s'entremêlaient confusément, mais le regard brillant, intense, qu'il braqua sur Sam, prouva à ce dernier qu'il voulait se raccrocher à cette chance de sortir la tête hors de l'eau.
Ce qu'il resterait d'eux après cela, ce qu'il adviendrait de leur relation et comment ils décideraient de vivre avec ce qui leur était arrivé, devint pour l'heure sans importance. Dean sonda son cœur et son âme, en quête d'une réponse à la seule question qui comptait, déterminé à définir s'il avait, oui ou non, la capacité de reprendre le contrôle de sa propre existence, et tourné vers ce seul objectif il ressentit tout à coup le besoin de quitter la chambre exiguë où ils s'étaient réfugiés.
Il bredouilla alors quelques mots incompréhensibles, et sortit dans le froid de la nuit.
