Chapitre 19

Deux chasses, quelques bars et cinq jours plus tard, les Winchester parurent contre toute attente avoir tant bien que mal réussi à retrouver un semblant de vie normale. Tout du moins, selon les critères qui les définissaient d'ordinaire.

Le premier jour, à leur retour du Waconda Lake, avait été un peu étrange. Questionnés et déboussolés par les déclarations de Sam, les deux frères s'étaient tout à la fois cherchés et évités, sans savoir comment s'aborder. Ils avaient gravité l'un autour de l'autre à bonne distance en s'échangeant ponctuellement des banalités, comme pour tendre une perche à l'autre et lui donner l'occasion d'ouvrir une discussion qu'aucun d'eux n'avait véritablement le courage de lancer. À posteriori, l'idée évoquée par Sam leur avait paru paradoxalement si hasardeuse, que ni l'un ni l'autre ne s'était senti assez sûr de lui pour la remettre sur le tapis. Dean doutait avoir seulement la force de retrouver le contrôle de lui-même, quand Sam espérait secrètement qu'il pourrait subsister quelque chose de l'expérience qu'ils avaient partagée. Nonobstant, vingt-quatre heures plus tard, et en dépit des tentations comme des pensées tenaces qui les avaient occupés, ils furent bien obligés de constater qu'ils étaient restés maîtres de leurs instincts, même s'il avait pu leur en coûter une nuit blanche.

Le jour suivant, le moral regonflé par cette petite victoire, Dean s'était montré plus actif et moins sombre que les jours précédents. Après les heures torrides qu'il avait passées au lit dans les bras de son frère, l'avant-veille, il ne s'était pas attendu à pouvoir ainsi juguler le désir qui le dévorait, habitué qu'il avait été jusqu'ici à toujours s'enfoncer plus loin dans l'égarement. Il avait commencé à croire que ce que théorisait Sam était peut-être possible, et son humeur s'en était ressentie. Levé tôt, il s'était senti libéré d'un poids qu'il avait porté pendant des jours comme un boulet au pied, et avait tout de suite ressenti l'envie de se mettre aux fourneaux. Sam, qui ne s'était guère reposé, avait quitté sa chambre beaucoup plus tard, et eu la surprise de trouver son petit déjeuner sur la table d'une cuisine récurée à fond. Il avait alors rejoint Dean dans la bibliothèque où son frère l'avait accueilli avec intérêt, abordant d'emblée le sujet qu'il avait attendu de pouvoir partager avec lui : celui d'un cas suspect trouvé sur le net, évoquant une possible affaire de poltergeist.

Les esprits frappeurs n'avaient jamais compté parmi les proies les plus faciles des Winchester. Mais, la fatigue et l'envie de sortir du bunker aidant, Sam avait fini par céder aux arguments de son frère. Ils avaient regarni le stock des armes utiles dans le coffre de l'Impala, puis s'étaient mis en route vers leur destination : le fin fond du Missouri, qu'ils avaient atteint neuf heures plus tard, à la nuit tombée. La maison délaissée où était censé sévir le poltergeist, avait immédiatement fait réagir le détecteur d'ondes IEM. La lumière des lampes torches, après avoir percé l'obscurité des lieux, avait offert un premier aperçu des méfaits de l'esprit, qui s'étaient alors pleinement révélés lorsque les ampoules avaient été allumées. Du moins, celles qui n'avaient pas encore explosé. Leur verre, comme celui de la moitié des vitres, jonchait le sol, il ne restait du papier-peint sur les murs que des lambeaux, et les meubles étaient renversés comme après un tremblement de terre.

Si poltergeist il y avait, il était soit particulièrement facétieux, soit clairement belliqueux, et il fallait agir rapidement. Les deux frères savaient ce qu'ils devaient faire, et par chance, la bicoque ne comportait qu'un étage.

Sam au nord, Dean au sud, chacun avait percé un trou dans le mur pour y glisser aussitôt le sachet qui, conjugué aux trois autres, devait permettre de purifier les lieux. Mais, sitôt avaient-ils fait mine de se tourner vers les murs est et ouest, qu'ils avaient essuyé la première attaque. Une lame du plancher s'était brusquement détachée pour voler vers Dean comme un carreau d'arbalète, et il n'avait dû qu'à ses réflexes d'esquiver le projectile in extremis. Alors qu'il donnait l'alerte à Sam, déjà dans la pièce d'à côté, ce dernier s'était retrouvé à deux doigts d'avoir le crâne fendu par la chute d'un lustre, mais avait pu malgré tout accomplir sa tâche et placer le troisième sachet à l'intérieur du foyer de la cheminée. Peinant pour sa part à trouver un point faible dans le mur ouest, dans la cuisine, Dean avait fait feu de tout bois alors qu'était revenu son frère pour lui prêter main forte, et bien lui en avait pris car couteaux, bocaux, débris de verre et de bois s'étaient alors mis à pleuvoir sur eux avec fracas. Même en renversant la table pour leur en faire un bouclier, Sam n'avait pu leur éviter coupures ou ecchymoses mais, il avait en tout cas donné à son frère le temps nécessaire pour localiser et percer un vide sanitaire où passaient des gaines électriques, afin d'y introduire le dernier sachet.
La chimie mystique avait alors fait son œuvre, et l'esprit malin s'était instantanément trouvé repoussé hors de la bâtisse, dans un grand éclat de lumière pareil à un éclair.

Les Winchester avaient bénéficié d'une petite dose de chance, qui n'avait rien enlevé à leur mérite. Et si Dean s'était montré le plus exalté par leur succès, Sam y avait trouvé lui aussi un réconfort indéniable. Ils étaient allés boire un verre, puis s'étaient reposés jusqu'à l'aube dans le premier motel venu. Passant une nuit étonnamment sage. Au réveil, un message sur le portable de Dean les avait poussés à se rendre dans l'Oklahoma, à sept heures de route. Ils y avaient retrouvé deux chasseurs pour une chasse au Djinn, dans une traque qui avait duré près de vingt-quatre heures avant d'aboutir enfin. Ils avaient ensuite longuement profité de leur nouvelle victoire, jusque tard dans la nuit, puis étaient repartis vers Lebanon en milieu de la matinée.

Le temps était plus doux, mais il pleuvait. L'Impala suivait les routes rectilignes qui passaient à travers champs, et les Winchester, à quelques kilomètres de Wichita, seraient rentrés d'ici trois heures, si tout allait bien. Il était presque quatorze heures, et les deux frères rapportaient de leur périple une certaine bonne humeur. La musique en fond sonore, ils avaient souvent échangé, voire plaisanté, et le voyage de retour s'en trouvait comme raccourci.

- La vache, se désespéra Dean, en se penchant un instant en avant pour mieux distinguer le ciel bouché à travers le pare-brise balayé en permanence par l'essuie-glace. Quel temps de chien…

Sam, occupé à consulter le net sur son téléphone, leva brièvement les yeux pour observer le paysage à travers sa vitre. Le champ qu'ils longeaient - un de plus - semblait détrempé et luisait à la faveur des flaques parfois grandes comme des mares qui s'y étaient formées.

- Ouais, reconnut-il d'un haussement de sourcil maussade. Jack a dû ouvrir les vannes, là-haut. C'est ptet jour de lessive au Paradis.

- Ou alors les anges sont tous au p'tit coin et y'a la plomberie qui fuit, lança Dean sur un ton badin.

Il marqua une pause, le temps pour Sam de le considérer d'un air sans sérieux, avant d'ajouter comme s'il s'était soudain rendu compte de l'importance du sujet :

- En parlant de ça… Tu crois que ça pisse vraiment, un ange ?

Le visage du cadet de la fratrie parut s'affaisser de plusieurs centimètres sous l'effet de la consternation. Il eut un rire sec et dédaigneux avant de lancer, indifférent :

- Qu'est-ce que j'en sais… Sûrement, ouais. T'auras qu'à demander à Cass quand tu le verras.

Dean eut une étrange grimace.

- Ouais, réagit-il sans enthousiasme. Il est déjà à moitié à l'ouest depuis qu'il est revenu, je vais pas m'y risquer.

- C'est son côté angélique qui ressort davantage maintenant qu'il a retrouvé tous ses attributs. C'est encore récent, donne-lui le temps.

- En tout cas, je sais pas si c'est jour de ménage là-haut, mais Jack aurait pu faire un peu de nettoyage ici-bas, quand il a pris le fauteuil de Papy, parce que ça grouille toujours autant de vermines !

- Oh, arrête, renvoya Sam d'un air entendu. T'as adoré ça.

Dean eut bien la tentation de le nier mais la satisfaction qu'il avait ressentie au cours de leurs trois jours de chasse avait été bien réelle. Un rien hautain, il répliqua alors :

- C'est pas une raison… N'empêche qu'heureusement qu'on était là, qui aurait dégagé le poltergeist, sinon ? Et le nid du Djinn, si t'avais pas trouvé l'entrée Dina et Larry y seraient sûrement encore. Mais bon… On a fait ce qu'il fallait, c'est ça qui compte. Et au moins, on aura pensé à autre chose pendant quelques jours.

- Ouais, abonda Sam d'un léger sourire, le regard soudain distrait noyé dans les gouttes d'eau qui coulaient le long de la vitre. Plus de trois jours loin du bunker, pas loin de la moitié en bagnole… et pas une fois j'ai eu la main baladeuse. Sacré progrès, hein ?

Dean se revit des jours en arrière, près de Sam, à cette même place au retour de Gloucester, et fit silence. Son cadet, lui, regretta immédiatement les mots qu'il venait de prononcer, surtout lorsqu'il sentit, à la manière que son frère eut soudain de crisper les mains sur le volant, à quel point Dean se ferma. Réalisant le manque d'à-propos de sa remarque qu'à la faveur d'un instant d'égarement, il avait prononcée sans réfléchir, la cadet des Winchester sentit une onde de chaleur l'envahir, et en se redressant lentement sur la banquette, l'air défait, il balbutia bientôt d'une voix atone :

- Je… Désolé, j'aurais pas dû dire ça, c'est…

Il se racla péniblement la gorge, sans finir, et se carapata dans son coin en semblant vouloir disparaître. Mais à ses côtés, Dean sut passer outre la surprise que la réplique de son frère avait provoquée, et sur un ton qu'il voulut aussi libre que possible il déclara alors, tout en s'obligeant à prendre une posture plus détendue :

- Non, c'est… C'est rien, t'inquiète. T'as le droit d'en parler…

- Laisse tomber, marmonna Sam qui aurait voulu remonter le temps de quelques secondes au moins.

Dean faillit l'écouter. Mais, jetant un œil dans le rétroviseur, il braqua ensuite les yeux droit devant lui sur la route en roulant des épaules, avant de relancer d'une moue résolue et d'une voix plus affirmée :

- Hé, si c'est à cause de moi que tu te sens gêné, oublie, ok ? De quoi t'as peur ? Que je perde encore mes nerfs parce qu'on remet le sujet sur le tapis ?

C'était à peu près cela, et le regard circonspect que Sam dirigea vers son frère lui en fournit confirmation.

- C'est arrivé, toute façon, Sam. C'est pas en n'en parlant plus que ça changera quoi que ce soit, pas vrai ?

Accueillant favorablement la manière plutôt positive dont Dean réagissait, Sam eut un hochement de tête approbateur et se détendit un peu. La chasse, en leur permettant de fixer leur esprit ailleurs, n'était sans doute pas étrangère aux positions moins révoltées de l'aîné de la fratrie, et le puîné ne fut pas mécontent qu'évoquer les événements, après des jours de silence, ne provoquât pas immédiatement les échanges houleux auxquels il avait presque fini par s'habituer.

- Si, c'est vrai, accorda-t-il bien volontiers.

Il se borna à ces trois mots, et Dean, qui avait espéré voir son frère répondre de façon plus loquace à la perche qu'il lui avait tendue, resta sur sa faim. L'air dépité, il se concentra de nouveau sur la route en se demandant ce que Sam pensait vraiment, et quelques instants plus tard il reprit sur le ton du sarcasme :

- Ouah, merci pour le discours, mec… Il était temps que ça finisse, vraiment.

Sam tourna les yeux vers lui, et en affichant un sourire fermé il répliqua paisiblement :

- De quoi ? Oui, t'as raison, c'est pas parce qu'on ne parle plus de ce qui s'est passé que ça ne s'est pas passé, c'est vrai… Qu'est-ce que tu veux que je te dise d'autre ?

- J'en sais rien… T'as rien à dire, t'es sûr ? J'sais pas, par exemple… Comment tu vas ?

Il interrogea Sam d'un regard appuyé, et le plus jeune des deux hommes répondit sur un ton empreint de perplexité :

- Je vais bien… Ça va, merci.

Dean dodelina de la tête, lèvres fermées, et s'agaçant intérieurement de ce que son frère semblait faire semblant de ne pas comprendre où il voulait en venir, il lâcha bientôt avec une pointe d'impatience :

- Tu vas bien, tu vas bien… Ouais, physiquement, ok…

- Émotionnellement aussi, précisa aussitôt Sam, un pli entre les sourcils.

- Ok, c'est super, assura Dean avec un affable scepticisme. Alors, tu… Tu ressens plus trop de… De trucs ?

Sam maintint un regard impénétrable sur son frère pendant plusieurs secondes, puis détourna les yeux vers le morne paysage. La pluie faiblissait. Il s'étonna lui-même, en s'en réjouissant, de n'éprouver aucun embarras à répondre à la question directe qui lui avait été posée, et il savoura même la quiétude d'esprit avec laquelle il livra son sentiment.

- C'est toujours là, mais différemment, déclara-t-il d'une voix blanche, factuel et sans pudeur. Ça ne me ronge plus, c'est comme une blessure qui aurait fini par faire moins mal, et qu'on arrive à oublier de temps en temps.

Dean accueillit l'analogie d'un air méditatif et chercha à estimer si elle correspondait à son propre ressenti. Pensif, il fut un peu pris au dépourvu quand Sam s'enquit :

- Et toi ? Où t'en es ?

- Moi ? fit Dean, moins à l'aise pour répondre à cette question. Nulle part, j'ai… Nan, t'avais raison : être allés… aussi loin, ça a changé les choses.

Il n'en dit pas davantage mais Sam comprit parfaitement et opina du chef. Il était certain qu'ils ressentaient tous deux la même chose, et en fut à la fois heureux et résigné.

- Sammy, exprima l'aîné des Winchester après un instant de douloureuse indécision. Si… Si maintenant les choses se calment un peu, je… Je voulais te dire…

- Pas la peine, coupa Sam, soucieux de dispenser son frère de tout acte de contrition. Je sais que…

- Sam, laisse-moi finir ! interrompit Dean à son tour, sèchement. S'il te plait.

Le cadet des Winchester se tut. Son aîné inspira longuement, sans bruit, et les mains serrées autour du volant il prononça d'une voix rauque :

- Je veux que tu saches que ce que je t'ai… Que ce qui s'est passé entre toi et moi, ça restera la chose la plus… insensée et la plus dure à accepter de toute ma vie. Aujourd'hui, je crois pouvoir dire que j'ai les idées un peu plus claires, et c'est une évidence pour moi.

Son regard roula vers Sam, qu'il vit écouter d'une expression neutre, l'œil rivé droit devant lui. Avant de perdre son courage, il continua.

- On traverse ça… comme on peut. Y'a des moments où j'ai du mal à me reconnaître, à nous reconnaître… Presque tout le temps, en fait. Ces sensations, ces… désirs, qui sont tombés de nulle part… Tu disais l'autre jour que ça nous a obligés à nous redécouvrir et c'est tout à fait ça. Ça a soulevé tellement de questions sur qui on est, sur qui on a toujours cru qu'on était…

Il sentit qu'il dérivait vers des remises en question plus personnelles et marqua une pause. Pour permettre à Sam de réagir, aussi. Mais face au silence persistant de son frère, qui restait stoïque, il poursuivit.

- Ce que je veux te dire, c'est… que malgré tout ça, le plus important pour moi, c'est toi. Enfin… nous. Nous deux. Je suis content qu'on puisse encore être là, ensemble, et c'est surtout grâce à toi. Merci, Sam, de m'avoir poussé à faire front. De m'avoir poussé à rester. Si j'étais parti, je l'aurais regretté jusqu'à la fin de mes jours, et je compte bien faire tout ce que je peux pour qu'on reste côte à côte, alors… juste merci.

Il se tut cette fois durablement, reniflant et se raclant la gorge pour juguler l'émotion qu'il n'aurait pas pu mieux montrer. Sam laissa passer un peu de temps, le cœur baigné d'une chaleur délicieuse, et d'un sourire si ténu qu'il resta invisible, il répondit doucement :

- Tu n'as pas à me remercier. Surtout pas. Et tu m'as aidé sûrement autant que je t'ai aidé, alors… les comptes sont bons. Tu es mon frère. Plus que jamais. Et moi aussi je t'aime.

Dean donna l'air de ne rien avoir entendu. Jusqu'à ce que son bras droit se tende et aille frapper affectueusement l'épaule de Sam. qui posa brièvement la main sur celle de son frère.

Le retour au bunker eut lieu à la tombée du jour, après un arrêt à la pizzeria pour le dîner. Les deux frères déposèrent leurs sacs, se douchèrent, changèrent de vêtements et remplirent le lave-linge, histoire de purger les habits qu'ils avaient portés de toute la crasse accumulée au cours de leur périple. Sam laissa à son frère un accès prioritaire à la salle de bains pour pouvoir ensuite s'y attarder à loisir, même si la place ne manquait pas pour deux, et resta effectivement un très long moment sous l'eau, lavant soigneusement ses cheveux et récurant le moindre centimètre carré de peau au savon. Sa douche prit un aspect méditatif, alors qu'il repassa en revue la totalité des événements qui les avaient menés à ce moment où, enfin, après une longue traversée faite d'angoisse, de révolte et de passion, ils semblaient voir en quelque sorte le bout du tunnel.

Il ne reparut qu'après vingt heures, les cheveux humides ramenés derrière les oreilles, vêtu d'un simple bas de survêtement marine et d'un t-shirt gris à manches courtes. Après avoir cherché Dean dans la cuisine, il le retrouva à la table de la bibliothèque, penché sur un gros livre ouvert au-dessus duquel il tenait une part de pizza qui menaçait d'y laisser goutter sa graisse à tout moment.

- Ce bouquin doit avoir au moins quatre cents ans, rappela Sam en observant la scène avec douleur. Est-ce que tu pourrais juste…

Le mouvement circulaire qu'il fit avec le doigt signifia à Dean la nécessité de conjurer le péril. Le premier né des Winchester se redressa sur son siège et poussa lentement l'ouvrage sur le côté avant d'arracher un gros morceau de sa pizza à la pointe pendouillante, son regard scrutant nonchalamment Sam de pied en cap.

- Déjà en pyjama ? moqua-t-il d'un œil espiègle. Désolé, je t'ai pas attendu, je me suis dit que t'avais dû t'endormir dans la baignoire.

Sam afficha un sourire complaisant et vint prendre place face à Dean, qui portait une chemise kaki sur un t-shirt noir. La boîte de pizza était ouverte au milieu de la table, près d'un pack de six encore frais, et Sam en préleva une part. Dean prit alors deux bières, s'en réservant une tout en faisant glisser la seconde bouteille jusqu'à la main de son cadet.

- Qu'est-ce que tu lis ? demanda celui-ci qui crut reconnaître un grimoire magique.

- Une recette de cuisine, fit Dean d'un ton ironique. Un plat que j'aurais dû servir dès le début.

Sam, perplexe, comprit que son frère s'était mis en tête de concocter quelque potion, voire de jeter un sort. Parce qu'ils n'avaient pas évoqué le sujet, le plus jeune des deux hommes manifesta sa surprise, surtout que Dean n'était pas celui des deux le mieux versé dans cette discipline.

- Ça te dérangerait d'être plus clair ?

- J'ai repensé à un sortilège de protection. Pour sécuriser le bunker et laisser à la porte les fêtards sans invitation. Quelques bricoles à aller récupérer dans la réserve, un peu de sang d'agneau pour barbouiller une rune ou deux, et si jamais les costards trois pièces essaient de revenir ils se casseront méchamment le nez.

Il semblait aussi satisfait que déterminé mais Sam l'observa d'un air dubitatif.

- Ok… Mais… Pourquoi tu veux te lancer là-dedans ? A quoi ça va servir ?

- À leur interdire l'accès au bunker, qu'est-ce que tu crois ? T'as envie de les voir revenir se balader dans nos murs, toi ?

- Heu… Non, pas du tout, reprit Sam. Mais… ils n'ont aucune raison de revenir.

- Et qu'est-ce que t'en sais ?

- Ce que je sais c'est que si la protection fonctionne et qu'on l'avait mise en place plus tôt, c'est avec un morceau de charbon que tu serais en train d'avoir cette conversation.

Dean, sifflet coupé, jeta à son frère un regard tellement outré que Sam ne put s'empêcher d'avoir envie de rire, malgré l'air sérieux qu'il essayait de conserver et le frisson d'horreur qui lui hérissa tous les poils du corps en repensant à la douleur qui l'avais mis à la torture. Il laissa Dean ravaler sa bile, et d'une voix posée il pria :

- Tu veux pas essayer de les oublier, rien qu'un peu ? On y est bien arrivé pendant quelques jours, et on s'en est pas plus mal portés… Pourquoi à peine rentré tu te remets à ne penser qu'à eux ?

Bien que cela lui coûta de l'admettre, Dean fut bien obligé de donner raison à son frère. Si s'éloigner de leur foyer lui avait été salutaire, y revenir avait ravivé la rage qu'il éprouvait pour les trois dieux, mais il savait maintenant que c'était une voie sans issue et refusa de se laisser de nouveau enfermer dans ce piège qui lui avait déjà tant coûté. Les mâchoires crispées, il secoua la tête, la nuque raide, et referma d'un coup sec le grimoire qu'il poussa suffisamment loin sur la table pour ne plus pouvoir l'atteindre.

- T'as raison, gronda-t-il d'un lourd soupir en levant une main. T'as raison, c'est idiot et ça sert à rien. Toute façon, s'ils nous voulaient morts on serait déjà plus là pour en causer, pas vrai ? Quant à ce qu'ils pourraient nous faire de plus… Ils nous ont déjà bien gâtés.

Il soupira encore, parut soudain réaliser qu'il tenait toujours en main sa pizza, et d'un geste furieux il la jeta sur le couvercle de la boîte en carton. Sam resta clame, et se sentait plutôt serein : il ne percevait plus la même rage consumer les veines de son frère, et fut réellement persuadé qu'ils avaient avancé.

- Je crois que j'ai du mal à me dire que j'aurais ptet pas le dernier mot, déplora Dean, déjà plus calme, en décapsulant sa bière. Mais pouvoir être sûr de plus voir leur sale gueule et leurs costards à dix plaques, ça aurait bien aidé à essayer de reprendre une vie la moins anormale possible.

Un discret sourire prit forme sur les lèvres de Sam qui regarda son frère avec fierté. Dean envisageait l'avenir, indépendamment du combat qu'il avait juré de livrer jusqu'au bout aux Érotes, et cette volonté affirmée de tourner la page, d'une certaine façon, soulagea le cœur de Sam d'un poids comme rien jusqu'ici n'avait su le faire.

- On a déjà commencé un petit peu, je trouve, nota ce dernier.

- Pas faux, accorda volontiers Dean après une seconde, en inclinant le goulot sans déplaisir. La chasse nous a donné l'occasion de bien nous défouler et de nous aérer la tête. C'est déjà un premier pas.

- Content que tu t'en rendes compte, se félicita Sam d'un hochement de tête ravi. Vraiment.

Dean porta la bouteille à ses lèvres et ingurgita trois gorgées, avant de la ramener à hauteur de table et d'expirer bruyamment de contentement. Mais il parut soudain songeur. Presque soucieux. Comme s'il venait tout à coup de prendre une décision difficile.

- Ouais, répondit-il sans enthousiasme. Mais ça règle pas tout. Loin de là.

La relative gaieté de Sam fondit comme neige au soleil. Ou plutôt, elle se trouva occultée par un voile de gravité, comme un après-midi d'été obscurci par l'arrivée des nuages. Il avait vu les traits de Dean changer ; imperceptiblement, mais suffisamment pour lui permettre de le déceler, et au ton de sa voix il sut immédiatement vers quoi ils se dirigeaient. La submersion de leurs émotions semblait se faire enfin moins dévastatrice, et de fait il comprit quelle question taraudait son frère.

- Un pas à la fois, fit-il valoir sans grande conviction, la voix morne, anticipant déjà la suite avec appréhension.

- Pfff, cracha Dean en baissant les yeux sur la pizza. Mais dans quelle direction ?

Il ramassa sa part, croqua dedans et se mit à mâcher ostensiblement, sans poser le regard sur Sam qui l'observait fixement, il le savait.

- Dean…, souffla le cadet, le ton lourd.

Il sentait l'étau se refermer, toute option d'éluder la question de moins en moins à leur portée, et être manifestement le plus réticent à l'aborder de front lui parut relever d'une bien curieuse ironie. Alors, sans pression, sans colère, sur un ton aussi pacifique que possible, Dean déclara en s'essuyant les lèvres :

- On peut pas esquiver ça. Il faut qu'on en parle. Hey, tu devrais le savoir mieux que moi, c'est toi, le cerveau, non ?

Sam tiqua. Son visage se ferma, et avec raideur il se leva, laissant Dean grimacer de regret tandis que son frère lui tourna le dos pour s'éloigner de trois pas.

- Désolé. Remarque idiote.

- Non, assura Sam en secouant vigoureusement la tête. Non, c'est pas ça, mais…

Il fit volte-face pour lancer à son aîné un regard intense, et poursuivit :

- J'ai l'impression qu'on a enfin réussi à trouver un peu de paix. Pourquoi on n'essaierait pas d'en profiter juste un peu, sans se poser toutes ces questions ?

Soutenant avec force et détermination le regard du puîné, Dean se leva à son tour et fit le tour de la table pour se rapprocher de lui. Il s'immobilisa à trois mètres de distance et, sûr de lui comme Sam ne l'avait jamais vu l'être depuis que tout ceci avait commencé, il rétorqua avec conviction :

- Parce que si on ne règle pas ça on pourra pas avancer, Sam. C'est toi-même qui a soulevé la question, tu te souviens ? Et t'avais raison… Il faut qu'on sache où on va, tous les deux. Jusqu'ici, je nous sentais prisonniers de ce qui nous arrive, mais si vraiment on a franchi un cap et qu'on a repris le contrôle… On a des choses à régler.

L'air grave, Sam hocha la tête en baissant les yeux. Un goût amer lui remplit la bouche, car il comprit qu'il ne pourrait plus repousser l'instant où ils acteraient une prise de position qui condamnerait fatalement toutes les voies possibles à l'exception de celle qu'ils allaient choisir.

Si tant est que le choix existait vraiment.

- Tu sais déjà ce que je pense. Tu m'as posé la question tout à l'heure, sur le chemin, et je t'ai dit clairement les choses.

Dean eut l'air de hocher la tête à son tour, mais le mouvement fut si léger, et son regard si complaisant, que Sam réalisa, un noeud à l'estomac, qu'il n'était pas dupe.

- Sammy, dit-il doucement en se rapprochant suffisamment de lui pour poser une main sur son épaule. Tu m'as dit ce que tu ressentais, et… je t'en remercie.

Il marqua un temps d'arrêt, semblant chercher la meilleure manière de poursuivre, et en frictionnant doucement l'épaule de son frère qui fut le seul à s'en rendre compte et à s'en troubler, il reprit avec douceur, le regard empli d'une tendresse inhabituelle :

- Mais ce dont il faut qu'on parle, c'est pas de ce qu'on ressent. C'est de ce qu'on décide de faire.

Sam avait su d'avance ce que Dean allait dire, mais il n'avait pas anticipé la violence du sentiment de révolte qui jaillit en lui comme une éruption volcanique. Il se sentit sur le point de perdre toute retenue, de rejeter férocement la proposition car d'instinct, chaque fibre de son être la refusait. Mais en même temps, il se trouva comme assommé par cette brutale prise de conscience de ce qu'il désirait véritablement, anesthésié par la force du réflexe de défense qui s'était déclenché, et la gorge sèche, le cœur battant, il prononça d'une voix pleine de terre, le regard glacé :

- Si je te comprends bien tu as déjà pris ta décision… Alors, à quoi bon ?

Dean sentit combien son frère fut affligé et en posant l'autre main sur son autre épaule, il répondit d'un air navré :

- Comment : à quoi bon ? On est deux, dans cette galère…

- Une galère ? C'est tout ce que tu retiens de ce qui s'est passé, c'est tout ce que ça t'inspire ?

L'aîné des Winchester fronça les sourcils en essayant de ne porter aucun jugement sur la réaction de son frère, mais il eut du mal à taire son incompréhension, tout comme il eut du mal à dissimuler l'irritation qui enroua sa voix lorsqu'il lança d'une fausse patience :

- Enfin, Sammy, qu'est-ce que tu croyais ? Qu'on allait continuer à baiser comme si de rien n'était, comme si c'était normal ?

Sam se sentit blessé. Et Dean, qui en prit conscience, chercha vainement à rattraper les mots qu'il venait de prononcer, se fustigeant pour son involontaire et inutile rudesse. Les yeux braqués sur lui, Sam lui lança un regard de défi, jusqu'à percevoir chez lui un instant d'hésitation et de doute dont il tira profit en crachant :

- Moi je croyais rien, Dean. L'autre jour, je t'ai dit que je ne savais pas où tout ça nous menait et c'est toujours vrai, en ce qui me concerne. Mais puisque toi tu as l'air d'avoir trouvé la réponse, et vu qu'on est dans le même bateau, j'ai plus qu'à accepter, pas vrai ?

L'amertume dans sa voix et son regard laissa Dean déconcerté. Celui-ci comprit que son frère se sentait mis au pied du mur, qu'il avait l'impression que lui était imposé un choix qui n'était pas le sien, mais ce n'était pas le message que l'aîné des deux hommes avait souhaité faire passer. Il afficha un air navré que Sam interprétera comme le signe d'une ferme détermination à assumer sa décision, et tenta de s'expliquer en balbutiant :

- Sam. Sam, attends, le prends pas comme ça, c'est pas ce que…

- Laisse tomber, somma-t-il en s'évertuant à faire bonne figure. Te fatigue pas, pas la peine de s'étendre sur le sujet pendant des heures, j'ai compris le message.

- Quoi, répliqua Dean en sentant son sang s'échauffer, quel message ? Tu me laisse même pas parler !

- T'as déjà tout dit, qu'est-ce que tu veux ajouter de plus ? Tu me dis qu'il est temps de tourner la page, alors ok, tournons-la…

- Mais y'a pas que moi, dans l'histoire ! s'emporta Dean, les yeux ardents, en pointant les mains vers lui-même. Bordel, pourquoi tu te braques, on peut en parler, nan ?!

Sam eut un sourire acerbe, notant à part lui que son frère n'avait pas démenti vouloir refermer l'étrange parenthèse qui les avait vus se rapprocher plus que de raison. Il secoua la tête, et le regard désabusé il asséna, le ton glacé :

- Je vois pas à quoi ça servirait. Toute façon fallait bien qu'un de nous deux prenne les devants à un moment, et tu l'as fait, alors… restons-en là, c'est mieux. On oublie et on passe à autre chose.

Dean eut un pincement au cœur face à l'acrimonie de Sam, et le mélange de regret et de colère sourde qui faisait bourdonner ses tempes l'empêcha d'imposer sa volonté, son besoin de poser les choses au-delà d'un coup de chiffon implicite sur l'ardoise du lien nouveau qu'ils avaient involontairement tissé. Sam, le regard fixe mais vacillant, parut comme attendre et espérer que son frère persiste à le contredire, mais ce dernier n'en trouva pas la force et Sam y vit le point terminal à leur échange.

- Je vais me coucher, dit-il sombre, en se détournant déjà. Je suis crevé.

Il commença à s'éloigner, et l'image de son dos carré réveilla Dean, qui fit un pas vers lui.

- Sam, je t'en prie, attends, je…

Le cadet des Winchester n'entendit ou ne souhaita pas entendre et, alors qu'il se dirigeait vers la porte, son aîné se résigna à le laisser partir. Jusqu'à rester seul.

- Et merde, grogna-t-il.