Chapitre 20

De retour dans sa chambre, Sam sentit la colère le gagner dès les premiers instants. Mais pas contre son frère. Contre lui-même.

Plus il ressassait la brève et désagréable conservation qu'il venait d'avoir, plus il jugeait sa réaction avec une sévérité croissante. Elle lui apparaissait absurde, puérile et injuste, et même s'il savait bien qu'elle prenait racine dans la déstabilisation que Dean avait provoquée chez lui en l'amenant brusquement à prendre conscience qu'il n'était pas prêt à enterrer les liens si particuliers qui les unissaient désormais, il regrettait presque chacun des mots qu'il avait prononcés.
En faisant les cent pas dans la petite pièce, il rageait intérieurement de n'avoir pas su afficher un visage plus amène, plus rationnel, tout en ressentant un vif élan de panique, son cœur s'emballant alors, lorsqu'il imaginait que l'intimité partagée avec Dean appartenait définitivement au passé. Il y avait de la révolte en lui tant il rejetait cette idée, et du remord, aussi, d'avoir ainsi rabroué son frère qui pourtant, avait eu le courage d'aborder la question de leur futur, alors que Sam lui reprochait assez de fuir ou nier les problèmes au lieu de les affronter. Plus passèrent les minutes et plus le cadet des Winchester se sentit tenté d'aller le trouver pour rattraper le coup mais, comment l'aborder, maintenant, après lui avoir refusé de s'exprimer ? L'appréhension d'une nouvelle confrontation mit temporairement un frein à ses envies de crever l'abcès, mais perdre la face ou ne pas s'exposer au conflit étant finalement moins important à ses yeux qu'empêcher ses liens avec Dean de se détériorer davantage, il décida soudain d'aller rejoindre ce dernier, peu importait l'accueil qui lui serait fait. Il traversa la pièce en trois enjambées jusqu'à la porte, l'ouvrit dans la foulée, et s'immobilisa aussitôt en tombant nez à nez avec son frère, qui s'apprêtait à toquer.
- Hey, fit Dean d'un sourire crispé après un temps indéfini passé à se regarder en chiens de faïence. T'as pas envie qu'on la finisse, cette bière ?
Il leva la main droite et brandit les deux bouteilles, goulots coincés entre les doigts. Sam, tiraillé entre deux sentiments, puisa toutefois du réconfort à le voir face à lui et, sans doute un peu trop ému pour clairement exprimer son ressenti, il hocha imperceptiblement la tête en s'écartant pour inviter Dean à entrer.

L'aîné des deux frères pénétra dans la chambre tandis que le cadet referma la porte. Une avalanche de souvenirs troublants submergea Dean à l'instant où il posa les yeux sur le lit fait au carré, et l'odeur suave, indéfinie, qui planait dans l'air, différente du parfum habituel de la chambre, lui chatouilla plaisamment les narines tandis qu'à pas feutrés, il alla au-delà de la couche, devant le bureau dans le coin de la pièce. Le bruit du pêne dans la gâche attira alors l'oreille du chasseur qui se retourna lentement en ne pouvant s'empêcher de trouver le geste de Sam étrange. Celui-ci, stoïque près de la porte, fit face à son frère d'un air manifestement gêné et Dean, en posant les bières sur le meuble, songea qu'il n'allait pas avoir la tâche facile.
- Écoute, Sam, je… Je voulais m'excuser, commença-t-il en se jetant tout de suite à l'eau. J'ai pas voulu te mettre en rogne, je…
- Non, arrête, stoppa immédiatement Sam bras croisés en levant une main dans un signe sans équivoque.
Dean sentit ses muscles se tendre en prévision de la querelle, mais le regard de Sam se défigea et, sur un ton amène, presque repentant, il pria d'une voix douce :
- Tu n'as pas à t'excuser, c'est moi qui te demande pardon. J'ai réagi comme un crétin, je suis désolé.
Sans mot dire, Dean observa son frère d'yeux étonnés. Puis, rapidement, ses traits reflétèrent le contentement de voir Sam ramené à de meilleurs sentiments et il hocha la tête, s'apprêtant à rebondir. Mais son cadet le devança en confiant d'un ton pesant :
- Je… J'étais pas prêt pour avoir cette discussion, voilà la vérité. Qu'on fasse une croix sur tout ça, je me rends compte que c'est pas ce que je veux.
Sam se sentit délivré d'un poids d'avoir osé exprimer si sincèrement et si pleinement son ressenti, et le regard douloureux, plein d'angoisse, qu'il posa sur son frère en attendant sa réponse, trahit combien il anticipait sa violence. Pourtant, les secondes qui défilèrent se complurent à laisser Dean accuser le coup sans réaction manifeste, à l'exception d'un léger hochement de tête et d'un haussement de sourcils tardif. Il pivota sur sa droite, tendit la main pour se saisir de sa bière, en avala une gorgée, reposa la bouteille et, les deux mains dans les poches, épaulés hautes, avança lentement de quelques pas vers Sam, qui scruta le moindre de ses mouvements.
- J'avais bien compris, finit par prononcer l'aîné de la fratrie sur un ton neutre, une fois arrivé au pied du lit.
Le regard vague, il sembla sonder ses pensées. Intégrer doucement la déclaration de son frère. Mais il le fit avec une placide résignation, ou plutôt dans la paix, comme si les mots de Sam lui avaient renvoyé un écho familier. Ce dernier en éprouva un soulagement extrême, et en avançant d'un pas fébrile il poursuivit d'une voix faible :
- La façon dont j'ai réagi tout à l'heure, ça vient de là. Mais ta demande était légitime, toi t'as rien à te reprocher. Laisse-moi… juste un peu de temps pour me faire à l'idée, et ça va aller.

Sam s'était livré le plus honnêtement possible et il en fut aussi heureux qu'éreinté. Le pas lourd, il marcha jusqu'à bord de son lit pour s'y asseoir avec raideur, indifférent aux agissements de son frère qui, bientôt, s'approcha. Sans un mot, Dean s'assit à sa droite, tout près. Il avait beau être moins grand que lui d'une demi tête, il surplombait Sam dont les épaules voûtées le faisaient paraître plus petit que son aîné qui, le dos droit, demanda alors d'un ton mal défini, entre boutade et sérieux, désinvolture et gravité :
- Sammy, tu… T'as quand même pas chopé le béguin pour moi ?
La question parut si saugrenue en elle-même, tout en semblant si insolite dans sa bouche, et en même temps tellement prégnante aux yeux de Sam, qu'il toussa un rire sec en livrant sans ambages :
- Pour ça, il faudrait que je t'aime pas déjà en frère, j'imagine…
Dean inclina la tête en signe d'acquiescement, supposant que la remarque était juste.
- Mais n'empêche que ce que je ressens pour toi maintenant, avoua Sam, c'est encore plus fort que ça ne l'était déjà avant toute cette histoire.
Les lèvres de Dean formèrent un pli serré et il hocha la tête. Son regard chercha à se placer à l'opposé de Sam sans trouver aucun point de chute, alors il regarda son frère qui fixait le sol et lui glissa pudiquement :
- Je comprends exactement ce que tu ressens, Sam. Pour moi c'est la même chose.
Sam eut l'air de ne pas réagir, mais le léger sourire qui étira ses lèvres et la lumière qui éclaira son regard résonnèrent avec le coup de chaleur qui lui remplit le cœur. Comme il garda les yeux baissés, il empêcha Dean de voir clairement son visage mais l'aîné perçut l'émotion qui le saisit et il en fut lui-même heureux. Dans un élan d'affection, il enroula soudain le bras autour du cou de Sam pour rapprocher sa tête de ses lèvres et déposa une longue bise dans ses cheveux. Il redécouvrit avec émoi l'odeur familière qu'il avait appris à bien connaître ces jours derniers, et au bout d'un instant il libéra son cadet qui renifla en se raclant la gorge.
- Allez, enjoignit Dean en se levant d'un bond leste. Finissions ces bières !
Il alla ramasser les deux bouteilles, revint tendre la sienne à Sam, puis se rassit à ses côtés.
- À la tienne, crétin, lui lança-t-il le plus affectueusement du monde.
- À la tienne, abruti, répondit Sam d'un sourire généreux.
Ils trinquèrent et portèrent le goulot à leurs lèvres. Deux gorgées plus tard, Dean fit la moue en abaissant le bras.
- La tienne aussi, est tiède ?
- Ouais, confirma Sam.
Et il allongea le bras pour poser sa bouteille sur la table de chevet, laissant son frère dépité observer avec déception sa boisson à présent dépourvue d'intérêt.

- C'est vraiment une histoire de dingue, soupira bientôt Sam en se frottant le visage.
Dean le regarda du coin de l'œil, sans être certain que Sam se fût véritablement entendu prononcer ces mots. Il sentit le puîné accablé, et tâcha de le ramener à l'essentiel en disant :
- Et comment… Mais dis-toi qu'on est toujours côte à côte, ensemble. Nous deux, ça aurait pu exploser, et pourtant regarde : on est là. C'est ça le plus important.
- Ouais, t'as raison, abonda Sam en hochant la tête d'un air grave. Ce qui compte vraiment, c'est qu'on reste soudé, présent l'un pour l'autre, comme avant. C'est pour ça que… oublie ma réaction de tout à l'heure et considère qu'on est sur la même longueur d'ondes. Pas de problème.
Dean acquiesça mollement, et le visage sombre de son frère n'expliquait sans doute qu'en partie sa retenue. Il laissa son regard se perdre dans le miroitement de la bouteille qu'il faisait tourner entre ses genoux, puis demanda d'une voix calme :
- T'en es bien sûr ? Même si tu dois le faire à contrecœur ?
Il coûta à Sam de répondre sereinement, car ses souhaits réels étaient ailleurs, et qu'il ne put s'empêcher de se sentir attristé de voir son frère manifestement mieux armé que lui pour laisser tout cela derrière eux.
- Il va bien falloir que je recommence à penser avec ma tête, à un moment, lâcha-t-il d'un sourire émoussé. C'est mon point fort, tu te souviens ?
- Ouais, émit Dean dans un soupir silencieux tout en haussant les sourcils, l'air résigné. Se remettre le cerveau en place, vu le temps qu'il a passé coincé dans la braguette, ça fera sûrement pas de mal.
Sam prit acte, sans pouvoir contredire le point de vue, même s'il avait l'estomac noué à l'idée d'abandonner au passé la proximité extrême qui les avait liés. Le plaisir était une chose, et il avait été si violent qu'y renoncer lui semblait constituer un bien rude défi, même s'il s'en sentait la capacité à présent que ses pensées rationnelles avaient un peu retrouvé droit de cité. Mais tourner le dos à ce sentiment d'unité absolue qui l'avait fait frissonner, se priver de ce bien-être indescriptible qui lui avait redonné vie lorsque son corps s'était mêlé si passionnément à celui de Dean, là était la vraie déchirure, l'origine du désespoir naissant qu'il sentait broyer son cœur et qu'il refusait de montrer.
- Je suis content que tu te sois sorti de là, dit-il pourtant bientôt en tentant de réchauffer sa voix. Je sais à quel point tu étais mal, surtout au début.
D'un bruit de fond de gorge pensif, Dean en donna confirmation. Mais il ne dit rien de plus, alors Sam poursuivit au bout d'un instant en s'efforçant d'être digne :
- Je veux plus qu'il y ait de tension ou de malaise entre nous, tout ça c'est fini. Crois-moi quand je te dis que c'est ok pour moi et… t'en fais pas pour moi, sois juste patient un jour ou deux, le temps que je referme la parenthèse.
Les mâchoires de Dean eurent l'air de se crisper et il serra ses lèvres, qui s'aplatirent l'une contre l'autre. Il hocha brièvement la tête et inspira longuement pour vérifier alors d'une voix prudente :
- Ok… Donc, pour toi, c'est… C'est bon ?
- Oui, promit Sam sur un ton qui se voulut le plus convainquant possible.
Il s'efforça de soutenir bravement le regard de son frère mais sa réponse ne sembla pas vraiment satisfaire Dean, qui se leva subitement pour faire deux pas vers la porte avant de se tourner vers lui, sans le regarder vraiment.
- Quoi, qu'est-ce que j'ai dit ? s'enquit anxieusement le plus jeune des deux hommes.
- Tu… C'est juste que la discussion finit avant d'avoir commencé, regretta Dean d'un air frustré et irrité. On pourrait pas en parler vraiment ? Se dire… tout ce qu'on a à se dire ?
Ses yeux fixaient à présent ostensiblement Sam, pleins d'attente. Ce dernier resta longuement à observer son aîné d'un air grave, et puis en inclinant la tête un instant il consentit d'un ton neutre :
- Si c'est si important pour toi, c'est d'accord, mais à partir du moment où les choses sont décidées, je ne sais pas vraiment quoi te dire de plus…
Dean perçut la réticence de son frère à faire durer plus longtemps cette conversation qui lui était pénible, à l'évidence. Mais il avait la nécessité de pousser les choses, de leur permettre à tous deux de s'exprimer à cœur ouvert et, d'une voix qui suggéra son souci de ne pas tourmenter Sam inutilement, il lui exposa doucement :
- Tu m'as dit ce que tu ne veux pas, Sam. Mais ce que je voudrais que tu me dises, c'est ce que tu veux.
À ce moment, Dean aurait juré avoir entendu son frère grincer des dents. Assis au bord du lit, tendu du bout des orteils jusqu'à la racine des cheveux, le moindre de ses muscles puissamment contracté, le cadet des Winchester avait les yeux si intensément rivés sur un point au sol aux pieds de Dean qu'il paraissait résolu à l'enflammer du regard.
- Je t'ai dit que j'étais pas encore prêt à tourner la page, répéta-t-il sans douter que c'était bien de cela dont Dean parlait. Que pour ça, j'avais besoin d'un peu de temps. C'est assez clair, je crois…
- Sammy, pria Dean dans un soupir à la fois navré et inquiet. Te dérobe pas, comment tu crois pouvoir passer à autre chose si t'arrives même pas à le dire ?
Sam, l'estomac soulevé par un accès de révolte, prit un air mauvais et faillit invectiver son frère avec toute la rage qu'il essayait de contenir. Il ne supporta pas d'être celui que l'on devait placer face à ses responsabilités, d'être obligé de regarder en face ce qu'il ne voulait pas voir, et que Dean, adepte de ce genre d'esquive, fût celui qui le forçait à admettre cette défaillance qu'il lui avait si souvent reprochée, était le pire.
- Tu sais très bien ce que je voudrais, finit-il par répondre d'une voix lugubre en se levant mécaniquement pour se soustraire au regard de son aîné. Si j'écoute mes tripes, je voudrais que ça continue. Je voudrais continuer d'être avec toi.
Presque dos tourné, un peu en biais du pied du lit, il soupira avec peine d'un souffle tremblant en se passant une main sur le visage, alors qu'en retrait, stoïque, Dean le regarda pendant quelques instants en silence. Il prit avec empathie toute la mesure de son désarroi, et s'étonna du fait que son esprit choisit cet instant précis pour prêter attention à des détails qui lui avaient toujours paru insignifiants, tels que la largeur des épaules de son frère sous son maillot gris, l'épaisseur de ses avant-bras, la cambrure de son dos ou les reflets bruns de ses cheveux lisses.
- C'est comme ça que t'appelles ça ? poursuivit-il sans violence ni complaisance en l'interpellant sciemment sur la candeur d'un terme qu'il avait pourtant déjà utilisé lui-même. On a douze ans ?
- Bon sang, pourquoi tu remues le couteau dans la plaie ! cria alors Sam en se tournant furieusement vers son frère, le regard incandescent. Je veux qu'on continue de baiser, c'est ça que tu veux me faire dire ? T'es content ?!
Furieux contre Dean, furieux contre lui-même, Sam grogna sa colère et alterna ses appuis entre ses deux jambes, mains sur les hanches, comme s'il était incapable de décider de quel côté il voulait fuir. Dean le laissa ruminer, sans intervenir, jusqu'au moment où il exprima d'une voix lisse, sans bouger la moindre parcelle de son corps à l'exception de ses lèvres :
- Je veux juste que tu me dises ce que tu ressens, Sam. Rien d'autre.

À son plus grand étonnement, Dean vit son frère s'apaiser presque aussi vite qu'il s'était emporté. Le ton égal de son aîné avait-il permis à Sam de réaliser que ses tentatives de résistance étaient vaines ? Ou bien d'avoir verbalisé la source du tourment qui ne cessait de lui fouailler les entrailles l'avait-il soulagé d'une pression trop difficile à soutenir ? Quoi qu'il en fût, le cadet de la fratrie marmonna quelque chose que Dean ne comprit pas, et puis, dans un soupir interminable, il retourna s'asseoir au bord de son lit, comme vidé de ses forces, ou plutôt résigné à se soumettre à cet examen de conscience, ce jeu de la transparence que réclamait son frère. Pensif, les bras ballants et les mains croisées entre ses genoux écartés, Sam laissa filer les secondes. Qui devinrent minute. Il ne dit plus rien, ni ne bougea. À l'instar de Dean qui attendit, effacé mais pourtant bien là. Aux côtés de Sam. Et lorsqu'il eut retrouvé son calme, lorsqu'il eut retrouvé la force de parler, il choisit de se livrer, pour lui, pour eux, parce qu'au fond, tout devait être dit, parce qu'au fond, il savait que Dean avait raison.
- De la peur, Dean. C'est de la peur que je ressens.
Il leva les yeux vers son frère, qui soutint son regard avec mesure et respect aussi longtemps que Sam en eut besoin.
- Rien n'a vraiment changé, tu sais ? On se domine, d'accord, mais l'attirance que j'ai pour toi, elle est toujours là. Elle est même encore plus nette, maintenant que je me sens libéré de ces pulsions incontrôlables. Tu vas trouver ça complètement dingue mais, après ce qui s'est passé entre nous deux, après tout ce qu'on a fait ici, dans ce pieu, l'autre jour… je me rends compte que j'arrive pas à nous imaginer revenir à notre relation d'avant.
L'expression de Dean, content que son frère s'ouvre à lui, changea imperceptiblement. Il invita implicitement Sam à poursuivre et, mis en confiance par le calme apparent de son aîné, il reprit la parole. Sereinement.
- Putain, c'est la première fois que ça me semble aussi évident. J'ai cette espèce de… feu qui me met le corps à vif, tu comprends ? C'est comme un shoot de dopamine permanent, je… J'ai l'impression de m'être connecté à toi, d'avoir tissé avec toi un lien impossible à défaire complètement où je peux puiser une force et un réconfort illimités, et… me dire que je dois tirer un trait là-dessus ça me rend malade. Je t'aime toujours comme mon frère mais il y a quelque chose d'autre, maintenant, quelque chose en plus qui amplifie tout…
- Quoi ? demanda Dean comme si aucune réponse ne pouvait plus le surprendre et qu'en même temps il les espérait toutes. Quelle chose ?
- Quelque chose que je ne veux pas perdre, affirma aussitôt Sam d'un regard résolu. Ce désir qui s'est révélé et le plaisir de dingue que j'en ai tiré grâce à toi, j'y renonce parce qu'il le faut, mais ce que je ressens pour toi aujourd'hui ça ne disparaîtra pas pour autant.
Le silence tomba lourdement en même temps que ses yeux, intensément brillants, se fixèrent à ceux du premier-né, qui opina gravement du chef.
- Je crois que je peux pas être plus sincère que ça, fit Sam d'un sourire sans joie, les mains jointes avec anxiété.
Dean, d'un sourire à l'avenant, le lui accorda sans équivoque.
- Y'a autre chose que tu voulais savoir ?
L'aîné des Winchester verrouilla sur son frère un regard perçant qui tint lieu de réponse. Sam tâcha d'anticiper la question qui allait venir, mais elle le traversa de part en part comme un spectre glacé.
- Ça te va comme ça ? posa Dean d'une voix un peu raide. Tu te vois vivre en éprouvant ça pour un autre mec ? Pour ton frère ?
La gorge de Sam se serra aussi fort que son cœur, et il sentit les veines de son cou se mettre à bouillir. Il baissa les yeux en esquissant un sourire pétrifié, les mots de Dean lui causant un choc plus violent qu'un coup de poing, et ce fut avec une extrême amertume qu'il répliqua :

- Wow… Heureusement que tu comprends exactement ce que je ressens… Pas tant que ça, on dirait.
Dean sentit une nouvelle fois à quel point il l'avait blessé, mais ne le regretta qu'à moitié. Ils ne pouvaient pas faire l'économie de tout mettre sur la table, ni l'un ni l'autre, même si la réalité pouvait être dure à entendre et à admettre. Même s'il avait mis longtemps à le comprendre.
- Sam…
- En fait, coupa-t-il derechef, acerbe, en se levant d'un coup sec pour l'empêcher d'en dire davantage, en posant cette question tu donnes en même temps la réponse en ce qui te concerne : toi, tu n'imagines pas vivre de cette façon, c'est clair. Ce qu'il y a eu entre nous deux, ce qu'il en reste… c'est plus précieux pour moi que pour toi.
Sam avait le regard dur, mais il n'y flamboyait plus aucune colère. Confronté à une évidence qu'il avait espéré, d'abord inconsciemment, ignorer le plus longtemps possible, il éprouvait de la tristesse, une cruelle résignation, mais il n'en voulait aucunement à Dean. Il avait livré le fond de sa pensée, crue et factuelle… Du moins, le pensait-il. Mais son frère traversa soudain la pièce pour venir se planter devant lui et lui jeter à la figure, dents serrées, un doigt pointé entre ses pectoraux :
- Hey, n'abuse pas, ok ? À aucun moment tu m'as entendu dire ce que je veux, ou ce que je veux pas. Tu m'as entendu te poser une question et t'en as déduit dare-dare ma décision, sans même me donner l'occasion de m'expliquer.
Sam resta interloqué, à le fixer d'yeux ronds. La vigueur de la réaction de Dean, qui était resté placide jusqu'ici, l'étonna vivement et il ne comprit pas immédiatement le sens de ses propos. Mais il repensa à la manière dont il avait réagi dans la bibliothèque, quand Dean avait abordé le sujet de la direction qu'ils allaient prendre, et son refus d'en débattre, sa fuite presque immédiate, lui revinrent clairement en mémoire.
- Hé ouais, mec, opposa Dean le regard bien droit. C'est ce que t'as fait, si tu t'en es pas rendu compte.
- Tu… Tu m'as demandé si je m'imaginais qu'on allait continuer à baiser, rappela Sam d'un air pincé, à mi-voix.
- Et direct tu as conclu que je voulais plus en entendre parler. Vrai ou pas ?
Sam hésita à répondre. À présent que Dean le sommait de se justifier, il se demandait s'il avait vraiment coupé court à la conversation parce que son frère lui avait donné toutes les preuves de sa position, ou bien s'il l'avait fait pour éviter d'avoir à entendre quelque chose de déplaisant.
- Au ton de ta voix, défendit-il, difficile de penser autrement…
- Parce que je me pose des questions, cracha Dean comme une évidence. Et des tas ! Ça a pas changé pour moi non plus juste parce que j'arrive à me retenir de te sauter dessus ! Et c'est loin de tout régler, quelle que soit la décision que je prenne !
Sam ne comprenait plus. Il visa son frère d'un air grave et scrutateur pendant que Dean lui tourna le dos pour s'éloigner de quelques pas, puis il lui demanda :
- Je te suis plus, qu'est-ce que tu veux dire ? T'as pas décidé de tirer un trait sur ce qui s'est passé ? C'est ça que je dois comprendre ?
- Hey, surprise, lui lança-t-il avec un sourire sarcastique. Peut-être que si tu m'avais laissé parler tout à l'heure au lieu de te sauver, t'aurais capté que c'est loin d'être aussi simple.

Un goût de bile lui remontant au fond de la gorge, un seul mot vint soudain à l'esprit de Sam : crétin. Le qualificatif parfait à sa personne, tant il avait été obsédé par ses propres envies et craintes, au point d'oublier celles qui, immanquablement, nichaient aussi dans le cœur de Dean. Un élan d'émotion lui écrasant brièvement la poitrine, il ressentit du dégoût envers lui-même et une profonde empathie pour son frère, qu'il vit tout à coup d'un autre œil. Il garda longtemps sur lui un regard humble et compatissant, à travers lequel il véhicula repentance, encouragement, tendresse, réconfort. Il ne sut comment s'excuser d'avoir été bête au point de penser qu'il était le seul à pâtir encore de la situation et, ébaubi par ce que cette nouvelle donne rouvrait comme confuses perspectives, avec son lot d'espoir mais aussi d'angoisse, il finit par baisser les yeux, mâchoires crispées.
- Et alors ? reprit Dean, fendant l'armure, d'un air de défi mal assuré. Tu me demandes pas ce que je ressens ? T'as peur de savoir ?
Sam releva des yeux désabusés, et en secouant tout doucement la tête il répliqua avec un sérieux extrême et désolé, la réponse étant évidente :
- Dean… Pourquoi tout ça ? Pourquoi m'avoir cuisiné comme ça, si pour toi c'est pareil ?
Dean eut l'impression que Sam résistait de toutes ses forces à l'envie de l'embrasser mais rejeta toute tentation de céder à une étreinte dont il n'était pas certain de maîtriser la portée. Il se rengorgea, et retourna sans faillir :
- J'avais sûrement besoin de te l'entendre dire…
Sam secoua la tête à nouveau, plus nettement, et sourcils froncés il signala d'un rictus mélancolique :
- T'avais pas compris que j'avais pris mon parti de tout ça ? Je t'ai pas mis sur la voie, dans la salle de bains, l'autre jour ?
- T'étais sur un petit nuage, nuança Dean après deux secondes, le regard un brin rêveur. On venait de… d'aller au bout du bout, on n'avait pas les idées très claires… J'étais pas sûr que, maintenant, à froid, tu sois toujours dans le même état d'esprit.
- C'est le cas, affirma Sam sur un ton bienveillant. Sans aucun doute, maintenant c'est très clair, pour moi.
Dean eut un hochement de tête vaguement embarrassé et, en se grattant le coin de l'oreille, il glissa doucement sans trop savoir où poser son regard :
- Ouais… Je crois qu'il fallait que je t'entende le dire sans prendre de gants… Pour que j'arrête une fois pour toutes de me poser la question… pouvoir me dire que je suis ptet pas le seul à avoir perdu la boule, à penser ça, moi aussi… Et pour pouvoir te l'avouer.
Il leva des yeux désarmés, prêt à se soumettre au jugement de son cadet. Il lui avait demandé d'être parfaitement sincère, il devait l'être lui aussi. Il y était prêt depuis déjà un certain temps. Il avait seulement attendu qu'arrive le moment.
- J'espère que tu vas enfin arrêter de te torturer avec ça, formula Sam. T'as passé toute ta vie à me protéger, alors, je comprends que ce soit plus compliqué pour toi, mais… Érotes ou pas Érotes, tu crois vraiment qu'on est les seuls frères au monde à avoir franchi cette ligne ? On n'a tué personne, Dean… Aujourd'hui, au fond de moi, j'ai pas envie que ça s'arrête. C'est comme ça, j'y peux rien. Mais je ferai ce qu'il y a de mieux pour nous deux, n'aie aucun doute là-dessus.
Dean lui sut gré de sa détermination à lui faciliter les choses, mais il ne savait pas encore lui-même quel chemin il déciderait de prendre. Tout ce qu'il savait, c'était que, tout comme pour Sam, l'attirance qu'il éprouvait n'avait ni disparu ni faibli, et qu'il avait eu désespérément besoin que les vérités fussent dites. Il en fut soulagé, et en même temps angoissé, car les espoirs déraisonnables de Sam tendaient sans l'ombre d'un doute à l'attirer dans la direction opposée à celle qui lui apparaissait d'évidence. Mais la question n'était plus de savoir ce qui était raisonnable ou non ; Dean voyait bien que ce stade était dépassé depuis longtemps.
- Putain, c'était presque plus simple quand on pouvait pas se retenir, soupira-t-il d'un air las.
Sam ne put s'empêcher d'afficher un léger sourire, même s'il n'avait pas le cœur à rire. D'un pas lent, il se rapprocha un peu de son frère, sentant bien qu'il avait lui aussi l'envie viscérale de prolonger leur folie, et il en fut empli d'une triste espérance autant que de crainte quant aux conséquences futures de l'indécision de Dean, si celui-ci choisissait en définitive de s'engager sur une voie qui lui apparaîtrait mauvaise.
- C'était différent, répondit Sam, laconique.
- Je sais pas… ce que je vais décider, Sam, fit-il d'un air pesé. Je sais même pas si je vais décider quelque chose, je…
Il secoua la tête et haussa les sourcils pour signifier son désarroi. Mais le simple fait d'admettre à voix haute, face à son frère, qu'il envisageait une alternative, parut signifier beaucoup aux yeux de Sam.
- Du coup, t'as cru que j'avais pris ma décision, nota Dean d'une voix désabusée en posant sa bière sur la petite table près de la porte, mais en fait c'est toi qui l'as prise bien avant moi.
Sam attendit que le regard de son frère se reportât vers lui pour lui dire d'un air amène, apaisé et bienveillant :
- On n'a pas traversé tout ça pour jouer les hypocrites maintenant… Merci de m'avoir forcé à m'interroger ; ça m'a permis de te parler à cœur ouvert. Mais Dean…
Il fit trois pas dans sa direction, sans moduler son expression, et rendu à moins d'un mètre de lui il poursuivit :
- Quoi que tu décides de faire, et peu importe le temps que tu prendras à le faire, je serai avec toi. Ok ? N'aie pas peur pour nous si tu veux tourner la page, ce qui se passe est tellement dingue que… je le comprends, vraiment. Le plus important, c'est les liens qui nous unissent. Pas la manière dont ils s'expriment.
Dean resta figé quelques secondes, puis déglutit avec difficulté en baissant les yeux. Il finit par hocher la tête, avant de prononcer la voix rauque :
- C'est noté, Sammy. Merci.
Il sembla chercher quoi dire de plus, la phrase qui aurait prouvé à son frère qu'il ne prenait rien de tout cela à la légère, qu'il avait sincèrement chéri les moments insensés qui les avaient si intimement unis, mais aucun autre mot, à ce sujet, ne sut passer au travers du nœud dans sa gorge. Alors, il se tourna vers la porte, ramassa mécaniquement la bouteille qu'il venait de poser, et conclut en tâchant de canaliser son émotion :
- Je vais pas te casser les pieds plus longtemps, je te laisse te reposer. On se voit demain ?
- À demain, ouais, consentit Sam avec une ferveur toute fraternelle. Bonne nuit.
- Bonne nuit, renvoya Dean en ouvrant la porte. J'suis content qu'on ait parlé.

Alors il partit. Et Sam, de nouveau seul, prit un instant pour méditer sur le dilemme qui tourmentait son frère, tout en se morigénant d'avoir cru à tort qu'il était le seul à souffrir encore de la situation.

L'arrivée de Dean avait apaisé sa colère, son départ l'avait ravivée. Et, privé de ce fait de l'envie de manger, de boire ou de dormir, le cadet des Winchester éprouva le besoin de convertir sa contrariété en énergie, énergie qu'il utilisa pour se défouler physiquement. Pompes. Abdominaux. Dips. Fentes. Pendant près de trente minutes, il enchaîna les séries à même le sol, comme dans l'espoir d'évacuer son irritation, ses frustrations, en les exsudant, et peu à peu le tissu gris de son t-shirt s'imprégna de sueur, fonçant au niveau du cou, du dos et des aisselles.
Après leur victoire contre Chuck, Sam avait renoué avec une routine plus intensive qui lui avait permis de retrouver un niveau de forme optimum. Il avait repris quatre ou cinq kilos de muscle et savait que c'était essentiellement la raison pour laquelle son frère lui avait fait remarquer qu'il semblait rajeuni. Mais après la conversation qu'il venait d'avoir avec lui, ce n'était pas que dans le but d'endurcir son corps que Sam torturait ses muscles. Mouvement après mouvement, goutte de sueur après goutte de sueur, il s'efforçait aussi, et peut-être surtout, de raffermir sa détermination, focalisé sur un point et un seul : composer avec la fin, prévisible et probable à ses yeux, de ses rapports intimes avec Dean. Il n'en avait nulle envie mais acceptait de s'y résoudre, afin de préserver sa relation avec lui et, malgré sa répulsion à refermer le livre, il savait qu'il en avait maintenant la capacité.

Il entendit alors toquer faiblement à la porte.

Parce qu'il avait eu la certitude de ne rester que face à lui-même au moins jusqu'au lendemain, Sam se releva en jetant un regard sceptique vers le panneau de bois. Ce ne pouvait être que Dean, mais pour quelle raison revenait-il ? Sam fronça les sourcils et releva brièvement son t-shirt pour s'éponger le visage, même pas sûr, en fin de compte, de ne pas avoir imaginé les trois coups à sa porte.
Puis il entendit frapper à nouveau, cette fois sans doute possible.

Perplexe, presque inquiet, il alla alors ouvrir et se retrouva bel et bien face à Dean qui parut paradoxalement pris au dépourvu, comme si, en dépit de son insistance, il s'était attendu à trouver in fine porte close. Il était tel que Sam l'avait quitté tout à l'heure, mêmes vêtements, même allure, jusqu'à la bouteille de bière dans sa main, mais fraîche, cette fois. Dean, l'air à la fois résolu et hésitant, fixait son frère, sans mot dire.
- Hé, fit Sam face à son silence. Tout va bien ?
Les lèvres de Dean s'entrouvrirent et il prit une inspiration, de toute évidence prêt à répondre. Mais, les yeux ronds figés sur son cadet, le teint pâle, il se bloqua.
- Dean ? relança Sam. Qu'est-ce que t'as ? Ça va ?
L'intéressé eut un haussement de sourcils qui prouva qu'il avait entendu et compris la question. Pour le reste, il ne varia pas d'un iota, suspendant son étrange regard, tant hagard que flamboyant, aux yeux de Sam. Ce dernier commença à se poser autant de questions que son esprit put en imaginer pour tenter de comprendre ce qui les réunissait de nouveau si tôt après leur séparation, mais pas une seconde il ne pensa entendre le timbre grave de la voix de Dean s'enquérir soudain :
- Tu… Tu veux baiser ?