Chapitre 28 : De l'autre côté du miroir
- L'héritier de Serpentard est de retour ! Il est de retour ! Au secours !...
- Comment je suis censée arriver à me concentrer sur ma traduction de Dubois avec ce boucan infernal ? C'est un cauchemar. Qu'est-ce que je fous là, moi ?
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- Réveille-toi !
Des mains me secouaient mollement les épaules, me tirant de l'inconscience avec l'aide des éclairs douloureux qui me traversaient les côtes. J'ouvris un œil avec une grimace. Il faisait sombre. Le visage de Kathleen occupait tout mon champ de vision. Une vague de soulagement le traversa.
- Viens m'aider, Nemo va pas bien, me pressa-t-elle.
Je me levai avec de la compassion pour les nonagénaires et traînai la patte dans l'obscurité derrière Kathleen qui brandissait un lumos. A ma grande joie, Tom n'avait rien du tout. Il éclata de rire en me voyant en forme et me fit un câlin soulagé.
- J'ai bien cru que j'allais mourir dans les bras de la diva, me confia-t-il. Je sais pas pourquoi mais il s'est collé contre moi, c'était un peu gênant.
Un coup d'œil à Nemo ne me rassura qu'à moitié. Le faible éclairage de la baguette de Kathleen suffisait à rendre compte que lui n'était pas en forme. Il était bien vivant, assis, la tête dans une main. Celle-ci ne parvenait pas à masquer suffisamment le large filet de sang qui maculait son visage, et son autre bras était replié mollement contre lui. Son dos était parfois secoué par un sanglot silencieux.
- On dirait qu'il a fait bouclier humain pour te protéger, mais vu ta réaction, tu le méritais pas, lui répondis-je.
Son air désolé m'adoucit. Je m'assis près de Kathleen et Nemo pour voir l'ampleur des dégâts. Il ôta sa main de devant son visage.
- Vous inquiétez pas, ça va déjà mieux, tenta-t-il de nous rassurer d'une voix faible. J'ai eu super mal et j'ai cru que j'allais être écrasé vivant alors j'ai eu peur, c'est tout.
Il passa ses doigts dans ses cheveux là d'où partait le sang et fronça brusquement le nez en trouvant la plaie. Il n'avait pas l'air si bien que ça. Ses joues étaient mouillées de larmes et de sang, il grimaçait à chaque inspiration et son bras droit pendait mollement.
- Et depuis que je suis réveillé, j'ai une impression de déjà-vu, ajouta-t-il. Je suis déjà venu ici. La vision est beaucoup plus forte que d'habitude. La sensation dure jamais aussi longtemps. Je me sens super bizarre, mais ça va passer.
- T'as toujours la vision, là ? Qu'est-ce que tu vois ? demandai-je.
- Je sens plus trop ma main, articula-t-il d'un ton inquiet au lieu de me répondre.
- T'arrives à bouger les doigts ? demanda Kathleen.
- … Non, finit-il par dire en remettant sa main valide sur ses yeux.
Kathleen se tourna vers moi avec un air d'appel à l'aide.
- Me regarde pas comme ça, je suis pas guérisseuse. Il faut faire demi-tour pour l'emmener à l'infirmerie de l'école. Bernadette saura quoi faire.
- Et les disparus ? murmura Nemo.
- Plus tard, il faut d'abord s'occuper de ton bras.
Il finit par acquiescer et essaya de se lever. Lorsque son bras retomba le long de sa hanche, il pousse un cri de douleur et le replaça contre lui avec son autre main.
Il s'empressa de dire que tout allait bien et de prononcer des mots d'excuses. Je l'aidai à enlever le bandeau de tissu qui servait de ceinture à sa robe pour en faire une écharpe.
- On est où ? demanda Tom.
L'endroit était si sombre et j'étais tellement contente d'être en vie que la question ne m'avait même pas traversé l'esprit. Comment est-ce que nous avions pu nous en sortir après notre ensevelissement par les statues de marbre ?
- C'est moi qui vous ai conduits ici, répondit Kathleen, mais je sais pas plus que toi où on a atterri. J'étais acculée contre un mur avec une sorte de miroir, j'étais collée dessus en essayant de discuter avec les statues pour trouver une solution pacifique et...
- Une solution pacifique ? souris-je.
- Oui, enfin, rougit-elle, je leur disais de nous laisser tranquilles dans toutes les langues que je connais, tu vois...
- Je suis pas sûr que le marbre ça parle espagnol, pouffa Tom.
- Oui, bon, j'ai paniqué... hésita Kathleen avec un petit rire.
Nemo et moi avions parfaitement bien compris. Elle avait parlé fourchelang.
- Je paniquais, donc, continua-t-elle, et c'est là que je suis passée au travers du miroir. J'ai atterri ici dans le noir, et les statues ont pas suivi.
- T'étais en sécurité mais t'es quand même retournée nous chercher, dis-je. Tu nous as sauvé la vie à tous.
- Attends, nous interrompit Tom, ça veut dire que si on retourne en arrière, il y a encore tout un tas de statues qui attendent juste qu'on repasse par le miroir pour nous écrabouiller ? Et comment t'as fait pour nous désincarcérer ? Ces trucs pesaient un âne mort.
La corpulence de Kathleen excluait en effet toute possibilité de sauvetage à mains nues.
- Quand je suis revenue depuis le miroir les statues ont arrêté de m'attaquer. Elles se poussaient devant moi. J'ai juste eu à vous rejoindre et elles se sont éloignées. J'ai eu du mal à vous traîner, mais j'ai pas trop eu le choix, mon sort de lévitation laisse à désirer.
- Tu penses qu'on peut y retourner ? demanda Tom.
- Je pense, oui, fit-elle, si vous restez groupés autour de moi, ça devrait aller.
- Oh non, murmura Nemo, ça recommence. C'est pas le moment...
Il se tenait la poitrine de la main gauche et transpirait à grosses gouttes.
- Qu'est-ce qui se passe ? paniqua Tom.
Nemo était en pleine vision depuis tout à l'heure. Ce n'était jamais aussi long. Il ne répondit pas à Tom et son regard se perdit dans le vague, les yeux écarquillés de terreur. Il commençait à marmonner des mots incompréhensibles et à trafiquer sa robe avec sa main.
- Qu'est-ce qu'il a ? répéta Tom en haussant une voix pressée par l'inquiétude.
- Calme-toi, Nemo, on est avec toi, ça va aller, essayait de l'apaiser Kathleen.
Il ne paraissait pas entendre et continuait de marmonner comme un possédé. Mon petit ami était devenu blême. Puis la main valide de Nemo attrapa la manche de Tom avec une exclamation de peur et celui-ci poussa un hurlement en titubant en arrière pour se dégager.
- Calmez-vous, tentai-je, ça va passer, comme d'habitude, laissez-le finir sa vision.
Le pied de Tom buta contre quelque chose et il tomba de tout son poids en arrière dans un fracas de verre brisé.
- Le miroir ! couina Kathleen.
Je me penchai pour aider Tom à se relever. Nemo s'était calmé. Adossé contre le mur, il semblait toujours ailleurs.
- Eh ben, c'est un miracle que je me sois pas planté de bout de verre, s'examina-t-il. On a évité la catastrophe.
- De quelle catastrophe tu parles, le secouai-je, sans le miroir, on est coincés ici !
- Oh.
Il détailla les mille morceaux reflétant la lumière de la baguette de Kathleen, puis m'adressa un sourire d'excuse.
- T'as vu comment la diva m'a attrapé, aussi ? C'était un réflexe de survie.
Nemo s'était calmé mais il ne paraissait pas avoir retrouvé ses esprits. Il regardait autour de lui avec un air perplexe.
- Eh ben il fallait te laisser attraper, rétorquai-je. Je t'ai dit te laisser faire, que ça allait passer. C'était juste une vision. Pourquoi tu réagis comme ça avec lui ?
- Non, mais tu me comprends, quoi, il me touche d'un coup avec ses mains de diva, c'était un peu une agression sexuelle.
- T'es sérieux là ? grimaçai-je. Et avec ça, on a plus aucun moyen de rentrer, alors que Nemo a besoin de voir Bernadette rapidement. On sait même pas où on est !
- Pardon, pardon, excuse-moi, je retire tout ce que j'ai dit, fit-il en me serrant dans ses bras pour se faire pardonner.
- C'est bon, t'as pas fait exprès de casser le miroir, je sais, c'est juste super frustrant.
- Je suis pardonné ?
Il prenait comme toujours sa voix penaude et me faisait ses yeux les plus innocents qui soient. Impossible de lui en vouloir.
- De toute façon, on est pas réellement coincés, fit-il, vous avez votre pote qui attend toujours que vous reveniez, non ? Elle a une broche ?
Lyra ! Je l'avais oubliée !
- On a bien fait de convaincre Lyra de nous attendre, nous félicitai-je. Elle doit encore être dans les toilettes à nous attendre. Elle pourra aller prévenir les profs qu'on est coincés et que Nemo est blessé.
- Tu crois pas qu'il vont poser des questions sur... euh... tu sais, grimaça Kathleen.
- On inventera, dis-je.
- Je suis un pro en baratinage, se glorifia Tom. Vous verrez que ça passera sans problème.
A contrecœur, Kathleen dévoila sa broche et prononça l'incantation.
Seul le silence lui répondit.
Elle retenta plusieurs fois sans plus de succès. De toute évidence, Lyra s'était lassée de faire le planton. Je laissai échapper un juron.
- A quel moment on a pu se dire que faire confiance à Lyra était une bonne idée ? me houspillai-je. Soit on est amnésiques, soit on est débiles !
- Bon ben on est vraiment coincés alors, gloussa Tom.
- Atchhih !
L'éternuement de Kathleen tenait plus du couinement de souris que de l'humain.
- A tes souhaits, marmonna Nemo en se frottant la tête avec circonspection. Qu'est-ce qui est arrivé au miroir ?
Je lui racontai ce qu'il avait raté mais il ne fit aucun reproche.
- T'inquiète pas, répéta-t-il, je crois que j'arrive à nouveau à bouger un peu mes doigts. Ça doit pas être trop grave. Et puis Bernadette c'est un peu une rebouteuse de génie, je suis sûr qu'elle voit des cas bien pire tous les jours.
Même dans son état il essayait encore de nous ménager.
- Tu crois que tu as eu une vision parce que les disparus sont ici ? demanda Kathleen.
Il haussa son épaule valide.
- Aucune idée.
- T'as vu quoi ?
- Je me souviens jamais des visions après coup.
- Bon, ben on a plus qu'à chercher une sortie, les motivai-je. Maintenant qu'on est là. Méfiez-vous, les disparus sont peut être tout près. Ouvrez l'œil. Si vous voyez un démon, un vampire, un épouvantail maléfique ou toute autre créature qui pourrait être l'auteur des disparitions, vous criez, ok ? On verra après pour rentrer.
Nous étions dans une sorte de maison.
La clarté faiblarde d'une pleine lune filtrait à travers les vitres sales de fenêtres antiques, laissant des carreaux de lumière pâle sur les planches de bois irrégulières sous nos pieds. Le bout de nos baguettes émettait une douce lueur qui faisait onduler les ombres du mobilier ancien. Si quelqu'un avait habité ici, il n'y avait pas mis les pieds depuis une éternité. La poussière donnait la grisaille à la moindre surface. De vieilles tasses ébréchées trônaient sur le plan de travail. Des napperons en dentelle qui avaient probablement connu plusieurs guerres mondiales étaient posés en guise de cache misère sur les buffets au bois gonflé d'humidité. Je grimaçai quand mon visage entra en contact involontaire avec une des innombrables toiles d'araignées tendues d'un mur à l'autre, amarrées jusqu'au moindre promontoire disponible. Un gémissement de dégoût m'informa que Kathleen avait rencontré un destin similaire. Le violet des yeux de Nemo semblait luire sous sa baguette. Reconnaissait-il quelque chose ? Il paraissait découvrir les environs avec la même curiosité que nous. En tout cas, si disparus il y avait, on ne les entendait pas. Un pesant silence régnait, seulement rompu par le grincement des lattes tordues sous nos pas. Je faisais courir le bout de ma baguette le long du bazar ambiant, espérant y dénicher quelque passage secret vers les disparus. La recherche ne fut pas fructueuse. Cette bicoque semblait tout contenir de ce que le monde comptait de babioles en tout genre, mais restait désespérément dénuée de présence humaine. Un placard aux vitres brisées révéla une collection de bocaux au contenu incongru : d'étranges coquilles spiralées, des feuilles séchées bleutées, un fond de ce qui semblait être des yeux de poisson, et autres fournitures atypiques. Un crâne de petit mammifère décorait une table haute. En levant les yeux, je m'aperçus que les murs et le plafond étaient tout aussi chargés que le sol. Une imposante tête de licorne empaillée au regard creux me fit frissonner. Sa corne spiralée se dressait en avant comme pour embrocher ses spectateurs dans un dernier élan de vengeance. Je sentis le bras de Nemo contre moi alors qu'il levait la lumière vers le museau séché de l'animal mort.
- Ça te rappelle quelque chose ?
Il secoua la tête en signe de dénégation.
- Depuis la forte impression de déjà-vu que j'ai ressenti au réveil, je reconnais plus rien.
Je ne pus m'empêcher de me sentir triste devant sa moue désolée. Ce n'était pas de sa faute. Il ne contrôlait pas ses visions. Sa main fouilla dans la pile de photos cartonnées par le temps pour masquer sa gêne. Les images étaient ternies mais on distinguait presque toujours les mêmes personnages dans différents endroits. Un vieillard à l'air ronchon jetait des regards noirs au photographe tandis qu'un homme plus jeune au menton hautain l'accompagnait sur la plupart des clichés. Une grande partie des photos portaient une profonde marque de brûlure là où une main rageuse avait écrasé un mégot pour effacer le visage d'une troisième personne. Il s'agissait toujours de la même, une jeune fille qui tentait tant bien que mal de se pencher ou se déplacer pour éviter ce trou délibéré en face de sa tête, mais la marque suivait son visage comme une malédiction. Le fou rire de Tom rompit notre contemplation silencieuse. Il gesticulait pour se débarrasser de la toile d'araignée géante dans laquelle il venait de foncer.
Kathleen était perdue dans ses réflexions devant un os titanesque suspendu en V reversé contre le mur. L'objet ressemblait à un os de poulet, en plus étroit et monstrueusement long. La petite main de Kathleen effleurait doucement sa surface.
- Qu'est-ce que c'est ? demandai-je.
Elle haussa les épaules. Ce fut Nemo qui nous aida.
- On dirait un os des vœux de condor millénaire. C'est une espèce éteinte depuis des siècles. Les braconniers s'en sont donné à cœur joie en découvrant que leur ossature avait le pouvoir d'exaucer les veux. Mais d'habitude on les trouve à l'état d'osselets. Ma mère en garde un précieusement. C'est la première fois que j'en vois un en entier.
- Ce truc exauce les veux ? haussai-je les sourcils.
Accepter l'existence de la magie était une chose, mais de là à croire qu'on pouvait exaucer des veux avec des osselets...
- Il suffit d'un contact mais... commença Nemo.
Je posai ma main à côté de celle de Kathleen en souhaitant retrouver les disparus ici.
- ... te fatigue pas, il exauce uniquement les veux de ceux dont le sang qui coule dans les veines est le même que celui qui a fait couler le sien, termina-t-il. Celui de ma mère lui vient de ses ancêtres.
Je laissai retomber mon bras, déçue.
- Dommage, ça nous aurait facilité la tâche si les disp...
Un énorme bruit de meubles renversés et de céramique brisée résonna depuis le plafond. Kathleen fit un bond et Tom se mit devant moi pour faire barrage à une menace éventuelle. Nemo s'était reculé contre le mur.
- C'était quoi ça ? lança Tom.
- Oh non, ça revient, murmura Nemo en fermant les yeux. Le déjà-vu.
Il avait porté une main à la base de son cou et semblait en proie à une violente bouffée de chaleur, les joues rouges et des perles de sueur aux tempes. Un grondement rauque étouffé venant du même endroit que les bruits de casse nous parvint.
- Restez avec lui, je vais voir ce que c'est, chuchota Tom. Il doit y avoir un grenier au-dessus.
- Fais attention, si c'est un disparu qu'on entend, il est peut-être avec le démon qui les emporte, le mis-je en garde.
Il me fit son sourire le plus charmeur et l'agrémenta d'un clin d'œil.
- Nox.
L'accès au grenier fut vite découvert. Un objet bâtard entre l'échelle et l'escalier montait vers une trappe ouverte dans un recoin de placard. Tom grimpa à pas de loup et grimaça en constatant qu'il ne pouvait pas éviter le craquement des marches. Je glissai un bras autour de Nemo pour le rassurer, mais il paraissait absent. J'agitai les doigts devant ses yeux violets sans succès. J'ignorais ce qui nous attendait à l'étage, mais j'espérais que Nemo ne resterait pas perdu dans ses pensées trop longtemps. Quoique, s'il pouvait nous indiquer où précisément chercher les disparus...
Un bruit sourd de chute nous figea. Nous attendîmes un long moment. Tom ne reparaissait pas dans l'escalier. L'inquiétude commençait à poindre. Des bruits de bois contre le bois et de grattement continuaient à nous parvenir. Je me secouai.
- Allons-y, déclarai-je. Nox.
Nemo paraissait à nouveau conscient de son environnement. Je l'entraînai devant moi et saisis la main de Kathleen qui n'avait pas l'air de vouloir nous suivre. Nous passâmes le haut de la tête par l'ouverture de la trappe en même temps et sortîmes à plat ventre. Le grenier était petit et bas de plafond, celui-ci étant constitué seulement des tuiles biscornues du toit et des poutres de la charpente. Un trou fraîchement ouvert défonçait les tuiles à un endroit au-dessus d'un tas informe de planches et de suie. On y trouvait entassé des tonnes de vieux meubles éclatés, canapés miteux, fauteuils éventrés, planches de bois vermoulu jetées pêle-mêle par-dessus. Une importante réserve de charbon, par le passé probablement maintenue dans des sacs en toile dont il ne restait que des lambeaux, engloutissait l'ensemble dans une marée noire salissante.
Deux détails nous sautèrent aux yeux. Premièrement, Tom gisait au sol devant notre nez, inconscient. Deuxièmement, en dessous du trou dans le toit, éclairé par la pleine lune, le tas de planches, de morceaux de tuiles et de suie se soulevait par les efforts d'une créature cherchant à s'échapper. Une main noircie par le charbon apparut furtivement entre deux lattes brisées. Puis, au milieu de la marée de charbon, une tête creva la surface. Une tête hirsute avec des yeux brillants.
Un monstre.
- Stupéfix ! Impédimenta !
Ma main avait jailli et les sortilèges fusèrent plus vite que mes pensées. Un scintillement bleu irisé avala les sorts avant qu'ils n'atteignent leur cible. Le monstre s'était relevé sur ses deux pattes arrière et pointait une baguette dans notre direction.
- Nemo ?
La voix était craintive et hésitante. Le monstre baissa sa baguette et s'approcha. Sous la lumière de la lune, mon erreur de jugement m'apparut dans toute sa stupidité. Ce n'était pas un monstre.
- Kath et miss collabo ? C'est quoi ce cauchemar ?
Lyra Fox grogna en observant les quantités de sciure qui tombaient de ses cheveux à chaque fois qu'elle secouait sa main dedans. Elle avait dû perdre sa barrette dans le fouillis car sa frange trop longue retombait en mèches chaotiques devant sa figure. Malgré ça, ses cheveux ne cachaient pas totalement son air inquiet et déboussolé. Je constatai étonnée que même Lyra pouvait être effrayée et perdre ses moyens.
- Qu'est-ce que tu fous là ? demandai-je.
- C'est plutôt à moi de poser la question, rétorqua-t-elle. Qui est le détraqué qui m'a transplanée dans ce traquenard ?
Kathleen prit une teinte orange sanguine.
- Je... Quand on parlait de faire un vœu, marmonna-t-elle, je me suis dit que... si Lyra était là, elle trouverait une solution pour rentrer...
L'intéressée posa une main sur sa hanche et l'autre sur son visage.
- C'est pas vrai... soupira-t-elle.
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- Comment c'est possible que Kathleen ait réussi à se faire exaucer un souhait par l'os des veux et pas moi ?
- Sois pas jalouse, miss collabo, on y réfléchira quand on sera retourné à Poudlard, lança Lyra. Là, tout de suite, le problème va être de nous faire tous rentrer sans se faire choper. Vas-y, Kath, ramène-nous.
Nous nous tenions devant le gigantesque os des vœux, main dans la main, les yeux rivés sur Kathleen. Lyra avait réveillé Tom à l'aide d'un sort et celui-ci s'était mille fois excusé de l'avoir attaquée. Probablement par peur d'éveiller le courroux de la fille maudite. Nous lui avions raconté notre mésaventure avec le miroir. Lorsque nous lui avions demandé pourquoi elle n'avait pas répondu à nos appels à l'aide, elle avait gardé tout son sang froid et répondu sans le moindre remords.
- Finalement, je me suis dit que je perdais mon temps, alors je suis allée lire à la Bibliothèque.
- Et tu pouvais pas juste répondre à la broche ?
- Je voulais lire tranquille alors j'avais jeté un sort de mutisme sur ma broche. De toute façon, Madame Pince aime pas qu'on utilise nos broches dans la Bibliothèque.
Elle ne m'avait pas laissé montrer mon indignation et nous avait pressés pour retourner à Poudlard au plus vite. Je n'en étais que plus énervée, d'autant que n'avions toujours pas mis la main sur les disparus et qu'une occasion pareille ne se reproduirait pas de sitôt. Nemo allait beaucoup mieux depuis que Lyra avait jeté un sort sur son épaule pour dévoiler qu'il n'y avait rien de cassé. Il retrouvait peu à peu l'usage de son bras.
Je bloquai le bras de Kathleen pour l'empêcher d'entrer en contact avec l'os des vœux.
- On peut pas laisser passer une chance pareille, lui dis-je. Le disparu est quelque part par ici, on va pas l'abandonner pour une raison aussi puérile que la peur de Lyra de se faire gronder par la vielle Swan.
- Yes ! Bien dit, mon amour ! On va le ramener avec nous, s'exclama Tom en déposant un baiser sur ma joue.
- Vouloir éviter les ennuis inutiles, c'est pas puéril, répliqua Lyra, c'est logique.
- Pour une fois, je crois que Baker a raison, dit Nemo. Je me souviens pas de ma disparition, mais la peur que je ressens au moment de mes sensations de déjà-vu est bien réelle. Je veux pouvoir porter secours à celui qui a besoin de notre aide en ce moment, surtout s'il est tout près.
- Merci Nemo, m'exclamai-je en serrant son côté valide.
Il laissa échapper un sourire amusé devant tant de reconnaissance. Lyra le regarda comme s'il venait de lui envoyer un coup de poignard dans le dos.
- Kath, fit-elle. On y va ?
La petite rouquine secoua la tête et rentra ses mains contre elle. L'air confiant que Lyra s'était reconstruit depuis son arrivée se décousait sous mes yeux.
- Qu'est-ce que tu fais ? On y va ?
- Arrête d'insister, lui dis-je, tu vois bien qu'elle est d'accord avec nous.
Son visage se décomposait.
- Et moi ? Tu peux me ramener juste moi, Kath. J'ai pas envie d'être renvoyée pour une idée débile de miss collabo.
- Tu vas venir avec nous, répondis-je. Avec tes compétences de ninja, tu pourras nous défendre si jamais un démon débarque.
Elle acheva de devenir blême.
- Non non non non non, je vais nulle part. Ramène-moi, Kath.
Kathleen la regardait comme si elle la découvrait pour la première fois. En soi, c'était aussi la première fois que je voyais Lyra perdre les pédales. Les bras de petite souris de Kathleen lui prirent la main.
- J'ai besoin de toi, expliqua la petite voix de Kathleen. Personne raisonne comme toi. C'est pour ça que je t'ai appelée. J'ai besoin de toi pour retrouver le disparu avant de rentrer. Je te promets qu'on rentre juste après.
- Mon cerveau est pas un vélo de location ! Laissez-moi tranquille ! Je veux aider personne, rester en sécurité dans l'école et me concentrer sur mes études ! Et maintenant on me demande d'organiser une stratégie gagnante pour les missions suicide de miss collabo ?
- Arrête de paniquer, fit Kathleen.
- Je panique parce qu'un démon rôde peut-être dans les parages et que j'ai pas envie de mourir si jeune ! C'est vous qui êtes complètement fous de rester calme ! Ramène-moi !
- C'est toi qui analyses tout froidement, d'habitude, continua Kathleen. Alors calme-toi et réfléchis. Personne a vu aucun démon pour l'instant. Alors ?
Lyra poussa un long soupir pour se détendre.
- Ok, ok... je réfléchis...
Elle ferma les yeux et resta immobile et silencieuse un long moment. Puis un sourire de requin s'étira lentement sur son visage et elle se mit à pouffer doucement. Le rire enfla jusqu'à prendre une dimension démoniaque qu'elle seule était capable de produire. Elle s'assit contre le mur le temps de calmer son fou rire. Dans la pénombre, le rire de Lyra donnait froid dans le dos.
- Je suis pas très rassuré, me chuchota Tom à l'oreille, on devrait s'éloigner avant qu'elle nous maudisse.
Mais le rire se tarit petit à petit et elle posa ses deux mains sur sa tête.
- Je débloque complètement. Miss collabo est en plein délire, on est dans une maison innocente quelconque, sans aucun rapport avec les disparus, je sais même pas pourquoi je panique.
- Je suis pas en plein délire, grognai-je.
- La solution pour trouver le disparu est tellement bête et facile que je suis sûre que vous auriez pu la trouver sans moi, dit-elle. Vous m'auriez épargné tout ce stress inutile et j'aurais pu rester lire tranquille à la Bibliothèque.
Elle désigna l'os des vœux.
- T'as qu'à faire le souhait d'apparaître là où se trouve le disparu, et voilà.
Elle se remit à pouffer en voyant nos mines ahuries.
- Dire que vous m'avez faite venir jusqu'ici juste pour vous trouver ça, c'est pas glorieux, se moqua-t-elle. Bon, maintenant, tu me ramènes, Kath ? Je rigole plus. Il est hors de question que je me fasse renvoyer pour un des délires de miss collabo.
- Miss collabo propose qu'on te ramène une fois le disparu retrouvé, maugréai-je. Un peu d'altruisme te fera du bien.
Kathleen avait repris une contenance.
- D'accord. Si ça marche, je nous ramène tous ensemble.
- Si ça marche ? Bien sûr que ça va marcher. Vous êtes bouchés ou quoi ? De toute façon, vous allez me ramener avant parce qu'une fois que vous serez transportés près du disparu, vous aurez plus l'os des vœux pour ramener qui que ce soit.
- Il doit pas être loin d'ici, fis-je. Il suffira de revenir.
- Et qu'est-ce qui te dit qu'il est pas loin d'ici, miss intuition ? Pour ce que tu en sais, il peut très bien se trouver au pôle Nord ou au milieu du Sahara, votre disparu. Pourquoi vous me fixez comme ça ? Non, je viens pas. Hors de question. Si tu veux pas me ramener, je reste ici. Non, attends, Kath, tu m'emmènes pas dans votre coupe-gorge, je veux pas...
Kathleen avait posé la main sur l'os et un vertige secoua la pièce. C'était une sensation violente et intrusive, comme si la ligne désignant le bas et le haut s'était mise à faire des demi-tours inattendus. Je fermai les yeux à m'en plisser le front et sentis le sol venir à ma rencontre. La sensation s'était arrêtée aussi vite qu'elle était venue. En souvenir restait une nausée tenace.
J'ouvris les yeux et constatai que les autres étaient aussi tombés par terre. Ils grimaçaient et Nemo eut un haut-le-cœur. Je me redressai en position assise et me dépêchai de prendre connaissance de notre nouvel environnement. Il faisait sombre. On n'y voyait presque rien, à part les quelques carreaux de lumière blafarde venant de la pleine lune à travers les carreaux sales...
- Lumos.
Nous étions toujours au même endroit. L'os des vœux nous surplombait de sa masse imposante. Les autres parvenaient doucement à la même conclusion.
- Pourquoi ça a pas marché ? demanda Tom.
- J'en reviens pas, fit Lyra, tu as essayé de me transporter contre mon gré malgré tout ce que j'ai dit...
Nous attendîmes un moment que le monde se remette dans le bon sens.
- Quelque chose doit nous avoir bloqué, supposa Nemo. Je me sens pas bien...
- Vous avez qu'à faire venir le disparu ici, grimaça Lyra.
- C'est la même chose, assénai-je. Quelque chose bloque le disparu et empêche Kath de faire un vœu qui le concerne.
- Si tu le dis, miss intuition, j'imagine que c'est certainement vrai, répondit-elle sans chercher à masquer son ironie. Bon, maintenant que tu as vu que ça marchait pas, tu nous ramènes ?
- D'accord, accorda Kathleen.
- Attendez, on va pas s'arrêter sur un seul échec, m'emportai-je. Le disparu est certainement dans une des maisons du voisinage en train d'attendre qu'on vienne le chercher. C'est pas maintenant qu'il faut se défiler.
Lyra soupira et posa ses deux mains sur son visage.
- Faites-moi sortir de ce cauchemar, pitié...
- Qu'est-ce que tu proposes, Many ? demanda Kathleen.
- On va sonner à toutes les maisons du voisinage. On va procéder pas à pas.
- De pire en pire... gémit Lyra.
- Kathleen, tu voudrais pas faire un vœu qui rendrait Lyra aimable ? demandai-je. Ou au moins juste supportable ?
- J'espère que tu comptes pas faire ça, Kath, s'inquiéta l'intéressée. J'ai pas échappé au rabougrissement intellectuel pour finir esclave sans cervelle.
Celle-ci lui adressa un sourire rassurant.
- De toute façon, miss collabo, si tu cherches l'esprit retors qui retient d'autres personnes contre leur gré parmi nous, c'est pas chez moi qu'il faut chercher.
- J'ai pas...
- Depuis tout à l'heure, la seule chose que je fais, c'est exprimer les faits. Votre seule chance de retrouver le disparu passait par cet os des vœux. Maintenant, il faut se rendre à l'évidence et rentrer.
- Je rentrerai pas sans le disparu, déclarai-je. Il est tout proche, je le sens.
Lyra passa une main devant ses yeux et soupira.
- Baker... Je sais pas à quel moment dans ton raisonnement bancal tu as conclu que le disparu était près d'ici, mais c'est aussi peu probable qu'un derrycat dans une dune de sable.
- Nemo l'a senti aussi, insistai-je. Il a déjà eu deux fois la sensation de déjà-vu depuis qu'on est entré ici. Tu en conclus quoi, toi qui es si maline ?
Ce dernier eut l'air gêné.
- Je... je sais pas bien ce que...
- Allons-y, coupai-je. On finit d'explorer la maison et on se répartit les maisons voisines.
La fouille de la maison fut écourtée par un sort de Lyra qui nous fit apparaître les moindre recoins dans une luminosité solaire. Aucune trace humaine dans ce bric-à-brac. Les trois petites pièces de la maison n'avaient pas connu de passage depuis des décennies et la moisissure qui recouvrait les murs donnait envie de quitter les lieux avant l'effondrement imminent.
- Plus vite ce délire sera terminé, plus vite on sera rentré, grogna-telle.
Il ne devait pas être plus de neuf heures mais la nuit était tombée depuis un moment. La pleine lune éclairait suffisamment pour pouvoir distinguer les alentours. Je grimaçai en constatant que le voisinage ne serait peut-être pas si facile à trouver. Un sentier partait de la vielle maison à l'abandon et plongeait entre les arbres clairsemés vers la vallée en contrebas.
- Berk, fit Tom en refermant la porte d'entrée sur laquelle un cadavre de serpent mort décomposé était cloué sommairement.
Mon inquiétude s'envola quand, après seulement quelques minutes de marche sur le sentier, nous pûmes apercevoir un minuscule village au pied de la colline. Une vingtaine de vieilles maisons et quasiment aucune n'était éclairée. Il ne devait rester qu'une ou deux mamies isolées.
J'attendis que nous soyons parvenus sur la place principale, donnant sur une église, pour répartir le travail. Chacun devait couvrir un quart du village, et nous devions nous retrouver dans une heure au même endroit. Si la maison était occupée, nous nous faisions inviter, et si elle était vide, nous devions y pénétrer et fouiller les lieux. J'assignai Lyra avec Nemo, sachant pertinemment qu'elle ne bougerait pas le petit doigt si je la laissais toute seule.
Ma partie fut réglée en moins d'une demi-heure. J'avais croisé une petite vieille ravie de me montrer son intérieur quand j'avais annoncé être la nièce du curé venue faire un travail scolaire sur le meilleur endroit pour se cacher dans une maison. Les maisons inhabitées avaient été déverrouillées avec brio (le sortilège de déverrouillage n'avait plus de secret pour moi) et leur intérieur modeste avait été visité en un clin d'œil. J'avais récolté une sucette et une madeleine mais pas l'ombre d'un disparu. Revenue en avance sur la place centrale, je fis un tour de l'église, désespérément vide, avant de retourner attendre les autres.
Nemo me fit un sourire d'excuse en revenant, Lyra sur ses talons. Kathleen haussa les épaules en signe d'échec. Ils n'avaient croisé que des maisons inhabitées. Tom fut le dernier à reparaître et se plaignit du manque d'hospitalité des villageois.
- J'ai fouillé toutes les maisons vides que j'ai croisé, mais il y en a une dans laquelle j'ai pas pu entrer. Le vieux a dû croire que j'étais un voleur ou je sais pas...
Il nous montra un manoir assez joli sur une colline un peu à l'écart. Escalader le portail du jardin ne nous posa pas de difficulté. Une jolie allée menait à la riche demeure. Une voiture ancienne mais bien entretenue y était garée. Je toquai à la massive porte d'entrée sans obtenir de réponse.
Au bout de dix minutes et une vingtaine de coups frappés dans le vide, Lyra commença à s'impatienter.
- Bon, ça y est, on rentre ? Tu vois bien qu'il va pas nous laisser entrer.
- On partira pas d'ici avant d'avoir fouillé cette maison, insistai-je.
- D'accord, d'accord, j'ai compris, soupira-t-elle. Dans ce cas, laisse-moi faire.
- Faire quoi ?
- Le faire ouvrir cette porte. Tous les êtres humains sont faibles. Il ouvre pas parce qu'il est faible et qu'il a peur. Il suffit de faire en sorte que sa culpabilité de ne pas ouvrir soit plus forte que sa peur.
- Je vois pas bien où tu veux en venir.
- Appelez à l'aide. Dites que je me suis faite mordre par un serpent venimeux et que je vais perdre ma main. Jusqu'ici, on toquait pour un devoir scolaire lambda, vous avez qu'à trouver une histoire plausible. Et un serpent de son jardin m'a mordu. Il se sentira coupable et il ouvrira pour nous porter secours.
Elle ponctua son plan d'un sourire vil.
- Il sera pas dupe à ce point, fis-je remarquer.
- Pour plus d'authenticité, m'ignora-t-elle en posant sa baguette sur sa main droite.
Une formule inconnue dans une langue inconnue s'enroula sur sa peau et lui donna un aspect inquiétant virant du violet au noir. Elle souffla, puis inspira profondément.
- C'est joli mais ça sert à rien si on parvient pas à...
Lyra poussa un hurlement de douleur qui fit instantanément geler mon sang dans l'ensemble de mon corps. La douche froide m'avait fait perdre le fil. Kathleen n'avait pas perdu le Nord, elle, et se mit à appeler à l'aide à travers la lourde porte d'entrée. Les cris de Tom et Nemo se joignirent aux siens tandis que Lyra poussait un nouveau hurlement à retourner les morts dans leur tombe. Figée, je regardais avec un début de nausée cette main noircie et l'attitude de Lyra pliée en deux par-dessus. Ce que je voyais ne pouvait qu'être vrai. Il fallait l'aider.
- Qu'est-ce que tu fous, Baker ? souffla-t-elle. Secoue-toi.
L'instant avait été furtif mais il me permit de reprendre pied. Je criai avec les autres.
Moins de deux minutes à ce rythme et la porte s'ouvrit en grand sur un vieil homme qui s'empressa de nous faire entrer et refermer derrière nous. Nos voix se mélangèrent dans une cacophonie d'explications factices.
- Un serpent l'a mordue !
- Elle a dû mettre la main dessus en tombant.
- Il faut aller à l'hôpital !
- Elle va mourir ! s'exclama Tom.
Il en faisait des caisses et je voyais déjà le moment où le vieux allait voir la supercherie et nous mettre tous dehors. Mais il n'en fut rien. Et pour cause, sans savoir que la morsure était fausse, personne n'aurait jamais pu douter de la sincérité de Lyra. Elle tenait sa main comme si celle-ci menaçait de se désagréger sous ses yeux terrifiés. Des torrents de larmes sur son visage, elle ne cessait de pousser des hurlements effroyables qui affolaient le pauvre vieillard. Il la fit s'asseoir sur un canapé luxueux du début du siècle et renversa trois fois le téléphone avant de parvenir à composer le numéro d'urgence. Tom et moi profitâmes de la confusion pour nous éclipser et fouiller la maison. Le manoir était grand mais témoignait d'une richesse déchue. Les pièces étaient pour la plupart nues et le mobilier se limitait au strict minimum. La fouille fut rapide et infructueuse. Je convainquis Tom de fouiller une deuxième, puis une troisième fois, convaincue que nous avions dû rater quelque chose.
Nous avions forcément raté quelque chose. Les disparus étaient forcément ici. Sinon toute cette sortie nocturne n'avait aucun sens. A la quatrième fouille, je cherchai désespérément le moindre signe de passage secret.
Rien.
Bredouille et l'orgueil blessé, je revins auprès des autres avec un signe de tête négatif. Tom s'était déjà joint à eux. A mon signal silencieux, Lyra contempla sa main miraculeusement redevenue saine et cessa de pleurer.
- Oh, ça alors, c'est guéri, remarqua-t-elle. Bon, j'ai plus besoin d'aller à l'hôpital. Au revoir, monsieur, et merci pour votre aide.
Elle ne demanda pas son reste et quitta le manoir. Nous la suivîmes avec quelques mots de remerciement pour le vieillard qui n'y comprenait plus rien.
Je fixai longuement Lyra sans un mot. Son visage était si vite devenu impassible qu'il était vain d'y chercher encore une trace du rôle qu'elle venait de nous jouer. Tom m'ôta la question de la bouche.
- Comment tu as fait ça ?
- La couleur ? C'est juste un sort de...
- Non, non, pas la couleur, je veux dire, le reste...
- Tout le monde ne peut pas être aussi mauvais acteur que toi, Kindeye, répondit Lyra en haussant les épaules. Bon, ça y est maintenant ? Miss kidnapping est heureuse ? On peut rentrer ?
J'acquiesçai à contrecœur. Je ne comprenais pas. J'avais suivi les intuitions de Nemo. Qu'est-ce qui ne collait pas ? Où étaient ces fichus disparus ?
Tom fit une moue de dégoût en revoyant le serpent mort cloué à la porte d'entrée du vieux cottage à l'abandon. Quand Kathleen posa sa main sur l'os des vœux, je m'étais résignée. Les disparus n'étaient pas ici. C'était une fausse piste.
Un vertige me saisit et la pièce se retourna. Les directions se confondirent pendant instant, et une nausée aussi désagréable que familière me reprit. Nous étions toujours dans la même maison en ruine.
- Pourquoi ça marche pas ? Pourquoi on est toujours là ? s'inquiéta Kathleen.
- La barrière protégeant Poudlard doit nous empêcher d'entrer, compris-je.
- Mais Lyra était à Poudlard, tout à l'heure, fit Kathleen, et pourtant on l'a transportée ici.
- Probablement que la barrière interdit aux intrus d'entrer mais pas d'en sortir.
- C'est vraiment nul comme protection, si n'importe quel élève peut-être aspiré ailleurs aussi facilement, commenta Lyra d'un ton dur.
- Qu'est-ce qu'on fait ? s'inquiéta Nemo.
- Moi j'aurais un souhait à faire avant de partir, intervint Tom. Est-ce que tu peux souhaiter que l'Angleterre gagne la prochaine coupe du monde de Quidditch ?
- Envoie-nous à Pré-au-lard, proposai-je. Ensuite, on se débrouillera. Je sais comment nous faire entrer dans le château en passant par l'aile Ouest.
Lyra écarquilla les yeux à l'idée du programme que je venais d'énoncer.
- L'aile Ouest ? Mais vous êtes malades, c'est rempli de...
- D'accord, acquiesça Kathleen en posant sa main sur l'os.
La verticale culbuta à nouveau et je sentis que la manœuvre avait marché en sentant la morsure du froid sur mes joues.
Je me redressai lentement en luttant contre la nausée, avec probablement la même grâce qu'un lombric à qui on aurait greffé des pattes. Je me rassurai en constatant que mes camarades n'étaient pas en meilleur état. Nemo avait roulé sur le dos et tenait son épaule blessée en grognant de douleur. Je n'étais ni médecin ni guérisseuse, mais elle paraissait complètement déboîtée. J'aidai Kathleen à le remettre sur pied. Il ne cessait de répéter que tout allait bien entre deux gémissements de douleur, mais le mensonge ne tenait plus. Il fallait se dépêcher de le déposer à Bernadette ou bien on aurait bientôt un ami manchot. Il n'aurait qu'à dire qu'il était tombé dans l'escalier de son dortoir. Je pris un moment pour remettre de l'ordre dans mon sens de l'orientation en observant autour de moi. Il me fallait repérer le magasin de confiseries Honeydukes.
L'allée principale de Pré-au-lard était peu fréquentée à cette heure tardive et surtout dans cette température hivernale. Quelques badauds emmitouflés circulaient d'un pas vif en soufflant des nuages de vapeur.
Tom sautillait sur place.
- Je rêvais d'entrer dans l'aile Ouest, confia-t-il entre deux éclats de rire, ça va être mortel !
- Mais c'est pas possible, s'affolait Lyra, ils sont lobotomisés, à Gryffondor ? Et vous voulez que je vous suive dans ce coupe-gorge ? Ça va pas la tête ?
- T'es vraiment juste une grosse peureuse en fait, remarquai-je en éclatant de rire.
Les yeux écarquillés par l'adrénaline, elle continua de marmonner à propos du degré de stupidité de nos cerveaux atrophiés en tournant les talons d'un pas saccadé.
- Hé ! Où tu vas ?
- Attendre au chaud aux Trois Balais en attendant qu'on vienne me chercher, lança-t-elle d'une voix aiguë. Complètement tarés ceux là...
Son marmonnement continuait à mesure qu'elle s'éloignait.
- Si tu fais ça, on sera tous renvoyés ! hurlai-je.
- C'est pas mon problème, l'entendis-je répondre au loin.
Le pub des Trois Balais était juste au bout de la rue. A force de grands pas pressés, elle allait atteindre la porte rapidement. Je m'élançai vers elle. Je la retiendrais de force s'il le fallait. Hors de question d'être renvoyée ! Ma main attrapa son poignet et l'attira en arrière.
Erreur stratégique.
Ma prise me glissa des doigts comme une anguille et brusquement mes pieds ne palpèrent plus le sol en dessous, je vis le ciel décrire un magnifique arc de cercle avant qu'un choc brutal me coupe la respiration. Lorsque de l'air put à nouveau s'engouffrer dans mes poumons, je poussai un grognement de douleur en réponse à la clef de bras que m'imposait Lyra.
- Qu'est-ce que tu croyais faire ?
- Aïe aïe aïe rien arrête tu vas me péter le bras !
Elle prit le temps de réfléchir pendant de longues secondes de supplice supplémentaires, puis elle relâcha sa prise et se redressa. Je secouai mon membre endolori en la regardant de biais. Est-ce que j'étais à ce point stupide que j'avais oublié qu'elle donnait des cours de duel à Zach et d'autodéfense à Nemo ?
- Quelqu'un d'autre veut tenter sa chance ? demanda-t-elle cordialement.
Personne n'avait envie de répondre à l'invitation. Elle était déjà assez intimidante dans son air confiant et calme habituel, mais cette Lyra-ci, couverte de charbon, les cheveux ébouriffés et le regard fou, aurait fait fuir n'importe qui en courant.
- Que vous soyez renvoyés, je m'en fous complètement, déclara-t-elle. Vous vivez votre meilleure vie en frôlant la mort dans l'aile Ouest, ça me dépasse mais vous faites ce que vous voulez. Laissez-moi juste en dehors.
- Tu parles comme si tu allais t'en tirer, remarquai-je, mais tu seras renvoyée avec nous.
- Je me doute bien que tu as l'intention de me faire passer pour un de tes complices, miss collabo, mais je te rappelle que je suis ici contre mon gré. J'expliquerai aux profs la vérité.
- Et donc tu penses que ta parole vaut mieux que celle de nous quatre ?
- Ce sera ma parole contre la tienne, et les profs auront bien plus confiance en ma version qu'en la tienne, répliqua-t-elle avant de noter un détail. Comment ça, vous quatre ?
Elle jeta un regard transperçant aux trois autres qui suivaient en silence.
- Vous allez confirmer ma version, pas vrai ?
Kathleen regarda ses pieds et Nemo paraissait ailleurs. Tom pouffa.
- Vous allez me vendre pour les beaux yeux de miss collabo ? s'exclama-t-elle.
Tom éclata de rire et libéra la tension qui s'était emparée des deux autres. La lueur d'inquiétude venue troubler les yeux de rapace devint un brasier.
- Vous êtes pas sérieux, là ?
- Tu croyais pas qu'on allait se laisser renvoyer sans rien tenter ? lui souris-je. Tu vois, soit on est renvoyés tous les cinq, soit on se glisse en douce dans le château et personne est renvoyé.
Elle devint blême.
- Allez, viens, fis-je, arrête de faire tout un plat pour cette aile Ouest, on va juste tracer sans détour et on croisera personne. J'y suis déjà allée, je peux te dire que la plupart des couloirs là-dedans sont déserts.
- Il me croiront, répéta-t-elle. Je leur dirai que j'ai été pris en otage, et ils me croiront.
Kathleen lui prit la main et elle se laissa entraîner en gémissant avec autant de consistance qu'un spectre.
- Merde, ils vont jamais me croire, geignait-elle. Cette histoire est tellement stupide qu'ils me croiraient jamais. Qui croirait un truc pareil ?
Honeydukes était fermé. Mais la porte n'était pas verrouillée. En même temps, quel genre de cambrioleur viendrait voler des chocogrenouilles ?
- Peut-être qu'être renvoyé c'est mieux que mourir dans l'aile Ouest, après tout, continuait-elle à marmonner tout en se laissant attirer dans le magasin. Je devrais rester ici.
Plus personne ne répondait à ses conflits internes. Je guidai les autres dans le magasin de confiserie en direction de la trappe.
- Oh, non, allez-y sans moi. Tant pis, je serai renvoyée, je partirai loin élever des nifleurs et j'aurai une belle et longue vie paisible.
Nemo parvint à la convaincre de nous jeter à tous un sort de désillusion. En quelques instants, nous n'étions plus qu'un vague miroitement dans l'air.
- Peut-être que les satyres voient à travers les illusions, marmonna-t-elle. Quelqu'un leur a peut-être donné un collyre de longue vue.
- Mais non, fis-je en masquant mal mon exaspération.
La traversée du tunnel fut rendue interminable par les commentaires incessants de Lyra sur la liste de nos crimes respectifs, la liste des amendes et peines de prison associées aux kidnapping, le détail des malédictions qu'elle lancerait sur nous une fois arrivés, ce qui ne fit peur qu'à Tom, la définition d'une trahison et les noms de traîtres célèbres avec leur destin malheureux respectif, puis elle se mit à chanter la plainte du mangemort repenti en haussant la voix à chaque passage sur les représailles de ses anciens camarades.
- Si tu veux pas devenir un otage muet, Lyra, ferme-la ! finis-je par exploser.
- Je m'occupe l'esprit pour oublier ce que je suis en train de faire.
- Alors occupe-toi en silence !
- On en perd même la liberté d'expression avec toi, miss collabo, c'est une véritable dictature de la connerie.
La seule chose qui me retint de la trucider fut la certitude que la trucidée à la fin de notre affrontement serait certainement moi. Elle poursuivit avec un chant d'esclavage des elfes de maison qui détaillait la dure vie sous le joug de leurs cruels maîtres.
La bruit de la statue coulissant pour laisser le passage acheva son monologue dans un couinement effrayé, à mon plus grand bonheur.
Nous nous faufilâmes comme des fantômes dans les couloirs de l'aile Ouest. L'absence de lumière nous forçait à progresser lentement et prudemment au vu des innombrables trous dans le sol. La pleine lune éclairait assez pour ne pas regretter l'absence de lumos. Lyra respectait enfin le silence. Je savais que nous avions débouché au troisième étage et qu'il nous fallait maintenant chercher la porte envahie de plantes que nous avions empruntée l'année précédente. Nous n'avions même pas à changer d'étage. Simple.
Nous nous perdîmes.
La dernière fois, nous avions monté et descendu de nombreux escaliers. Je ne reconnaissais plus rien. Nous finîmes par approcher dangereusement du nid des satyres. Les couloirs de pierre devenaient mieux préservés que les couloirs effrités au bord extérieur de l'aile. Des tapis ornés de figures colorées couvraient le sol et des torches brûlaient sur les murs. La végétation envahissante du reste de l'aile était fraîchement taillée. Leur musique énergique nous persuada de faire demi-tour.
Puis, au pire moment, alors que nous nous étions immobilisés au passage de deux satyres en plein bavardage, Nemo eut une vision. Personne ne pouvait le voir, mais nous entendîmes tous clairement monter sa respiration, avec un « oh non » murmuré, et les bruits de ses pas qui piétinaient. Les deux satyres comprirent que quelque chose clochait. Nous n'eûmes pas d'autre choix que d'entraîner Nemo dans l'escalier qui montait dans notre dos pour nous éloigner.
Nous montâmes avec précipitation tous les étages que nous pouvions mettre entre nous et les créatures. Une fois arrivés à l'étage le plus haut, le sol jonché de blocs de pierre qui s'étaient écroulés du plafond il y a longtemps, nous pûmes enfin souffler. Pas Nemo. Impossible de le voir, mais il était tombé et s'agitait en faisant rouler bruyamment les débris de pierre. Heureusement pour nous, l'endroit était désert.
Et bruyant.
Des hurlements aigus à glacer le sang faisaient écho sur les murs de pierre.
- C'est le vent qui fait ce bruit, c'est le vent qui fait ce bruit, se répéta Lyra pour se rassurer.
Kathleen s'assura que Nemo se réveillait doucement et reprenait ses esprits. Il finit par marmonner qu'il allait bien entre deux sursauts douloureux. J'espérai pour son bras qu'il n'était pas déjà trop tard pour le rafistoler.
Je n'avais aucune idée de où nous étions. Ni à quel étage. Les hurlements lugubres noyaient l'espace sonore et m'empêchaient de réfléchir.
Je les guidai dans la confusion la plus totale. Nous passâmes par une pièce parfaitement entretenue, un tapis au sol représentant une déesse vengeresse effrayante avec des crocs saillants, des tiges d'encens en train de fumer sur un étrange autel. Le bruit y était assourdissant. L'idée de nous rapprocher de son origine me terrifiait. Mais le volume sonore diminua lorsque nous nous éloignâmes de la petite chapelle de la déesse. Tout le monde sembla rassuré. Nous croisâmes un autre escalier. La seule chose dont j'étais à peu près sûre, c'est qu'il fallait descendre. Alors je descendis. Je descendis si bien que les couloirs finirent par ressembler à de bêtes boyaux de roche et je me fis la réflexion que nous étions probablement allés trop bas.
Et puis je reconnus les lieux.
Nous avions débouché sur une caverne dans laquelle des étendues d'eau miroitaient en dessous du passage pavé sur lequel nous marchions. Un peu plus loin dans le boyau d'en face, nous trouverions un tas de paille surplombé par un étroit tunnel percé dans le plafond.
Je sentis mon sang se réfugier dans mes pieds.
- Je sais où on est, gémis-je. C'est...
Un grondement sourd emplit peu à peu l'espace et termina de pétrifier de terreur ceux qui ne l'étaient pas déjà.
- … l'antre du démon des cachots, terminai-je. Faites comme moi ! Vite !
Je courus vers le boyau de la sortie. Des pas m'indiquèrent qu'ils avaient suivi. Je pointai ma baguette vers le tunnel au plafond et criai « ascendio ! ». Je fus propulsée au-dehors et atterris dans un fracas de bidules brisés, rapidement rejointe par les quatre autres.
Je ne pus réprimer un sourire.
Nous étions dans la salle en bazar derrière la réserve de Mojito, dans laquelle s'étaient cachés les faux disparus.
- La salle de cours de Potions est juste en haut de ce terrier, montrai-je du doigt. On est sortis de l'aile Ouest. Il suffit de remonter en discrétion dans nos dortoirs.
Tom poussa un cri de victoire. Les autres se contentèrent d'un soupir soulagé.
Progresser au milieu des meubles éclatés, objets empoussiérés et matelas éventrés ne fut pas simple, mais après l'épopée que nous venions de vivre, nous accueillîmes cette traversée comme une balade digestive. Nous étions tous épuisés et avançâmes à la vitesse d'un troupeau de veracrasses. Même Lyra ne trouvait plus l'énergie de protester.
Je rampai dans le terrier à la suite de Kathleen. Arrivée au bout, elle déverrouilla l'entrée avec un sort et l'étagère de la réserve se décala. J'attendis qu'elle sorte de l'entrée du tunnel pour pouvoir sortir à mon tour, mais je me heurtai à son postérieur invisible. Elle était restée bloquée.
L'instant suivant, elle était redevenue visible, et à ma grande horreur, moi aussi.
- Walker ?! Mais qu'est-ce que vous foutez dans mon armoire ?
Kathleen fut attirée brutalement dehors, et une main poilue et musclée assura une prise sur mon col avant de me tirer à mon tour. Le professeur Dijkstra, le viking qui nous servait de prof de Runes, nous tenait à bout de bras toutes les deux. Je pouvais voir sa légendaire barbe bleue en gros plan. Mojito rangeait précipitamment sous une dalle quelque chose que je ne pouvais pas voir à cause du torse imposant qui me faisait face.
La tête puis tout le corps de Lyra dégringolèrent de l'ouverture, puis elle se leva d'un bond en levant les mains en l'air.
- Je me rends ! Je vais coopérer ! Je suis un otage ! Je peux vous dire toutes les règles qu'ils ont enfreint cette nuit ! Vous pouvez les renvoyer !
Dijkstra ne fit pas attention à elle. Il laissa tomber ses prises, c'est-à-dire Kathleen et moi, et traça des symboles invisibles dans l'air avec sa main avant de l'ouvrir vers le terrier. Tom surgit du trou comme aspiré par le vide et la poigne du prof le rattrapa. Il fut jeté sans ménagement contre nous. Nemo subit le même sort.
Tom leva sa baguette dans la panique et lança un « stupéfix ! » désespéré en direction du prof de Runes qui nous tournait le dos en réceptionnant Nemo. L'éclair rouge fusa vers Dijkstra mais au lieu de l'assommer, le sort grésilla à son contact et se fondit dans un des tatouages runiques qui couvraient son corps. Plusieurs tatouages qui dépassaient de son col rougirent faiblement sous l'assaut. Tom devint translucide quand son adversaire à la carrure de taureau se retourna en soufflant calmement un nuage de vapeur blanche le temps que les runes qui s'étaient éveillées retournent à leur état inerte.
Nous levâmes tous les cinq les yeux vers les deux profs. Dijkstra était impressionnant, mais à cet instant la terreur nous venait de la silhouette frémissante de Dark Mojito. Son chignon jaune canari noué avec ses propres cheveux semblait se défaire mèche par mèche, et les yeux en amande d'habitude pétillants de malice étaient injectés par la fureur.
Elle n'eut pas le loisir de laisser cours à sa colère. Nemo s'était mis à trembler et chaque mouvement de son bras lui arrachait des cris de douleur.
- Qu'est-ce qu'il a ? s'exclama Tom.
Je profitai de la confusion et m'écriai qu'il fallait l'emmener d'urgence à l'infirmerie.
Dark Mojito s'effaça en un instant et la prof s'affaira en vitesse dans les placards pour chercher quelque chose. Nemo respirait à présent comme un poisson hors de l'eau et frétillait dans tous les sens, Kathleen essayait tant bien que mal de le calmer en constatant parfaitement que ce qu'elle faisait n'avait aucun sens, Tom hurlait à la mort, Lyra s'était bouché les oreilles et fermait les yeux pour s'isoler de cette scène apocalyptique.
Les formes rondes de Mojito nous bousculèrent pour atteindre notre camarade, mais avant qu'elle n'ait pu faire quoi que ce soit avec la potion qu'elle tenait en main, Nemo s'apaisa.
- Bon, fit Mojito, on va effectivement passer par l'infirmerie.
Pour toute réponse, il lui ronfla au visage.
- T'es mort et enterré, la diva, marmonna Tom, mais j'admire le geste.
Ma prof référente ne sembla pas s'en offusquer, et Dijkstra le hissa dans ses bras encore endormi. Mojito nous signifia clairement que nous les accompagnions à l'infirmerie et qu'elle s'occuperait de notre sort juste après.
Bernadette ne fut pas contente de voir nos têtes pointer dans son infirmerie.
- Qu'est-ce que tout ceci ? grogna-t-elle.
Le prof de Runes déposa son fardeau dans un lit et sa collègue entreprit de détailler dans des termes abscons ce que venait de faire Nemo. Celui-ci s'était réveillé et grimaçait toujours de la douleur de son épaule.
- Il s'est fait mal à l'épaule, la renseignai-je. Il disait qu'il sentait plus ses doigts. Et il arrivait plus à bouger le bras, aussi.
Bernadette s'en affola et pesta contre la maladresse des jeunes en râlant que même avec l'aide de ses doigts de fée, ses nerfs allaient mettre des semaines à repousser. Nemo s'excusa du travail qu'il lui donnait, mais elle le fit taire d'un geste de doigt autoritaire.
- Oh non, fit-il, pas encore...
- Quoi ?
- Ça revient...
La guérisseuse tenta de lui tirer les vers du nez mais il fut aussi évasif qu'il ne l'avait été avec nous. Puis sa main recommença à tressauter et Bernadette sauta sur ses jambes en allumettes pour s'exclamer « Mais il est épileptique, ce garçon, pourquoi ne m'avez-vous pas dit ceci de suite ? Tout ça ne va pas arranger son épaule ! ».
- Mais non, tentai-je de la rassurer, c'est juste une vision, il en a tout le temps depuis qu'il a disparu. Il a des flashs de souvenirs de sa disparition. Ça va passer tout seul.
Alors que je parlais, il s'était à nouveau mis à convulser et je ne me sentis plus si sûre de ce que je disais.
- Ce que vous dites n'a aucun sens, jeune fille, poussez-vous et laissez-moi m'en charger.
Mais Nemo s'était déjà calmé.
- Vous voyez, insistai-je, c'est comme d'habitude, c'est à cause de sa disparition.
- Ne dites pas de sottises, asséna Bernadette, ceci n'a rien à voir avec la disparition de ce jeune homme.
- Mais... Il avait bien des visions, pourtant, persistai-je.
- Pas du tout, ceci est une crise temporale, jeune fille, pas une vision. Je suppose que son épilepsie s'est déclarée à causes des séquelles de sa possession sauvage de l'an dernier. Ces déjà-vu n'ont pas de rapport avec quoi que ce soit. Ceci n'est que la production chaotique de son cerveau malade pendant ses crises.
- Mais il y a forcément un rapport...
Sinon, si Bernadette avait raison et que les visions de Nemo n'étaient que des émanations sans queue ni tête de son cerveau, toutes nos conclusions, toutes nos hypothèses, n'étaient juste que le fruit du hasard ?
Est-ce que j'avais encore échafaudé des conclusions sur du vide ?
- Si j'étais mesquine, je dirais que j'avais raison depuis le début, déclara Lyra, comme d'habitude, mais de toute façon tout le monde préfère écouter les délires de miss collabo que la voix de la raison, alors autant me taire.
