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Curieuse disparition
Le roi n'avait d'yeux que pour la reine. Celle-ci dansait au milieu de la grande salle, tournant et faisant virevolter son ample robe de soie ocre sur la mélodie des lyres et des flûtes. Elle était entourée d'elfes qui chantaient et tapaient le rythme de leurs mains ou de leurs pieds. Les ondulations de son corps dans l'espace étaient souples et fluides et les mouvements de ses bras, de ses doigts ou de ses cheveux captivaient l'assemblée, tant ils irradiaient de grâce et de beauté. Les pas de danse de la reine étaient toujours un moment très attendu des fêtes sylvestres à Taurothrond. La célébration de l'équinoxe n'en était pas exempte.
Thranduil ne s'étonna pas du mouvement de foule qui brisa le cercle d'elfes entourant Imlothiel et ses instrumentistes et la commissure de ses lèvres s'étira en voyant son fils se frayer un passage vers son centre, sous les acclamations de l'assemblée. Legolas se retrouva alors face à la majestueuse danseuse, à qui il présenta sa main dans une respectueuse révérence. Thranduil ne put entendre le rire d'Imlothiel couvert par le bruit des flûtes et des chants, mais il le vit illuminer son visage déjà radieux. Et alors, une nouvelle danse commença, celle cette fois-ci d'une mère et de son fils, et elle n'en était pas moins gracieuse et pas moins captivante. En particulier pour le regard attendri du roi, qui profitait pour la première fois depuis de longs jours d'un moment de détente en compagnie de sa famille et de son peuple.
Il avait été très occupé depuis le retour de son fils, deux semaines plus tôt. L'achat des armes avait été validé par le conseil, mais Beleg avait insisté pour que les budgets fussent revus entièrement. Depuis, les réunions s'enchaînaient avec chaque ministre pour essayer de trouver des solutions pour rééquilibrer les dépenses et gains du royaume, ce qui ne faisait qu'attiser les tensions entre les membres du conseil.
Quant à Legolas, Thranduil n'était pas sûr qu'il eût pris le temps de vraiment se reposer depuis son retour. Il le croisait lors de réunions et conseils, mais le capitaine avait des journées chargées qu'il passait dans le quartier militaire ou en forêt, à gérer les entraînements quotidiens des réservistes de la garde extérieure ainsi qu'à porter assistance à maître Celondir pour la formation des jeunes recrues. Alors, le roi se réjouissait de voir son fils danser et profiter de cette fête, ainsi que de pouvoir passer un peu de temps avec lui.
« Seigneur Laegryn, nous avons un problème. »
Thranduil fronça les sourcils. Plongé dans sa contemplation, il n'avait pas fait attention aux deux gardes qui étaient entrés dans la grande salle et s'étaient rapprochés de la table du roi en longeant les murs. Il entendit Laegryn soupirer à sa droite et tourna alors son regard vers lui. Le maréchal fixait avec un air agacé les elfes en uniforme de la garde du palais qui affichaient une expression de profond malaise.
« Eh bien, parlez, fit le maréchal. Et dîtes-moi où se trouve votre capitaine.
— Cela fait partie du problème, mon seigneur. Nous ne le trouvons pas et la commandante étant absente…
— Comment cela ? Le capitaine Nelorn n'est pas à son poste ?
— Certes non. Il avait la charge de surveiller les prisonniers ce soir, mais je crains que…
— Par les Belain, Deron, finissez-en !
— Les prisonniers. Ils ont tous disparu. »
Un silence tomba sur les personnes présentes autour de la table, comme si le temps s'était arrêté, alors même que les chants et les flûtes sonnaient dans le reste du hall. Laegryn s'était figé dans son siège et de l'incrédulité s'était fixé sur son visage pâle. Il tourna alors la tête doucement vers Thranduil qui fixait d'un air impassible le garde qui avait parlé. Celui-ci maintenait quant à lui les yeux baissés, car malgré le visage imperturbable du roi, il pouvait voir avec quelle fermeté sa main tenait sa timbale de vin.
Les prisonniers avaient disparu. Cette phrase se répétait et se répétait dans la tête de Thranduil. Les prisonniers, tous enfermés dans des cellules différentes à plusieurs endroits de la forteresse, avaient disparu. Les nains avaient disparu. Tous. Écu-de-Chêne avait disparu. Il sentit sa respiration s'accélérer.
Ce n'était pas possible. Le garde avait dû faire une erreur. Il ne s'était peut-être pas rendu dans les bonnes caves. Il avait pu boire trop de vin avant de commencer son service et s'était trompé de galerie. Personne ne pouvait disparaître de Taurothrond, encore moins des prisonniers enfermés à clef dans des cellules. Les accès de la forteresse étaient limités. Le principal était gardé par les grandes portes, surveillées jour et nuit par une demi-douzaine de gardes, et le roi en était le maître. Personne ne pouvait forcer les portes du roi et, si une tentative avait été faite, il l'eût senti. Non, aucun des nains n'était passé par les grandes portes.
Toutes les autres sorties vers l'extérieur se trouvaient dans les quartiers d'hébergement et leur accès était surveillé par des gardes, sans compter qu'elles donnaient toutes sur la façade escarpée de la montagne et ne permettaient donc pas une fuite sécurisée pour quiconque autre qu'un ou une elfe.
La poterne. Il y avait bien cet autre passage qui menait à l'extérieur. Mais peu de personnes en connaissaient l'existence. Il était tenu secret pour le jour où une évacuation de Taurothrond pourrait être nécessaire. Ces nains n'eussent jamais pu découvrir son existence. Encore moins depuis leurs cellules. Non. Ce n'était pas possible. Il ne pouvait pas croire que ses prisonniers se fussent échappés.
Il sentit alors une main se poser fermement sur son épaule.
« Thranduil ? » l'appela Laegryn dans un murmure pour le tirer de ses pensées. Il le fixait d'un air inquiet.
« Eh bien, nous avons des nains à retrouver. Ainsi qu'un capitaine », parla Thranduil d'une voix glaciale.
Il posa alors brusquement son gobelet sur la table, résistant à l'envie d'en drainer son contenu, puis se leva. La musique s'arrêta dans la grande salle et les danses se figèrent. Les Tawarwaith se tournèrent vers leur souverain, puis le fixèrent avec des regards craintifs, lisant sa colère froide sur son visage habituellement impassible.
Thranduil contourna alors la table, bientôt suivi par Laegryn et les deux gardes, qui prêtèrent tout de même bien attention à laisser une certaine distance entre eux et leur roi. Celui-ci traversa alors à grands pas la grande salle devenue silencieuse, et les elfes au centre se poussèrent successivement pour ne pas gêner son passage. Quand il se retrouva face à Imlothiel qui s'était également immobilisée, essoufflée de ses pas impétueux, et qui le regardait avec des yeux inquiets, il tenta de lui offrir un sourire rassurant, mais celui-ci n'atteignit point ses yeux qui restèrent froids.
« Mon seigneur ? » s'éleva alors la voix de Legolas, brisant le lourd silence qui s'était imposé. Il se tenait derrière sa mère, dans un justaucorps de soie bleue, le visage grave et les sourcils froncés, et était flanqué comme à son habitude de Felanor et Taurian, qui avaient ce jour-là pu troquer leurs tenues de gardes par des vêtements de fête.
« Il semble que nous ayons une situation à gérer, fit alors le roi d'une voix claire à l'intention de l'assemblée avant de fixer son attention sur son fils. La fête peut reprendre, mais je veux que les réservistes de la garde intérieure soient dans le quartier militaire dans un quart d'heure, pour reprendre leur service.
— Bien, mon seigneur », répondit Legolas comprenant que la tâche lui revenait de réunir les gardes de la forteresse. Le roi acquiesça et reprit son chemin hors de la grande salle, toujours suivi par Laegryn et les gardes, tandis que des discussions murmurées commençaient à se faire entendre parmi les elfes. Une fois dans le grand vestibule, il s'enfonça dans l'escalier qui descendait dans les sous-sols et suivit les galeries vers le cachot où il savait Thorin Écu-de-Chêne être enfermé. Ou du moins avoir été enfermé.
En arrivant devant la large porte en bois, Thranduil laissa le garde Deron trouver la clef qui devait l'ouvrir parmi un énorme trousseau qui tintait à chaque mouvement. Quand il eut réussi à l'insérer dans le trou de la serrure et qu'il l'eut tournée, Thranduil retint sa respiration. La porte s'ouvrit alors sur une pièce plongée dans le noir.
Le roi attrapa une torche qui brûlait derrière lui, suspendue sur le mur de la galerie, et s'enfonça dans le cachot. Vide. Ce n'était pas possible.
« La porte était fermée à clef ? entendit-il Laegryn demander aux gardes.
— Oui, mon seigneur.
— Et vous avez vérifié toutes les autres cellules ? Les douze autres ?
— Oui, chacune d'elles, mon seigneur. Et toutes étaient verrouillées.
— Deron, dit alors le roi en sortant du cachot, je veux que la forteresse soit fouillée de fond en comble. Chaque pièce, chaque chambre, chaque recoin. Si ces nains sont encore à l'intérieur, il faut absolument les retrouver. Vous êtes en charge tant que le capitaine Nelorn est absent.
— Bien, sire », répondit l'elfe, avant de se tourner et de remonter la galerie à pas pressés, suivi de l'autre garde. Et alors que Thranduil allait demander à Laegryn de faire chercher le capitaine disparu, craignant qu'il lui fût arrivé quelque chose, il sentit arriver le fae de Legolas dans la galerie. Un moment plus tard, il le vit traverser le corridor en trottinant, ses cheveux ambrés flottant dans le mouvement et scintillant quand leur éclat reflétait la lueur des torches. Il était suivi de près par Taurian et Felanor.
« Qu'y a-t-il ? » demanda Thranduil en fronçant les sourcils. Il ne s'était pas attendu à revoir son fils si tôt. Il espérait qu'il ne s'agissait pas encore d'une autre mauvaise nouvelle. Il ne savait pas s'il pouvait l'encaisser. En voyant son regard, l'archer sembla hésiter, mais il parla néanmoins :
« Le capitaine Nelorn a été vu avec Galion il y a de çà moins d'une heure dans les celliers.
— Par les Belain », souffla alors Laegryn entre ses dents. Et le roi ne pouvait qu'approuver cette réaction. Il n'osait imaginer ce que le capitaine Nelorn pouvait faire dans les celliers.
« Felanor, faites prévenir Thurindir de la situation », dit alors le maréchal à l'intention du garde tandis que le roi se mettait en marche vers les celliers. Ils n'étaient pas loin, à seulement deux tournants de corridor. Mais à mi-chemin, Thranduil tomba nez à nez avec son intendant, Galion, qui se figea et le regarda avec des grands yeux, avant de les fermer puis de les rouvrir, comme s'il avait vu une apparition.
« S… Sire ? » enquit-il d'une voix troublée. Il était en effet rare que le roi s'aventurât près des celliers et la nouvelle de la disparition des nains ne l'avait apparemment pas encore atteint.
« Que faites-vous encore là, Galion ? demanda le roi froidement.
— Je… Il me fallait mettre un peu d'ordre dans les celliers, sire. Nous avons renvoyé les tonneaux vides par la rivière.
— Oh, et je suppose que mettre de l'ordre dans mes celliers nécessitait de boire mon vin ? » rétorqua-t-il sèchement. Il n'avait pas manqué le teint blafard du bouteiller, ainsi que ses clignements d'yeux beaucoup trop fréquents pour un elfe. Galion perdit encore plus de couleur en sentant le regard assassin de son roi, mais il n'essaya pas de se trouver d'excuse. Il savait que cela eût empiré sa situation.
« Où est le capitaine des gardes ? » demanda alors Laegryn d'un air agacé. Le roi aurait largement le temps de gérer le cas Galion le lendemain. Il leur fallait cependant trouver Nelorn au plus tôt.
L'intendant ne dit mot, mais pour toute réponse, il se décala vers le mur du corridor pour laisser passer le roi en lui faisant signe vers l'entrée des celliers. Après un dernier regard glaçant vers Galion, Thranduil reprit son chemin, suivi par Laegryn, Legolas et Taurian, et il entra dans la cave. Il venait de trouver le capitaine, cependant il n'arriva pas à se réjouir que rien ne lui fût arrivé.
Celui-ci était affalé sur une petite table, plongé dans un sommeil si profond que ses paupières étaient fermées, et devant lui se trouvaient deux grands pichets de vin, désormais quasi-vides. Galion n'avait donc pas festoyé seul. Thranduil jeta un regard vers Legolas qui acquiesça, et s'approcha de Nelorn, posant sa main sur son épaule et le secouant énergiquement. Il ne se réveilla pas cependant, se contentant de pousser un grognement et de tourner la tête.
« Peut-être qu'un petit rafraîchissement serait de rigueur », proposa alors Laegryn en croisant les bras d'un air impatient. Comprenant la supposition, Legolas lui jeta un regard sceptique, mais le vague sourire sardonique qui s'afficha sur le visage de son père le convainquit et, secouant la tête, il attrapa dans un coin de la pièce un seau qui était rattaché à une corde, puis se rendit dans le fond de la cave. Il s'accroupit alors près de la trappe qui donnait sur le cours d'eau qui passait sous les cavernes, et la relevant, il y jeta le seau, le retenant par le cordon. Il le laissa flotter quelques instants pour le laisser se remplir, puis il le tira.
Il revint alors dans le grand cellier, et s'approcha du capitaine des gardes, qui n'avait toujours pas bougé. Après un nouveau regard vers le roi, Legolas souleva le seau au-dessus de la tête de Nelorn et le retourna, renversant toute l'eau glaciale qu'il contenait sur l'elfe, qui se réveilla alors en sursaut, tombant par la même occasion de sa chaise.
Legolas recula alors, laissant au capitaine le temps de reprendre ses esprits et de se relever, sous les regards graves et accusateurs de Thranduil et Laegryn. Quand il fut debout et qu'il eût épuisé son stock de jurons, Nelorn leva la tête pour voir qui avait bien pu oser lui faire une telle farce, mais il se figea en voyant qui se tenait devant lui. Et plus encore, il fut pétrifié en croisant le regard de son roi qui le fixait avec un air méprisant.
« Eh bien, Nelorn ? questionna Laegryn. Allez-vous nous expliquer pourquoi vous n'êtes pas à votre poste ? »
Nelorn sembla ne pas réagir à la question. En vérité, il était en train de se demander quelle réponse allait lui apporter la punition la moins sévère, mais aucune de celles qu'il pouvait envisager ne semblait assez clémente. Le fait qu'il eût l'esprit embrumé par le vin ne l'aidait pas non plus à réfléchir clairement.
« Alors ? continua le maréchal d'un ton impatient.
— Je… Je n'ai pas d'explication recevable à vous fournir, mon seigneur…
— Vraiment, capitaine ? Alors peut-être avez-vous une explication concernant la disparition des treize nains qui étaient sous votre garde ? »
Un moment passa avant que cette phrase fît sens dans l'esprit de Nelorn. Son visage prit à ce moment une teinte affreusement pâle et il sembla lutter contre la montée d'un hoquet dans sa poitrine. Il baissa alors les yeux à sa ceinture, attrapant le trousseau de clefs qui y était accroché et vérifiant qu'il en avait toujours le même nombre. C'était le cas.
« Je… Je… Je ne comprends pas. »
Le roi soupira. Cet elfe n'allait leur apporter aucune réponse, et malgré la fureur qu'il ressentait à ce moment à son égard, il avait une chose plus importante à faire que de punir ses fautes. Il se retourna alors et sortit du cellier, suivi une nouvelle fois par Legolas et Taurian. Derrière lui, il entendit Laegryn annoncer à Nelorn :
« Vous êtes mis à pied jusqu'à ce que votre écart de conduite soit étudié lors d'un conseil disciplinaire. Vous êtes également consigné dans vos quartiers tant que nos prisonniers ne sont pas retrouvés. »
En sortant du grand cellier, Thranduil croisa plusieurs gardes, certains en uniformes, d'autres encore en tenues de fête, qui s'affairaient dans les galeries, ouvrant portes après portes, s'enfonçant torche en main dans les caves et cellules. La chasse aux nains avait commencé. Mais quelque chose disait au roi que ceux-ci n'étaient déjà plus dans la forteresse. Il fallait agir vite.
« Legolas ? appela-t-il.
— Mon seigneur ? répondit l'intéressé en trottinant pour arriver à son niveau.
— Combien te faut-il de temps pour réunir une patrouille ?
— Cela dépend de sa taille. Je peux être sorti dans moins d'une heure avec une dizaine d'elfes, dont Felanor et Taurian, mais je n'en aurai pas plus avant l'aube. »
Thranduil s'arrêta et, posant son regard sur son fils, prit un moment pour réfléchir.
« Pars dans moins d'une demi-heure avec les réservistes de la défense intérieure pour patrouiller dans un périmètre de trois lieues. Si à l'aube, vous n'avez pas mis la main sur ces nains, je veux que vous alliez surveiller la frontière orientale. Allez jusqu'à Esgaroth si nécessaire. Ces nains ne doivent pas nous échapper.
— Esgaroth ? Mais…
— Cela pose-t-il problème ?
— Je… non. Je me mets en route, mon seigneur. »
Legolas se détourna rapidement puis se mit alors à courir à travers le corridor, mais Taurian resta un instant en arrière, fixant le roi avec des sourcils froncés et un regard confus, avant de finalement rejoindre sa charge.
« Thranduil, que cherches-tu à faire ? demanda alors Laegryn qui arrivait de derrière et arborait un regard accusateur.
— Si Écu-de-Chêne atteint…
— Je ne parle pas de ça, le coupa le maréchal, bien qu'il soit en effet inconscient de ta part de suggérer envoyer des gardes de la défense intérieure au-delà de nos frontières.
— De quoi alors ?
— Legolas. Tu ne peux pas tout faire reposer sur ses épaules. »
Thranduil regarda son ami comme si ce qu'il avait dit n'avait aucun sens. Laegryn soupira alors et reprit :
« Tu sais qu'il ne te refusera rien. Il irait en Mordor si tu l'y envoyais.
— Que suis-je censé faire, alors ? Quand je me retrouve avec des capitaines qui ne savent pas tenir leurs positions ? Que dois-je faire quand la garde-frontière laisse passer des intrus ? Quand la défense intérieure ne défend rien ? Et quand la garde du palais laisse échapper treize prisonniers ?
— Je n'ai pas la réponse, Thranduil, mais tu ne peux pas compter sur Legolas pour réparer les erreurs des autres capitaines. Demanderais-tu à Lergelir ou même Lothuil de partir sur une mission de plusieurs jours avec des elfes avec qui il et elle n'ont jamais travaillé ? Leur demanderais-tu de partir en dehors de nos frontières avec des gardes de la défense intérieure ?
— Je le ferais si des vies en dépendaient.
— Exactement. Si des vies en dépendaient. Mais même si cela est l'impression que tu as, nous n'en sommes pas encore là. Ne laisse pas ta peur du dragon obscurcir ton jugement. »
Le maréchal avait prononcé cette dernière phrase dans un murmure, le regardant avec des yeux tristes, comme s'il craignait d'attiser le courroux de son ami. Depuis cette fois où ils avaient parlé du dragon, aucun d'eux n'avait osé évoquer cette discussion ou ce qui en avait transpiré.
Thranduil prit une profonde inspiration puis ferma les yeux. Laegryn avait raison. Il s'était laissé emporter. Il ne s'en était pas rendu compte, mais apprendre que les nains avaient pu réussir à s'enfuir avait fait monter en lui un sentiment d'angoisse. Il n'avait plus aucun doute sur l'ambition de Thorin Écu-de-Chêne de s'en prendre à Smaug, bien que le nain eût gardé le silence jusqu'au bout, et il ne pouvait se nier à lui-même ou à son ami que cette perspective l'effrayait.
Legolas avait en outre son entière confiance, alors peut-être avait-il trop tendance à s'appuyer sur lui. Mais son fils ne pouvait pas être partout. Il ne pouvait prendre en charge à la fois la garde du palais, la défense intérieure, la garde-frontière et la garde extérieure, quand bien même le royaume eût été incapacité par la sottise de quelques capitaines. Thranduil soupira puis jeta un regard malicieux à son ami.
« Dans ce cas, Laegryn, que dirais-tu d'une petite chasse nocturne ?
— Pour chasser du nain ? Tu sais bien que je ne puis résister à une telle offre. »
Thranduil sourit. Cela faisait bien des în qu'il n'était pas sorti patrouiller en compagnie de Laegryn. Oui, c'était là une bonne idée.
« Dans ce cas, retrouvons-nous dans une demi-heure dans le vestibule. »
Laegryn acquiesça et tous deux reprirent le chemin à travers les galeries, puis se séparèrent dans le vestibule pour retrouver chacun ses quartiers. Depuis la grande salle, une douce musique se faisait entendre. Après le départ du roi, il semblait que les danses n'eussent pas repris et que l'excitation de la célébration se fût dispersée. Des elfes demeuraient cependant et des contes ou des poèmes étaient partagés. Thranduil savait que la reine était restée pour leur tenir compagnie.
Sur le chemin des quartiers royaux, le roi rencontra Thurindir, qui se mit à le suivre sans un mot. Sa présence n'était habituellement pas requise dans la forteresse, mais avec des nains en cavale, le garde avait dû juger que la sécurité du roi était en péril.
En arrivant, Thranduil ne se rendit pas directement dans sa chambre. Il vint se poster devant une grande porte sous laquelle passait un faisceau de lumière, puis il toqua : un coup, une pause, trois coups, une double pause, deux coups, silence.
« Oui ? » fit la voix de Legolas derrière la porte. Thranduil la poussa alors doucement puis passa l'encadrement tandis que Thurindir se postait à l'extérieur. Son fils avait déjà échangé sa tenue de fête par sa tunique de chasse verte ainsi qu'une longue cape brune. Il se tenait devant un miroir, occupé à tresser ses cheveux de ses doigts habiles, mais il s'arrêta en apercevant dans la glace son père entrer dans la chambre.
« Père ? Y a-t-il du nouveau ?
— Concernant les nains, non, malheureusement. »
Thranduil s'approcha alors de son fils, et vint se tenir derrière lui, face au miroir. Il attrapa alors la tresse à moitié finie des mains de Legolas qui leva un sourcil, mais le laissa faire.
« Cependant, j'ai un nouvel ordre pour toi, reprit le roi alors qu'il entreprenait de détresser la mèche ambrée.
— Quel est-il ? demanda l'elfe en fronçant les sourcils.
— Une nuit de repos, répondit Thranduil en finissant de défaire la tresse puis en passant ses doigts dans la chevelure soyeuse de son fils qui lui adressait un regard confus à travers le miroir.
— Du repos ? répéta-t-il en se tournant pour faire face à son père.
— Oui, Legolas. Je crains avoir été trop exigeant avec toi et je tiens à m'en excuser.
— Mais… Il n'y a rien à excuser, père. Je suis prêt à effectuer toutes les missions que vous me confierez.
— Et c'est là le problème. Tu ne peux pas tout faire. Et je ne peux pas tout te demander. Ce serait prendre le risque de te mettre en danger, et par la même occasion de mettre les elfes sous ta responsabilité en danger. J'ai été aveuglé par mes craintes et j'en suis désolé. Repose-toi pour le moment, Las, et demain matin, tu partiras avec les elfes de ta compagnie. Si dans deux jours vous n'avez pas trouvé trace de ces nains, vous rentrerez. »
Legolas ne répondit pas, se contentant de fixer son père avec un regard confus. Cependant, il ne pouvait nier que l'idée de partir sur une mission de plusieurs jours avec des gardes de la défense intérieure l'avait inquiété. Il acquiesça alors, offrant un sourire reconnaissant à Thranduil.
« Mais n'allez-vous envoyer personne avant l'aube ?
— Oh si, je dois d'ailleurs aller me préparer, répondit Thranduil.
— Vous me retirez donc une mission pour vous l'attribuer ? demanda Legolas en poussant un rire léger.
— Je suis le roi. N'est-ce pas ce que font les rois ? rétorqua le monarque d'un air sarcastique.
— Ma foi, j'ignore ce que font les rois. Mais cela ressemble à ce que ferait le roi des elfes. »
Thranduil sourit, puis après un dernier regard à son fils, il pivota pour sortir de la chambre.
« Bonne nuit, Legolas ! Que Lhuien(L) t'accompagne de ses songes.
— Et puisse Tauron(L) vous guider », répondit Legolas, mais quand son père passa la porte et se tourna pour la fermer, quelque chose dut attirer son attention, car il demanda :
« Me direz-vous ce qu'il est arrivé à l'autre partie de votre broche ? »
Thranduil fronça les sourcils, puis il baissa les yeux pour apercevoir la dite broche, et sourit. La feuille de hêtre raccordait seule les deux pans de sa cape, à présent départie de son double. Il la prit alors dans ses mains, la dégriffant, puis l'observa un instant.
« Elle a trouvé une nouvelle propriétaire.
— Et qui est-elle ?
— Une certaine Droni.
— Oh, la fille de Gwelim ! Un présent fort adapté, dans ce cas. »
Thranduil sourit, puis d'un geste très rapide lança la deuxième broche vers son fils, qui l'attrapa avec un air surpris.
« Repose-toi bien, Lasgalen. »
Et ainsi, il ferma la porte et alla dans ses propres appartements pour se départir de ses habits de fête. Il enfila une tunique de chasse, s'arma de son épée et de son arc, puis il sortit à pas rapides des quartiers royaux pour rejoindre le grand vestibule. Là, une troupe d'une vingtaine d'elfes de la défense intérieure se mettait silencieusement en rang, sous le regard sévère de Laegryn, qui s'était également changé.
Thranduil fronça les sourcils en voyant qu'Aglarorn venait de rejoindre Thurindir, mais avant qu'il eût pu questionner ce dernier sur la nécessité de cette double sécurité, il fut abordé par la voix d'Imlothiel qui apparut d'un pas pressé dans le vestibule, passant les hautes portes qui menaient à la grande salle.
« Thranduil ? Où est Legolas ? Il m'a dit qu'il devait sortir, mais...
— Son départ a été repoussé après l'aube, répondit Thranduil. Il est préférable qu'il ait du temps pour se préparer. »
Imlothiel relâcha un soupir qu'elle avait retenu, puis elle murmura :
« Merci. »
Thranduil lui offrit un sourire rassurant, mais il n'eut pas le temps de répondre qu'Imladir, le frère de la reine, apparut à ses côtés en un battement de cil.
« Alors, Thranduil, tu as perdu tes nains ? » demanda-t-il de son habituel ton sarcastique. Le roi ne répondit rien, se contentant de fusiller l'elfe des yeux en attendant qu'il continuât. Leur relation était au mieux cordiale, mais Thranduil la tolérait, car il savait qu'Imladir ne restait généralement pas longtemps à Taurothrond, venant pour les célébrations ou quand il avait vent du retour de Legolas dans la cité. Garde forestier d'occupation, il avait un esprit libre et rusé qu'il utilisait bien souvent pour essayer de contrarier le roi. Thranduil était donc sûr que l'elfe avait quelque chose à dire.
« Cette affaire est bien curieuse, n'est-ce pas ?
— Si tu sais quelque chose, parle, Imladir. Nous n'avons pas toute la nuit.
— Oh, mais je ne sais rien. Je me disais juste que les nains avaient certainement reçu une aide extérieure pour réussir à fuir leurs cellules.
— Serais-tu en train d'insinuer qu'un ou une de nos elfes les aurait libérés ?
— Par Ivann, non ! Mais je me disais également qu'il était curieux que notre esprit gourmand soit apparu dès lors que les nains ont été faits prisonniers. Et je ne serais pas étonné que nous n'en entendions plus parler maintenant.
— Qu'est-ce que… »
Thranduil se figea, la compréhension et le choc s'affichant sur son visage. Comment avait-il pu passer à côté ? Les treize nains avaient été facilement capturés. Mais aucune trace du perian n'avait été trouvée. Ce n'était donc pas une bête sauvage qui avait erré dans la forteresse, se nourrissant du pain et du vin de ses elfes.
« Mais comment ? » murmura-t-il pour lui-même. Comment un perian avait-il pu se cacher dans Taurothrond sans jamais se faire remarquer des gardes ou de lui-même ?
« Quand bien même le perian aurait pu profiter du manque d'attention du capitaine des gardes pour mettre la main sur ses clés, comment auraient-ils pu sortir ?
— Rien de plus simple », fit Imladir avec nonchaloir, sans avoir l'intention de continuer.
Thranduil plissa les yeux en le fixant d'un air presque menaçant. Mais ce fut Imlothiel qui parla après avoir levé les yeux au ciel.
« Imladir, viens en au fait, je te prie ! »
L'elfe sourit à sa sœur avant de fixer son regard sur le roi et de répondre :
« La cellule d'Écu-de-Chêne était située, je crois, près du grand cellier, où a été retrouvé notre bon capitaine… Or c'est dans ce cellier que se trouve la seule sortie non-gardée de la forteresse.
— Il n'y a pas de sortie dans ce cellier, fit remarquer Imlothiel en haussant un sourcil.
— Il n'y a peut-être pas d'entrée, mais je t'assure qu'il y a une sortie, bien que celle-ci ne soit pas prévue pour des nains. »
Thranduil soupira alors, en comprenant où Imladir cherchait à en venir. Pourquoi fallait-il toujours que cet elfe parlât par énigmes ? Cette conversation eût pu se terminer un long moment auparavant.
« Tu penses qu'ils ont pu emprunter la trappe du cellier pour s'échapper par la rivière ? demanda-t-il alors.
— Eh bien… Elle est assez large et n'importe qui peut l'ouvrir… »
Sans le laisser finir, et après avoir jeté un dernier regard affectueux vers Imlothiel, Thranduil lui tourna le dos, se dirigeant vers Laegryn à qui il annonça qu'il leur fallait suivre la rivière pour essayer de trouver trace des nains. La troupe se mit alors en marche derrière le roi et le maréchal, et les portes de Taurothrond se refermèrent lourdement après elle.
Les elfes arpentèrent pendant une partie de la nuit les rives de la Taurduin(L) à la recherche de traces pouvant indiquer que les nains fussent sortis de l'eau. Cependant le courant était fort et après un temps, il semblait que la rivière eût conduits leurs prisonniers beaucoup plus loin que ce que le roi et ses gardes réussirent à parcourir en quelques heures. Laegryn dut siffler le retour vers Taurothrond avant même l'arrivée de l'aube, car leur patrouille n'était pas préparée à une mission plus longue et elle allait devoir laisser la traque aux elfes de la garde extérieure.
Lexique :
- Lhuien (canon) : Equivalent Noldorin (ancienne langue inventée par Tolkien qui a évolué vers le Sindarin) du Quenya Lórien. Lórien (pays des rêves) est l'autre nom du Vala Irmo, maître des visions et des rêves, et c'est aussi le nom des jardins où il vit, qui est dit être le lieu le plus beau du monde.
- Tauron (canon) : Le forestier, nom sindarin donné au Vala Oromë, le chasseur.
- Taurduin (adapté) : Rivière de la forêt en sindarin
