D'eux deux, seul Jakob arriva à s'émerveiller en apercevant pour la première fois Gamilas. Il en avait tout à fait le droit, se dit Essun, tentant néanmoins d'imaginer ce qu'il ressentait, ce qu'il pouvait bien voir dans cette planète sombre où on vivait sous la surface de la terre. La nouveauté, sûrement, et puis elle ne pouvait nier la réputation que possédait la planète-mère au sein de ses colonies. La nouveauté était belle. La technologie était belle. Pas étonnant que le garçon soit content.
-Pourquoi es-tu revenue si tu ne l'es pas? lui lança Jakob en se retournant vers elle.
-Je n'ai jamais dit que je n'étais pas contente, répliqua Essun en lui tendant son sac.
Le garçon le fit glisser sur son dos, ne cessant pas de la fixer. Essun se demanda ce qu'il voyait. Oui, elle avait vécu des moments heureux sur Galman… mais la planète d'Ablen était à presque un an de Gamilas, il n'aurait jamais quitté sa famille et elle ne l'aurait pas fait non plus. Et elle n'était pas prête à en reparler. Elle pensa à une des perles du collier. La sixième. La orange, la guérisseuse. Elle portait toujours celui que sa mère lui avait offert le jour de ses quatorze ans même s'il était abîmé par endroits, mais celui-là, au fond de sa poche, elle ne l'avait accepté que pour faire plaisir à Cacilia, la sœur cadette de Jakob. Pourtant, elle n'arrivait plus à se sortir la comptine associée de la tête. Jakob dut comprendre ses sentiments: en tout cas, il n'insista pas.
Il faisait déjà nuit quand ils débarquèrent enfin.
-Garde bien tes preuves d'identité sur toi, lui conseilla Essun au moment de passer les contrôles.
-Je les ai, ronchonna Jakob.
-Pas dans ton sac, insista-t-elle. Dans tes poches. À portée de mains.
Elle paraissait peut-être agaçante aux yeux de l'adolescent mais elle ne voulait pas qu'il risque quoi que ce soit… même si, effectivement, Jakob portait le nom de son père, pur gamilon, et était né sur cette planète.
-Où habites-tu? demanda Jakob tandis qu'ils marchaient dans la nuit.
-Chez ma mère.
Il pouffa sans qu'elle sache pourquoi.
-Et elle habite loin?
-Non, pas tant.
Cela ne le dérangeait pas, s'aperçut-elle rapidement. Il regardait l'architecture avec adoration. Essun le regarda faire en souriant. Elle qui avait grandi dans cette ville en était presque blasée, maintenant… mais les hauts bâtiments de Baleras n'avaient à priori d'égal nulle part.
-C'est là que nous allons vivre?
-Bien sûr que si.
Tandis qu'ils s'approchaient et qu'Essun reconnaissait l'endroit, néanmoins, elle sentait l'appréhension grandir en elle.
Gul l'attendait fermement à la maison. Bien droit, le dos raide, presque comme s'il devait saluer le retour à la maison d'un de ses hommes plutôt que celui de sa fille.
-Bonjour, papa, dit Essun en allant spontanément l'embrasser.
Il la serra contre elle, bien que maladroitement.
-Tu es revenue vite. …Qui est cet enfant?
Elle recula aussitôt, déçue au fond d'elle.
-Je pensais que tu aurais reçu mon message.
-Je l'ai fait, acquiesça-t-il, ne sachant à qui il devait s'adresser entre sa fille et cet étrange garçon.
Même en l'ayant devant lui, l'histoire lui semblait encore invraisemblable.
-N'a-t-il pas d'autre famille, ici?
Essun fit non de la tête avec une moue agacée qui laissa Gul stupéfait une seconde ou deux, reconnaissant sa propre expression sur le visage délicat de sa fille.
-Parce que tu penses que sa famille ne m'en aurait pas informée? …Il a une tante qui vit à proximité- enfin, à une proximité relative à l'échelle de l'espace- mais elle est occupée tout comme son père. Et ce sera temporaire, j'insiste. Jusqu'à ce que sa mère, sa tante ou son père… que celui qui se libérera en premier revienne le chercher. Et je sais que sa famille m'en voudrait si je me contentais de l'attacher dans la cave avec un seau.
-Il peut prendre une chambre de libre, dit-il en observant le garçon.
Il n'était pas gamilon, malgré sa peau et ses cheveux bleus. Enfin, pas que. Cela se voyait aisément. Il avait néanmoins un petit air familier.
-Comment t'appelles-tu, déjà?
-Jakob, répondit aussitôt ce dernier.
-Est-ce un prénom saltzi?
-Je ne sais pas, monsieur. Peut-être.
Gul songea d'abord à lui dire de renoncer à ce "monsieur", d'autant plus qu'il venait d'accepter qu'il s'installe sous son toit, mais n'en dit rien. Il n'arrivait pas à replacer où il avait déjà vu le visage de l'enfant, et il lui semblait encore inadapté de le laisser l'appeler par son prénom. À ce moment, Jakob hocha la tête, comme s'il avait compris quelque chose.
-Eh bien, bienvenue, Jakob. Essun trouvera où t'installer. Et ne t'inquiète pas, nous n'avons pas de cave.
…
Après avoir tant bien que mal forcé Jakob à se coucher, Essun se dirigea vers sa propre chambre. Elle hésita un instant. Ça ne faisait que deux ans mais elle avait l'impression que la pièce lui était étrangère. Elle se ressaisit, ouvrit un tiroir ou deux, cherchant quelque chose qui lui ferait encore pour se débarrasser de la tenue qu'elle avait porté le tiers du voyage. La seule chose qu'elle trouva et qui lui parut appropriée était la robe qu'elle gardait dans ses bagages- au cas où- et qu'elle n'avait portée que deux fois. Hésiter ne servait pas à rien, se dit-elle en l'enfilant. Elle était faite pour être portée, après tout. Essun s'attarda pour contempler son reflet. D'un doux beige-rose et des poches discrètes à la ceinture, elle lui aillait encore aussi bien- sans surprise- que quand elle l'avait choisie.
Quand elle sortit de la chambre, son père l'interpella, un peu surpris.
-N'es-tu pas fatiguée?
-Si, acquiesça Essun, jouant distraitement avec un bout de tissu. Mais je sais que je ne dormirai pas et je veux aller voir maman… Et Melda.
Il la fixa un court moment. Essun n'aurait pas su dire à quoi il pensait.
-Est-ce pour ça que tu t'es décidée à revenir avant l'heure?
-Pour quoi?
-Tu sais de quoi je parle.
Essun abdiqua.
-Peut-être, admit-elle à contrecœur.
Il hocha la tête, simplement. Son regard n'exprimait aucune remontrance, et bizarrement, Essun s'en sentit soulagée.
-Si tu peux attendre un peu, ta mère devrait rentrer bientôt, indiqua-t-il. Mais à ta place, j'attendrais avant de rendre visite à Melda.
-Pourquoi? Elle a des problèmes?
Il sourit d'une drôle de façon, un brin amère.
-Non... pas au sens où tu l'entends. Mais elle et Yurisha sont débordées. Et je préfèrerais repousser le moment où il prendra conscience de la filiation de l'épouse de la reine.
Oh, fit Essun en silence, acceptant l'idée.
Quand Elisa vint, elle se montra beaucoup plus chaleureuse, n'hésitant pas à l'embrasser, riant et la complimentant, visiblement heureuse de revoir sa fille. Essun était heureuse aussi, bien sûr, mais elle n'arriva pas à oublier les dernières paroles de son père.
