Comme elle s'y attendait, Essun dormit mal, la première nuit. Quand elle se résigna finalement à se lever, il était encore bien tôt, mais sa mère l'attendait déjà. Essun ne put s'empêcher de rire en la voyant assise lorsqu'elle se glissa dans le salon. Il n'était que six heures du matin mais apparemment, elle ne pouvait pas dormir, elle non plus.

-Y a-t-il un problème, Essun? s'enquit Elisa en relevant les yeux.

Essun sourit doucement.

-Aucun, assura-t-elle en allant la rejoindre.

Elle avait vieilli, constata Essun sous le nouvel éclairage qu'apportait la lumière de l'aurore- le soleil ne se lèverait au dessus de Baleras que plusieurs heures plus tard mais sa lueur s'infiltrait déjà. Pas de beaucoup, heureusement, mais il y avait des fils gris dans ses cheveux blonds et des rides au coin de ses yeux. Elle était toujours aussi belle, cependant.

-Je peux te poser une question, maman? fit Essun alors qu'Elisa se détournait.

-Laquelle?

-Tu l'as vu, toi…? Abelt Dessler?

Les yeux de sa mère s'assombrirent.

-Oui.

-Et alors? À quoi ressemblait-il?

-Tu as du le voir des dizaines de fois dans les livres, répondit Elisa en haussant les épaules.

Essun fit lentement non de la tête. Ce n'était pas ce qu'elle demandait. Elle voulait savoir si l'homme était tel qu'on le décrivait encore aujourd'hui, chose que les photos ne montraient pas, même si les hologrammes parfois. Quand elle avait rencontré Midelia- et compris qui elle était- elle n'avait cessé d'être curieuse. De se demander ce que la femme tenait de ses parents.

Elle se demanda brièvement combien de temps mettrait son propre entourage avant de remarquer de qui leur invité tenait ses yeux violets et son petit air princier, avant de faire le lien entre la pâleur de son teint et ses oreilles pointues qui devenaient néanmoins de plus en plus "normales" à chaque génération. Non, ça, elle finirait par leur dire avant, bien sûr- de toute façon personne ne mettrait bien longtemps avant de remarquer que Jakob était télépathe-, mais elle ignorait encore totalement comment le faire.

-Est-ce que tu sais combien de gens sont revenus avec lui?

-Combien de loyalistes? réfléchit Elisa à voix haute. Quelques dizaines, peut-être centaines. Je l'ignore.

Elle se retourna vers sa fille.

-Pourquoi cela t'intéresse-t-il?

-C'est quelque chose que la mère de Jakob m'a dit.

Essun laissa s'écouler quelques secondes avant d'ajouter:

-Sa propre mère était une loyaliste qui lui avait trouvée une autre famille avant de disparaitre… Midelia Ciel s'était toujours demandé si elle était toujours en vie.

Elisa répéta son nom, comme si elle la reconnaissait ou cherchait à l'identifier. Ils étaient rares, les gens qui faisaient le lien entre le nom de Ciel que la femme utilisait couramment et celui de Celestella, mais Midelia avait vécu sur la planète-mère jusqu'à quelques années plus tôt. Essun ne se souvenait pas de l'y avoir vue mais Elisa aurait bien pu la croiser.

-Et elle t'a demandé de la retrouver?

-Non, fit Essun, étouffant un rire en le réalisant. Elle ne l'a pas fait. C'était juste une pensée.

Normalement, Jakob dormait encore, à cette heure. Essun résista à l'envie d'aller vérifier, sachant que c'était absurde. Tout ce qu'elle pensait n'était pas lié au pouvoir du garçon.

-Voudrais-tu venir, aujourd'hui? demanda soudain Elisa, rompant le silence.

-Venir où…?

-Mais au palais. N'est-ce pas ce que tu voulais?

Essun hésita de longues secondes.

-Parce que je ne suis plus la bienvenue? tenta-t-elle finalement.

Elisa dut remarquer son air horrifié.

-Mais bien sûr que si, rétorqua-t-elle. C'est juste que… tout est compliqué, ces temps-ci. Ton père ne t'a-t-il rien expliqué?

Sa fille sourit, un peu mal à l'aise. Bien sûr qu'il l'avait fait, et elle savait qu'il n'y avait pas de raison, mais n'empêchait qu'une seconde, elle avait pensé que… que peut-être que Melda et Yurisha avaient interprété son départ et son absence autrement. Elisa garda un instant de silence, finit par poser sa main sur son bras.

-Elles seront ravies de te revoir- elles le seront toutes. Ce matin, si tu es prête.

-Ce matin?

-Il y aura peut-être moins de curieux à cette heure. Et c'est un des rares moments où je sais qu'elles ne seront pas occupées ailleurs. Alors, le veux-tu?

Alors qu'elle aillait répondre oui, Essun s'arrêta pour observer le visage de sa mère.

-Pourquoi me le proposes-tu? demanda-t-elle prudemment.

-Parce que je vois bien que ça te tiraille, cette histoire.

Oui, mais ça n'expliquait pas pourquoi sa mère ne se rangeait soudainement plus à l'opinion de son père. Essun n'avait jamais su ce qui était vrai ou pas puisque Elisa refusait catégoriquement d'en parler et que Gul était lui-même réticent à le faire, mais elle avait fini par comprendre entre les lignes qu'ils avaient tous les deux défié l'autorité en place à l'époque. Son père justement peut-être plus que sa mère puisque c'était lui qui se tenait à l'écart tandis qu'Elisa poursuivait ses activités. Essun et elle se fixèrent en silence quelques secondes.

-D'accord, fit finalement Elisa. Depuis hier, c'est à peine si tu as accepté de parler de ce que tu as vécu, mis à part en ce qui concerne notre jeune invité… et je me disais que peut-être, tu serais plus détendue avec Melda… ou que tu parlerais plus facilement après avoir revu tes niè… tes cousines. Et certes, ton père préfère jouer la prudence, mais je ne crois pas qu'une heure posera problème.

Essun osa un sourire.

-Que veux-tu savoir?

Elisa lui sourit en retour.

-Tout, si possible.

Sa fille acquiesça lentement, toujours souriante.

-Ok. Je suis prête.

Après s'être changée pendant que sa mère se préparait, Essun ne put s'empêcher de faire un court arrêt devant la chambre où se trouvait Jakob. Elle stoppa devant la porte, n'osant pas l'ouvrir de crainte de le réveiller, ce qu'elle ne souhaitait surtout pas. Elle n'aurait pas su dire si le garçon aurait préféré les suivre ou pas, mais elle n'avait pas envie de… de courir le risque. Elle rit en silence, tendit l'oreille. Elle n'entendait aucun son, pas même des ronflements. Aucune trace des chuchotements étouffés qu'il lui arrivait de percevoir en certaines occasions et seulement quand Jakob était éveillé. Avec un peu de chance, il dormait profondément. Et avec beaucoup de chance, il dormirait encore quand elle reviendrait. Elle s'éloigna en silence, rejoignant Elisa.

Le palais en lui-même n'était pas différent de ce dont se souvenait Essun. Certes, il y avait des gens, ici et là, mais ç'avait toujours été le cas. Même après avoir perdu plusieurs étages lors de sa reconstruction après la bataille avec le Yamato, l'édifice était beaucoup trop grand pour une seule famille. Il était toujours de coutume que les deux reines et leurs filles occupent les plus hauts étages, mais de nombreuses personnes y vivaient également depuis sa fondation, que ce soit parce qu'ils faisaient partie de la cour ou étaient chargés de l'entretien.

-Sais-tu où il est logé? demanda Essun à tout hasard, dans l'ascenseur.

Elisa lui jeta un regard agacé, même si sa bouche souriait.

-Allons parler à tes sœurs, nous en reparlerons après.

Tes sœurs? Mais pour une raison ou une autre, Essun ne releva pas le lapsus. Falde- une des gardes- fut la première à les accueillir. Elle fut plus chaleureuse envers Elisa, qu'elle devait croiser régulièrement. Essun ne s'en formalisa pas. Combien de temps cela faisait-il qu'elles ne s'étaient pas parlé? Trois ans?

-Elles vous attendent, souligna la femme, une gamilon quelque part dans la quarantaine.

Essun se détourna sans un second regard. Comme promis, elles étaient attendues. Toute la famille était là, dans le grand salon qui servait souvent à recevoir des invités : Melda et Yurisha, Liria qui devenait de plus en plus mature et Aeilia, la seule qu'elle aurait été à l'aise d'appeler sa nièce, qui à presque huit ans ressemblait de plus en plus à Melda, ressemblance accentuée par la peau bleue que sa sœur n'avait pas. Essun fit un pas en avant, le regretta une seconde lorsque tous les regards se rivèrent sur elle.

-Bonjour, murmura-t-elle en tournant la tête vers Liria.

Elle était encore en pyjama, tellement loin de l'image de la belle dame iscandarienne qu'elle s'efforçait de projeter au quotidien, mais elle paraissait tout de même bien plus adulte que quand Essun était partie.

-Bonjour, répondit sa cousine en s'avançant à son tour.

Essun ouvrit les bras par réflexe lorsqu'elle s'approcha. Elles s'étaient beaucoup parlé, forcément, comme elles parlaient encore avec Sasha, mais avec la distance ce n'était pas pareil. Ce ne fut que quand Liria l'enlaça qu'Essun réalisa comme elle lui avait manqué.

-Je suis contente que tu sois là, lui glissa Liria à son oreille avant de reculer.

Yurisha prit sa place quelques secondes, et même Aeilia osa, probablement encouragée par les gestes de sa sœur et de sa mère même si elle semblait avoir du mal à se souvenir d'elle. Seule Melda hésitait à s'approcher. Elle le fit finalement, maladroitement comme leur père l'avait été.

-C'est bien que tu sois revenue, affirma sa sœur à voix haute. C'est… c'est enfin une bonne nouvelle.

-Comment vas-tu… par ces temps-ci?

Melda rit jaune.

-Mieux que je l'espérais, étonnamment. …J'ai l'impression qu'après tout ce temps, c'est… ce n'est que la lassitude qui l'a poussé à revenir.

-Ne pouvons-nous pas parler d'autre chose? les interrompit soudain Elisa.

Elle était debout quelques pas derrière, comme si elle n'avait pas voulu s'incruster dans ce moment jusque là. Yurisha approuva avec l'air de quelqu'un qui avait besoin de se changer les idées, et à son tour et avec encore moins de subtilité, elle demanda à Essun comment s'était déroulé le voyage, si elle avait aimé son "séjour". Et la jeune femme se laissa prendre au jeu, que ce soit parce qu'elle était chez Yurisha ou parce qu'Elisa lui avait demandé. Elles passèrent l'heure ainsi jusqu'à ce qu'Elisa et Essun doivent partir. Elles retraversèrent les couloirs pour reprendre l'ascenseur quand Essun l'aperçut. Il aurait été difficile à manquer, cela dit.

Il avait bien sûr vieilli, depuis les dernières images qui avaient été prises de lui. Il frôlait la cinquantaine, selon ce qu'elle savait, mais il semblait malgré tout en très bonne santé, et comme elle s'y attendait, en personne, Abelt Dessler avait quelque chose de plus… un certain charisme, peut-être à cause de son attitude… qui ressemblait beaucoup, à certains égards, à ce que dégageait Midelia, bien qu'à d'autres, pas du tout. Elisa la laissa faire quelques secondes avant de l'attraper par le bras pour qu'elle cesse de le dévisager avant qu'il ne les aperçoive. À priori, même s'il n'y avait pas de réelle raison de le craindre, elle n'avait pas envie de le croiser. Essun la suivit dans un corridor adjacent.

-Contente? lui lança aussitôt Elisa, visiblement amusée.

Essun lui adressa par réflexe son plus beau sourire.

-Oui.

Au moins cela la fit rire. Une autre pensée surgit alors, comme si elle venait de nulle part: Jakob aillait détester. Essun énuméra les couleurs du collier de Cacilia et les qualités associées tout en pensant très fort: Si c'est toi, espèce de monstre, tu ferais mieux de partir maintenant. Rien ne se passa. Peut-être était-elle tout simplement impressionnée par toute cette histoire.

En attendant, ce n'était pas complètement faux: il y avait toujours le monstre à gérer à la maison.

J'ai aussi l'impression que l'intrigue n'avance pas beaucoup, mais j'ai fait ce que j'ai pu dans ce chapitre (Yurisha et Melda apparaissent enfin, même si elles n'en disent pas beaucoup, et j'ai hésité à faire apparaitre Dessler parce qu'à ce stade on peut parler de caméo). Mais Essun va forcément y retourner, donc on va en apprendre plus.

Et à propos de Jakob, il se pourrait qu'il y ait un léger remaniement des premiers chapitres ou des explications bizarres par la suite (je n'ai pas encore déterminé ce que j'aillais faire), parce que quand j'écrivais celui-ci, j'ai soudainement réalisé que si, il a de la famille sur Gamilas, chose que j'avais réussi à totalement oublier (sans blague!).