Je reste bloquée sur l'impression que j'ai de ne pas faire avancer l'intrigue plus que ça, mais voilà, j'ai fini ce chapitre, même s'il est un peu plus court que le précédent.
Jakob fut installé chez son grand-père trois ou quatre jours après son arrivée, apprit Midelia avec soulagement.
-Il va bien, répéta Hyss encore une fois, face à elle.
C'était perturbant de le voir ainsi. Enfin, ses yeux le voyaient bien, ses oreilles l'entendaient parfaitement, mais face à cette réplique de lui projetée sur l'écran elle se sentait privée d'un de ses sens. La sensation avait été pire avec Jakob, cependant. Il y avait toujours beaucoup d'informations qui transitaient en silence lorsqu'elle s'adressait à ses enfants, chose dont elle avait été privée pour une rare fois.
Jakob n'avait pas souhaité parler longtemps à sa mère. Peut-être pour cette raison. Peut-être parce qu'il profitait d'être loin. Midelia n'avait toujours pas décidé si elle aillait le punir pour la prochaine année ou le serrer dans ses bras jusqu'à ce qu'il étouffe quand elle le reverrait.
-Alors, reprit-il, comment vont les autres monstres?
-Bien, dit-elle en penchant légèrement la tête.
Les jumeaux aillaient bien. Cacilia avait pleuré, mais elle avait eu Mari pour la consoler.
-Cacilia doit avoir sacrément grandi, fit-il remarquer.
-Oui, acquiesça Midelia.
Elle le fixa de longues secondes.
-Essaies-tu de savoir quelque chose? demanda-t-elle en tentant de prendre un ton innocent.
C'était définitivement exaspérant. Comme si elle devait garder les yeux fermés tout au long. Il la dévisagea en retour et elle aurait aimé pouvoir savoir ce qu'il voyait en elle, surtout maintenant. Elle détourna le regard quelques secondes, détaillant son reflet dans le coin de l'écran. L'éclairage ici n'était pas le même que celui dont on avait l'habitude sur Gamilas, au sein de Baleras tout particulièrement, et sa peau grise se remarquait moins, mais des oreilles pointues dépassaient de ses tresses blondes. Elle l'avait voulu ainsi. Fomto détestait qu'on la traite de sorcière, mais elle, elle s'y était faite. Il ne le faisait pas et on ne parlait pas ainsi de ses enfants. Le reste, ça n'importait plus.
-Je voulais savoir comment tu te sentais, admit-il finalement.
Elle s'esclaffa.
-Et tu as besoin d'un prétexte pour ça?
Il sourit avec indulgence.
-Je devais demander.
Elle sourit.
-Pas trop inquiète?
-Moins que je ne le pensais. Même si je me demande ce que je vais faire quand je vais lui remettre la main dessus.
-Je ne parlais pas de ton fils, rectifia Hyss, visiblement mal à l'aise.
Midelia opina après de longues secondes. Mais bien sûr. Comment avait-elle pu laisser passer ce sous-entendu?
-Est-ce que… hésita-t-elle. Crois-tu qu'il sache qui je suis?
-Je l'ignore.
-Et ma mère?
Même sans rien ressentir, Midelia vit distinctement l'air sombre sur son visage.
-Je ne l'ai pas revue.
-Hyss, insista-t-elle.
Si elle avait depuis longtemps perdu le réflexe de le vouvoyer et de l'appeler monsieur, dire son prénom semblait encore bizarre à Midelia. Même Hilde, qui le connaissait depuis plus longtemps qu'elle, ne le faisait toujours pas.
Elle l'observait avec son regard, celui-là même qui aurait fait plier n'importe qui, et ce n'était pas parce qu'il l'avait supporté des années qu'il y était insensible. Il finit par céder le premier.
-Il parait que… qu'elle s'est suicidée. À peine quelques semaines après avoir quitté Gamilas.
Midelia encaissa la nouvelle en silence.
-Et tu ne sais pas pourquoi?
-Je n'ai pas osé demander plus de détails. J'ignore même comment aborder le sujet.
-Tu as toujours peur qu'il sache que j'existe?
-Je ne sais pas comment il réagirait, Midelia, répéta-t-il. Et tu n'as pas passé quinze ans à craindre ses excès.
-Quinze ans? répéta-t-elle, légèrement dubitative.
Combien de temps avait-il donc réellement passé à son service? Une dizaine d'années tout au plus?
Luka choisit ce moment pour venir frapper à la porte. Hyss vit sa mère, par cette fenêtre, prendre ce petit air qui signifiait qu'elle évaluait la situation avant de se lever et de lui ouvrir. Son fils apparut à son tour sur l'écran. Hyss lui sourit. C'était un adolescent, maintenant, mais apparemment, il n'était pas encore entré dans sa phase de rébellion. C'était tout le contraire de sa sœur jumelle, même si au final il n'était pas difficile de trouver plus réservé que Mari. Avec le nom qu'il portait, on aurait pu s'attendre à ce qu'il soit plus agité, qu'il prenne plus de place, qu'il s'impose davantage. Mais non, et la relation qu'il avait avec sa sœur jumelle rappelait à Hyss Akira et Ciel: Luka cédait volontiers plus d'espace à Mariele pourvu que celle-ci lui laisse une certaine tranquillité. Luka était de loin le plus calme des enfants de Midelia. Le plus observateur aussi. Et aussi celui dont Hyss ne pouvait s'empêcher de trouver, au fil des photos, des hologrammes et de leurs rencontres virtuelles, qui ressemblait le plus physiquement à Dessler… mais il n'avait que treize ans, ça pouvait encore changer.
-Bonjour, Luka.
Les lèvres du garçon s'étirèrent.
-Bonjour, grand-papa.
-Si tu viens espionner pour le compte de ta sœur, lui lança aussitôt Midelia, tu peux lui dire de venir elle-même me poser ses questions.
Luka fit une drôle de moue, comme s'il tentait tant bien que mal de réprimer un rire.
-Je suis venu chercher des crayons.
Mais tandis qu'il fouillait dans les tiroirs du bureau, il demanda à sa mère si elle avait pris sa décision.
-Quelle décision?
-À propos de Jakob, expliqua l'adolescent. Tu y vas toi-même?
Midelia le dévisagea, ne sachant si elle devait être plus amusée ou effarée.
-Ton frère va bien pour l'instant, et je crois que ton père préférerait y aller.
Pour rassurer ses inquiétudes, tout d'abord, mais Midelia devinait aussi qu'il avait envie d'y retourner, ne serait-ce que comme touriste. De plus en plus de gens la quittaient pour d'autres mondes. Midelia ne l'avait constaté qu'après son départ tant on en parlait peu: des régions entières de Gamilas tombaient en désuétude, et on relocalisait les gens ailleurs ou sur d'autres mondes avec une compensation et plus ou moins en silence, sous le prétexte de ne pas affoler les gens. Fomto le savait aussi bien qu'elle, et c'était peut-être la raison pour laquelle il éprouvait parfois cette drôle de nostalgie- parce qu'il associait des lieux à Meria, à son enfance-, mais Midelia n'arrivait pas toujours bien à comprendre ce qu'il éprouvait réellement. C'était curieux, mais elle savait aussi qu'il n'avait pas de regrets.
-Parce que toi, non?
-Pas autant, se contenta-t-elle de répondre.
-Et il ne te manque pas? osa insister Luka.
Elle le fixa dans les yeux sans même avoir besoin de le regarder en face.
-Luka, de qui parlons-nous?
L'adolescent rougit mais ses pensées ne trahirent rien.
-Ce sera peut-être ta seule chance de le rencontrer.
-Qui t'a dit que je le voulais? rétorqua Midelia. Et ce n'est pas comme si j'étais pressée… Il ne va pas mourir.
Mais comme elle le disait, elle s'aperçut qu'elle l'ignorait. Son sort avait été en attente pendant des mois, étant donné que son cas était loin d'être simple. Elle jeta un coup d'œil vers Hyss, dont elle avait oublié la présence. Il hocha la tête.
-Sa majesté Yurisha ne ferait pas ça, même si beaucoup de gens sont en colère. Elle est… C'est complexe, mais elle est attachée à lui, et peu importe ses actes, elle refuse de croire qu'il puisse mériter la mort… ou même la prison. Beaucoup de rumeurs affirment qu'elle se contentera de le destituer pour de bon.
Midelia opina, regardant son fils. Dans un coin de son esprit, bien caché à Luka et aux autres, elle repensa aux jours où elle s'était imaginée princesse. De toute façon elle avait renoncé il y avait bien longtemps à ce que ce soit réel.
-J'y irai, décida-t-elle soudain.
Avec Fomto, même, peut-être… se dit-elle en commençant à réfléchir aux détails. Que faire des autres monstres qu'elle ne pouvait pas laisser seuls, peu importe le prétexte- et pourtant elle plaindrait quiconque qui aurait à s'en occuper sans avoir été correctement prévenu. Quand elle partirait. Ce qu'elle ferait- mais ça, elle aurait tout le temps de décider en chemin et une fois là-bas. Elle aurait amplement le temps de changer d'idée des dizaines de fois, aussi. Elle détestait se l'admettre, mais elle avait peur. Elle ne le connaissait pas, après tout. Mais une part d'elle avait tout aussi peur de le regretter, si elle ne faisait rien.
-Merci pour tout, dit-elle à Hyss.
Il avait l'air dubitatif, mais il ne rétorqua rien. Peut-être se disait-il qu'à plus de quarante ans, la plus jeune de ses protégées était assez responsable pour la laisser agir seule. Ou peut-être qu'il pensait déjà à la suite et ne pouvait lui faire confiance sur ce coup-là- avant l'époque du Yamato, il avait réellement passé des années à tout faire pour le rendre de bonne humeur. C'était probablement la deuxième option.
-Sois prudente, dit-il néanmoins.
Elle le remercia avant de raccrocher puis se tourna vers son fils, qui lui sourit. Midelia ne put s'empêcher de lui sourire en retour. Ce n'était pas son genre de faire ça. Elle se serait plutôt attendue à ce que ça vienne de Mariele, mais Mari démontrait en général beaucoup moins de subtilité que ça. Néanmoins, elle n'arrivait pas à être surprise.
-C'était planifié, fit-elle comme si c'était une question, tentant de lire son esprit.
Il se déroba, d'instinct. Il devenait habile à ce petit jeu, et même si Midelia avec son expérience arrivait toujours à primer sur son fils, elle décida de laisser tomber, pour une fois.
-Tu es terrible, Luka.
Mais loin de le prendre comme un reproche, les yeux de Luka brillaient de rire.
-C'était ce que tu voulais, se justifia-t-il. Ça se voyait.
Elle étouffa un soupir, renonça à dire quoi que ce soit. Le pire était qu'il avait raison… et il savait aussi qu'elle ne dirait rien maintenant. Elle se pencha pour l'embrasser. Elle savait qu'il voulait protester mais qu'il s'abstenait de dire quoi que ce soit. Après tout, elle n'était généralement pas trop envahissante, comme mère, dans les circonstances- plus ils grandissaient et plus elle faisait son possible pour leur laisser de l'intimité-, et il devait savoir à quel point elle en avait eu envie.
Deux jours après, elle était partie.
