J'ai failli débuter ce chapitre de bien des manières, et voilà celle que j'ai fini par compléter.

Il n'avait pas répondu non à l'offre de Yurisha. Il n'avait pas encore répondu oui, non plus. Il se demanda comment elle avait su. Il ne l'avait pas revue, depuis. Ou peut-être était-ce justement pour le forcer à accepter.

Dans tous les cas, il avait maintenant un salaire et un poste qui l'attendait, avec les avantages et les inconvénients qui aillaient avec. Une certaine liberté de mouvement et le droit, enfin, d'occuper légalement l'endroit où il vivait depuis des semaines contre le fait que tout sera dorénavant à sa charge- comme à toute personne normale. C'était mieux que ce qu'il méritait.

Il était encore en train d'essayer de se dépatouiller de tout ça quand la fille de Yurisha vint frapper à la porte.

Il attendit un moment, après son départ, même s'il ne savait pas trop pourquoi. Pour attendre qu'elle revienne? Ça l'aurait étonné. Finalement, une demi-heure plus tard, il ouvrit la porte et sortit à son tour. Son premier réflexe fut de regarder la femme qui se trouvait toujours au dehors, mais celle-ci n'eut aucun geste.

-J'ai besoin de sortir, tenta-t-il, pour comme s'excuser.

-Je m'en doute, répondit-elle avec… qu'est-ce que c'était, de l'amusement?

Avant de refermer la porte, il s'assura une dernière fois qu'il pouvait la déverrouiller. Une bien curieuse paranoïa.

-Un problème? demanda-t-elle innocemment.

-Non, répondit-il sèchement.

C'était une porte. Juste une porte. Il la laissa se refermer et se retourna vers la femme. Elle était toujours vêtue de gris- un des symboles que Yurisha avait gardés, manifestement. Elle n'était pas née gamilon. Elle avait la peau brune, les yeux et les cheveux très sombres. Hormis cela, elle semblait tout à fait semblable à celles qu'il avait pu croiser.

-Vous allez me suivre?

-Je suis là pour ça, répondit-elle. Mais je serai discrète.

Bien sûr. Parce que c'était ce qui l'inquiétait, sa discrétion. Pas le fait que ses yeux seraient rivés sur lui. Mais avant que cette conversation ne risque de dégénérer en quelque chose qu'il aimerait encore moins, il esquissa un geste vague, tourna les talons et alla faire ses courses, seul, pour la première fois de sa vie.

Ce fut une expérience pour le moins enrichissante.

Yurisha revint le lendemain. Elle semblait trouver la situation beaucoup plus drôle que lui.

-Tu aurais sûrement pu m'en toucher un mot, affirma-t-elle.

-Quand? Au milieu de mon discours déprimant?

Son sourire ne flancha pas.

-Pourquoi pas?

-Je ne savais même pas si elle te parlerait, admit-il comme si ce n'était rien.

Yurisha esquissa un geste de la main qui aurait pu signifier n'importe quoi.

-Nous n'avons pas pour habitude d'avoir de secrets entre nous.

-C'est idéaliste.

-Je fais de mon mieux.

Liria se tenait derrière elle, dans le cadre de porte, comme si elle était trop gênée pour entrer, maintenant que sa mère était là. Elle eut un petit sourire quand elle vit qu'il la regardait. Il tira une chaise libre mais aucune des deux ne bougea.

-Tu t'en sors? lui demanda Yurisha.

-Ça va, se contenta-t-il de répondre.

Son regard se posa sur la table. Il en avait dégagé un coin, la veille, pour manger. Il restait encore des miettes sur la table et un morceau de croute de pain- la seule chose qu'il avait mangé la veille au soir. Qu'il ne soit pas doué pour se faire à manger, d'accord- il n'en avait jamais pris l'habitude et c'était la première fois depuis très longtemps qu'il était dans une vraie cuisine- mais ça n'expliquait pas pourquoi tout ce qu'il avait essayé de se préparer avait fini par brûler spontanément.

-Ça va, répéta-t-il un peu plus fort.

-Alors, en quoi as-tu besoin d'aide?

Il recula d'un pas, esquissa un geste vague. Yurisha ne le crut manifestement pas, mais cela lui laisserait quelques secondes pour trouver une réponse.

-Oh, je pourrais faire une liste.

-Tu m'en parleras, si je peux faire quoi que ce soit? lui demanda Yurisha. Quand tu l'auras établie?

Elle était très sérieuse. Il hésita- le méritait-il? Il opina, finalement, d'un simple mouvement de tête. Elle lui adressa un sourire. Elle n'était toujours pas dupe, devina-t-il. Mais pour l'instant, elle acceptait cette réponse.

-Tu veux aller faire un tour? s'enquit-elle soudain.

-Avec ta fille et toi?

Elle rit.

-S'aérer l'esprit aide, il parait.

Elle fit signe à la garde dans le couloir- la même que la veille-, et, avant qu'il ne comprenne ce qu'il se passait, il était dehors. Une jeune femme qu'il ne connaissait pas se tenait près de Liria. Une gamilon, bleue, les cheveux blonds, pas beaucoup plus vieille que Liria, et avec l'air incertain de quelqu'un qui se demande encore ce qu'il fait là. Ce n'était clairement pas une garde. Liria et elle se connaissaient manifestement depuis longtemps, mais ce ne devait pas être sa sœur, non plus: plus il la regardait, plus il était persuadé qu'elle n'était que gamilon.

-Est-ce Aeilia? demanda-t-il tout de même, aussi discrètement que possible.

-Non, dit Yurisha avec amusement. Je te présente Essun.

Mais elle ne se préoccupa pas d'expliquer qui était Essun. Il regarda à nouveau la jeune femme, qui paraissait un brin nerveuse mais qui ne détourna pas les yeux. Un membre de la famille de Melda, sûrement. Liria et elle avaient les mêmes yeux.

-Pourquoi est-elle là, alors?

Yurisha eut un petit rire.

-Oh, je suis sûre que ces deux-là connaissent les environs bien mieux que moi.

Il avait l'impression qu'il ne s'habituerait jamais à voir comment Baleras avait changé.

-C'était il y a longtemps, souligna Yurisha. Une ville change en vingt ans.

-Je sais, répondit-il machinalement, scrutant les alentours.

Quand il baissa les yeux, ramenant son attention sur ce drôle de groupe, il croisa à nouveau le regard de la jeune femme- Essun. Elle n'avait pas dit grand-chose depuis le début de tout ceci. Ce n'était pourtant pas comme si elle paraissait intimidée. Impressionnée, oui, peut-être- il avait surpris quelques regards à la dérobée. Curieuse, aussi, mais pas suffisamment effrayée pour être intimidée.

Il se demanda ce qu'elle faisait là. Enfin, non, il imaginait très bien qu'elle avait pu se proposer à Yurisha- ou que Yurisha lui avait directement demandé, peut-être même. Mais il ne savait pas pourquoi elle était là. Un intérêt malsain? admiratif? incrédule? Elle ne serait pas la première. Il n'en savait rien. Elle n'avait pas suffisamment parlé ou même agi en faveur d'une hypothèse plus que l'autre. Il lui arrivait de répondre ou de rire aux blagues des deux iscandariennes mais à lui, elle avait à peine adressé quelques mots.

-Quel âge as-tu? lui demanda-t-il subitement, profitant d'un blanc dans la conversation.

Elle se retourna vers lui, visiblement surprise.

-Vingt-trois ans, répondit-elle tout de même, par automatisme.

-Elle est née après, intervint aussitôt Yurisha.

-Après quoi? Vous utilisez cette date comme référence, maintenant?

-C'est plutôt la destruction de Neu Baleras qui est une référence, souligna Essun, mais Yurisha se tourna vers elle et elle rougit légèrement. Pardon.

Il se sentit sourire malgré lui, un sourire plutôt amer.

-J'imagine, répondit-il.

Elle ne parut pas le croire plus que Yurisha, mais elle ne rétorqua rien. Après tout, c'était de sa faute. Aurait-elle vraiment dû se montrer compréhensive? Au prétexte que elle, elle n'avait jamais connu cette époque? Il avait l'air fatigué. Coupable, juste à l'évocation de cet événement. Elle préféra ne pas relever la dernière phrase, non plus. Elle pressentait que si elle se confondait en excuses maintenant, ça n'en finirait jamais.

-C'est arrivé, murmura-t-elle néanmoins, incertaine de savoir comment ce serait reçu. Vous ne pouvez pas l'ignorer.

Il la dévisagea. Difficile de dire si c'était de la colère.

-Je sais, admit-il.

-On parle beaucoup du Yamato aussi, révéla-t-elle, comme si elle lui devait tout de même des excuses. Personnellement, je préfère parler de "l'époque du Yamato".

Ses yeux passèrent d'elle à Yurisha, de Yurisha à Liria, juste derrière elle, et finalement de Liria à Essun, à nouveau. Elle tenait définitivement quelque chose de Yurisha. Pas de l'innocence, non, elle savait manifestement très bien ce qu'elle disait. Mais ça ressemblait à une perche tendue, que ce soit pour lui laisser une chance ou par respect envers Yurisha.

-Je suppose que ça s'équivaut, répondit-il simplement, et cette discussion-là fut close, du moins pour l'instant.

Ils ne se séparèrent qu'en revenant sur leurs pas, quand Liria fit mine de s'éclipser.

-Essun peut me raccompagner, offrit-elle, et la concernée n'avait pas l'air contre.

Yurisha parut hésiter quelques secondes, puis elle leur adressa un sourire éloquent.

-Pourquoi pas… Je veux la revoir dès ce soir, dit-elle néanmoins à la jeune femme.

-Je sais, répondit celle-ci avec un sourire légèrement mal à l'aise avant de s'éloigner.

-Tu es vraiment entrée chez lui?

-Oui.

-Et il a dit quoi?

-Mais rien. Il avait l'air content de me voir, tu imagines?

-Il était content?

-Oui! Il trouvait que je ressemblais à maman… à Yurisha.

Essun inclina la tête. Il restait encore quelques heures avant le début de la soirée, alors elles s'étaient arrêtées sur une esplanade où se trouvaient quelques maisons et deux ou trois boutiques. La vue en contrebas était très jolie.

-J'avais saisi.

-Ils étaient amis. Je pense que… ça lui faisait plaisir de savoir ce qu'elle était devenue.

-Ils avaient l'air de déjà se connaitre, opina Essun. Mais c'est… bizarre quand même, de les voir aussi familiers. Pas pour toi?

-Si, un peu. Il m'a posé des questions sur Sasha, aussi, ajouta Liria après une seconde de silence. Mais pas sur Aeilia.

-Sasha? répéta Essun, surprise. Pourquoi Sasha?

-Parce que c'est la fille de Starsha?

-Oui, mais enfin, ce n'est pas la sienne.

Liria haussa les épaules.

-Je n'en sais pas plus, admit-elle. Il ne m'a pas dit pourquoi.

-De toute façon, ce n'est pas comme si on risquait de le savoir de sitôt. Aux dernières nouvelles, elle n'est toujours pas près de rentrer.

Liria s'apprêtait à dire autre chose, n'importe quoi d'autre, quand Essun changea elle-même de sujet.

-Il était comme tu imaginais, toi?

-Je ne sais pas vraiment, répondit Liria. Mais je ne crois pas que ce soit le même homme qu'auparavant, si c'est ce à quoi tu penses. Tu as dû le remarquer, non?

Sa cousine hocha machinalement la tête.

-Le temps a passé pour lui aussi, visiblement… et Yurisha le connait bien mieux que moi. Si elle pense que ça peut… non pas l'excuser, mais lui permettre de lui faire confiance…

Liria opina à son tour.

-Ce n'est pas pour l'excuser. Mais maman estime qu'elle pourrait avoir besoin de lui.

Essun lui adressa un sourire, et Liria regarda à nouveau en contrebas.

-Et toi, qu'est-ce que tu as pensé de lui?

Essun eut l'air surprise, presque prise en faute.

-Je l'ai comparé à quelqu'un d'autre, admit-elle, bizarrement.

-À qui? s'étonna Liria.

-La mère de… tu sais, le garçon? Jakob Ciel. Sa mère s'appelle Midelia, et son nom complet est Celestella.

-Comme… fit Liria, puis elle comprit soudain, et ce que ça voulait dire aussi. Tu crois qu'il est au courant?

-Je ne sais pas, mais je ne serai pas celle qui lui apprendra. Je ne veux pas me mêler de ça.

-Elle lui ressemblait beaucoup?

Essun laissa échapper un rire.

-Oh, si, crois-moi... quand on sait, on n'a pas de doute.

Elles restèrent un instant silencieuses, et Liria finit par conclure qu'elle ne dirait rien, elle non plus. C'était sûrement mieux. N'empêche qu'elle était curieuse, maintenant, de voir ce qui allait se passer, ou du moins d'en savoir plus sur cette femme. Et si elle ne trouvait rien… eh bien, Essun lui devait bien un peu d'aide, maintenant qu'elle l'avait mise au courant.

-Quelle heure est-il? demanda subitement sa cousine.

-Encore assez tôt. Tu en as déjà assez de ma compagnie? tenta de plaisanter Liria.

À tout le moins, Essun sourit.

-Elle a dit en soirée, dit Liria, sérieusement cette fois. Je peux qu'on peut rester encore deux heures, environ.

-C'est parfait, fit Essun, et Liria sourit en retour.

-Tu sais où aller?

-Pas du tout. Tu viens?

Sa cousine semblait si convaincue. Liria réprima un rire.

-Oui, j'arrive.