Il avait donc une fille. Et un petit-fils dont il ne savait rien.
-As-tu eu des enfants? demanda-t-il à tout hasard à Nassorie, qui passait décidément beaucoup de temps ici, chez lui, dans son appartement et qui pour le moment, tentait en vain de lui apprendre à ne pas faire brûler les rouleaux dans la poêle.
-Non. Vous savez, l'huile est déjà chaude.
-Je sais.
-Et vous ne l'entendez pas, ce grésillement?
-Oui! Ça cuit, enfin.
-Non, ça brûle, insista-t-elle. C'est de la pâte et la surface est déjà brûlante. Le deuxième côté va griller beaucoup plus vite que le premier.
Avec un juron, il retira son repas, à moitié noirci, pour le jeter dans une assiette.
-Tu aurais pu le faire, toi aussi, laissa-t-il échapper.
-Je ne suis pas payée pour vous faire à manger.
-Mais pour te moquer de moi, oui?
-Franchement, vous n'arrêtez jamais de vous plaindre? (Avant qu'il ne puisse répliquer, elle attrapa la boite de surgelés et lui tendit.) Vous allez manger ceux-là ou en faire d'autres?
Avec un soupir agacé, il reposa la boite et prit le premier chausson. Le goût n'était pas si terrible. En face de lui, Nassorie le regarda faire, assise sur la chaise qu'elle s'était appropriée. Il y en avait assez pour deux, mais il ne prit même pas la peine de lui proposer. Elle attendit qu'il ait fini le premier pour en prendre un à son tour.
-Pourquoi vouliez-vous savoir si j'avais des enfants? demanda-t-elle subitement, comme si elle venait juste de se rappeler sa question.
-Je me suis montré trop curieux. Je suis désolé.
-C'est la première question qui vous est venue à l'esprit? le questionna-t-elle encore, essuyant ses doigts pleins de gras.
Comme il ne trouvait visiblement rien à répondre, elle ajouta;
-Non, je n'en ai pas.
-Parce que ce n'est pas une vie qui s'y prête?
-C'est vrai que ce n'est pas forcément commode, reconnut-elle. Mais j'aurais pu m'arranger, si je l'avais voulu. J'ai des collègues qui l'ont fait et dont les conjoints s'occupent de leurs enfants.
Une seconde, puis:
-Vous, vous en avez?
Son hésitation répondit avant qu'il ne puisse le faire.
-C'est vrai? s'étonna-t-elle, le blanc de ses yeux soudain un peu plus apparent, faisant un joli contraste avec ses iris noirs.
-Il semblerait.
-Je ne savais pas.
-Moi non plus.
-Oh! dit-elle, d'un air encore plus étonné. Comment… euh… comment s'appelle-t-il?
-Elle, rectifia-t-il. Et elle porte son propre nom, maintenant.
Elle avait fait comme Ranhart, à sa façon. Il était fier de ça, d'une certaine manière. De voir comment, même s'il ne savait toujours pas grand-chose d'elle, elle avait réussi à se faire sa propre vie. À être quelqu'un d'important sans être fille de, nièce de ou sœur de. Et il la croyait sans mal, quand elle disait qu'elle, au moins, elle était heureuse. Nassorie parut dubitative mais ne posa aucune question.
-C'est peut-être elle qui devrait vous apprendre, plaisanta-t-elle, se reprenant un rouleau.
Il haussa les sourcils.
-Et te priver du plaisir de faire des commentaires?
Elle rit franchement, cette fois-ci.
-C'est encore moins drôle que la fois où vous avez été lâché seul dans un supermarché.
-Il se trouve qu'il n'y en avait pas beaucoup, sur le Deuselar.
-Elle vous ressemble, votre fille?
-Physiquement? demanda-t-il, surpris.
-Non, je veux dire… Peu importe.
-Je ne sais pas, admit-il, comprenant ce qu'elle voulait dire mais pas encore tout à fait remis de l'émotion. Je… Je ne sais même pas qui l'a élevée. Mais je sais qu'elle tient beaucoup d'eux.
-C'est une mauvaise chose?
-Non. Je crois qu'ils l'ont beaucoup aimée. Vraiment.
Il ne savait pas qui ils étaient, ou qui ils avaient été, mais il était sincère. Reconnaissant, peut-être? Les parents qu'ils avaient été pour elle avaient certainement mieux fait qu'il ne l'aurait pu.
-Et elle a… une famille à elle, aussi, maintenant. Un enfant.
Un garçon. Elle l'avait bien précisé. Un garçon qui avait, peut-être, lui aussi, hérité de la forme du visage de Celestella ou des cheveux blonds d'Adelcia ou des yeux de son propre père ou de tout ça à la fois. Mais au moins, lui, il avait toutes les chances d'être dans une famille aimante. Midelia ne l'avait qu'à peine mentionné mais elle avait parlé de lui avec une tendresse particulière.
-Une vie à elle, acheva-t-il.
Nassorie ne releva pas la drôle de formulation.
-C'est pour ça que je ne l'ai jamais croisée? demanda-t-elle.
-Oh, si ce n'est pas toi, c'est certainement une de tes consœurs.
-Je veux dire ici, rectifia-t-elle. Pourquoi je ne l'ai jamais vue ici.
-Parce qu'elle n'est jamais venue, répondit-il, laconique.
Il lui tendit l'assiette, avec le dernier rouleau. Elle eut une brève hésitation mais le prit quand même.
-Je suis désolée, fit-elle.
-Oh non, pas moi.
Nassorie lui jeta un regard perplexe, mais cette fois, les mots ne vinrent pas. Il ne savait tout simplement pas quoi dire. Il n'était pas désolé. C'était tout.
-Alors, que ressentez-vous?
-Chanceux, dit-il. Comme un imposteur. C'est globalement ce qui ressort le plus.
Nassorie hocha la tête en détournant les yeux, cherchant manifestement quelque chose à dire.
-Pourtant, dame Yurisha pense autrement. D'autres pensent autrement… et je suis sûre qu'elle aussi, ajouta-t-elle.
Il eut un sourire distant, un peu amer. Oui, il savait tout ça. Mais Midelia… Ce qu'elle pensait de lui, exactement, il n'en savait rien. Et il avait peur de connaitre la réponse, parce que… parce qu'il sentait qu'il ne l'aimerait peut-être pas.
-Je sais, dit-il néanmoins, en baissant les yeux.
Nassorie comprit au moins cela.
-Vous voulez que je parte? proposa-t-elle.
Il hésita une seconde, la dévisageant. Elle était assez vieille pour avoir peut-être quelques souvenirs de son règne. Quel âge avait-elle, lors de son départ? Huit, dix ans? Moins? Plus, peut-être? C'était difficile à estimer avec exactitude. Comment avait-elle choisi d'être à cette place? Se rappelait-elle, avant? De quoi, exactement? Et de lui, elle se rappelait?
-Je n'ai pas l'autorité pour t'obliger à le faire, déclara-t-il soudain.
Nassorie le dévisagea avec surprise une seconde.
-Mais vous le voudriez?
Il ne savait même pas si c'était bel et bien une question.
-Non, dit-il, lui-même surpris de la réponse.
Il hésita, se mordit la lèvre, la regarda à nouveau.
-Non, répéta-t-il.
Nassorie se contenta d'hocher la tête. Il ne se serait même pas étonné, si elle lui avait dit qu'elle avait deviné ce à quoi il pensait. Il aurait bien pris n'importe quelle remarque- de l'humour, du mépris, même. Mais elle ne dit rien.
-Vous voulez réessayer? proposa-t-elle plutôt, désignant la deuxième boite de surgelés qui trainait toujours sur la table.
Il laissa échapper un rire - sincère, cette fois-ci.
-Oh, pour le résultat, je ne suis pas certain que ça en vaut la peine.
-Vous ne pouvez pas faire pire, répliqua Nassorie en riant, elle aussi.
-Laisse. Je ne suis plus d'humeur à manger du charbon.
Elle rit à nouveau. Elle avait peut-être autour de trente-cinq, quarante ans. Bien assez vieille pour l'avoir connu. Mais elle était assise dans sa cuisine, à l'écouter parler et à rire à ses mauvaises blagues comme si de rien n'était.
-Vous ne perdez rien à essayer, insista-t-elle en souriant. Ça vous rendra peut-être service, la prochaine fois qu'une princesse passera par ici.
Comment savait-elle…? Oh. C'est vrai, elle était là quand Liria était venue les deux fois, et probablement aussi quand Yurisha s'était présentée pour la quatrième fois. Il lui adressa un regard et elle sourit à nouveau, un peu narquoise, cette fois. Apparemment, elle n'avait pas fini de rire de ses bourdes. Mais l'idée n'effaça pas le bizarre sentiment de reconnaissance qu'il avait éprouvé l'instant précédent.
-Je ne perds rien à essayer, s'entendit-il dire, et le rire de Nassorie accompagna sa réponse.
